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10/01/2013 | CEDH | N°001-115857

CEDH | CEDH, AFFAIRE OULAHCENE c. FRANCE, 2013, 001-115857


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE OULAHCENE c. FRANCE

(Requête no 44446/10)

ARRÊT

STRASBOURG

10 janvier 2013

DÉFINITIF

10/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Oulahcene c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Poto

cki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembr...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE OULAHCENE c. FRANCE

(Requête no 44446/10)

ARRÊT

STRASBOURG

10 janvier 2013

DÉFINITIF

10/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Oulahcene c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44446/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ali Oulahcene (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence de motivation de l’arrêt rendu par la cour d’assises d’appel.

4. Le 25 août 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1940 et il est actuellement détenu.

6. Le 19 novembre 2003, le requérant fut mis en examen par un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Lorient pour meurtre. Il fut placé en détention provisoire en exécution d’un mandat de dépôt criminel du même jour.

7. Le 14 octobre 2005, le juge d’instruction ordonna la mise en accusation et le renvoi du requérant devant la cour d’assises du Morbihan.

8. Par un arrêt du 7 juin 2006, la cour d’assises du Morbihan déclara le requérant coupable de meurtre en récidive (pour avoir été condamné définitivement le 16 mars 1982 par la cour d’assises des Pyrénées orientales à une peine de douze ans de réclusion criminelle pour meurtre) et le condamna à la peine de trente ans de réclusion criminelle. Le requérant interjeta appel.

9. Le 10 janvier 2007, la Cour de cassation désigna la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine.

10. Par un arrêt du 17 octobre 2008, cette dernière déclara le requérant coupable de meurtre et le condamna à la peine de trente ans de réclusion criminelle, la période de sûreté étant fixée aux deux tiers de la peine. A l’issue des débats, une seule question avait été posée au jury, qui avait répondu « oui à la majorité de dix voix au moins » :

« L’accusé Ali OULAHCENE est-il coupable d’avoir à Lorient, département du Morbihan, entre le 27 octobre 2003 et le 7 novembre 2003, donné volontairement la mort à [L. L.] ? »

11. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans son mémoire ampliatif, le premier moyen de cassation visait expressément l’article 6 § 1 de la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne, exposant que le fait d’apposer la mention « oui a la majorité de dix voix au moins » pour répondre à la question posée, au demeurant unique, constituait une motivation vague et abstraite ne lui permettant pas de connaître les motifs pour lesquels il est répondu positivement ou négativement à celles-ci.

12. Par un arrêt du 20 janvier 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle jugea qu’était reprise, dans l’arrêt de condamnation, la réponse qu’en leur intime conviction, magistrats et jurés composant la cour d’assises d’appel, statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité qualifiée des deux tiers, avaient donné à la question sur la culpabilité posée conformément au dispositif de la décision de renvoi et soumise à la discussion des parties. Elle estima que, dès lors qu’avaient été assurés l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, l’arrêt de la cour d’assises satisfaisait aux exigences légales et conventionnelles invoquées.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

Voir Agnelet c. France, no 61198/08, §§ 29 à 34, 10 janvier 2013.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

13. Le requérant se plaint d’avoir été privé de son droit à un procès équitable, compte tenu de l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

14. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

15. Après avoir présenté la procédure criminelle, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, estimant que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il considère que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale lui permettaient de contester la formulation des questions en déposant des conclusions écrites et de provoquer un incident contentieux sur lequel la cour d’assises devait statuer par un arrêt incident motivé. Par ailleurs, l’article 352 prévoit que la cour d’assises statue dans les mêmes conditions en cas d’incident contentieux à propos des questions dont le président a donné lecture après clôture des débats. Il rappelle que la Cour a déjà considéré, dans les affaires Hakkar et Verrier c. France (respectivement no 43580/04, 7 avril 2009 et no 1958/06, 20 avril 2010), que l’opposition à des questions spéciales et des incidents sur le déroulement d’une audience de cour d’assises doit donner lieu à l’exercice du recours prévu par l’article 315 du code de procédure pénale avant de la saisir. Par conséquent, si le requérant considère que les questions posées étaient laconiques et insuffisantes, à elles-seules, pour motiver ou expliquer les raisons de sa culpabilité, il aurait dû formuler des contestations ou soulever un incident devant la cour d’assises.

16. Par ailleurs, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour s’agissant du respect du délai de six mois par le requérant pour l’introduction de sa requête.

17. Le requérant considère tout d’abord que l’exception du Gouvernement ne peut être retenue, dès lors que la Cour de cassation elle-même a jugé ce grief recevable. En outre, il relève que les articles 315 et 316 du code de procédure pénale n’instituent pas une voie de recours, et encore moins une voie de recours utile pour se plaindre de l’absence de motivation des arrêts d’assises. On ne saurait exiger d’un accusé de soulever un incident contentieux pour être éclairé sur une culpabilité et une peine qui n’ont pas été prononcées et qui ne sont qu’éventuelles avant le délibéré. Par ailleurs, depuis un arrêt de 1999, la Cour de cassation a toujours censuré les tentatives des cours d’assises de motiver leurs décisions autrement que par l’ensemble des réponses données par le jury aux questions posées (Cass. crim., 15 décembre 1999, 2 arrêts, Bull. crim. nos 307 et 308, puis de manière constante, avec notamment plusieurs arrêts en 2011).

18. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, et Selmouni c. France, [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

19. Néanmoins, les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I, et Selmouni, précité, § 75).

20. En l’espèce, la Cour relève d’emblée qu’il ne fait aucun doute que la requête a été introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.

21. S’agissant de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, elle note tout d’abord que la Cour de cassation a répondu au moyen du requérant tiré de l’absence de motivation, sans lui opposer ni évoquer le défaut de recours aux possibilités offertes par les articles 315 et 316 du code de procédure pénale.

22. Par ailleurs, elle constate que les jurisprudences invoquées par le Gouvernement ne sont pas transposables en l’espèce et que le recours invoqué n’est pas susceptible de redresser le grief soulevé devant elle. En effet, comme le relève d’ailleurs le Gouvernement dans ses observations sur le fond, le requérant « considère que la seule question qui fonde le présent recours est celle de la ‘motivation des décisions des cours d’assises’ ». Le grief du requérant ne concerne donc pas la formulation des questions posées à la cour et au jury, ou encore un incident dans le déroulement des débats, mais le fait que l’arrêt de la cour d’assises, postérieur non seulement à la lecture desdites questions par le président, mais également au délibéré pendant lequel il a été décidé de la culpabilité de l’accusé et de la peine infligée, ne soit pas motivé. Ainsi, la formulation des questions ne constitue pas le cœur du grief en l’espèce : elle ne représente qu’un critère identifié parmi d’autres par la Cour dans sa jurisprudence pour apprécier, dans le cadre de l’examen sur le bien-fondé, le respect de l’article 6 en cas d’absence de motivation de l’arrêt lui-même.

23. Les exceptions soulevées par le Gouvernement doivent donc être rejetées.

24. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

25. Le requérant souligne, à titre liminaire, que le système français a été modifié, après que la Cour eut condamné la Belgique dans l’affaire Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, CEDH 2010-....), par la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui a inséré dans le code de procédure pénale un article 365-1 prévoyant une motivation. A ses yeux, il s’agit d’un aveu implicite d’absence de conformité aux exigences du procès équitable, d’autant plus marqué qu’il intervient après de nombreuses discussions et interrogations doctrinales et jurisprudentielles en France à la suite de l’arrêt Taxquet (précité). Il note en particulier que, contrairement à ce qu’affirme l’agent du Gouvernement, les travaux préparatoires attestent de la volonté de prise en compte de la jurisprudence de la Cour, à l’instar notamment de l’étude d’impact du 11 avril 2011, publiée sur le site internet du Sénat. Cette étude précise que « le projet introduit une motivation obligatoire des arrêts de cours d’assises, afin de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ».

26. Il considère que la motivation des décisions de justice est le seul moyen de vérifier que les exigences du procès équitable ont été effectivement respectées. L’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Taxquet (précitée) constitue le cadre de référence et les précisions apportées par rapport à l’arrêt de la chambre ne changent rien au fait que la France doit être condamnée lorsqu’un accusé n’a pas bénéficié de garanties l’ayant mis à même de comprendre le verdict. Le requérant estime que les différences entre les systèmes belges et français sont mineures : dans les deux cas, l’accusé est mis en accusation aux termes d’une instruction, un acte d’accusation est rédigé, puis lu à l’audience, les questions posées au jury doivent résulter de l’acte d’accusation et respecter certaines formes, des questions sont posées au jury par le président de la cour d’assises à l’issue des débats et la cour doit statuer par un arrêt motivé en cas de contestation des questions.

27. En France, la décision de mise en accusation ne se prononce que sur la suffisance de charge pour renvoyer l’accusé devant une cour d’assises et elle est lue avant les débats au cours desquels les jurés se forgent, ensuite, leur intime conviction. Partant, si cette décision précise les charges qui justifient le renvoi, elle n’explique pas les raisons pour lesquelles le jury a par la suite retenu la culpabilité de l’accusé. La réforme réalisée par la loi du 10 août 2011 précise d’ailleurs que la motivation, annexée à la feuille de questions, consiste justement « dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises » (article 365-1 du code de procédure pénale).

28. Quant à l’existence d’un double degré de juridiction, il indique que le pouvoir d’interjeter appel et l’obligation de motivation sont deux garanties totalement distinctes. La possibilité d’interjeter appel ne permet pas de compenser le risque d’arbitraire et de permettre à l’accusé de comprendre les raisons de sa condamnation. L’exigence de motivation, rappelée dans la jurisprudence de la Cour, permettrait en outre un meilleur contrôle de la légalité des décisions au niveau interne par la Cour de cassation.

29. Le requérant considère par ailleurs qu’un examen in concreto de son affaire permet de constater une méconnaissance des exigences de l’article 6. Tout d’abord, l’ordonnance de mise en accusation ne se prononce que sur les charges, avant les débats : elle ne peut donc ni se prononcer sur la culpabilité et sur la peine, ni contenir aucun élément qui résulterait des débats. Or il n’est pas certain que les jurés ayant assisté aux débats se soient fondés sur les mêmes éléments que les juridictions d’instruction.

30. En l’espèce, le requérant note que l’ordonnance de mise en accusation était peu prolixe, puisqu’elle a simplement considéré qu’il y avait des charges très importantes justifiant son renvoi devant la cour d’assises, malgré ses dénégations, qui auraient été contredites par les témoins, tout en affirmant dans le même temps qu’il ne pouvait donc pas comprendre le verdict de la cour d’assises.

31. Par ailleurs, une seule question a été posée au jury à l’issue du débat. Cette question n’était pas circonstanciée puisqu’elle se bornait à reprendre la définition légale de l’infraction, ajoutant juste la date et le lieu de l’infraction. Sa rédaction vague et générale n’apporte aucune indication sur les circonstances concrètes qui ont pu convaincre le jury de sa culpabilité et lui permettre de comprendre pourquoi il a été condamné. L’ordonnance de renvoi, quant à elle, relève qu’il a toujours nié les faits ; la seule affirmation péremptoire d’une contrariété entre ses déclarations et celles des témoins n’apporte aucune explication à ce titre.

32. De même, l’état de récidive n’explique pas pourquoi il a été condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté des deux tiers.

33. Le requérant relève qu’il ne peut donc comprendre la décision prononcée, puisqu’il a été déclaré coupable et condamné à purger une peine minimale de vingt ans de réclusion criminelle alors que : l’arrêt n’était pas motivé, malgré ses dénégations constantes ; la décision de renvoi devant la cour d’assises ne comportait aucune précision, affirmant même que le mobile du meurtre restait inconnu ; une question unique, rédigée de manière vague et générale, a été posée et n’a reçu pour toute réponse que le mot « oui ».

34. Le Gouvernement estime, à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt de la chambre Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009, que la procédure criminelle suivie en l’espèce répondait aux exigences conventionnelles. Il indique tout d’abord que l’obligation de motiver les décisions de justice, qui ne figure pas dans la Convention, doit être considérée comme l’une des composantes du procès pris dans son ensemble et auquel il faut se référer. Partant, la Cour ne remet pas en cause l’absence de motivation des arrêts de cour d’assises en droit français : ce constat d’une chambre dans la décision Papon c. France du 15 novembre 2001 (no 54210/00, § 26, CEDH 2001-XII) a donc été confirmé par la Grande Chambre dans l’arrêt Taxquet (précité, §§ 90 et 93). La motivation ne constitue pas le seul moyen de comprendre la décision, dès lors que la décision de la cour d’assises sur la culpabilité est le fruit d’un raisonnement que l’intéressé peut comprendre et reconstruire grâce à un ensemble de garanties entourant le déroulement du procès (Taxquet, précité, § 92).

35. Le Gouvernement ajoute que, pour tous les accusés, la lecture est faite non seulement de l’ordonnance de mise en accusation ou de l’arrêt de la chambre de l’instruction, mais également, devant les cours d’assises d’appel, des questions posées à la première cour d’assises, de ses réponses et de sa décision.

36. Il précise que les charges, exposées oralement, sont ensuite discutées contradictoirement. Au cours des débats d’assises, chaque élément de preuve est discuté et l’accusé est assisté d’un avocat, dont le rôle est aussi d’informer et de conseiller ses clients.

37. Le Gouvernement insiste en outre sur le fait que les magistrats et les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions : le dossier de la procédure ne leur étant pas accessible, ils ne se prononcent que sur les éléments contradictoirement débattus. Il relève qu’à la différence du système belge, dans lequel les jurés délibèrent seuls, le système français fait jouer un rôle important aux magistrats professionnels tout au long de la procédure et durant le délibéré.

38. Enfin, le Gouvernement rappelle que, depuis la loi du 15 juin 2000, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie, ce qui faisait défaut dans l’affaire Taxquet (précitée, § 99).

39. S’agissant de la situation spécifique du requérant, le Gouvernement estime que l’ordonnance de mise en accusation, qui détermine la saisine de la Cour et les questions principales sur lesquelles les jurés doivent statuer, est particulièrement motivée : après avoir décrit de façon détaillée les faits reprochés et les investigations, elle expose l’ensemble des charges qui pouvaient être retenues contre le requérant. Il ajoute qu’ont également été lus, outre cette ordonnance, l’arrêt de la cour d’assises de première instance, ainsi que les questions et les réponses du jury. Le requérant, assisté de ses conseils, a notamment pu, au cours des trois jours d’audience, librement se défendre et discuter chacun des éléments de preuve produits. Le Gouvernement estime par ailleurs que les faits, malgré les dénégations de l’intéressé, ne présentaient pas de difficulté particulière, qu’il comparaissait seul et que la question posée au jury était suffisamment précise.

2. Appréciation de la Cour

a. Principes généraux

40. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010 -...).

41. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).

42. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.

43. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008 -..., et ibidem).

44. Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (§ 95).

45. Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96).

46. Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées (§ 98).

b. Application de ces principes au cas d’espèce

47. La Cour constate d’emblée que tous les accusés, à l’instar du requérant, bénéficient d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt de la chambre de l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur intégralité par le greffier au cours des audiences d’assises ; les charges sont exposées oralement puis discutées contradictoirement, chaque élément de preuve étant débattu et l’accusé étant assisté d’un avocat ; les magistrats et les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions, sans disposer du dossier de la procédure ; ils ne se prononcent donc que sur les éléments contradictoirement examinés au cours des débats. Par ailleurs, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie.

48. S’agissant de l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le requérant était le seul accusé.

49. Par ailleurs, l’ordonnance de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’elle intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès, ce dont conviennent les parties. La Cour constate en outre qu’il ressort expressément de cette ordonnance que non seulement le requérant niait les faits, mais que le mobile du meurtre restait inconnu. Concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises.

50. Quant aux questions, elles s’avèrent d’autant plus importantes que le Gouvernement indique lui-même que, pendant le délibéré, les magistrats et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils disposaient également en l’espèce, conformément à l’article 347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance de mise en accusation.

51. La Cour note par ailleurs que l’enjeu était considérable, le requérant ayant été condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle, assortie d’une période de sûreté des deux tiers.

52. En l’espèce, une seule question a été posée au jury. Non circonstanciée, elle se limite à la reprise de la définition légale de l’infraction, de la date et de l’heure des faits et de l’identité de la victime.

53. Partant, la Cour ne peut que constater, en l’espèce, que la question unique, non circonstanciée et laconique, et ce alors même que les faits étaient contestés et le mobile inconnu selon les termes exprès de l’ordonnance de mise en accusation, ne comporte de référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation » (Taxquet, précité, § 96).

54. Certes, le requérant a bénéficié de la possibilité d’interjeter appel du premier arrêt de condamnation criminelle. Cependant, outre le fait que ce dernier n’était pas non plus motivé, l’appel interjeté par le requérant a entraîné la constitution d’une nouvelle cour d’assises, autrement composée, chargée de recommencer l’examen du dossier et d’apprécier à nouveau les éléments de fait et de droit dans le cadre de nouveaux débats. Il s’ensuit que le requérant ne pouvait retirer de la procédure en première instance aucune information pertinente quant aux raisons de sa condamnation en appel par des jurés et des magistrats professionnels différents.

55. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.

56. Enfin, la Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale, un nouvel article 365‑1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions. En cas de condamnation, la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

57. En l’espèce, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

59. Le requérant demande une somme de 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral résultant de la violation du droit à un procès équitable, dès lors qu’il est toujours emprisonné pour un crime qu’il conteste avoir commis et pour des raisons qu’il n’a jamais pu comprendre, faute de toute motivation de sa décision de condamnation.

60. Le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant est exorbitant, la question de l’absence de motivation de l’arrêt de condamnation n’ayant que peu de lien avec celle de sa culpabilité et de la peine prononcée. Il précise en outre que la loi no 2011-939 du 10 août 2011 a instauré le principe de motivation, qui vient s’ajouter aux garanties qui existaient déjà, et que depuis la loi du 15 juin 2000 les accusés ont la possibilité de faire appel. En raison de ces éléments, il estime que le versement d’une somme de 2 000 euros constituerait une réparation adéquate.

61. La Cour estime que le requérant a dû éprouver un préjudice moral certain, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt (paragraphe 62 ci-dessus) ne suffit pas à remédier. Elle rappelle cependant que les autorités nationales ont réformé la législation ayant donné lieu au constat de violation de l’article 6 § 1, par l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 (paragraphe 60 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ayant inséré dans le Code de procédure pénale un titre III relatif au « réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme », le requérant dispose effectivement de la possibilité de demander à ce que sa cause soit réexaminée (voir, mutatis mutandis, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV, et Taxquet, précité, § 107). Par conséquent, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer un montant de 2 000 EUR pour le dommage moral subi.

B. Frais et dépens

62. Le requérant sollicite la somme de 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

63. Le Gouvernement estime qu’il pourrait être fait droit à cette demande.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-115857
Date de la décision : 10/01/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : OULAHCENE
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SPINOSI P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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