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16/04/2013 | CEDH | N°001-230875

CEDH | CEDH, CASE OF ROLIM COMERCIAL, S.A. v. PORTUGAL - [Portuguese Translation] by the Prosecutor General's Office (GDDC), 2013, 001-230875


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JARRE c. FRANCE

(Requête no 14157/18)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Accès à un tribunal • Refus de reconnaissance de la part réservataire des requérants dans la succession de leur père, régie par une loi californienne, dont ils avaient été exclus par l’effet d’un trust constitué aux USA • Art 1 P1 applicable • Espérance légitime • Caractère proportionné de l’application immédiate par les juridictions internes de l’abrogation par le Conseil constitution

nel de la disposition législative qui conférait aux héritiers français, exclus d’une succession régie par une loi é...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JARRE c. FRANCE

(Requête no 14157/18)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Accès à un tribunal • Refus de reconnaissance de la part réservataire des requérants dans la succession de leur père, régie par une loi californienne, dont ils avaient été exclus par l’effet d’un trust constitué aux USA • Art 1 P1 applicable • Espérance légitime • Caractère proportionné de l’application immédiate par les juridictions internes de l’abrogation par le Conseil constitutionnel de la disposition législative qui conférait aux héritiers français, exclus d’une succession régie par une loi étrangère, un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France • Abrogation pour un motif d’intérêt général • Non-application par les juges internes saisis du litige de la disposition abrogée respectant l’effet obligatoire de la décision du Conseil constitutionnel, par principe, d’application immédiate aux litiges pendants • Non-déclenchement de l’exception d’ordre public international français par les juges internes • Décisions non arbitraires ayant appliqué le droit en vigueur • Respect de la liberté testamentaire du défunt sans intention frauduleuse et validité du trust selon le droit californien • Juste équilibre non rompu • Droits invoqués au titre de l’art 6 § 1 non méconnus

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

15 février 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jarre c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 14157/18) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, M. Jean-Michel Jarre et Mme Stéphanie Jarre (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 mars 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

la décision de la présidente de la section en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter les parties à lui présenter par écrit des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne les effets d’une décision du Conseil constitutionnel abrogeant une disposition législative, l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative au régime du « droit d’aubaine et de détraction », qui conférait jusqu’alors aux héritiers français exclus d’une succession régie par une loi étrangère un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent de ne pas s’être vu reconnaître par les juridictions internes leur part réservataire dans la succession de leur père, qui les en avait exclus par l’effet d’un trust.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1948 et en 1965 et résident à Paris. Ils ont été représentés par Me N. Olszak, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Les requérants sont les deux enfants issus du premier et du deuxième mariage de M. Maurice Jarre, né le 13 septembre 1924, compositeur de musique de nationalité française. À l’occasion de son troisième mariage, M. Maurice Jarre adopta son troisième enfant, M. Kévin Jarre. En 1984, M. Maurice Jarre se remaria, pour la quatrième fois, avec Mme Fui Fong Khong et s’installa avec cette dernière aux États-Unis, en Californie. Par un testament du 13 novembre 1987, il légua la propriété littéraire et musicale et les droits de perception de ses œuvres à son épouse. En 1991, les époux constituèrent un trust familial commun, le Jarre Family Trust en vertu de la loi californienne, dont ils étaient les seuls trustor et trustee et auquel il fut transféré l’intégralité des biens de M. Maurice Jarre, dont des biens immobiliers situés aux États-Unis et des redevances et droits d’auteur perçus et détenus par la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) en France.

5. En 1995, M. Maurice Jarre et Mme Fui Fong Khong constituèrent la société civile immobilière (SCI) FMAAJ, composée de quatre-vingt-dix parts, à laquelle fut apporté un bien immobilier sis à Paris que M. Maurice Jarre avait acquis en 1981. M. Maurice Jarre détenait quatre‑vingts parts dans la SCI et Mme Fui Fong Khong, dix.

6. En 2000, les époux acquirent un bien immobilier en Suisse. Par testament de 2002, M. Maurice Jarre légua à son épouse sa part des droits sur ce bien.

7. Le 31 juillet 2008, par un testament suivi d’un avenant au trust, Mme Fui Fong Khong en devint l’unique bénéficiaire.

8. M. Maurice Jarre décéda le 29 mars 2009 en Californie. Par l’effet du trust, en application de la loi californienne, des opérations successorales furent menées aux États-Unis selon les directives du Jarre Family trust mais aucune succession ne fut ouverte en France.

9. Après le décès, Mme Fui Fong Khong transmit à la SACEM l’avenant au trust du 31 juillet 2008 et sollicita le versement au profit du trust de l’ensemble des droits d’auteur de M. Maurice Jarre, dont le versement était suspendu depuis son décès.

10. Par un courrier du 2 septembre 2009, la SACEM informa les requérants qu’au regard des documents transmis par Mme Fui Fong Khong, elle devait régler les droits d’auteur au trust.

11. Par actes des 17 et 25 septembre et 5 et 9 octobre 2009, les requérants saisirent le juge des référés du tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre aux fins de se voir ordonner la mise sous séquestre des droits d’auteur SACEM et la saisie des parts détenues par M. Maurice Jarre dans la SCI. Ils revendiquaient au soutien de leurs prétentions l’existence d’un droit de prélèvement compensatoire correspondant à leur part réservataire sur la masse successorale de leur père située en France, et ce, en vertu de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 (voir paragraphe 20 ci-dessous).

12. Par actes des 15,18 et 22 mars 2010, les requérants assignèrent au fond Mme Fui Fong Khong devant le TGI de Paris afin de voir prononcer le partage judiciaire de la succession.

13. Par une ordonnance du 4 février 2010, le TGI de Nanterre ordonna la suspension du versement des droits d’auteur de M. Maurice Jarre, notamment pour les motifs suivants :

« (...) le trust constitué par les époux portant atteinte à l’institution de la réserve telle qu’elle résulte du droit français, la nationalité française [des requérants] n’étant par ailleurs pas contestée, il existe un dommage imminent résultant pour eux du règlement entre les mains de Fui Fong Khong veuve Jarre en tant que seule bénéficiaire du trust, qui demeure aux États-Unis, sans espoir de restitution, des redevances d’auteur de Maurice Jarre qui constituent la majeure partie des biens meubles situés en France sur lesquels, ils seraient susceptibles d’exercer leur droit de prélèvement au sens de la loi du 14 juillet 1819 précitée.

Un tel règlement créerait une situation irréversible, consacrant un dommage pouvant être illégitime et que l’intervention tardive du juge du fond ne ferait que constater.

(...) Ordonnons à la SACEM de suspendre tout règlement des redevances d’auteur dont était titulaire Maurice JARRE (...) »

14. Par une ordonnance du 5 juillet 2010, le juge des référés du TGI de Paris ordonna la mise sous séquestre des parts détenues par M. Maurice Jarre dans la SCI FMAAJ, notamment pour les motifs suivants :

« (...) Attendu quoi qu’il en soit que selon la déclaration en date du 5 novembre 2009 du conseil de M. Maurice JARRE et Mme Fong KHONG épouse JARRE (...) l’objet de la constitution de ce trust était de faire en sorte que l’ensemble de leurs biens appartiennent au trust, et ne puissent se trouver concernés par une procédure judiciaire résultant de l’ouverture de la succession ; qu’il est évident que ces dispositions et la prétention de Mme KHONG JARRE au bénéfice de la communauté universelle sont de nature à porter atteinte à la réserve que les demandeurs invoquent, et que c’est au seul juge saisi au fond qu’il appartiendra, les prétentions des demandeurs n’étant pas manifestement vouées à l’échec, de déterminer si les conditions d’application de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 sont réunies et si les demandeurs peuvent prétendre à prélever une part de la succession au titre de la qualité d’héritiers réservataires qu’ils invoquent (...)

Attendu que l’existence de nombreuses dispositions prises dans l’intention manifeste d’exclure de la succession les enfants de M. Maurice JARRE laisse craindre, en l’absence de mesure conservatoire pendant l’instance au fond dont la durée n’est pas prévisible, que les droits qu’invoquent les demandeurs ne se trouvent compromis (...)

Ordonnons la mise sous séquestre des quatre-vingts parts détenues par M. Maurice JARRE dans la S.C.I. F.M.A.A.J. (...) au profit de qui il appartiendra, jusqu’à la décision définitive qui interviendra sur le fond ou un accord intervenu entre les parties (...) »

15. M. Kévin Jarre décéda le 9 mars 2011 en Californie.

16. Dans le cadre d’une autre instance (voir Colombier c. France, no 14925/18, 16 janvier 2024), la conformité à la Constitution de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 fut contestée par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) renvoyée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation le 1er juin 2011. Par une décision du 5 août 2011, le Conseil constitutionnel déclara ledit article contraire à la Constitution, jugeant qu’il établissait une différence de traitement entre les héritiers français et les autres qui ne seraient pas privilégiés par la loi étrangère. La disposition litigieuse fut abrogée à compter de sa publication, sans modulation de ses effets dans le temps (voir paragraphe 27 ci-dessous).

17. Par un jugement du 2 décembre 2014, le TGI de Paris rejeta les demandes des requérants pour les motifs suivants :

« Sur la compétence de la juridiction française

Attendu que selon l’article 45 du code de procédure civile, en matière de succession, sont portées devant la juridiction dans le ressort de laquelle est ouverte la succession jusqu’au partage inclusivement les demandes entre héritiers et les demandes relatives à l’exécution des dispositions à cause de mort ;

Que cette règle reçoit exception en matière de succession immobilière puisqu’en la matière l’immeuble est soumis à un principe territorial par l’effet duquel les immeubles situés à l’étranger relèvent de la juridiction du lieu de leur situation ;

Attendu que les dispositions de l’article 720 du code civil disposent :

« Les successions s’ouvrent par la mort, au dernier domicile du défunt » ;

Attendu en l’espèce qu’il est constant que le dernier domicile de Maurice JARRE n’était pas situé sur le territoire national, les parties s’opposant sur la question de savoir si la succession s’est ouverte en Suisse ou aux États-Unis d’Amérique ;

Attendu en conséquence de ce qui précède que l’application des règles ordinaires de compétence du droit international privé français conduit dans un premier temps du raisonnement à limiter la compétence de la juridiction française à la succession immobilière du défunt pour le cas où dépendrait de la succession un immeuble au sens de la loi française ;

Mais attendu que l’article 14 du code civil dispose encore : « L’étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l’exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il рourrа être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français » ;

Et attendu que l’article 15 du même code ajoute : « Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger » ;

Attendu qu’il se déduit de ces principes que les articles 14 et 15 du code civil qui permettent au plaideur français d’attraire un étranger devant les juridictions françaises et au plaideur français ou étranger d’y attraire un Français, ont une portée générale s’étendant à toutes matières, à la seule exclusion des actions réelles immobilières et des demandes en partage portant sur des immeubles situés à l’étranger, ainsi que des demandes relatives à des voies d’exécution pratiquées hors de France, et s’appliquent notamment à tous litiges nés de successions mobilières, où qu’elles se soient ouvertes et quelle que soit la loi qui les régit ;

Or attendu qu’il est constant que Fui Fong KHONG, Stéphanie et Jean‑Michel JARRE sont de nationalité française, alors que nulle juridiction étrangère n’a été préalablement saisie de la succession mobilière de Maurice JARRE ;

Qu’il s’ensuit que par l’effet du privilège de juridiction institué par le législateur aux articles ci-dessus, la succession mobilière de Maurice JARRE ressortit également à la compétence de la juridiction française ; (...)

Sur la recevabilité [des requérants] à se prévaloir des dispositions de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 pour exercer un droit de prélèvement en leur qualité d’héritier réservataire sur les biens mobiliers et immobiliers situés en France (...)

(...)

Que s’il a considéré qu’afin de rétablir l’égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l’héritier étranger au détriment de l’héritier français, il n’a cependant pas jugé utile de préciser ou d’exiger du législateur des mesures transitoires pour des motifs de sécurité juridique ou de lui laisser un délai pour créer un droit équivalent au droit de prélèvement respectant le principe constitutionnel d’égalité ;

Attendu que la déclaration d’inconstitutionnalité n’est pas rétroactive, et s’impose, à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, aux pouvoirs publics comme à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, en application de l’article 62, alinéa 3 de la Constitution, sans toutefois porter atteinte aux droits reconnus, antérieurement à cette publication, dans des situations régulièrement acquises et constituées ;

Attendu en l’espèce que nulle décision revêtue de l’autorité de chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication n’est venue consacrer le droit de prélèvement que [les requérants] entendent mettre en œuvre dans le cadre de la présente instance ;

Que par suite, il y a lieu de constater l’application immédiate de cette décision au litige dont le tribunal est saisi ;

Attendu par conséquent que ne sont pas recevables [les requérants] à invoquer les dispositions abrogées relatives au droit de prélèvement ;

Sur la loi successorale applicable selon les règles ordinaires de conflit

En matière de succession mobilière

(...)

Attendu en conséquence que la loi applicable à la succession mobilière de Maurice JARRE, selon les règles de conflit ordinaires du droit international privé français est la loi californienne ;

En matière immobilière

(...)

Attendu que les règles ordinaires de conflit de loi conduisent donc dans un premier temps à retenir qu’il n’y pas de succession immobilière en France ;

Sur la fraude à la loi et l’exception d’ordre public international opposée par Stéphanie et Jean-Michel JARRE

L’exception d’ordre public international

Attendu en droit que nonobstant l’affaiblissement de l’institution de la réserve héréditaire résultant incidemment de l’abrogation récente par le Conseil constitutionnel du droit de retrait issu de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, cette circonstance ne peut conduire le juge à déformer par motif d’opportunité la notion d’ordre public au sens du droit international privé français ;

Attendu en effet que l’ordre public français au sens international du terme a longtemps été défini par la Cour de cassation (depuis l’arrêt Lautour du 25 mai 1948) comme l’ensemble des principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue ;

Que sous l’empire de cette formulation, il n’a jamais été reconnu par la Cour de cassation que le droit des enfants d’hériter d’une partie des biens de leurs parents ait revêtu une telle valeur internationale ;

Que désormais la formulation retenue (depuis Civ. 4 nov. 2010, No 09-15.302), qui n’a rien perdu de la visée universaliste traditionnelle, et qui au contraire prévient encore davantage de consacrer à l’international de simples particularités nationales, écarte la loi étrangère lorsqu’elle est contraire aux principes essentiels du droit français fondés sur une norme identifiée et manifestement requise par le système juridique français, dont l’application conduit dans l’espèce considérée à un résultat contraire à la loi étrangère (par exemple l’égalité des parents dans l’exercice de l’autorité parentale et le respect dû à la vie privée et familiale ; mais on peut encore évoquer la prohibition des discriminations fondées sur le sexe, la race, la religion...)

Que sous l’empire de la formulation actuelle, la Cour de cassation n’a pas davantage érigé la réserve héréditaire en un tel principe essentiel du droit français fondé sur un droit général et inconditionnel des enfants d’hériter d’une partie des biens de leurs parents ;

Attendu que si le règlement européen relatif à la loi applicable aux successions (Règlement UE no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juin 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen) contient pour l’avenir une réserve d’ordre public et laisse aux États membres la liberté de déterminer le contenu de leur ordre public international, il appartiendra au législateur de se prononcer sur ce point, et de tirer s’il le juge utile les conséquences de l’abrogation du droit de retrait (cf. article 35 : « l’application d’une disposition de la loi d’un État désignée par le présent règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for ») ;

Attendu en conséquence que l’institution de la réserve, qui en droit interne ne peut donner lieu – de manière générale et inconditionnelle – à des atteintes privant les héritiers réservataires (réduits désormais aux seuls enfants et au conjoint survivant non divorcé depuis la réforme opérée par la loi no2006-728 du 23 juin 2006) de la possibilité de demander la réduction des libéralités excessives, n’a jamais fait partie de l’ordre public français au sens international du terme, de sorte que la loi californienne normalement applicable ne peut pas être écartée en l’espèce au seul motif qu’elle ne connait pas la réserve héréditaire ;

Attendu encore que les parties n’allèguent pas se trouver dans une situation de précarité économique ou de besoin, et que rien n’indique qu’elles s’y trouvent, de sorte que le Tribunal peut écarter en l’espèce de s’interroger plus avant sur les conséquences qui devraient être attachées au plan de la définition de l’ordre public à la situation d’enfants frustrés de tout droit de succession sur les biens de leur père par suite de l’application des règles de conflit de loi en matière internationale et de la désignation d’une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire ;

Attendu en conséquence que le choix de Maurice JARRE de préparer sa succession en la soumettant à la loi successorale de son domicile ne connaissant pas la réserve héréditaire, choix qui n’a pas eu pour effet de maintenir ses héritiers dans un état de besoin économique particulier, n’apparaît pas heurter l’ordre public international français en l’état du droit positif ;

La fraude à la loi

Attendu en l’espèce que le Tribunal ne peut retenir la fraude de Maurice JARRE dès lors qu’il apparaît que le trust et ses avenants a été régulièrement constitué selon le droit américain par Maurice JARRE qui avait choisi de très longue date de fixer aux États‑Unis son domicile et le centre de ses intérêts familiaux et patrimoniaux et qui, faisant usage de la loi de ce domicile a, tout au long de nombreuses années et dès avant sa dernière maladie, mûrement organisé sa succession, bien que ce soit manifestement et délibérément – le testament de 2008 est parfaitement explicite à cet égard – au détriment des intérêts de ses enfants et au seul bénéfice de sa dernière épouse ;

Attendu en conséquence que la succession mobilière de Maurice JARRE ne peut donc pas être soumise à la loi française pour motif de fraude ;

(...)

Mais attendu que dans les circonstances présentes, la perte par les héritiers de la possibilité juridique de demander la réduction des libéralités excessives s’agissant de l’immeuble procède essentiellement du rattachement de la succession mobilière de Maurice JARRE à la loi américaine, ce qui n’a pas résulté en l’espèce d’une manipulation frauduleuse de son domicile, et n’a donc pas entraîné de manquement du de cujus à la loi successorale française lorsqu’il a décidé, après avoir transféré l’immeuble au trust en tant que tel dès l’origine (cf. Acte constitutif du trust du 8 juillet 1991) d’apporter l’immeuble à la société F.M.A.A.J., puis, ensuite d’apporter les parts sociales au trust, faisant ainsi échapper l’immeuble à la loi française du lieu de l’immeuble au plan successoral ;

Que dès lors la constitution de la SCI et l’apport de l’immeuble parisien, qui n’ont eu pour effet de soustraire celui-ci à la loi successorale française qu’en raison du domicile américain de Maurice JARRE, ne peuvent être regardés comme frauduleuse ;

Attendu, de la même manière que le droit international privé français respecte la liberté d’établissement du domicile, qu’il ne peut être envisagé, la fraude ayant étant écartée, de déceler un manquement du de cujus aux obligations découlant pour lui de la loi successorale française pour avoir voulu soumettre à la loi successorale américaine de son domicile des actifs immobiliers situés en France et ayant vocation à composer sa succession, après les avoir convertis en valeurs mobilières, même si l’effet de ces dernières manifestations de volonté a été de rendre impossible par les héritiers réservataires l’action en réduction prévue par la loi française aux fins de protéger la réserve héréditaire ;

Attendu que la fraude à la loi ne sera donc pas davantage retenue pour la succession immobilière qui en France ne comporte donc pas d’actif successoral ;

Sur l’opposabilité du trust

Attendu compte tenu de ce qui précède que le trust, dont la validité selon le droit californien n’est pas contestée et doit être admise par le Tribunal, ne peut pas être déclaré inopposable aux héritiers demandeurs ;

Sur la dévolution du droit moral

(...)

Attendu qu’il est manifeste en l’espèce que Maurice JARRE, qui ne pouvait transmettre de son vivant le droit moral sur ses œuvres, a souhaité essentiellement écarter toute autre personne que Fui Fong KHONG de sa succession et du bénéfice de ses droits d’auteur ;

(...)

Qu’il découle de ces dispositions testamentaires particulièrement claires, dès lors que le trust n’a pas été déclaré inopposable aux héritiers demandeurs, et que celui-ci regroupe – à l’exception du droit moral incessible entre vifs par nature – tous les biens présents des constituants à la date de la constitution et de la refondation du trust, où qu’ils soient situés dans le monde, y compris les œuvres littéraires et musicales de Maurice JARRE et le droits de recevoir des royalties et droits de seconde diffusion et les droits de recevoir des droits d’auteurs, que le testament du 31 juillet 2008, spécialement en ses articles UN et QUATRE, contient des clauses correspondants aux articles 895 et 1003 du code civil et peut donc être qualifié de legs universel au bénéfice de Fui Fong KHONG, au sens de la loi française applicable à la dévolution du droit moral ;

Qu’il sera donc fait droit à la demande de Fui Fong KHONG sur ce point ;

Sur le bien fondé de l’action en partage [des requérants]

Attendu que faute de bien successoraux susceptibles d’être appréhendés par les demandeurs aux termes de la loi applicable à la succession, l’action en partage exercée par ceux-ci doit être déclarée mal fondée, en ce compris les actions en réduction et en rapport des libéralités consenties par le de cujus ; (...) »

18. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Par un arrêt du 11 mai 2016, la cour d’appel de Paris confirma le jugement, notamment pour les motifs suivants :

« (...) Considérant toutefois que le droit de prélèvement n’était pas une règle de dévolution successorale mais une exception à l’application normale d’une règle de conflits de loi, qui, lorsqu’un héritier français se voyait reconnaître par une loi successorale compétente des droits inférieurs à ceux qui auraient résulté pour lui de l’application de la loi française, lui permettait de prélever, sur les biens de la succession en France, une portion égale à la valeur des biens dont il était privé, à quelque titre que ce soit, en vertu de cette loi ou coutume locale ;

Considérant, en conséquence, que [les requérants] ne sont pas fondés à prétendre qu’ils ont acquis dès le jour du décès, un droit de prélèvement, l’exercice de ce droit imposant d’examiner lors du partage opéré selon la loi successorale étrangère applicable, si l’héritier français était en droit de revendiquer une part plus importante si le droit français s’était appliqué et les mesures obtenues aux termes des ordonnances de référé du 4 février 2010 du TGI de Nanterre et du 5 juillet 2010 du TGI de Paris, prononçant la mise sous séquestre des redevances d’auteur de Maurice Jarre ainsi que des parts détenues par ce dernier dans la SCI FMAAJJ, biens sur lesquels les appelants étaient à l’époque susceptibles d’exercer leur droit de prélèvement, étant simplement conservatoires et ne leur conférant aucun droit reconnu ;

Considérant que le droit de prélèvement ayant été déclaré contraire à la Constitution et ayant été abrogé, peu importe que le motif qui a présidé à cette abrogation, à savoir une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi entre les héritiers étrangers venant également à la succession d’après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère, ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce en l’absence d’héritier étranger, dès lors que l’abrogation ne comporte aucune condition ni limite ;

Considérant que les appelants soutiennent que la privation de la possibilité d’invoquer l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, porte atteinte à leur droit de propriété, tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (...)

Considérant, toutefois, que le droit au respect des biens ne garantit pas le droit d’en acquérir par voie de succession ab intestat ou de libéralités, le droit de prélèvement encore en vigueur au moment du décès de leur père n’ayant conféré aux [requérants] aucun droit héréditaire, mais leur ayant ouvert la possibilité, à certaines conditions, d’obtenir que soit écartée l’application normale d’une règle de conflit de loi attribuant à une loi étrangère le règlement de la succession ;

Considérant que de même, ne disposant pas de biens au sens de l’article 1 du Protocole no l de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, les consorts Jarre ne sont pas fondés à exciper d’une ingérence dans le droit au respect de ces biens que créerait l’application de la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 2 au présent litige, pas plus que d’une atteinte excessive à leur droit de propriété ;

Considérant, en conséquence, que les consorts Jarre ne sont pas fondés à invoquer l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 et à demander de faire application de leur droit de prélèvement sur les biens situés en France, l’abrogation de l’article précité s’appliquant au règlement de la succession de leur père ;

Sur l’exception d’ordre public international

Considérant que les appelants soutiennent subsidiairement que l’institution juridique de la réserve héréditaire est bien incluse dans la conception française de l’ordre public international et que l’application de la loi française au présent litige permettra, après reconstitution de la masse de calcul de la succession de Maurice Jarre, de leur attribuer leur part de réserve héréditaire ;

Considérant que si la réserve héréditaire est en droit interne, un principe ancien mais aussi un principe actuel et important dans la société française en ce qu’elle exprime la solidarité familiale, garantit une certaine égalité entre les enfants et protège l’héritier d’éventuels errements du testateur, elle ne constitue pas un principe essentiel de ce droit, tel le principe de non-discrimination des successibles en raison du sexe, de la religion, ou de la nature de la filiation qui imposerait qu’il soit protégé par l’ordre public international français de l’application de dispositions étrangères qui le méconnaissent ;

Que si la liberté testamentaire diffère des dispositions impératives du droit français, elle ne contrevient pas à des principes essentiels de ce droit ;

Considérant, en conséquence, qu’il n’y a pas lieu d’écarter la loi étrangère normalement applicable au profit de la loi française, le jugement étant confirmé de ce chef ;

Sur l’application de la loi française à la dévolution de l’immeuble situé à Paris

Considérant que les appelants, rappelant que les successions immobilières sont gouvernées par la loi de situation des immeubles en application de l’article 3 du code civil, soutiennent que la loi française est applicable à l’immeuble situé à Paris (...) dès lors que l’apport fictif à la société civile immobilière, entaché de nullité, n’a pas modifié la nature immobilière du bien et que l’opération frauduleuse, destinée à éluder l’application de la loi successorale française, conduit à refuser l’application de la loi californienne (...)

Considérant que les époux Jarre rassemblant les qualités de trustors et trustees et de bénéficiaire en cas de décès de l’un d’eux du Jarre Family Trust, Maurice Jarre avait tout pouvoir pour procéder à l’apport à la SCI de l’immeuble quand bien même cet actif avait été préalablement apporté au trust ;

Qu’il n’y a donc pas lieu de faire droit à la demande de nullité de l’apport de l’immeuble à la SCI formée par les appelants de ce chef (...)

Considérant que l’apport en cause qui intervient en l’espèce, 14 ans avant le décès du propriétaire, ne présente pas les caractères d’un acte frauduleux, cette transformation se justifiant par des raisons fiscales, économiques ou commerciales et s’inscrivant dans une démarche continue et bien définie de Maurice Jarre de faire bénéficier son conjoint survivant de l’intégralité de ses biens, laquelle peut, aux yeux des enfants, paraître excessive et injuste à leur égard, mais qui n’est démentie par aucun acte de leur père tout au long de son existence ( testament du 13 novembre 1987, trust de 1991, testament du 31 juillet 2008 ) ;

Sur la dévolution du droit moral de Maurice Jarre (...)

Considérant toutefois, que le légataire universel ayant vocation à recevoir l’universalité héréditaire et, en particulier, à devenir titulaire, même en présence d’héritiers réservataires, du droit moral de l’auteur, les appelants doivent être déboutés de leur demande tendant à les en voir déclarer titulaires en concours avec Mme Fong Jarre (...) »

19. Par un arrêt du 27 septembre 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants, pour les motifs suivants :

« Mais attendu, d’une part, qu’aux termes de l’article 62, alinéa 3, de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent à toutes les autorités juridictionnelles ; que, lorsque la déclaration d’inconstitutionnalité est rendue sur une question prioritaire de constitutionnalité, la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel dès lors que celui-ci n’a pas usé du pouvoir, que les dispositions de l’article 62, alinéa 2, de la Constitution lui réservent, de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets ou de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration ; qu’ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que dans sa décision du 5 août 2011 (no 2011-159 QPC), le Conseil constitutionnel avait abrogé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 et qu’aucune décision revêtue de l’autorité de la chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication de cette décision, le 6 août suivant, n’avait consacré le droit de prélèvement que les [requérants] entendaient exercer, la cour d’appel en a déduit à bon droit qu’ils ne pouvaient invoquer les dispositions abrogées ;

Attendu, d’autre part, qu’après avoir relevé que le droit au respect des biens garanti par l’article 1er du Protocole no 1 additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne garantit pas celui d’en acquérir par voie de succession ab intestat ou de libéralités, et constaté que les [les requérants], auxquels le droit de prélèvement en vigueur au moment du décès de leur père n’avait conféré aucun droit héréditaire définitivement reconnu, ne disposaient pas de biens au sens de l’article précité, elle a exactement retenu que ceux-ci n’étaient pas fondés à exciper d’une atteinte à leur droit de propriété (...)

Mais attendu qu’une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ;

Et attendu qu’après avoir énoncé que la loi applicable à la succession de Maurice Jarre est celle de l’État de Californie, qui ne connaît pas la réserve, l’arrêt relève, par motifs propres, que le dernier domicile du défunt est situé dans l’État de Californie, que ses unions, à compter de 1965, ont été contractées aux États-Unis, où son installation était ancienne et durable et, par motifs adoptés, que les parties ne soutiennent pas se trouver dans une situation de précarité économique ou de besoin ; que la cour d’appel en a exactement déduit qu’il n’y avait pas lieu d’écarter la loi californienne au profit de la loi française ; que le moyen n’est pas fondé (...) »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE RELATIFS À l’AFFAIRE

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS
1. La loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction

20. L’article 2 de cette loi, dans sa version en vigueur jusqu’au 5 août 2011, disposait :

« Dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales. »

21. L’exercice du droit de prélèvement compensatoire était subordonné à la réunion de quatre conditions : premièrement, il était attaché à la qualité de Français ; celle-ci s’appréciant au jour de l’ouverture de la succession, deuxièmement, le cohéritier français devait avoir été exclu de tout ou partie de la succession par la loi successorale étrangère, troisièmement, le cohéritier français défavorisé par la loi étrangère devait venir à la succession d’après la loi française, qu’il soit réservataire ou non, et quatrièmement, le prélèvement ne pouvait s’exercer que sur les biens de la succession situés en France.

2. La loi no 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités

22. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, les héritiers réservataires au sens du droit français sont les enfants et le conjoint survivant non divorcé. La réserve héréditaire est supprimée pour les parents.

3. La Constitution et le Conseil constitutionnel

23. Aux termes des articles 61 et suivants de la Constitution du 5 octobre 1958, il revient au Conseil constitutionnel de juger de la constitutionnalité des lois.

24. Depuis une révision constitutionnelle intervenue en 2008, la Constitution permet au Conseil constitutionnel d’être saisi d’une QPC dans le cadre d’une instance en cours. L’article 61-1 de la Constitution prévoit ainsi que :

« Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »

25. L’article 62 de la Constitution se lit comme suit :

« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision.

Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause.

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »

26. Par deux décisions du 25 mars 2011 (no 2010-108 QPC et no 2010‑110 QPC), le Conseil constitutionnel a confirmé sa jurisprudence constante depuis 2010 dans un considérant de principe, aux termes duquel :

« (...) si, en principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. »

27. Par une décision no 2011-159 QPC du 5 août 2011, publiée le 6 août 2011, le Conseil constitutionnel a abrogé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, pour les motifs suivants :

« (...) 3. Considérant que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;

4. Considérant que l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 a pour objet, d’une part, de déterminer des critères conduisant à faire obstacle à l’application de la loi étrangère applicable au règlement d’une succession entre des cohéritiers étrangers et français et, d’autre part, d’instaurer un droit de prélèvement afin de protéger l’héritier français venant à la succession d’après la loi française et exclu de son droit par la loi étrangère ;

5. Considérant que la disposition contestée institue une règle matérielle dérogeant à la loi étrangère désignée par la règle de conflit de lois française ; que cette règle matérielle de droit français trouve à s’appliquer lorsqu’un cohéritier au moins est français et que la succession comprend des biens situés sur le territoire français ; que les critères ainsi retenus sont en rapport direct avec l’objet de la loi ; qu’ils ne méconnaissent pas, en eux-mêmes, le principe d’égalité ;

6. Considérant qu’afin de rétablir l’égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l’héritier étranger au détriment de l’héritier français ; que, toutefois, le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ; que la disposition contestée établit ainsi une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d’après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère ; que cette différence de traitement n’est pas en rapport direct avec l’objet de la loi qui tend, notamment, à protéger la réserve héréditaire et l’égalité entre héritiers garanties par la loi française ; que, par suite, elle méconnaît le principe d’égalité devant la loi ;

7. Considérant que, par suite, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction doit être déclaré contraire à la Constitution,

Décide :

Article 1

L’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction est contraire à la Constitution. »

4. Le code civil

28. Les dispositions pertinentes du code civil, dans leur rédaction applicable au moment des faits, sont les suivantes :

Article 2

« La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif. »

Article 3

« Les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire.

Les immeubles, même ceux possédés par des étrangers, sont régis par la loi française.

Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étranger. »

Article 6

« On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. »

Article 14

« L’étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l’exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. »

Article 15

« Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger. »

Article 720

« Les successions s’ouvrent par la mort, au dernier domicile du défunt. »

Article 735

« Les enfants ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère ou autres ascendants, sans distinction de sexe, ni de primogéniture, même s’ils sont issus d’unions différentes. »

Article 757

« Si l’époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l’usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d’un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux. »

Article 912

« La réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s’ils sont appelés à la succession et s’ils l’acceptent.

La quotité disponible est la part des biens et droits successoraux qui n’est pas réservée par la loi et dont le défunt a pu disposer librement par des libéralités. »

Article 913

« Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse à son décès qu’un enfant ; le tiers, s’il laisse deux enfants ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre.

L’enfant qui renonce à la succession n’est compris dans le nombre d’enfants laissés par le défunt que s’il est représenté ou s’il est tenu au rapport d’une libéralité en application des dispositions de l’article 845. »

5. La jurisprudence interne

29. Dans une décision du 27 avril 1868 (DP 1868, I, 302), la Cour de cassation a jugé :

« (...) que le principe de l’égalité des partages tient de si près et si essentiellement à l’ordre public, que, dans aucun cas et sous aucun prétexte, il ne peut être atteint en France par les dispositions contraires des coutumes locales étrangères, quelles qu’elles soient, qui tendraient à en suspendre ou à en modifier les effets ;

D’où il suit qu’en jugeant le contraire et en déclarant qu’en l’état des faits il n’y avait lieu d’admettre, en faveur des héritiers français contre leurs propres cohéritiers français, le prélèvement autorisé par l’article 3 de la loi ci-dessus visée, l’arrêt attaqué en a méconnu l’esprit et violé les termes. En conséquence, casse et annule, mais de ce chef seulement, ledit arrêt (...) »

30. Dans une décision du 10 mai 1937 (Chambre des requêtes), la Cour de cassation a rappelé :

« (...) que pour avoir droit au prélèvement prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, il suffit, ce qui est incontestablement le cas en la cause, d’avoir la qualité de Français au moment de l’ouverture de la succession. »

31. Dans un arrêt du 14 décembre 1971 (Cass. Civ 1, pourvoi no 70‑13.267), la Cour de cassation a rappelé :

« (...) que le droit des héritiers réservataires est fixé et délimité par la loi qui lui donne naissance, c’est-à-dire la loi en vigueur à la date de l’ouverture de la succession. »

32. Dans un arrêt du 7 décembre 2005 (Cass. civ 1, pourvoi no 02-15418), la Cour de cassation a réaffirmé le droit à la part réservataire, sur les biens situés en France, des héritiers français qui seraient lésés par l’application d’une loi étrangère.

33. Dans un arrêt du 29 mai 2013, la Cour de cassation (Cass. civ 1, pourvoi no 12-14.475) a précisé que pour fixer l’assiette du droit de prélèvement d’héritiers réservataires, il convient de déterminer la part de chacun des héritiers au regard des lois applicables à chacune des masses de biens, ensuite, d’établir la masse de calcul conformément aux directives de la loi successorale française, en tenant compte de la totalité des biens existants, français et étrangers, ainsi que des libéralités.

34. Dans deux arrêts du 27 septembre 2017 (dont l’un rendu dans le cadre de la présente espèce, voir paragraphe 19 ci-dessus, et l’autre rendu dans le cadre de l’affaire Colombier, précité), la Cour de cassation a jugé qu’une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en elle-même contraire à l’ordre public international français.

6. La Convention de La Haye du 1er juillet 1985 relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance

35. Le trust est une institution répandue dans les systèmes juridiques étrangers de Common Law mais inconnue en droit français. Les dispositions pertinentes de de la Convention de La Haye, signée en 1991 mais non ratifiée par la France, sont les suivantes :

Article 2

« Aux fins de la présente Convention, le terme « trust » vise les relations juridiques créées par une personne, le constituant – par acte entre vifs ou à cause de mort – lorsque des biens ont été placés sous le contrôle d’un trustee dans l’intérêt d’un bénéficiaire ou dans un but déterminé.

Le trust présente les caractéristiques suivantes :

a) les biens du trust constituent une masse distincte et ne font pas partie du patrimoine du trustee ;

b) le titre relatif aux biens du trust est établi au nom du trustee ou d’une autre personne pour le compte du trustee ;

c) le trustee est investi du pouvoir et chargé de l’obligation, dont il doit rendre compte, d’administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les termes du trust et les règles particulières imposées au trustee par la loi.

Le fait que le constituant conserve certaines prérogatives ou que le trustee possède certains droits en qualité de bénéficiaire ne s’oppose pas nécessairement à l’existence d’un trust. »

Article 6

« Le trust est régi par la loi choisie par le constituant. Le choix doit être exprès ou résulter des dispositions de l’acte créant le trust ou en apportant la preuve, interprétées au besoin à l’aide des circonstances de la cause.

Lorsque la loi choisie en application de l’alinéa précédent ne connaît pas l’institution du trust ou la catégorie de trust en cause, ce choix est sans effet et la loi déterminée par l’article 7 est applicable. »

Article 7

« Lorsqu’il n’a pas été choisi de loi, le trust est régi par la loi avec laquelle il présente les liens les plus étroits.

Pour déterminer la loi avec laquelle le trust présente les liens les plus étroits, il est tenu compte notamment :

a) du lieu d’administration du trust désigné par le constituant ;

b) de la situation des biens du trust ;

c) de la résidence ou du lieu d’établissement du trustee ;

d) des objectifs du trust et des lieux où ils doivent être accomplis. »

36. Les juridictions françaises admettent que les trusts institués à l’étranger produisent des effets en France dès lors qu’ils ont été constitués en respectant les lois en vigueur dans l’État de création et qu’ils ne comportent pas de dispositions contraires à l’ordre public français (voir notamment une décision de la cour d’appel de Paris du 10 janvier 1970, Époux Courtois et autres consorts de Ganay, et un arrêt de la Cour de cassation du 20 février 1996, Zieseniss, Cass. civ 1, pourvoi no 93-19.855).

2. DÉVELOPPEMENTS JURIDIQUES ULTÉRIEURS
1. Le droit de l’Union européenne

37. Pour les successions internationales ouvertes à partir du 17 août 2015 s’applique le Règlement no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen. Ce règlement détermine les règles désignant le juge compétent et la loi applicable pour régler une succession présentant un élément d’extranéité. Il consacre le principe de l’unité de la loi successorale et la possibilité pour la personne décédée dont la succession est ouverte de choisir la loi applicable à sa succession par testament. Le règlement met ainsi fin au régime scissionniste qui préexistait en France, selon lequel les successions mobilières étaient soumises à la loi du dernier domicile du défunt et les successions immobilières à la loi de situation des immeubles. Le juge compétent statue sur l’ensemble de la succession quels que soient les biens concernés ou le pays où ils se situent. La loi applicable à la succession est désignée par les règles de conflit établies par le règlement européen.

2. La Loi no 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République

38. Entrée en vigueur le 1er novembre 2021, cette loi a réintroduit un droit de prélèvement compensatoire en droit français. La différence avec le droit de prélèvement compensatoire prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, qui avait été abrogé par le Conseil constitutionnel le 5 août 2011, réside dans la suppression de la condition de nationalité française pour en bénéficier. Désormais, tous les enfants omis par le défunt peuvent récupérer sur les biens situés en France l’équivalent de leur réserve, dès lors, d’une part, qu’ils ont été déshérités par application de la loi étrangère, et, d’autre part, que le défunt ou l’un des enfants est ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside au moment du décès. Ce nouveau droit de prélèvement est donc purgé de son inconstitutionnalité, qui tenait au fait qu’il était susceptible de créer une discrimination entre héritiers français et étrangers venant également à la succession d’après la loi française. Après plusieurs lectures à l’Assemblée nationale et au Sénat ayant suscité de nombreux débats, l’article 24 de la loi finalement adopté se lit comme suit :

« I.- Le chapitre III du titre II du livre III du code civil est ainsi modifié :

1o L’article 913 est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci. » ;

2o L’article 921 est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Lorsque le notaire constate, lors du règlement de la succession, que les droits réservataires d’un héritier sont susceptibles d’être atteints par les libéralités effectuées par le défunt, il informe chaque héritier concerné et connu, individuellement et, le cas échéant, avant tout partage, de son droit de demander la réduction des libéralités qui excèdent la quotité disponible. »

II.- Le présent article entre en vigueur le premier jour du troisième mois suivant la publication de la présente loi et s’applique aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, y compris si des libéralités ont été consenties par le défunt avant cette entrée en vigueur. »

39. Depuis le 1er novembre 2021, l’article 913 du code civil, applicable aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, se lit comme suit :

« Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse à son décès qu’un enfant ; le tiers, s’il laisse deux enfants ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre.

L’enfant qui renonce à la succession n’est compris dans le nombre d’enfants laissés par le défunt que s’il est représenté ou s’il est tenu au rapport d’une libéralité en application des dispositions de l’article 845.

Lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci.

NOTA :

Conformément au II de l’article 24 de la loi no 2021-1109 du 24 août 2021, ces dispositions entrent en vigueur le premier jour du troisième mois suivant la publication de ladite loi et s’appliquent aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, y compris si des libéralités ont été consenties par le défunt avant cette entrée en vigueur. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1

40. Les requérants soutiennent que les décisions internes, en les privant de la possibilité de faire reconnaître leurs droits dans la succession de leur père et en l’absence de toute indemnisation, a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens, au mépris de l’article 1 du Protocole no 1, aux termes duquel :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

41. Le Gouvernement soutient que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae dans la mesure où les requérants ne disposaient ni d’un droit de propriété sur des biens successoraux, ni d’une « espérance légitime » de l’obtenir. Le Gouvernement rappelle qu’il ne peut y avoir d’espérance légitime au sens de la jurisprudence de la Cour lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions internes. Or le Gouvernement considère qu’il existait en l’espèce un conflit de lois à trancher au regard du droit interne et du droit international privé.

b) Les requérants

42. Les requérants considèrent au contraire que les droits successoraux sont automatiquement acquis dès le jour du décès en vertu de la loi applicable à la date des faits, même dans le cas où le partage successoral n’a pas encore été réalisé. Ils considèrent qu’ils pouvaient légitimement croire que, dans l’hypothèse où la loi française devait être écartée, ils bénéficieraient a minima du droit de prélèvement compensatoire sur les biens situés en France. Ils précisent que leur « espérance légitime » reposait tout d’abord sur le cadre juridique interne en vigueur au moment de l’introduction de leur action en justice, les quatre conditions légales objectives pour obtenir leur droit de prélèvement compensatoire étant remplies, ensuite, sur les deux ordonnances du juge des référés des 4 février et 5 juillet 2010 ayant accueilli leur demande en ordonnant la mise sous séquestre des redevances SACEM et des parts détenues par le défunt dans la SCI FMAAJ, et, enfin, sur l’ancrage du droit de prélèvement compensatoire dans l’ordre juridique français, à tel point qu’il a conduit le législateur à le rétablir en 2021 après l’avoir purgé de son inconstitutionnalité. Ainsi, les requérants considèrent qu’ils étaient bien titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 ou, à tout le moins, d’une « espérance légitime » de l’obtenir.

2. Analyse de la Cour

43. Si, dans Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 31, série A no 31), la Cour a estimé que l’article 1 du Protocole no 1, qui se borne à consacrer le droit de chacun au respect de « ses » biens, ne vaut que pour des biens actuels et ne garantit pas le droit d’en acquérir par voie de succession ab intestat ou de libéralités, elle a également rappelé dans Fabris c. France ([GC], no 16574/08, § 50, CEDH 2013 (extraits)) et dans N.M. et autres c. France (no 66328/14, §§ 41 et 42, 3 février 2022) que la notion de bien peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une valeur patrimoniale relevant du champ de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, résultant par exemple d’une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion « d’espérance légitime » (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 35 et 48 à 52, CEDH 2004-IX).

44. Par exemple, dans les affaires Mazurek c. France (no 34406/97, § 42, CEDH 2000-II) et Merger et Cros c. France (no 68864/01, § 32, 22 décembre 2004), la Cour a jugé que dans la mesure où les parents des requérants étaient décédés au moment des faits, ils avaient automatiquement acquis, en vertu des dispositions du code civil français, des droits héréditaires sur la succession.

45. En l’espèce, la Cour note que le père des requérants a choisi de son vivant de régler sa succession non en vertu du droit français mais du droit californien en constituant, alors qu’il résidait en Californie depuis 1984, un trust, excluant les requérants de tout droit successoral sur son patrimoine et alors même que selon le droit commun français, ils étaient, en tant qu’enfants, héritiers réservataires (voir paragraphe 28 ci-dessus). Dès lors, les requérants, avant de se voir reconnaître une part dans la succession de leur père, devaient, en cas d’application de la loi californienne, obtenir la reconnaissance d’un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France, par exception à l’application normale d’une règle de conflit de lois.

46. À cet égard, la Cour constate que la succession, bien qu’ouverte « virtuellement » depuis le 29 mars 2009, date du décès de M. Maurice Jarre, n’avait pas été réglée en France, que ce soit à l’amiable chez un notaire ou à l’issue d’une procédure juridictionnelle, avant que l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ne fut abrogé, et que l’article 912 du code civil précise que la réserve héréditaire est assurée « [si les héritiers réservataires] sont appelés à la succession » (voir paragraphe 29 ci-dessus). Or, en l’espèce, les requérants n’ont pas été appelés à la succession de leur père. Le droit de prélèvement compensatoire ne s’appliquant qu’au moment de la réalisation du partage, la créance des requérants sur la succession n’aurait été définitivement acquise qu’à l’issue des opérations de liquidation et de partage. Ainsi que l’ont rappelé les juges des référés des TGI de Nanterre et Paris (voir paragraphes 13 et 14 ci-dessus), les mesures conservatoires ont été adoptées sans préjudice du partage définitif de la succession. En conséquence, les requérants ne disposaient pas d’un bien actuel, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir paragraphe 43 ci-dessus).

47. Il reste à déterminer s’ils pouvaient prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir le prélèvement de leur part réservataire sur la masse successorale située en France en application du mécanisme dérogatoire du droit de prélèvement compensatoire (voir, mutatis mutandis, Pellegrin c. France (comité), no 74946/14, §§ 24 et 25, 20 novembre 2018).

48. À cet égard, la Cour considère que les requérants, dans la mesure où ils remplissaient les conditions préalables pour bénéficier du droit de prélèvement compensatoire dans le cadre d’un partage successoral (voir paragraphe 21 ci‑dessus) au moment aussi bien du décès de leur père (29 mars 2009) que de l’introduction de leur action en justice (15 mars 2010) pouvaient légitimement espérer obtenir une part dans la succession (voir, a contrario, Wysowska c. Pologne (déc.), no 12792/13 §§ 51 et 52, 23 janvier 2018). En effet, même en cas d’application de la loi californienne, la réserve héréditaire des requérants pouvait à cette époque a priori être protégée par le biais du droit de prélèvement compensatoire, garanti par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, disposition encore en vigueur aussi bien au moment du décès de leur père qu’au moment de l’introduction de l’instance. Or, pour caractériser l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, s’agissant de la date du fait générateur de la créance, dans l’affaire Pellegrin (précitée, § 27), relative au droit successoral et dans laquelle il existait une controverse sur l’interprétation et l’application du droit interne, la Cour s’est placée pour son analyse au jour de l’introduction d’instance.

49. La Cour conclut que les requérants, dont il n’est pas contesté qu’ils réunissaient les quatre conditions permettant de bénéficier du droit de prélèvement compensatoire en vigueur à cette époque (voir paragraphe 21 ci‑dessus), pouvaient nourrir une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce. En conséquence, elle rejette l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

51. Les requérants précisent qu’ils ne revendiquent aucun droit au maintien du droit de prélèvement compensatoire mais qu’ils critiquent l’effet immédiat et sans réserve, ni dispositions transitoires, de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel et l’application de cette décision à la succession de leur père ouverte le 29 mars 2009 et pour le règlement de laquelle ils ont introduit une action en partage au mois de mars 2010. Pour eux, l’effet abrogatif immédiat et sans réserve n’était pas nécessaire pour atteindre le but recherché de protection du principe d’égalité devant la loi des justiciables. Ils estiment que le recours à la réserve d’interprétation ou à d’autres mécanismes juridiques de modulation des effets de la déclaration d’inconstitutionnalité admis par le juge constitutionnel aurait permis de neutraliser l’inconstitutionnalité du droit de prélèvement compensatoire, tout en préservant les droits successoraux des requérants et précisent que la succession en litige ne faisait intervenir aucun héritier étranger venant également à la succession d’après la loi française et non privilégié par la loi étrangère, de sorte que l’application du droit de prélèvement compensatoire au litige des requérants ne portait atteinte à aucun autre droit protégé par la Convention. Ils avancent que la seule circonstance tirée de ce qu’ils ont pu faire valoir leurs arguments devant les juridictions internes ne permet pas de justifier du caractère proportionné de l’ingérence dans leur droit de propriété.

52. Ils ajoutent que le Gouvernement n’invoque aucune circonstance exceptionnelle susceptible de justifier l’absence totale d’indemnisation des requérants en lien avec la valeur des biens dont ils ont été privés, qui se justifie d’autant moins que le droit de prélèvement compensatoire a été réintroduit en droit français en 2021. Ils dénoncent un vide juridique créé par la déclaration d’inconstitutionnalité jusqu’à l’intervention des nouvelles dispositions de l’article 913 du code civil, dont ils ne peuvent pas bénéficier. Pour les requérants, la disparition temporaire du droit de prélèvement compensatoire a entraîné une rupture d’égalité devant la loi des enfants se trouvant dans une même situation successorale.

b) Le Gouvernement

53. Le Gouvernement soutient que si la Cour décidait de reconnaître l’existence d’un droit de propriété au profit des requérants sur la succession de leur père, l’abrogation du droit de prélèvement compensatoire n’emporterait pas violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans la mesure où, s’agissant de la question de l’utilité publique de la privation de propriété, cette abrogation tendait à l’éviction d’une norme discriminatoire de l’ordre juridique interne. Le caractère essentiel et impérieux du principe d’égalité devant la loi justifiait selon le Gouvernement une application immédiate de la décision d’abrogation aux successions non encore liquidées. Ensuite, sur la légalité de l’ingérence, le Gouvernement ajoute que les décisions du Conseil constitutionnel et des juridictions internes reposaient sur de solides bases légales, en l’occurrence la Constitution. Il ajoute que les juridictions internes n’ont fait qu’appliquer le droit pertinent en vigueur au moment où elles se sont prononcées. Enfin, sur la proportionnalité, le Gouvernement estime que les décisions des juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

54. Le Gouvernement ajoute que le prélèvement compensatoire prévu par le nouvel alinéa 3 de l’article 913 peut être appliqué directement par les notaires depuis le 1er novembre 2021 dès lors que les conditions fixées par la loi sont réunies. Pour le Gouvernement, cet alinéa ne saurait être comparé à l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, déclaré inconstitutionnel en 2011, en ce qu’il n’introduit aucune discrimination entre les héritiers. Il précise que la modification législative de 2021 n’est pas d’application rétroactive et ne remet donc pas en cause les décisions de la Cour de cassation dans les procédures relatives à la situation des requérants, celles-ci ayant été rendues en vertu du droit en vigueur en 2017.

2. Analyse de la Cour

55. La Cour relève d’emblée que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 vise l’effet immédiat conféré à l’abrogation de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 par le Conseil constitutionnel le 5 août 2011. La Cour considère que l’exclusion de l’application au litige par les juridictions internes de cette disposition en raison de son abrogation par le Conseil constitutionnel a constitué une ingérence dans l’exercice du droit que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur à l’époque de l’introduction de leur action en justice et, partant, de leur droit au respect de leurs « biens » (voir, mutatis mutandis, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 109, 13 décembre 2016). Cette ingérence ne constitue ni une expropriation ni une réglementation de l’usage des biens, mais relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour doit dès lors rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69 et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, §§ 68 et 69, série A no 301-B).

56. En vertu du deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, toute ingérence de ce type doit être justifiée au regard des principes de « légalité », d’« intérêt général » et de « proportionnalité » contenus dans l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Valverde Digon c. Espagne, no 22386/19, § 66, 26 janvier 2023). La Cour précise que la légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition (voir N.M. et autres, précité, § 59).

57. L’abrogation d’une disposition anticonstitutionnelle étant prévue par l’article 62 de la Constitution (voir paragraphe 25 ci-dessus), il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1. La condition de légalité de l’ingérence est donc remplie.

58. En outre, une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt public (ou général) légitime. Or, la Cour, qui rappelle qu’il s’agit d’analyser les conséquences de l’abrogation d’une disposition législative qui conférait de manière dérogatoire un avantage aux héritiers français lésés dans une succession internationale, considère, à l’instar des juridictions internes, que cette abrogation procédait d’un motif d’intérêt général en ce qu’elle tendait à l’éviction d’une norme discriminatoire (voir paragraphes 17 18, 19 et 27 ci‑dessus). Elle ajoute que le caractère essentiel et impérieux du principe d’égalité devant la loi pouvait justifier une application immédiate de la décision d’abrogation aux successions, qui ne valait que pour les successions non encore liquidées sans « porter atteinte aux droits reconnus antérieurement à cette publication, dans des situations régulièrement acquises et constituées » (voir paragraphe 17 ci-dessus).

59. L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 69-74, série A no 52, Béláné Nagy, précité, § 116). La Cour rappelle que la recherche d’un « juste équilibre » se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, indépendamment des alinéas en jeu dans chaque affaire ; il doit toujours exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des mesures en cause que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de l’ingérence dénoncée et la vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, §§ 67 et 68, 16 novembre 2010) en gardant à l’esprit qu’elle doit protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 100, CEDH 1999-III), en allant au-delà des apparences pour rechercher la réalité de la situation litigieuse (Valverde Digon, précité, § 76).

60. Afin de déterminer si les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence et si la mesure litigieuse n’a pas fait peser sur les requérants une charge disproportionnée, la Cour va s’attacher à déterminer si l’absence de modulation dans le temps des effets de la décision du Conseil constitutionnel pour les litiges en cours, ayant eu pour conséquence le rejet des prétentions des requérants par les juridictions internes dans le litige alors pendant, était justifiée.

61. La Cour rappelle tout d’abord qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué (Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I) et que le fait qu’un litige entre particuliers soit tranché par un tribunal sur la base du droit en vigueur n’engage pas, en lui-même, la responsabilité de l’État sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, si aucun indice d’arbitraire n’a été relevé (voir, entre autres, Vasilev c. Bulgarie (déc.), no 47063/99, 10 mars 2005).

62. La Cour souligne également que le Conseil constitutionnel dispose d’une marge d’appréciation pour la modulation des effets dans le temps de ses décisions, notamment pour les procédures juridictionnelles en cours, dans le but de garantir la sécurité juridique. Bien que ses décisions portent sur un enjeu d’intérêt général, à savoir la constitutionnalité de l’ordre juridique interne, la Cour observe qu’elles procèdent également de la confrontation d’intérêts individuels appelant à une solution concrète. Dans la présente espèce, il va de soi que la reconnaissance par le jeu de l’application de mesures transitoires des intérêts patrimoniaux des requérants dans la succession de leur père aurait affecté inévitablement de manière négative la bénéficiaire, à ce jour, exclusive du trust, Mme Fui Fong Khong. La Cour précise que les juridictions internes saisies du litige n’avaient d’autre choix que d’exclure l’application de la disposition préalablement déclarée inconstitutionnelle par une décision du Conseil constitutionnel obligatoire et, par principe, d’application immédiate aux litiges pendants, étant rappelé que le pouvoir de modulation dans le temps représente l’exception (voir paragraphes 25 et 26 ci-dessus).

63. La Cour observe qu’après être parvenues à la conclusion, en application des règles de conflit de lois en matière de droit international privé, que la loi californienne devait s’appliquer, les juridictions internes ont, d’une part, exclu l’application de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 en tant que règle matérielle dérogeant à la loi étrangère désignée par la règle de conflit de lois, respectant ainsi l’effet obligatoire des décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l’article 62 de la Constitution (voir paragraphes 25 et 26 ci-dessus) dans la mesure où les requérants n’avaient pas obtenu la reconnaissance d’un droit acquis antérieurement à l’abrogation de cette disposition, et, d’autre part, décidé que la réserve héréditaire existant dans le système français ne revêtait pas de valeur universelle au point de déclencher l’exception d’ordre public international français. Ce faisant, les juges internes n’ont fait qu’appliquer le droit en vigueur au moment de leur examen, sans qu’aucun arbitraire ne ressorte de leurs décisions.

64. La Cour ne voit donc aucune de raison de se départir du raisonnement des juridictions internes dans la mesure, d’une part, où elle n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros, précité, § 47), même si elle a admis « la place attribuée à la réserve héréditaire dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants » (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 26, CEDH 2004-VIII) et, où, d’autre part, en l’espèce, elles ont vérifié que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin avant d’exclure l’exception d’ordre public international (voir paragraphes 17, 18 et 19 ci‑dessus).

65. La Cour note que les juridictions internes ont ainsi respecté la liberté testamentaire du défunt, qui traduisait une démarche « continue et bien définie » de faire bénéficier son conjoint survivant de l’intégralité de ses biens, en relevant l’absence d’intention frauduleuse dans sa démarche et en observant que la validité du trust selon le droit californien n’était pas contestée et devait donc être admise (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

66. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère qu’en présence d’intérêts privés concurrents, l’application immédiate de la décision du Conseil constitutionnel ayant conduit au rejet de la demande des requérants n’a pas revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus.

67. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

68. Les requérants se plaignent de l’application par les juridictions internes de la décision d’abrogation du droit de prélèvement compensatoire par le Conseil constitutionnel, qui aurait porté atteinte à leur droit à un procès équitable. Ils invoquent l’article 6 § 1, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1. Sur la recevabilité
1. Sur la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

a) Thèses des parties

69. Le Gouvernement avance que le grief formulé par les requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention dans la mesure où, en matière civile, l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention est d’abord subordonnée à l’existence d’une contestation réelle et sérieuse portant sur un droit que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Or, le Gouvernement considère que le droit matériel qu’ils invoquent, à savoir le droit de prélèvement compensatoire, n’avait pas de base légale au moment où le TGI de Paris a statué sur leur demande.

70. Les requérants rappellent quant à eux qu’à la date de l’introduction de leur action en justice devant le TGI de Paris par actes des 15, 18 et 22 mars 2010, l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 consacrant le droit de prélèvement compensatoire était en vigueur dans l’ordre juridique interne depuis 1819 et faisait l’objet d’une application constante par la Cour de cassation depuis 1868 (voir paragraphes 29 et suivants ci-dessus). En conséquence, les requérants considèrent qu’ils justifiaient d’un droit matériel reconnu en droit interne au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils ajoutent que la circonstance que ce droit ait été abrogé en cours d’instance ne remet pas en cause rétroactivement son caractère défendable et ce, d’autant plus qu’une telle abrogation constitue l’objet même du grief porté devant la Cour.

b) Analyse de la Cour

71. La Cour rappelle que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1. Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (voir Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 257, 15 mars 2022).

72. Pour trancher la question de savoir si le droit revendiqué par les requérants avait une base légale, la Cour doit seulement déterminer si la thèse qu’ils avancent sur ce point présente un degré suffisant de sérieux, et non s’ils auraient obtenu gain de cause dans l’hypothèse où ils auraient eu droit à un procès équitable (voir, mutatis mutandis, Grzęda, précité, § 268, 15 mars 2022).

73. En l’espèce, la Cour note qu’à l’époque du décès du père des requérants (29 mars 2009) et de l’introduction de leur action en justice (15 mars 2010), le droit en vigueur leur ouvrait la possibilité, en cas d’application d’une loi successorale étrangère les excluant de la succession, qu’en tant que Français, ils puissent prélever sur la masse successorale située en France une part équivalent à leur réserve héréditaire. Il existait donc un droit, à faire reconnaître en justice en cas de conflit entre les héritiers, comme en l’espèce, et les requérants remplissaient a priori les quatre conditions imposées par la loi pour en bénéficier (voir paragraphe 21 ci-dessus). Ainsi que l’a relevé le juge des référés du TGI de Paris dans son ordonnance du 5 juillet 2010, les prétentions des demandeurs n’étaient pas manifestement vouées à l’échec (voir paragraphe 14 ci-dessus).

74. En conséquence, à la lumière du cadre législatif en vigueur à cette époque, la Cour considère que les requérants pouvaient prétendre de manière défendable que le droit français leur garantissait un droit à obtenir une part dans la succession de leur père. Elle note d’ailleurs qu’avant de les débouter, les juridictions ont examiné le bien-fondé de leur demande, de sorte qu’elles ont statué sur le litige. Le fait que l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ait été abrogé le 5 juillet 2011 par décision du Conseil constitutionnel ne peut anéantir, rétroactivement, le caractère défendable du droit que leur garantissaient les règles qui étaient applicables (voir, mutatis mutandis, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 110, 23 juin 2016).

75. En conséquence, la Cour considère qu’en l’espèce, il y avait une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » que les requérants pouvaient prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne. Elle admet également le caractère « civil » du droit en cause, qui ne prête pas à débat entre les parties.

76. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’article 6 § 1 sous son volet civil est applicable en l’espèce. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

2. Sur la question de l’épuisement des voies de recours internes

a) Thèses des parties

77. Le Gouvernement avance que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir invoqué l’article 6 § 1 de la Convention, ne serait-ce qu’en substance, devant les juridictions internes dans la mesure où ils se sont plaints d’une atteinte à l’article 2 du code civil (voir paragraphe 28 ci-dessus). Or, pour le Gouvernement, l’article 2 du code civil ne peut que difficilement être considéré équivalent, en substance, à l’article 6 de la Convention.

78. Les requérants estiment quant à eux avoir soulevé leur grief en substance devant les juridictions internes. Ils considèrent qu’ils ont amené les juridictions françaises à se prononcer sur la problématique de l’application dans le temps de la déclaration d’inconstitutionnalité, relevant d’un enjeu de sécurité juridique et de protection des droits acquis.

b) Analyse de la Cour

79. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes. La finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI). L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi d’autres, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004‑III, et Matalas c. Grèce, no 1864/18, § 25, 25 mars 2021).

80. En l’espèce, s’il est vrai que les requérants n’ont pas invoqué explicitement l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre de leur pourvoi en cassation, la Cour observe que l’un des moyens de cassation qu’ils ont développés dénonçait une atteinte au principe de non-rétroactivité des lois, visant l’article 2 du code civil (voir paragraphe 28 ci-dessus). Ils avançaient que la loi ne dispose que pour l’avenir et qu’elle n’a point d’effet rétroactif, qu’une succession internationale est soumise aux règles de conflit de lois applicables au jour de son ouverture et qu’à supposer que l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ne soit pas une règle de dévolution successorale mais une exception à la règle normale de conflit de lois, elle était tout de même applicable aux successions ouvertes avant son entrée en vigueur.

81. Il apparaît ainsi que, dans le cadre de leur pourvoi en cassation, les requérants ont soulevé en substance la question de la sécurité des rapports juridiques inhérente à la notion de procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour considère donc que le juge interne a été mis en mesure de se prononcer sur le grief soumis à l’examen de la Cour, ce qui répond à la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

82. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

83. Les requérants rappellent qu’ils ne revendiquent aucun droit au maintien du droit de prélèvement mais qu’ils critiquent l’effet immédiat et sans réserve de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel, et l’application de cette décision à la succession de leur père alors qu’elle était déjà ouverte depuis le 29 mars 2009 et faisait l’objet d’une instance en cours introduite depuis le mois de mars 2010. Ils considèrent que l’atteinte à la sécurité juridique et à la confiance légitime des citoyens est caractérisée en l’espèce, dès lors que le droit de prélèvement dont ils ont été privés en cours d’instance a ensuite été rétabli en droit français par la loi du 24 août 2021. Ils estiment qu’ils n’ont fait que subir le vide juridique créé par la déclaration d’inconstitutionnalité, sans pouvoir, à ce jour, bénéficier du rétablissement du droit de prélèvement, qui ne s’applique qu’aux successions ouvertes après la publication de la loi du 24 août 2021. Ils ajoutent que la décision du Conseil constitutionnel ne comportait aucune motivation leur permettant de s’assurer que l’abrogation avec effet immédiat et sans réserve du droit de prélèvement était justifiée par des considérations d’intérêt général et dépourvue d’arbitraire. Ils relèvent également que l’application du droit de prélèvement à leur litige n’aurait entraîné aucune rupture d’égalité et que les juridictions internes auraient pu se livrer à l’appréciation des conséquences concrètes de la déclaration d’inconstitutionnalité dans leur cas particulier.

84. Le Gouvernement avance quant à lui que l’abrogation par le Conseil constitutionnel, sans modulation dans le temps, de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, ne constitue pas une méconnaissance du principe de sécurité juridique dans la mesure où la Cour a affirmé à plusieurs reprises que l’exigence de sécurité juridique ne consacre pas de droit à une jurisprudence acquise. Il ajoute que le contrôle de constitutionnalité est un mécanisme de contrôle normal dans un État démocratique. De plus, le droit de prélèvement était discriminatoire car il visait à favoriser les seuls héritiers réservataires français. Le Gouvernement ajoute qu’au moment où les juridictions internes se sont prononcées, elles n’avaient d’autre choix que d’appliquer la législation pertinente en vigueur, ce qui impliquait de prendre en compte et de respecter la décision d’abrogation du Conseil constitutionnel intervenue en 2011. Enfin, il précise que la nouvelle situation juridique résultant de la décision du Conseil constitutionnel était connue des requérants et prévisible au moment où les juridictions internes ont statué, celle-ci ayant été rendue avant même le jugement de première instance. Les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel ont d’ailleurs pu faire l’objet de débats entre les parties.

2. Analyse de la Cour

a) Principes généraux

85. La Cour a rappelé dans l’arrêt Legrand c. France (no 23228/08, §§ 33 à 38, 26 mai 2011) que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit, à la lumière de laquelle s’interprète le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, est le principe de la sécurité des rapports juridiques. Ce principe implique, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, §§ 92 à 94, 3 novembre 2022).

86. De plus, l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence assurent l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de délais de recours et de prescription (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 33, série A no 253-B, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 37, série A no 333-B, et Brumărescu, précité, § 65).

87. Pour autant, la Cour a également estimé que les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (Unédic c. France, no 20153/04, § 74 18 décembre 2008). Dans cette affaire, elle a ainsi jugé, s’agissant d’un revirement qui concernait l’application d’une règle de fond, qu’aucune entrave n’avait été apportée à l’un des droits garantis par l’article 6 (Unédic, précité, §§ 75 et 78). La Cour rappelle à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration (Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).

88. La Cour précise également que ni l’article 6 § 1 ni une autre disposition de la Convention ne peuvent être interprétés comme faisant peser sur les États contractants une obligation générale à la charge des parlements nationaux de réviser une loi ou une disposition de loi déclarées inconstitutionnelles par le biais d’un mécanisme de contrôle normal dans un Etat démocratique (Dolca et autres c. Roumanie (déc.), no 59282/11, 4 septembre 2012, § 25).

b) Application en l’espèce

89. La Cour relève que c’est à l’issue d’un contrôle a posteriori de la conformité de la loi à la Constitution par un organe judiciaire indépendant, le Conseil constitutionnel, par le biais d’une QPC, que la disposition qui constituait le fondement légal de la demande en justice des requérants a été invalidée. La suppression de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 est donc intervenue à la suite d’un mécanisme de contrôle « normal » dans un État démocratique, et non pas à la suite d’un mécanisme extraordinaire ad hoc (voir, mutatis mutandis, Slavov et autres c. Bulgarie (déc.), no 20612/02, § 99, 2 décembre 2008 et Dolca et autres, précité, §§ 20 et 22).

90. La Cour rappelle qu’elle considère qu’au moment de l’abrogation de la disposition litigieuse par le Conseil constitutionnel, le 5 août 2011, la succession était « virtuellement » ouverte depuis le 29 mars 2009, date du décès de M. Maurice Jarre, mais n’était pas réglée (voir paragraphe 46 ci‑dessus). En conséquence, les requérants n’ont pas été appelés à la succession de leur père. Leur situation n’était donc pas définitivement réglée, même si le droit en vigueur à l’époque où ils ont introduit leur action leur était favorable. La Cour considère que si les requérants perçoivent comme une injustice le fait que la disposition litigieuse a été abrogée, donnant ainsi gain de cause à Mme Fui Fong Khong, sentiment inévitablement accentué par le fait qu’un droit de prélèvement compensatoire a été réintroduit sous une nouvelle forme en 2021 sans qu’ils puissent en bénéficier, cette injustice est inhérente à tout changement de solution juridique qui interviendrait à l’issue de l’exercice d’un mécanisme de contrôle normal dans un État démocratique et n’a pas remis en cause des droits qui auraient été définitivement acquis (mutatis mutandis, Unédic, précité, § 75 et Dolca, précité, § 23).

91. En effet, les juridictions internes saisies du litige n’avaient d’autre choix, ainsi que l’avance le Gouvernement (voir paragraphe 84 ci-dessus), que d’exclure l’application de la disposition préalablement déclarée inconstitutionnelle, quel que soit le motif d’inconstitutionnalité constaté. L’impossibilité de donner effet à la disposition légale en vigueur à la date de l’introduction de la demande en justice des requérants était due à une décision du Conseil constitutionnel d’effet obligatoire en vertu de l’article 62 de la Constitution et, par principe, d’application immédiate aux litiges pendants, étant rappelé que le pouvoir de modulation dans le temps par le Conseil constitutionnel représente l’exception (voir paragraphes 25 et 26 ci-dessus), dans la mesure où les requérants n’avaient pas obtenu la reconnaissance d’un droit acquis antérieurement à l’abrogation de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819. Il ne s’agissait donc pas d’une ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire de litiges en cours.

92. Or, la Cour n’aperçoit aucun indice d’arbitraire dans l’application immédiate par les juridictions internes à un litige pendant devant elles et non définitivement réglé, d’une décision du Conseil constitutionnel et de la législation pertinente dans l’état où elle se trouvait au moment où elles ont statué. Elle rappelle que l’interprétation de la législation interne incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux et qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par eux ni de substituer sa propre appréciation à la leur (voir, entre autres, Garcίa Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, Dolca, précité, § 23).

93. Enfin, la Cour note que les requérants n’ont subi aucune entrave à leur droit d’accès à un tribunal, et qu’ils ne pouvaient se prévaloir d’une quelconque certitude quant à la solution qui allait être adoptée au moment où ils ont introduit leur action. Elle ajoute que la nouvelle situation juridique résultant de la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2011 était connue d’eux et prévisible au moment où les juridictions ont statué sur leur demande.

94. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.

G.R.
V.S.

OPINION CONCORDANTE DE LA
JUGE MOUROU-VIKSTRÖM

J’ai voté avec la majorité en prenant acte du choix du Conseil Constitutionnel de ne pas assortir de mesures provisoires sa décision du 5 août 2011. Les requérants, enfants de Maurice JARRE, ont été exclus de leur droit à la réserve sur la partie française de l’héritage de leur père, ce qui est de nature à faire naître chez eux un sentiment d’injustice légitime, sans doute renforcé par le fait que la privation de leurs droits n’a concerné que la période allant du 6 août 2011, date de promulgation de la décision du Conseil constitutionnel jusqu’au 1er novembre 2021, date d’entrée en vigueur de la loi du 21 août 2021 qui a réintroduit la réserve, en l’ayant purgée de son caractère discriminatoire.

Les héritiers se sont vu appliquer le droit en vigueur pendant une parenthèse de seulement dix années, alors que l’institution de la réserve existait depuis près de deux siècles en France et qu’elle a été rétablie dans le droit positif dès 2021.

Tout en constatant le droit souverain du Conseil constitutionnel de ne pas assortir sa décision d’inconstitutionnalité de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 de mesures d’accompagnement, il doit être relevé qu’un changement graduel du droit applicable aurait permis aux requérants de ne pas être exclus du jour au lendemain du droit à prélèvement compensatoire. Cette privation soudaine de droits dont la valeur patrimoniale est certes importante, mais dont la dimension affective et symbolique n’est pas à ignorer, a nécessairement fait naître une incompréhension chez les requérants, d’autant plus :

 qu’aucun cohéritier de nationalité étrangère n’étant susceptible de venir aux droits de la succession JARRE, aucune discrimination n’aurait été à déplorer dans l’hypothèse où le droit à la réserve aurait été maintenu au profit des requérants selon des modalités que le Conseil constitutionnel aurait pu librement définir,

 qu’à la date du 5 août 2011 à laquelle le droit de réserve a été supprimé, les requérants avaient déjà assigné en partage la dernière épouse de leur père et que le Juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Paris avait, quant à lui, ordonné des mesures conservatoires consistant dans le placement sous séquestre des parts détenues par feu Maurice JARRE dans une SCI et dans l’interruption du versement à la dernière épouse de Maurice JARRE des redevances d’auteur de ce dernier. Le Juge des référés a d’ailleurs relevé, sans surprise, que leurs revendications n’étaient manifestement pas vouées à l’échec.

Les tribunaux français étaient donc régulièrement saisis puisque les héritiers avaient pris date en mars 2010 en engageant des actions judiciaires aux fins de percevoir leur droit de prélèvement dont il n’est pas contesté qu’il faisait à l’époque partie intégrante du droit positif.

L’imprévisibilité du changement de norme applicable et les conséquences lourdes et dommageables qui en sont résulté pour les requérants a porté atteinte à la sécurité juridique ou du moins la continuité juridique de la réserve, institution à laquelle le droit français s’est révélé être très attaché.

Il convient enfin de relever qu’il aurait été simple de prévoir un délai ou des étapes progressives d’application de la décision afin de tenir compte des situations en cours, et de préserver les droits des héritiers, ce qui aurait assoupli la brutalité des effets de la décision du 5 août 2011, tout en restant dans le strict respect du principe d’égalité constitutionnelle défendu par la juridiction suprême.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-230875
Date de la décision : 16/04/2013
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation of Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property (Article 1 para. 1 of Protocol No. 1 - Deprivation of property);Just satisfaction reserved

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BRITO CAMACHO J.

Origine de la décision
Date de l'import : 16/02/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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