La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/11/2012 | CEDH | N°001-114759

CEDH | CEDH, AFFAIRE HRISTOZOV ET AUTRES c. BULGARIE [Extraits], 2012, 001-114759


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HRISTOZOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requêtes nos 47039/11 et 358/12)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

13 novembre 2012

DÉFINITIF

29/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Hristozov et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
Davíd Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,


Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HRISTOZOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requêtes nos 47039/11 et 358/12)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

13 novembre 2012

DÉFINITIF

29/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Hristozov et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
Davíd Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 octobre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 47039/11 et 358/12) dirigées contre la République de Bulgarie et dont dix ressortissants bulgares, M. Zapryan Hristozov, Mme Anna Staykova‑Petermann, Mme Boyanka Tsvetkova Misheva, M. Petar Dimitrov Petrov, Mme Krastinka Marinova Pencheva, Mme Tana Tankova Gavadinova, Mme Blagovesta Veselinova Stoyanova, M. Shefka Syuleymanov Gyuzelev, M. Yordan Borisov Tenekev et M. David Sabbatai Behar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 juillet et le 5 décembre 2011 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et G. Chernicherska, avocats à Plovdiv. Le Gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme N. Nikolova, du ministère de la Justice.

3. Les requérants allèguent, en particulier, que le refus des autorités de les autoriser à utiliser un médicament expérimental qu’ils souhaitaient se voir administrer dans le cadre d’un « usage compassionnel » a porté atteinte à leur droit à la vie, s’analyse en un traitement inhumain et dégradant et a violé leur droit au respect de la vie privée et familiale. Ils se plaignent en outre de ne pas avoir disposé d’un recours effectif à cet égard.

4. Le 31 août 2011, M. Hristozov est décédé. Ses ayants droit, à savoir sa mère et son père – Mme Staykova‑Petermann (deuxième requérante, requête no 358/12) et M. Hristoz Zapryanov Hristozov – ont exprimé l’intention de poursuivre la procédure en son nom. Le 20 décembre 2011, M. Petrov est décédé. Ses ayants droit, à savoir sa veuve et sa fille – Mme Zhivka Stankova Ivanova‑Petrova et Mme Veneta Petrova Dimitrova‑Paunova – ont exprimé l’intention de poursuivre la procédure en son nom. Le 16 décembre 2011, M. Behar est décédé. Ses ayants droit, à savoir sa veuve et ses deux fils – Mme Vera Petrova Behar, M. Leonid David Behar et M. Samson David Behar – ont exprimé l’intention de poursuivre la procédure en son nom. Le 6 mars 2012, Mme Pencheva est décédée. Ses ayants droit, à savoir son veuf et sa fille – M. Yordan Penev Penchev et Mme Vera Yordanova Peykova – ont exprimé l’intention de poursuivre la procédure en son nom.

5. Le 9 février 2012, le président de la quatrième section, à laquelle les affaires avaient été attribuées, a décidé de les traiter en priorité en vertu de l’article 41 du règlement.

6. Le 21 février 2012, la Cour a décidé de joindre les requêtes. Elle les a déclarées en partie irrecevables et a communiqué au Gouvernement les griefs relatifs au refus des autorités d’autoriser les requérants à utiliser les produits médicinaux susmentionnés ainsi que le grief tiré de l’absence alléguée de recours effectif à cet égard. Elle a décidé également d’examiner conjointement la recevabilité et le fond des requêtes (article 29 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Les requérants sont nés respectivement en 1977, 1954, 1948, 1947, 1948, 1973, 1948, 1966, 1935 et 1947, et résident (ou résidaient de leur vivant) respectivement à Plovdiv, Godech, Dobrich, Kazanlak, Plovdiv, Ruse, Samokov et Sofia.

8. Le premier requérant de la requête no 47039/11 et les huit requérants de la requête no 358/12 souffrent ou souffraient de différents types de cancer, en phase terminale. La deuxième requérante de la requête no 47039/11 est la mère du premier requérant. Quatre des requérants ont succombé à leur maladie peu après avoir introduit leur requête (paragraphe 4 ci-dessus).

9. Après avoir essayé toute une série de traitements conventionnels (chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie) ou reçu un avis médical les informant que ces formes de traitement ne marcheraient pas dans leur cas ou n’étaient pas disponibles en Bulgarie, tous prirent contact avec une clinique privée de Sofia, le Centre médical pour la médecine intégrative OOD (Медицински център Интегративна Медицина ООД), où on leur parla d’un produit anticancéreux expérimental (MBVax Coley Fluid) qui était en cours d’élaboration par une entreprise canadienne, MBVax Bioscience Inc. Selon les informations émanant de cette entreprise, le produit en question n’a été autorisé à des fins thérapeutiques dans aucun pays mais il est admis à des fins d’« usage compassionnel » (ce terme et d’autres termes analogues sont définis aux paragraphes 50, 56 et 57 ci-dessous) dans plusieurs pays (Afrique du Sud, Allemagne, Bahamas, Chine, Etats-Unis, Irlande, Israël, Mexique, Paraguay, Royaume-Uni et Suisse). Dans une lettre du 9 janvier 2011 adressée au ministère de la Santé bulgare, l’entreprise déclara que dans le cadre du développement préclinique de son produit, elle était disposée à le fournir gratuitement au Centre médical pour la médecine intégrative OOD afin qu’il l’administre aux patients cancéreux qui ne pouvaient plus bénéficier de traitements conventionnels, en échange d’informations sur les effets bénéfiques et indésirables qu’il aurait sur chacun d’eux. Il apparaît que le Centre médical pour la médecine intégrative OOD a en plusieurs occasions au cours des dernières années sollicité l’autorisation d’importer et d’utiliser le produit en question, mais en vain.

10. Les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si le MBVax Coley Fluid a récemment fait l’objet d’essais cliniques. Les requérants affirment qu’il ressort de données publiées le 18 avril 2012 sur le site web du National Cancer Institute des Etats-Unis et sur un site web géré par la United States National Library of Medicine que le MBV (Mixed Bacteria Vaccine) était à cette date en cours d’essai clinique de phase 1 en Allemagne. Se fondant sur ces données, ils arguënt que le produit répondait aux exigences de l’article 83 § 2 du règlement (CE) no 726/2004 (paragraphe 50 ci-dessous). Le Gouvernement conteste cette affirmation et soutient qu’on ne saurait établir l’existence d’essais cliniques en Allemagne à partir d’éléments trouvés sur des sites web américains.

11. Le Gouvernement ajoute que le MBVax Coley Fluid ne peut être qualifié de médicament au sens des dispositions applicables du droit interne et du droit de l’Union européenne. Les requérants répondent à cela que le fait qu’il n’ait pas été autorisé ne signifie pas qu’il ne s’agit pas d’un médicament au sens de ces dispositions.

12. Les requérants affirment que le MBVax Coley Fluid a été administré avec un certain succès à des patients de cliniques allemandes, américaines, britanniques et irlandaises. Pour étayer leurs dires, ils produisent plusieurs lettres et messages électroniques émanant de différents médecins.

13. Il apparaît que, le 23 juillet 2011, l’un des requérants, M. Petrov, se rendit en Allemagne, où il se procura gratuitement le produit auprès de MBVax Bioscience Inc. ; et que ce produit lui fut administré sept fois. Il retourna peu après en Bulgarie car il ne pouvait plus faire face au coût de son séjour en Allemagne et des honoraires de l’établissement de santé qui lui administrait le traitement.

14. Chacun des requérants, y compris Mme Staykova‑Petermann, agissant au nom de son fils malade, a demandé aux autorités l’autorisation d’utiliser le MBVax Coley Fluid. Dans des lettres du 20 juin, du 15 juillet et des 1er et 31 août 2011, le directeur de l’Agence du médicament (Изпълнителна агенция по лекарствата) – l’autorité chargée de contrôler la qualité, l’innocuité et l’efficacité des médicaments – leur répondit que, le MBVax Coley Fluid étant un produit expérimental non encore autorisé ni même testé cliniquement dans quelque pays que ce fût, le règlement no 2 de 2001 (paragraphes 25 et 26 ci-dessous) ne permettait pas de l’autoriser en Bulgarie. Il ajouta que la loi bulgare ne permettait pas l’utilisation de médicaments non autorisés hors du cadre d’essais cliniques et que, à la différence d’autres pays européens, la Bulgarie ne permettait pas l’usage compassionnel de produits non autorisés. Il souligna à cet égard que le droit de l’Union européenne n’obligeait nullement les Etats membres à appliquer une approche harmonisée dans ce domaine. Dans certaines des lettres, il indiqua également, sans entrer dans le détail, que les informations que les requérants croyaient avoir au sujet du MBVax Coley Fluid étaient erronées.

15. Certains des requérants introduisirent un recours auprès du ministre de la Santé. Dans une lettre du 13 juillet 2011, celui-ci exprima son plein accord avec la position exprimée par l’Agence du médicament.

16. Trois des requérants de la requête no 358/12 introduisirent un recours auprès du Médiateur de la République. Par des lettres du 22 juillet et des 4 et 14 septembre 2011, celui-ci leur répondit que, le MBVax Coley Fluid n’ayant été autorisé dans aucun pays, ils ne pouvaient y avoir accès en Bulgarie que dans le cadre d’un essai clinique.

17. Les requérants n’introduisirent pas de recours en justice.

18. Le 27 octobre 2011, la Direction régionale de la santé de Sofia décida de radier le Centre médical pour la médecine intégrative OOD du registre des établissements de santé, au motif qu’il pratiquait des activités contraires aux normes médicales établies. Le centre OOD contesta cette décision devant le tribunal administratif de Sofia. Une audience eut lieu le 8 décembre 2011. Une deuxième audience fut prévue pour le 24 février 2012, mais reportée au 14 juin, puis au 5 octobre, puis au 12 octobre 2012. L’affaire est toujours pendante devant le tribunal administratif de Sofia.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

19. En ses parties pertinentes, l’article 52 de la Constitution de 1991 est ainsi libellé :

« 1. Les citoyens ont droit à une assurance médicale leur garantissant des soins médicaux abordables, ainsi qu’à des soins médicaux gratuits dans les conditions prévues par la loi (...)

3. L’Etat protège la santé de tous les citoyens (...)

4. Nul ne peut être soumis contre son gré à un traitement médical ou à une mesure sanitaire, sauf dans les cas prévus par la loi.

5. L’Etat exerce un contrôle sur tous les établissements de soins et sur la production et le commerce des médicaments, des substances biologiquement actives et du matériel médical. »

20. Dans une décision du 2 février 2007 (реш. № 2 от 22 февруари 2007 г. по к. д. № 12 от 2006 г., обн., ДВ, бр. 20 от 6 март 2007 г.), la Cour constitutionnelle a dit que, les droits garantis par l’article 52 § 1 de la Constitution étant, à la différence des droits fondamentaux classiques tels que le droit à la vie, le droit à la liberté et à la sécurité, le droit à la vie privée ou le droit à la liberté de pensée et de religion, des droits sociaux, ils ne pouvaient pas être appliqués directement par les tribunaux et ne pouvaient être mis en œuvre que par une action de l’Etat. Elle a ajouté que c’était pour cette raison que la Constitution précisait que les soins médicaux devaient être délivrés dans les conditions prévues par la loi.

B. La loi de 2007 sur les médicaments en médecine humaine et ses règlements d’application

21. Les médicaments en médecine humaine (par opposition à la médecine vétérinaire) sont régis par la loi de 2007 sur les médicaments en médecine humaine (Закон за лекарствените продукти в хуманната медицина), dont l’article 3 § 1, qui reprend l’article 1 § 2 de la directive 2001/83/CE (paragraphe 44 ci-dessous), définit le « médicament de médecine humaine » comme a) toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines, ou b) toute substance ou composition pouvant être administrée à l’homme en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier des fonctions physiologiques chez l’homme par l’exercice d’une action pharmacologique, immunologique ou métabolique. L’article 3 § 2, qui reprend l’article 1 § 3 de la directive, définit la « substance » comme toute matière, dont l’origine peut être humaine (sang humain et produits dérivés du sang humain par exemple), animale (micro-organismes, organes, substances obtenues par extraction, sécrétions animales, toxines, produits dérivés du sang, etc.), végétale (micro-organismes, plantes, parties de plantes, substances obtenues par extraction, sécrétions végétales, etc.), ou chimique (éléments, matières chimiques naturelles et produits chimiques de transformation et de synthèse, etc.).

22. L’article 7 § 1 de la loi pose une règle générale en vertu de laquelle seuls les médicaments qui ont été autorisés, soit en Bulgarie soit dans le cadre de la procédure d’autorisation centralisée de l’Union européenne prévue par le règlement (CE) no 726/2004 (paragraphe 48 ci-dessous), peuvent être produits, importés, mis sur le marché, utilisés à des fins de traitement médical, de prophylaxie ou de diagnostic, ou faire l’objet de publicité.

23. Les articles suivants posent un certain nombre d’exceptions à cette règle. L’article 8 dispose que ne sont pas soumis à autorisation : a) les médicaments préparés en pharmacie conformément à une prescription médicale délivrée à un malade particulier (préparation magistrale), b) les médicaments préparés en pharmacie conformément à une formule inscrite à la pharmacopée (préparation officinale), et c) les médicaments utilisés pour les « thérapies de pointe », préparés pour un malade particulier conformément aux instructions individualisées d’un médecin aux fins d’un usage en établissement de santé sous la responsabilité personnelle du médecin. L’article 10 § 1 permet au ministre de la Santé d’autoriser l’usage d’un médicament non autorisé, sous certaines conditions, aux fins du traitement d’une épidémie ou d’une contamination chimique ou nucléaire, en l’absence de médicament autorisé adapté. L’article 11 § 1 habilite le ministre à autoriser, sous certaines conditions, l’utilisation d’un produit qui n’a pas été autorisé en Bulgarie mais qui a été autorisé dans un autre Etat membre de l’Union européenne.

24. L’article 9 § 1 dispose qu’un patient peut être traité avec un médicament non autorisé si l’hôpital introduit une demande à cet effet. La méthode et les critères applicables en pareil cas sont fixés dans un règlement adopté par le ministre de la Santé.

25. Au moment où les requérants ont demandé à être autorisés à utiliser le MBVax Coley Fluid, ce règlement était le règlement no 2 du 10 janvier 2001 (Наредба № 2 от 10 януари 2001 г. за условията и реда за лечение с неразрешени за употреба в Република България лекарствени продукти), qui remplaçait le règlement no 18 du 28 juin 1995 (Наредба № 18 от 28 юни 1995 г. за условията и реда за лечение с нерегистрирани лекарствени средства). Ces deux règlements avaient été adoptés en vertu de l’article 35 § 3 de la loi de 1995 sur les médicaments et la pharmacie en médecine humaine (Закон за лекарствата и аптеките в хуманната медицина), remplacée depuis par la loi de 2007. Cet article disposait que les médicaments nécessaires pour le traitement de maladies présentant certains symptômes particuliers devaient, lorsque le traitement par des médicaments autorisés s’était révélé infructueux, être dispensés d’autorisation conformément à des critères et méthodes énoncés par le ministre de la Santé.

26. L’article 2 du règlement no 2 disposait que, lorsque le traitement par des médicaments autorisés s’était révélé infructueux, il pouvait être prescrit des médicaments qui n’avaient pas été autorisés en Bulgarie si ces médicaments avaient été autorisés dans d’autres pays et étaient destinés au traitement de maladies rares ou de maladies présentant des symptômes particuliers.

27. L’article 1 du règlement no 18 posait des conditions analogues. Il disposait que les médicaments non enregistrés en Bulgarie ne pouvaient être utilisés que s’ils étaient enregistrés dans d’autres pays et que la maladie qu’ils étaient destinés à traiter ne pouvait pas l’être avec des produits enregistrés en Bulgarie, soit parce qu’il n’existait pas de traitement adapté avec ces produits soit parce que le traitement s’était révélé infructueux.

28. La procédure prévue par le règlement no 2 était la suivante. Un collège de trois médecins nommés par le directeur de l’hôpital (l’un de ces médecins devant être un spécialiste du traitement de la maladie en cause) devait prescrire le produit non autorisé (articles 3 § 1 et 3 § 2). La prescription, qui ne pouvait porter sur une durée de plus de trois mois (article 3 § 4), devait ensuite être approuvée par le directeur de l’hôpital (article 3 § 3), puis envoyée à l’Agence du médicament avec une déclaration du patient (ou de ses père, mère ou tuteur le cas échéant) attestant que l’intéressé acceptait d’être traité avec le produit non autorisé (article 4 § 2). L’Agence du médicament avait dix jours ouvrables pour décider d’accorder ou non l’autorisation de traitement. Si les conditions nécessaires n’étaient pas réunies, elle rendait une décision de refus, qui pouvait pendant sept jours faire l’objet d’un recours devant le ministre de la Santé, lequel avait alors sept jours pour statuer sur le recours (article 5 § 1).

29. Si la nécessité d’utiliser un produit non autorisé aux fins de sauver la vie d’un patient survenait dans un établissement de santé autre qu’un hôpital, le directeur de cet établissement pouvait établir un document indiquant le produit nécessaire et la quantité requise et, après avoir obtenu l’aval de l’Agence du médicament, solliciter l’autorisation du ministre de la Santé. Le ministre pouvait alors prendre une décision d’autorisation précisant le produit, la quantité et les bénéficiaires concernés (article 8 § 1).

30. Le 6 décembre 2011, le règlement no 2 fut remplacé par le règlement no 10 du 17 novembre 2011 (Наредба № 10 от 17 ноември 2011 г. за условията и реда за лечение с неразрешени за употреба в Република България лекарствени продукти, както и за условията и реда за включване, промени, изключване и доставка на лекарствени продукти от списъка по чл. 266а, ал. 2 от Закона за лекарствените продукти в хуманната медицина).

31. En vertu de l’article 1 § 2 du nouveau règlement, ne peuvent être autorisés en Bulgarie que les médicaments qui peuvent être prescrits par un médecin dans un autre pays. En vertu de l’article 2 § 1, il peut être prescrit des médicaments non autorisés destinés à être utilisés par un malade particulier s’ils sont autorisés dans d’autres pays et que le traitement par des médicaments autorisés en Bulgarie est impossible ou a échoué. En vertu de l’article 3 § 1, les hôpitaux peuvent aussi obtenir des médicaments non autorisés si ceux-ci sont fournis dans le cadre de « programmes internationaux ou nationaux » ou par une organisation internationale qui est la seule entité en mesure de se les procurer.

32. La procédure prévue par le règlement no 10 est la suivante. Un collège de trois médecins nommés par le directeur de l’hôpital (l’un de ces médecins devant être un spécialiste du traitement de la maladie en cause) doit prescrire le produit non autorisé (articles 4, 5 § 1 et 6 § 1). La prescription doit être accompagnée d’un document consignant par écrit le consentement éclairé du patient, ou de ses père, mère ou tuteur le cas échéant (articles 5 § 2 et 6 § 4), et elle ne peut porter sur une durée de plus de trois mois (articles 5 § 3 et 6 § 2). Elle doit être approuvée par le directeur de l’hôpital (article 7 § 1). L’Agence du médicament doit ensuite soit accorder l’autorisation soit rendre une décision de refus motivée (article 8 § 1). Elle doit rejeter la demande d’autorisation si la prescription ou le médicament ne répondent pas aux conditions posées par le règlement (article 8 § 2). Les refus de l’agence sont susceptibles de recours et de contrôle juridictionnel (article 8 § 3).

33. Le 21 juillet 2011, le Parlement a ajouté à la loi de 2007 un nouvel article, l’article 266a. Cet article est entré en vigueur le 5 août 2011 et dispose, en son paragraphe 1, que lorsqu’il n’est pas possible de traiter une maladie avec les médicaments disponibles dans le pays, on peut traiter un malade particulier avec un produit qui est autorisé à la fois dans un autre Etat membre de l’Union européenne et en vertu de la loi de 2007, mais qui n’est pas sur le marché en Bulgarie. Le ministre de la Santé doit tenir une liste de ces produits et la mettre à jour chaque année (article 266a § 2). L’exposé des motifs du projet de loi modificatif mentionne la nécessité de permettre aux patients bulgares d’accéder aux médicaments autorisés non disponibles sur le marché bulgare mais disponibles dans d’autres Etats membres de l’Union européenne.

34. Il semble qu’il n’y ait pas de jurisprudence relative à l’un ou l’autre de ces trois règlements successifs (no 18, no 2 et no 10).

C. Le code de procédure administrative de 2006

35. En vertu du code de procédure administrative de 2006, les mesures administratives individuelles peuvent être contestées devant un tribunal par les personnes concernées, pour irrégularité (articles 145 § 1 et 147 § 1). Il n’y a pas d’obligation générale d’épuiser d’abord les voies de recours administratives (article 148).

36. Les textes normatifs, dont les règlements, peuvent aussi être contestés devant la Cour administrative suprême (articles 185 § 1 et 191 § 1), par toute personne physique ou morale dont ils affectent ou pourraient affecter les droits, libertés ou intérêts juridiques (article 186 § 1). La décision de la cour est d’effet erga omnes (article 193 § 2). Lorsqu’un texte normatif est annulé par voie judiciaire, il est réputé abrogé à compter de la date à laquelle la décision correspondante devient définitive (article 195 § 1).

D. La jurisprudence communiquée par le Gouvernement

37. Dans une décision du 11 décembre 2008 (реш. № 13627 от 11 декември 2008 г. по адм. д. № 11799/2008 г., ВАС, петчл. с.), la Cour administrative suprême a annulé un règlement qui imposait aux opérateurs de téléphonie et aux fournisseurs d’accès internet de donner au ministère de l’Intérieur un accès technique « passif » aux données de communications qu’ils conservaient. Elle a jugé que, ne prévoyant aucune condition ou procédure pour l’octroi d’un tel accès, ce règlement permettait une atteinte disproportionnée aux droits protégés par les articles 32 (vie privée) et 34 (correspondance et communications) de la Constitution bulgare de 1991 et par l’article 8 de la Convention européenne, alors qu’il était impératif que toute ingérence de cette sorte soit soumise à des garanties adéquates contre les abus. Elle a ajouté que le règlement était contraire à différentes dispositions de la directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, et modifiant la directive 2002/58/CE.

38. Dans des décisions du 25 mars et du 21 avril 2011 (реш. № 384 от 25 март 2011 г. по адм. д. № 1739/2009 г., БАС; реш. № 701 от 21 април 2011 г. по адм. д. № 660/2011 г., ПАС), le tribunal administratif de Burgas et le tribunal administratif de Plovdiv ont annulé des interdictions de voyage à l’étranger imposées au motif que les intéressés n’avaient pas réglé des dettes reconnues judiciairement. Ils ont jugé que les dispositions du droit bulgare en vertu desquelles ces interdictions avaient été adoptées étaient contraires à l’article 27 de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres. Juste avant cela, le 22 mars 2011, la Cour administrative suprême avait dit, dans une décision interprétative contraignante (тълк. р. № 2 от 22 март 2011 г. по т. д. № 6/2010 г., ВАС, ОСК), que ces interdictions pouvaient être annulées si elles étaient contraires à la directive.

39. Dans une décision du 17 mai 2010 (реш. от 17 май 2010 г. по адм. д. № 206/2010 г., МАС, І с.), le tribunal administratif de Montana a annulé une ordonnance d’expulsion prononcée à l’encontre d’un étranger qui était arrivé en Bulgarie à un très jeune âge et qui y avait vécu avec sa famille pendant plusieurs années. Il a jugé que la mesure d’expulsion était disproportionnée en ce qu’elle ne tenait pas compte de la situation familiale de l’intéressé ni de son niveau d’intégration dans le pays et de son absence correspondante de liens avec le pays où il devait être expulsé. Pour parvenir à cette conclusion, il s’est appuyé non seulement sur les dispositions pertinentes du droit bulgare, mais aussi sur l’article 8 de la Convention, sur l’article 78 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et sur les articles 16, 20 et 21 de la directive 2003/109/CE du Conseil de l’Union européenne du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée.

40. Dans des décisions du 29 juin 2010 et du 9 mars 2012 (опр. № 14 от 29 юни 2010 г. по ч. к. а н. д. № 162/2010 г., ХАС, ІІ к. с.; опр. № 10 от 9 март 2012 г. по к. н. а. х. д. № 117/2012 г., КАС), le tribunal administratif de Haskovo et le tribunal administratif de Kyustendil ont annulé des décisions par lesquelles les juridictions inférieures avaient mis fin à une procédure de contrôle juridictionnel relative à des amendes imposées par les autorités pour des infractions administratives (amendes qui, légalement, n’étaient pas susceptibles de contrôle juridictionnel), en s’appuyant sur l’article 6 § 1 de la Convention et sur les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Öztürk c. Allemagne (21 février 1984, série A no 73) et Lauko c. Slovaquie (2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).

E. Les droits des patients

41. Un patient – c’est-à-dire, en vertu de l’article 84 § 1 de la loi de 2004 sur la santé, toute personne qui a demandé ou qui reçoit un traitement médical – a le droit, notamment, a) au respect de ses droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et religieux, b) à des informations claires et accessibles sur son état de santé et sur les méthodes de traitement éventuelles, c) à la sécurité et à la sûreté du diagnostic et des procédures utilisées pour son traitement, et d) à l’accès à des méthodes modernes de traitement (article 86 §§ 1-1, 1-8, 1-10 et 1-11 de la loi de 2004). L’article 87 § 1 de la loi de 2004 pose une règle générale selon laquelle les procédures médicales ne peuvent être pratiquées qu’avec le consentement éclairé du patient. Pour recueillir ce consentement, le médecin responsable du traitement doit informer le patient a) du diagnostic et de la nature de la maladie, b) du but et de la nature du traitement envisagé, des alternatives raisonnables éventuellement disponibles, des résultats attendus et du pronostic, c) des risques potentiels de l’état diagnostiqué et des méthodes de traitement envisagées, y compris les effets secondaires et les réactions indésirables, la douleur ou les autres difficultés, et d) de la probabilité d’effets positifs et des risques pour la santé d’autres méthodes de traitement ou d’un refus de suivre le traitement proposé (article 88 § 1). Toutes ces informations doivent être données sous un volume et une forme appropriés, afin de garantir la liberté de choix du traitement (article 88 § 2). En cas d’intervention chirurgicale, d’anesthésie générale ou d’autre méthode de traitement comportant un risque accru pour la vie ou la santé du patient, les informations données ainsi que le consentement éclairé de l’intéressé doivent être enregistrés par écrit (article 89 § 1).

F. La réglementation de l’exercice de la médecine

42. La loi de 1999 sur les établissements médicaux régit notamment l’inscription et l’autorisation d’exercer des établissements médicaux. En vertu de son article 39 § 1, les établissements de soins non hospitaliers et les hospices doivent être inscrits auprès de l’inspection de la santé territorialement compétente (article 40 § 1). En vertu de l’article 46 § 1, les hôpitaux, les centres d’oncologie spécialisés et certains autres établissements non concernés dans le cas d’espèce doivent obtenir une autorisation d’exercer. Cette autorisation est délivrée par le ministre de la Santé (article 46 § 2). Les établissements médicaux ne peuvent exercer que s’ils ont été inscrits ou autorisés, selon les cas (article 3 § 3). Leurs activités médicales sont contrôlées par les autorités (article 4 § 3).

43. Les praticiens de la médecine doivent avoir un diplôme approprié (article 183 §§ 1 et 2 de la loi de 2004 sur la santé) et être membres d’une association professionnelle (article 183 § 3).

III. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE PERTINENT

44. Dans l’Union européenne, un médicament ne peut en principe être mis sur le marché que s’il a fait l’objet d’une autorisation, soit dans le cadre de la « procédure d’autorisation centralisée » soit dans le cadre de procédures nationales (il existe des règles détaillées quant aux produits qui doivent ou peuvent être autorisés dans le cadre de la procédure centralisée). La disposition pertinente est l’article 6 § 1 de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, telle que modifiée. Il prévoit ceci :

« Aucun médicament ne peut être mis sur le marché d’un Etat membre sans qu’une autorisation de mise sur le marché n’ait été délivrée par l’autorité compétente de cet Etat membre, conformément à la présente directive, ou qu’une autorisation n’ait été délivrée conformément aux dispositions du règlement (CE) no 726/2004, lues en combinaison avec le règlement (CE) no 1901/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relatif aux médicaments à usage pédiatrique et le règlement (CE) no 1394/2007. »

45. Il existe cependant des exceptions à cette règle. Par exemple, il est possible d’obtenir un médicament non autorisé pour une « utilisation pour un malade particulier », un « usage compassionnel » ou une « utilisation en dehors des indications thérapeutiques ». L’article 5 § 1 de la directive susmentionnée, qui reprend le libellé figurant en 1989 dans la directive 89/341/CEE (abrogée), régit l’« utilisation pour un malade particulier ». Il est ainsi libellé :

« Un Etat membre peut, conformément à la législation en vigueur et en vue de répondre à des besoins spéciaux, exclure des dispositions de la présente directive les médicaments fournis pour répondre à une commande loyale et non sollicitée, élaborés conformément aux spécifications d’un professionnel de santé agréé et destinés à ses malades particuliers sous sa responsabilité personnelle directe. »

46. L’affaire Commission européenne contre République de Pologne (Cour de justice de l’Union européenne, C‑185/10) concernait l’interprétation de ces dispositions. La Pologne estimait que son droit interne respectait la dérogation prévue par l’article 5 § 1 de la directive 2001/83/CE. Dans un arrêt du 29 mars 2012, la Cour de justice a dit qu’en autorisant l’importation et la mise sur le marché de médicaments non autorisés analogues à des produits déjà autorisés sur le territoire national mais moins chers que ceux-ci, l’Etat polonais avait manqué aux obligations que lui faisait l’article 6 de la directive. Relativement à l’interprétation à donner à la dérogation prévue par l’article 5 § 1, elle s’est exprimée ainsi :

« 30. Ainsi qu’il ressort du libellé de cette disposition, la mise en œuvre de la dérogation qu’elle prévoit est subordonnée à la réunion d’un ensemble de conditions cumulatives.

31. Afin d’interpréter cette disposition, il convient de tenir compte de ce que, de manière générale, les dispositions qui ont le caractère de dérogation à un principe doivent, selon une jurisprudence constante, être interprétées de manière stricte (voir notamment, en ce sens, l’arrêt du 18 mars 2010, Erotic Center, C-3/09, Rec. p. I-2361, point 15 et jurisprudence citée).

32. Plus spécifiquement, s’agissant de la dérogation visée à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/83, la Cour a déjà souligné que la possibilité d’importation de médicaments non agréés, prévue par une législation nationale mettant en œuvre la faculté prévue à cette disposition, doit demeurer exceptionnelle afin de préserver l’effet utile de la procédure d’[autorisation de mise sur le marché] (voir, en ce sens, l’arrêt du 8 novembre 2007, Ludwigs-Apotheke, C-143/06, Rec. p. I-9623, points 33 et 35).

33. Ainsi que l’a exposé M. l’avocat général au point 34 de ses conclusions, la faculté, qui découle de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/83, d’exclure l’application des dispositions de celle-ci ne peut donc être exercée qu’en cas de nécessité, en tenant compte des besoins spécifiques des patients. Une interprétation différente serait contraire à l’objectif de sauvegarde de la santé publique, qui est atteint par l’harmonisation des règles relatives aux médicaments, particulièrement celles qui régissent l’[autorisation de mise sur le marché].

34. La notion de « besoins spéciaux », visée à l’article 5, paragraphe 1, de cette directive, se réfère uniquement à des situations individuelles justifiées par des considérations médicales et présuppose que le médicament est nécessaire pour répondre aux besoins des patients.

35. De même, l’exigence que les médicaments soient fournis pour répondre à une « commande loyale et non sollicitée » signifie que le médicament doit avoir été prescrit par le médecin à l’issue d’un examen effectif de ses patients et en se fondant sur des considérations purement thérapeutiques.

36. Il résulte de l’ensemble des conditions énoncées à l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive, lues à la lumière des objectifs essentiels de cette même directive, et notamment celui tenant à la sauvegarde de la santé publique, que la dérogation prévue par cette disposition ne peut concerner que des situations dans lesquelles le médecin estime que l’état de santé de ses patients particuliers requiert l’administration d’un médicament dont il n’existe pas d’équivalent autorisé sur le marché national ou qui se trouve indisponible sur ce marché. »

47. Par ailleurs, l’article 126 bis de la directive permet aux Etats membres d’autoriser la mise sur leur marché de médicaments autorisés dans un autre Etat membre, sous certaines conditions. Le paragraphe 1 de cet article est ainsi libellé :

« En l’absence d’autorisation de mise sur le marché ou de demande en instance pour un médicament autorisé dans un autre Etat membre conformément à la présente directive, un Etat membre peut, pour des raisons de santé publique justifiées, autoriser la mise sur le marché de ce médicament. »

D’autres conditions sont énoncées aux paragraphes 2 et 3.

48. On trouve à l’article 83 du règlement (CE) no 726/2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires pour l’autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments une autre exception à l’interdiction générale que pose l’article 6 § 1 de la directive 2001/83/CE.

49. En ses parties pertinentes, le paragraphe 33 du préambule de ce règlement prévoit ceci :

« Afin de répondre notamment aux attentes légitimes des patients et de tenir compte de l’évolution de plus en plus rapide de la science et des thérapies (...) [d]ans le domaine des médicaments à usage humain, il convient également de mettre en œuvre une approche commune, chaque fois que cela est possible, concernant les critères et les conditions de l’usage compassionnel de nouveaux médicaments prévus par les législations des Etats membres. »

50. L’article 83 du règlement est ainsi libellé :

« 1. Par dérogation à l’article 6 de la directive 2001/83/CE, les Etats membres peuvent rendre disponible en vue d’un usage compassionnel un médicament à usage humain relevant des catégories visées à l’article 3, paragraphes 1 et 2, du présent règlement [médicaments pouvant ou devant être autorisés dans le cadre de la procédure d’autorisation centralisée, visés en annexe au règlement].

2. Aux fins du présent article, on entend par « usage compassionnel » la mise à disposition, pour des raisons compassionnelles, d’un médicament relevant des catégories visées à l’article 3, paragraphes 1 et 2, à un groupe de patients souffrant d’une maladie invalidante, chronique ou grave, ou d’une maladie considérée comme mettant la vie en danger, ces patients ne pouvant pas être traités de manière satisfaisante par un médicament autorisé. Le médicament concerné doit soit avoir fait l’objet d’une demande d’autorisation de mise sur le marché conformément à l’article 6 du présent règlement, soit être en cours d’essais cliniques.

3. Lorsqu’un Etat membre a recours à la possibilité prévue au paragraphe 1, il le notifie à l’Agence.

4. Lorsqu’un usage compassionnel est envisagé, le comité des médicaments à usage humain peut, après avoir consulté le fabricant ou le demandeur, adopter des avis sur les conditions d’utilisation, les conditions de distribution et les patients cibles. Ces avis sont régulièrement mis à jour.

5. Les Etats membres tiennent compte de tous les avis existants.

6. L’Agence tient à jour une liste des avis adoptés conformément au paragraphe 4, qui sont publiés sur son site Internet. L’article 24, paragraphe 1, et l’article 25 s’appliquent mutatis mutandis.

7. Les avis visés au paragraphe 4 ne portent pas atteinte à la responsabilité civile ou pénale du fabricant ou du demandeur de l’autorisation de mise sur le marché.

8. Dans la mesure où un programme a été mis en place à titre d’usage compassionnel, le demandeur veille à ce que les patients qui y participent aient également accès au nouveau médicament pendant la période courant entre la délivrance de l’autorisation et la mise sur le marché.

9. Le présent article est sans préjudice de la directive 2001/20/CE [directive sur les essais cliniques] et de l’article 5 de la directive 2001/83/CE. »

51. En juillet 2007, l’Agence européenne des médicaments a adopté des lignes directrices sur l’usage compassionnel des médicaments prévu par l’article 83 du règlement (CE) no 726/2004 (Guideline on compassionate use of medicinal products, pursuant to Article 83 of Regulation (EC) No. 726/2004, EMEA/27170/2006, en anglais seulement). Ces lignes directrices indiquent que la mise en œuvre de programmes d’usage compassionnel demeure de la compétence des Etats membres ; que l’article 83 vient compléter les législations nationales ; et que l’existence d’une autorisation communautaire pour un médicament est sans préjudice de toute législation nationale relative à l’usage compassionnel. Elles expliquent que l’article 83 vise un objectif triple : il s’agit a) de faciliter et d’améliorer l’accès des patients à des programmes d’usage compassionnels dans l’Union européenne, b) de favoriser l’application d’une approche commune en matière de conditions d’utilisation, de distribution et de prescription de nouveaux médicaments non autorisés aux fins d’un usage compassionnel, et c) d’accroître la transparence entre Etats membres en ce qui concerne la disponibilité des traitements. Enfin, le texte précise que l’article 83 n’est applicable ni aux produits qui ne peuvent faire l’objet de la procédure d’autorisation centralisée ni à l’usage compassionnel au bénéfice d’un malade particulier au sens de l’article 5 de la directive 2001/83/CE (paragraphe 45 ci-dessus).

52. A ce jour, l’Agence européenne des médicaments a rendu deux avis au titre de l’article 83 § 4 du règlement. Le premier, rendu le 20 janvier 2010 pour la Finlande, concernait le produit IV Tamiflu. Le deuxième, rendu le 18 février 2010 pour la Suède, concernait le produit IV Zanamivir.

53. La Commission européenne a publié en vertu de l’article 106 de la directive 2001/83/CE et de l’article 24 du règlement (CEE) no 2309/93 des lignes directrices sur la pharmacovigilance pour les médicaments à usage humain (Volume 9A – Guidelines on pharmacovigilance for medicinal products for human use, en anglais seulement). Ce document indique ceci (traduction du greffe) :

« 5.7. Rapports sur l’usage compassionnel/l’utilisation pour un malade particulier

L’usage compassionnel d’un médicament et son utilisation pour un malade particulier devraient être strictement contrôlés par l’entreprise responsable de la fourniture du médicament et devraient dans l’idéal faire l’objet d’un protocole.

Ce protocole devrait garantir, d’une part, la tenue d’une liste des patients bénéficiaires et la fourniture à ceux-ci d’informations adéquates sur la nature du médicament et, d’autre part, la fourniture tant aux prescripteurs qu’aux patients des informations disponibles sur les propriétés du médicament, afin d’en rendre l’usage aussi sûr que possible. Le prescripteur devrait être encouragé à signaler à l’entreprise et, lorsque les règles nationales l’exigent, à l’autorité compétente, toute réaction indésirable.

Les entreprises devraient contrôler en permanence le rapport bénéfice-risque des médicaments prescrits pour un usage compassionnel ou par un malade particulier (et ce, que le traitement fasse ou non l’objet d’un protocole), et se conformer aux obligations de transmission d’informations aux autorités compétentes. Au minimum, les exigences posées au chapitre I.4 section 1 [Obligations en matière de communication accélérée des informations concernant des risques pour la sécurité individuelle] s’appliquent.

En ce qui concerne l’inclusion dans les rapports de sécurité périodiques des retours d’expérience à l’issue d’un usage compassionnel ou d’une utilisation pour un malade particulier, voir le chapitre I.6 [Obligations en matière de rapports de sécurité périodiques]. »

IV. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE PRATIQUE COMPARÉE

A. Les règles régissant l’accès aux médicaments non autorisés

1. Dans certains Etats contractants

54. En novembre 2010, l’Infrastructure européenne de recherche clinique (European Clinical Research Infrastructures Network, ECRIN) a publié une étude sur les programmes d’« usage compassionnel » menés dans dix pays européens : Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne, France, Irlande, Italie, Suède, Suisse et Royaume-Uni (« Whitfield et al: Compassionate use of interventions: results of a European Clinical Research Infrastructures Network (ECRIN) survey of ten European countries. Trials 2010 11:104. »). Il ressortait de cette étude qu’à une exception près (Hongrie), la législation de tous les pays étudiés prévoyait la mise en place de programmes d’usage compassionnel ou d’accès élargi, mais que ces programmes présentaient plus de différences que de points communs les uns avec les autres. Certains pays n’avaient pas de réglementation officielle et, pour ceux qui avaient adopté des règles, ces règles variaient quant à leur teneur et à leur portée. Par exemple, certains pays n’autorisaient l’« usage compassionnel » qu’au cas par cas (« malade particulier »). La teneur de l’autorisation et les obligations associées variaient également d’un pays à l’autre. L’étude préconisait de rendre la législation de l’Union européenne plus explicite quant aux obligations et restrictions réglementaires et aux responsabilités dans ce domaine.

55. A l’examen de documents plus récents dont dispose la Cour pour vingt‑neuf Etats contractants, il apparaît que vingt‑deux Etats (Allemagne, Autriche, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie et Royaume-Uni) appliquent certaines règles, souvent adoptées très récemment, qui permettent l’accès aux médicaments non autorisés en dehors du cadre des essais cliniques pour certains patients, notamment pour ceux qui souffrent d’une maladie en phase terminale. Il ressort que la question est régie tant par des lois que par des règlements. De plus, dans deux Etats (Suède et Russie), l’accès à ces produits semble possible malgré l’absence de règles spécifiques. Cinq Etats (Albanie, Chypre, Moldova, Monténégro et Ukraine) n’ont apparemment pas mis en place de règles ouvrant expressément l’accès aux médicaments non autorisés hors du cadre des essais cliniques. Cependant, dans deux d’entre eux (Albanie et Ukraine), il semble que le droit interne contienne des dispositions relativement floues qui pourraient être interprétées comme permettant cet accès. Dans le même temps, les pratiques sont différentes d’un Etat à l’autre en ce qui concerne le type d’accès offert et la procédure à suivre. Par exemple, il apparaît que dans quatre Etats (Croatie, Lituanie, Pologne et Roumanie), l’accès aux médicaments non autorisés n’est possible que pour les médicaments qui ont été autorisés dans un autre ordre juridique. Sept Etats semblent n’ouvrir cet accès que pour les malades particuliers, et quinze le font tant pour les malades particuliers que pour des groupes (ou cohortes). Les procédures pour les individus et les procédures pour les groupes sont en général différentes, les conditions d’ouverture de l’accès à un groupe étant alors plus strictes.

2. Dans d’autres Etats

56. Aux Etats-Unis d’Amérique, il a été promulgué en mai 1987 un règlement énonçant les conditions dans lesquelles les nouveaux médicaments prometteurs qui n’ont pas encore fait l’objet d’une autorisation peuvent être mis à la disposition de personnes souffrant d’une maladie grave et mortelle pour laquelle il n’existe pas d’autre produit ou traitement comparable ou satisfaisant. Ce règlement a été révisé et élargi en 2009. Il figure actuellement dans le code des règlements fédéraux, au titre 21, section 312, sous-section I (Expanded Access to Investigational Drugs for Treatment Use, accès élargi aux médicaments expérimentaux à des fins de traitement), dont il constitue les articles 312.300 à 312.320, et il prévoit un programme d’« accès élargi ». Dans le cadre de ce programme, la Food and Drug Administration (FDA) peut, sous certaines conditions, autoriser l’usage d’un « nouveau médicament expérimental » pour les patients souffrant d’« une maladie ou d’un trouble graves mettant leur vie en danger immédiat, [lorsqu’]il n’existe pas d’alternative thérapeutique comparable ou satisfaisante permettant de diagnostiquer, contrôler ou traiter la maladie ou le trouble en question » (article 312.305 a) 1) du code). Pour prendre sa décision, la FDA vérifie que « l’avantage potentiel pour le patient justifie les risques potentiels du traitement », que « ces risques potentiels ne sont pas déraisonnables au regard de la maladie ou du trouble à traiter » et que « [l]a fourniture du médicament expérimental aux fins de l’usage demandé n’aura pas d’incidence sur l’ouverture, la conduite ou l’achèvement d’investigations cliniques susceptibles d’aboutir à l’autorisation de mise sur le marché du produit dans le cadre d’un accès élargi et ne compromettra pas d’une autre façon l’évolution potentielle vers un accès élargi » (article 312.305 a) 2) et 3) du code). Le règlement comprend des dispositions distinctes pour les malades particuliers, notamment en ce qui concerne l’utilisation d’urgence (article 312.310 du code), les populations de patients de taille intermédiaire (article 312.315) et l’utilisation du traitement à grande échelle (article 312.320).

57. Au Canada, les articles C.08.010 et C.08.011 du règlement sur les aliments et drogues prévoient un « programme d’accès spécial » permettant aux praticiens de demander l’accès à des produits qui ne sont pas disponibles à la vente au Canada afin de traiter des patients présentant des pathologies graves ou mortelles dans le cadre d’un usage compassionnel ou d’un traitement d’urgence lorsque les traitements normaux ont échoué, ne conviennent pas ou ne sont pas disponibles.

58. En Australie, la direction des produits thérapeutiques (Therapeutic Goods Administration) du ministère de la Santé et des Personnes âgées (Department of Health and Ageing) gère un « programme d’accès spécial » (special access scheme) qui permet, sous certaines conditions, l’importation ou la fourniture d’un médicament non autorisé pour un patient donné, au cas par cas (article 18 de la loi de 1989 sur les produits thérapeutiques et article 12A du règlement de 1990 sur les produits thérapeutiques).

B. La jurisprudence pertinente

1. Aux Etats-Unis

59. Dans l’affaire United States v. Rutherford, 442 U.S. 544 (1979), la Cour suprême des Etats-Unis a rejeté à l’unanimité un recours introduit par des patients souffrant d’un cancer en phase terminale qui souhaitaient la voir enjoindre aux autorités d’intervenir dans la distribution d’un produit non autorisé. Considérant que le programme légal régissant la délivrance d’autorisations de mise sur le marché des médicaments ne prévoyait pas d’exception implicite pour les médicaments destinés à être utilisés par des malades en phase terminale, elle a dit que les normes de sécurité et d’efficacité posées dans la législation s’appliquaient également à ces médicaments, car on pouvait considérer que le législateur avait eu l’intention de protéger les malades en phase terminale contre des médicaments inefficaces ou dangereux. Elle a précisé que pour ces patients, comme pour tous les autres individus, un médicament était dangereux si le risque qu’il présentait de causer la mort ou un préjudice corporel n’était pas compensé par la possibilité d’un bénéfice thérapeutique. Elle a ajouté qu’en ce qui concernait les malades en phase terminale, les médicaments non autorisés présentaient un risque supplémentaire, à savoir celui que les intéressés renoncent à suivre les thérapies reconnues pour absorber des produits ne présentant aucune propriété curative démontrable, situation dont les conséquences auraient été potentiellement irréversibles. Se fondant sur les expertises dont elle était saisie, elle a noté à cet égard que dans les maladies telles que le cancer, il était souvent impossible de dire autrement qu’a posteriori quel patient se trouvait en phase terminale. Elle a estimé qu’admettre l’argument consistant à dire que les normes légales de sécurité et d’efficacité étaient sans pertinence pour les malades en phase terminale serait revenu à dénier aux autorités tout pouvoir de réglementer l’usage que ce type de patients pouvait faire des médicaments, aussi toxiques ou inefficaces fussent-ils, et ainsi à permettre la mise abusive sur le marché de bien des produits prétendument simples et sans douleur. Enfin, elle a souligné que ces conclusions n’excluaient pas tout recours à des médicaments anticancéreux expérimentaux par des patients dont la thérapie reconnue était inefficace car, pour autant qu’ils aient passé avec succès certains essais pré-cliniques et qu’ils répondent à certains autres critères, les produits destinés seulement à un usage expérimental n’étaient pas soumis à une obligation légale d’autorisation préalable de mise sur le marché.

60. Dans une affaire plus récente, Raich v. Gonzales, la Cour d’appel fédérale pour le neuvième circuit (United States Court of Appeals for the Ninth Circuit) a dit notamment, dans une décision du 14 mars 2007 (500 F.3d 850), que, pour l’heure, la clause de procédure régulière (due process clause) de la Constitution américaine ne garantissait pas le droit d’utiliser de la marijuana à des fins médicales sur les conseils d’un médecin afin de préserver l’intégrité corporelle, d’éviter une douleur intolérable et de protéger la vie, même lorsque tous les autres médicaments et remèdes prescrits avaient échoué.

61. Dans l’affaire Abigail Alliance for Better Access to Developmental Drugs et al. v. von Eschenbach et al., la Cour d’appel fédérale pour le circuit du District de Columbia, siégeant en une formation de trois membres, a dit par deux voix contre une, dans une décision du 2 mai 2006 (445 F.3d 470), qu’en vertu de la clause de procédure régulière de la Constitution américaine, les malades en phase terminale avaient le droit de choisir de prendre ou non un médicament non autorisé s’il se trouvait en phase 2 ou 3 des essais cliniques et que le fabricant était disposé à le fournir. Elle a jugé que ce droit était profondément ancré dans les doctrines traditionnelles de la légitime défense et de la non-assistance à personne en danger, et que la réglementation fédérale sur l’efficacité des médicaments était trop récente et confuse « pour établir que l’Etat [avait] acquis avec le temps la jouissance exclusive de [ce] droit », dont elle a ajouté qu’il était « implicitement englobé dans la notion de liberté constitutionnelle [protégée par la clause de procédure régulière] » (« implicit in the concept of ordered liberty »).

62. Sur recours de la FDA, la même cour a réexaminé l’affaire en formation plénière. Dans une décision du 7 août 2007 (495 F.3d 695), elle a dit, par huit voix contre deux, que les règlements fédéraux relatifs aux médicaments étaient « conformes à [l’]interdiction historique de vente de substances dangereuses », et que le caractère « relativement limité » de l’histoire de la réglementation sur l’efficacité des substances avant 1962, année à partir de laquelle cette réglementation avait pris sa forme moderne aux Etats-Unis, ne créait pas un droit fondamental, parce que le législateur et l’exécutif avaient « toujours répondu aux nouveaux risques présentés par les nouvelles méthodes » et que le législateur avait un « pouvoir établi de poser des règles face aux avancées scientifiques, mathématiques et médicales ». Elle a ajouté que la légitime défense, le droit de la responsabilité découlant de la non-assistance à personne en danger et les affaires d’avortement dans lesquelles la Cour suprême des Etats-Unis avait élaboré la doctrine de l’autorisation d’avorter pour préserver la vie et la santé de la mère ne permettaient nullement de conclure à l’existence d’un droit de se procurer des médicaments expérimentaux, car ces doctrines ne protégeaient que les mesures de sauvegarde de la vie « nécessaires », tandis que les demandeurs souhaitaient « avoir accès à des médicaments qui [étaient] expérimentaux et qui [n’avaient] pas démontré leur innocuité, encore moins leur efficacité (ou leur « nécessité ») pour prolonger la vie ».

63. Le 14 janvier 2008, la Cour suprême des Etats-Unis a refusé (552 U.S. 1159) d’examiner cette affaire.

64. Dans l’affaire Abney et al. v. Amgen, Inc., 443 F.3d 540, les demandeurs avaient participé à l’essai clinique d’un médicament pour le compte du défendeur, qui le fabriquait. Ils souhaitaient obtenir la délivrance d’une injonction ordonnant au défendeur de continuer de leur fournir le médicament alors même que l’essai clinique était terminé. La juridiction de premier degré avait refusé de délivrer pareille injonction. Par une décision du 29 mars 2006, la Cour d’appel fédérale pour le sixième circuit a confirmé cette décision.

2. Au Canada

65. Dans l’affaire Delisle c. Canada (Procureur général), 2006 CF 933, les autorités de santé fédérales canadiennes avaient décidé de restreindre l’accès à un médicament précédemment disponible dans le cadre du programme d’accès spécial (paragraphe 57 ci-dessus). Saisie d’une demande de contrôle juridictionnel de ces décisions, la Cour fédérale du Canada a jugé que les autorités avaient manqué à ménager un juste équilibre, car elles avaient « fait abstraction du facteur humanitaire ou de compassion ». Elle a renvoyé la question aux autorités pour réexamen, en leur enjoignant de procéder à une « pondération entre les objectifs valides de la politique générale et le facteur humanitaire ». Il n’a pas été introduit de recours contre cette décision, et, en 2008, l’affaire a été réglée, les autorités acceptant de suivre les recommandations de la Cour fédérale.

3. Au Royaume-Uni

66. Dans l’affaire B (a minor), R. (on the application of) v. Cambridge Health Authority [1995] EWCA Civ 49 (10 mars 1995), la Court of Appeal a dit que les tribunaux ne pouvaient pas interférer avec une décision dûment motivée des autorités de santé compétentes consistant à ne pas financer une série de traitements expérimentaux pour un enfant atteint d’une maladie en phase terminale. Le Master of the Rolls, Sir Thomas Bingham, a fait deux observations générales. Premièrement, il a dit qu’il fallait attribuer dans l’examen de tous les aspects de l’affaire une importance prépondérante au fait qu’elle concernait la vie d’un jeune patient, car, la société britannique accordant une grande valeur à la vie humaine, toute décision ayant des implications vitales ne pouvait être envisagée qu’avec le plus grand sérieux. Deuxièmement, il a estimé qu’il n’appartenait pas aux juges de trancher le bien-fondé de ce type d’affaires, car, d’une part, ils se seraient grandement écartés de leur domaine de compétences s’ils avaient exprimé des avis sur la probabilité qu’un traitement médical soit efficace ou sur le bien-fondé d’un jugement médical et, d’autre part, la répartition optimale des ressources d’un budget limité au bénéfice d’un nombre maximal de patients imposait de faire des choix difficiles et déchirants qu’il n’appartenait pas à un tribunal d’opérer.

67. Dans l’affaire Simms v. Simms and an NHS Trust [2002] EWHC 2734 (Fam) (11 décembre 2002), les parents de deux adolescents souffrant de la variante de la maladie de Creutzfeldt‑Jakob sollicitaient des juges l’autorisation pour leurs enfants de suivre un traitement expérimental dont la recherche sur les souris avait montré qu’il pouvait freiner l’avancée de la maladie, autrement mortelle. La chambre familiale de la High Court of Justice a fait droit à leur demande, jugeant notamment que l’absence d’autres traitements pour cette maladie incurable signifiait qu’il était raisonnable d’utiliser des traitements expérimentaux qui ne présentaient pas de risque important pour le patient. La présidente de la chambre, Elizabeth Butler‑Sloss, a observé que le traitement n’avait jamais été essayé et que, jusqu’alors, il n’y avait pas eu de validation des travaux expérimentaux réalisés à l’étranger, mais elle a estimé que si l’on avait toujours attendu d’avoir des certitudes solides sur les traitements expérimentaux, aucun traitement innovant tel que la pénicilline ou la transplantation cardiaque n’aurait jamais été tenté. S’appuyant notamment sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne et sur « une très forte présomption en faveur d’une démarche visant à prolonger la vie », et eu égard aux perspectives d’évolution des patients avec et sans le traitement ainsi qu’au fait qu’aucun autre traitement n’était disponible, elle a conclu qu’il était dans l’intérêt des adolescents de suivre ce traitement. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte aussi des souhaits et des sentiments des familles, jugeant qu’il fallait accorder à leur demande de traitement « un poids considérable ».

EN DROIT

(...)

III. SUR LE BIEN-FONDÉ DES GRIEFS TIRÉS DES ARTICLES 2, 3 ET 8 DE LA CONVENTION

95. Invoquant l’article 2 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent que le droit bulgare ne permette pas aux individus souffrant d’une maladie en phase terminale qui ont essayé en vain toutes les méthodes de traitement reconnues d’utiliser à titre exceptionnel des médicaments non autorisés ; et ils allèguent que, en raison de l’absence de règles claires dans ce domaine, les autorités ont répondu à leurs demandes de manière lente et incohérente.

96. Sous l’angle de l’article 3, ils soutiennent qu’en leur refusant l’accès au médicament expérimental qu’ils souhaitaient utiliser, les autorités leur ont fait subir un traitement inhumain et dégradant.

97. Enfin, sur le terrain de l’article 8, ils dénoncent le refus des autorités de les laisser utiliser le produit, estimant qu’il s’agit là d’une ingérence injustifiée dans leur droit au respect de la vie privée et familiale.

98. En leurs parties pertinentes, les articles 2, 3 et 8 de la Convention sont ainsi libellés :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Thèses des parties

1. Sur l’article 2 de la Convention

99. Selon le Gouvernement, le droit bulgare prévoit l’« usage compassionnel » de médicaments non autorisés, mais ces produits comportent des risques graves, qui commandent qu’ils soient soumis à des règles strictes. L’Etat pourrait légitimement refuser la permission d’utiliser un médicament non autorisé : ce faisant, il ne violerait pas le droit à la vie mais le protégerait. Les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention auraient des limites et ne pourraient pas s’étendre au-delà du raisonnable. Les requérants auraient reçu les traitements médicaux conventionnels. Au-delà de cela, il n’y aurait pas d’obligation de les laisser utiliser un produit qui ne serait autorisé dans aucun Etat membre de l’Union européenne et n’aurait fait l’objet d’aucun essai clinique. On ne pourrait imposer à un Etat de rendre disponibles tous les produits possibles, encore moins ceux dont la formule et les origines ne sont pas bien connues et qui n’ont pas été autorisés dans les pays développés disposant de systèmes de santé performants. Le produit en cause ne répondrait pas aux critères requis pour l’autorisation aux fins d’un « usage compassionnel » en vertu de l’article 83 du règlement (CE) no 726/2004. A cet égard, le Gouvernement indique que, si son fabricant respecte ces critères, les autorités pourront envisager d’en autoriser l’usage à l’avenir. En ce sens, les requérants ne seraient pas laissés sans aucun espoir.

100. Les requérants soutiennent que le refus de les laisser utiliser le produit en cause a porté atteinte à leur droit à la vie. Ils comparent leur affaire à de précédentes affaires concernant la question des soins médicaux dans lesquelles la Cour a eu à connaître de griefs tirés de l’article 2 de la Convention. Ils arguënt que, si on la cerne bien, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’Etat a pris les mesures appropriées pour protéger la vie des personnes relevant de sa juridiction, et la réponse est qu’il ne l’a pas fait car les règles régissant l’« usage compassionnel » sont défaillantes, en ce qu’elles ne permettent pas aux autorités de tenir compte de circonstances particulières. Ils allèguent à cet égard qu’en Bulgarie, tous les individus qui, comme eux, souffrent d’un cancer en phase terminale et ne répondent plus aux traitements conventionnels se voient refuser l’accès aux médicaments expérimentaux. Enfin, ils affirment que, dans leur cas, cette situation n’est pas justifiée par un manque de ressources budgétaires, car l’entreprise qui a développé le produit est disposée à le fournir gratuitement, et qu’ils ont bon espoir que le produit en cause puisse les aider, car certains éléments permettraient de penser qu’il a permis d’améliorer l’état de certains patients cancéreux.

2. Sur l’article 3 de la Convention

101. Le Gouvernement appelle l’attention de la Cour sur l’application d’un seuil minimal de gravité aux fins du déclenchement de l’article 3 de la Convention – seuil dont il estime qu’il n’a pas été franchi en l’espèce – et sur l’étendue limitée des obligation positives de l’Etat en vertu de cet article. Il souligne que l’intention des autorités n’était nullement de refuser aux requérants l’accès à des médicaments sûrs. A cet égard, il affirme que le produit expérimental que les intéressés souhaitent utiliser n’a été autorisé dans aucun pays et n’a pas fait l’objet d’essais cliniques, de sorte qu’il n’aurait fait la preuve ni de son innocuité ni de son efficacité. Dès lors, il estime qu’on ne saurait considérer comme un traitement inhumain l’impossibilité faite aux requérants de l’utiliser, mais que, en revanche, son utilisation constituerait une expérimentation médicale susceptible d’emporter violation de l’article 3.

102. Les requérants considèrent pour leur part qu’ils ont été forcés d’attendre la mort en sachant qu’il existait un produit expérimental qui aurait pu améliorer leur santé et prolonger leur vie. Ceux d’entre eux qui sont décédés auraient eu une fin de vie extrêmement douloureuse, qu’ils auraient d’autant plus mal vécue qu’ils savaient que l’utilisation du produit dans d’autres pays avait même dans certains cas permis une rémission complète de la maladie.

3. Sur l’article 8 de la Convention

103. Le Gouvernement soutient que, à supposer qu’il y ait eu ingérence dans les droits des requérants garantis par l’article 8 de la Convention, cette ingérence aurait été légale et nécessaire. Il arguë que les refus qui ont été opposés à leurs demandes d’utilisation du produit expérimental étaient motivés, émanaient d’une autorité indépendante et reposaient sur des dispositions de loi pleinement conformes au droit de l’Union européenne, et qu’on peut donc présumer qu’ils étaient conformes à la Convention. Selon lui, les dispositions légales litigieuses tiennent compte de la nécessité de ménager un équilibre entre l’intérêt public et l’autonomie personnelle et ont pour but de protéger la santé et la vie des personnes concernées en empêchant les abus et les risques liés à l’usage de produits non testés. A cette fin, elles poseraient certaines conditions, auxquelles ne répondrait pas la situation des requérants. Pour autant, ce mécanisme réglementaire ne pourrait pas être qualifié d’interdiction générale de l’« usage compassionnel » de médicaments non autorisés.

104. Les requérants comparent leur affaire aux précédentes affaires dans lesquelles la Cour a eu à connaître de questions semblables soulevées sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Ils soulignent que leur démarche ne consiste pas à dire que cette disposition leur donne le droit de mourir mais au contraire qu’elle leur donne le droit de prolonger leur vie et d’éviter de mourir. Le refus de les laisser accéder à un médicament expérimental qui aurait pu les y aider constitue selon eux une ingérence dans leurs droits garantis par cet article. Le droit à la vie privée comprendrait le droit de faire ses propres choix de vie, même si ceux-ci risquent d’entraîner des conséquences néfastes. En l’espèce, les refus opposés par les autorités auraient été de nature générale et n’auraient pas tenu compte des spécificités de chaque cas. Ils auraient été fondés sur des dispositions inadaptées qui ne permettraient pas une évaluation individualisée et qui ne correspondraient pas à un besoin social impérieux. Ils n’auraient pas eu pour but de protéger la vie des patients en cause, puisque ceux-ci souffraient tous d’une maladie en phase terminale et, sans recours au nouveau médicament, étaient de toute façon condamnés à court terme. A cet égard, il y aurait lieu de garder à l’esprit qu’en accordant l’exception demandée, les autorités auraient simplement donné aux intéressés une chance de prolonger leur vie en suivant un traitement qui aurait pu contribuer à leur éviter la souffrance et la mort, comme il l’aurait fait pour d’autres patients dans d’autres pays et que, ce faisant, elles n’auraient exempté personne d’une éventuelle responsabilité pénale.

B. Appréciation de la Cour

1. La portée de l’affaire

105. Lorsqu’elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d’espèce (voir, parmi d’autres références, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 153, série A no 324, Pham Hoang c. France, 25 septembre 1992, § 33, série A no 243, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 86, 8 juillet 2003, et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 92, CEDH 2011). Il lui faut se borner autant que possible à l’examen du cas concret dont on l’a saisie (voir, par exemple, Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 41, CEDH 2000‑XII, et Sommerfeld, précité, § 86). Elle n’est donc pas appelée en l’espèce à émettre un jugement sur le cadre normatif régissant l’accès aux médicaments non autorisés en Bulgarie, ni à déterminer si le refus d’ouvrir l’accès à certains médicaments est en principe compatible avec les dispositions de la Convention. De plus, elle n’est pas compétente pour exprimer une opinion sur le point de savoir si un traitement médical donné est indiqué dans un cas précis. Enfin, elle n’a pas à déterminer si le produit que les requérants souhaitaient utiliser répond aux exigences du droit européen, notamment à l’exigence qu’il fasse l’objet d’essais cliniques posée à l’article 83 § 2 du règlement (CE) no 726/2004 (paragraphes 10, 45 et 50 ci-dessus). Elle est compétente uniquement pour appliquer la Convention, et elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments (Di Giovine c. Portugal (déc.), no 39912/98, 31 août 1999, Hermida Paz c. Espagne (déc.), no 4160/02, 28 janvier 2003, Somogyi c. Italie, no 67972/01, § 62, CEDH 2004-IV, Calheiros Lopes et autres c. Portugal (déc.), no 69338/01, 3 juin 2004, et Böheim c. Italie (déc.), no 35666/05, 22 mai 2007). En l’espèce, elle doit seulement déterminer si le refus de laisser les requérants accéder au produit en cause était compatible avec leurs droits au regard de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

106. L’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, entre autres références, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002-I, et Wiater c. Pologne (déc.), no 42290/08, § 33, 15 mai 2012). La Cour a déjà dit que l’on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique puissent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, Trzepałko c. Pologne (déc.), no 25124/09, § 23, 13 septembre 2011, et Wiater, décision précitéé, § 34). Elle a dit aussi, relativement à la portée des obligations positives de l’Etat en matière de soins médicaux, qu’une question pouvait se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il était prouvé que les autorités avaient mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles s’étaient engagées à fournir à l’ensemble de la population (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 219, CEDH 2001-IV, Nitecki, précité, Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005-I, Gheorghe c. Roumanie (déc.), no 19215/04, 22 septembre 2005, et Wiater, décision précitée, § 35).

107. En l’espèce, les requérants ne prétendent pas s’être vu refuser des soins médicaux qui seraient par ailleurs disponibles en Bulgarie. Ils ne suggèrent pas non plus que l’Etat devrait financer une forme donnée de traitement conventionnel au motif qu’eux-mêmes ne seraient pas en mesure d’en assumer le coût (voir, a contrario, Nitecki, Pentiacova et autres, Gheorghe et Wiater, décisions précitées). Ils arguënt plutôt que, puisque les traitements conventionnels n’ont pas réussi dans leur cas, le droit interne devrait être organisé de manière à leur permettre, à titre exceptionnel, d’avoir accès à un produit expérimental qui n’a pas encore été testé et que le fabricant se propose de leur fournir gratuitement.

108. Il est vrai que les obligations positives découlant de l’article 2 peuvent inclure la mise en place par l’Etat d’un cadre réglementaire approprié, par exemple de règles imposant aux hôpitaux l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades (Calvelli et Ciglio, précité, § 49) ou encadrant les activités industrielles dangereuses (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 90, CEDH 2004-XII). Cela étant, on ne peut pas dire que la Bulgarie n’ait pas mis en place de règles régissant l’accès aux médicaments non autorisés dans les cas où les formes conventionnelles de traitement médical se révèlent insuffisantes : ces règles existent, et elles ont été mises à jour récemment (paragraphes 23‑32 ci-dessus). Les requérants ne critiquent d’ailleurs pas une absence de règles, mais plutôt la teneur des règles existantes, qu’ils estiment trop restrictives. Or la Cour estime que l’article 2 de la Convention ne saurait être interprété comme exigeant que l’accès à des médicaments non autorisés destinés aux patients en phase terminale soit régi dans un sens précis. Il y a lieu de noter à cet égard que, dans l’Union européenne, cette question demeure de la compétence des Etats membres (paragraphes 45‑51 ci-dessus), et que, au sein du Conseil de l’Europe, les conditions et les modalités de l’accès aux médicaments non autorisés varient d’un Etat contractant à l’autre (paragraphes 54-55 ci-dessus).

109. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

3. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

110. L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cependant, pour tomber sous le coup de cette disposition un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi les références récentes, A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 164, CEDH 2010). Pour déterminer si un traitement est « dégradant », la Cour recherche si le but qu’il poursuivait était d’humilier et de rabaisser l’individu concerné et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de l’intéressé d’une manière incompatible avec l’article 3 (voir, entre autres références, Wainwright c. Royaume-Uni, no 12350/04, § 41, CEDH 2006‑X).

111. Un examen de la jurisprudence de la Cour fait apparaître que l’article 3 a la plupart du temps été appliqué dans des contextes où le risque pour l’individu d’être soumis à l’une quelconque des formes prohibées de traitements procédait d’actes infligés intentionnellement par des agents de l’Etat ou des autorités publiques. Il peut être décrit en termes généraux comme imposant aux Etats une obligation essentiellement négative de s’abstenir d’infliger des lésions graves aux personnes relevant de leur juridiction. Toutefois, compte tenu de l’importance fondamentale de cette disposition, la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de son application dans d’autres situations susceptibles de se présenter (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 50, CEDH 2002-III). Par exemple, la souffrance due à une maladie survenant naturellement peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement dont les autorités peuvent être tenues pour responsables (N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 29, CEDH 2008). Toutefois, le seuil en pareille situation est élevé, étant donné que le préjudice allégué proviendrait non pas d’actes ou d’omissions intentionnels des autorités mais de la maladie elle-même (ibidem, § 43).

112. En l’espèce, les requérants ne se plaignent pas de ne pas avoir reçu les traitements médicaux normalement indiqués. Il apparaît que tous ont bénéficié de ces traitements, mais que ceux-ci se sont malheureusement révélés insuffisants pour traiter leur maladie. Leur situation n’est donc pas comparable à celle de personnes détenues qui se plaignent d’un défaut de soins (voir, par exemple, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 109‑116, CEDH 2001-III, McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/99, §§ 47-58, CEDH 2003-V, et Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, §§ 85-98, 20 janvier 2009), de personnes gravement malades qui ne pourraient bénéficier d’un traitement médical si elles étaient éloignées vers un pays ne disposant pas de moyens médicaux adéquats (N. c. Royaume-Uni, précité, §§ 32-51, avec les références citées) ou de personnes se trouvant dans une situation vulnérable et s’étant vu refuser, du fait de l’incurie des professionnels de la santé, l’accès à des services de diagnostic par ailleurs disponibles auxquels elles avaient droit en vertu de la loi (R.R. c. Pologne, no 27617/04, §§ 148-162, CEDH 2011).

113. Les requérants soutiennent plutôt que le refus des autorités de les laisser accéder à un produit expérimental dont ils estiment qu’il pourrait leur sauver la vie s’analyse en un traitement inhumain et dégradant engageant la responsabilité de l’Etat, celui-ci ayant selon eux manqué à les protéger comme il le devait de la souffrance que cause leur maladie dans ses derniers stades. Comme dans l’affaire Pretty (précitée, § 54), la Cour considère pour sa part que ce grief se fonde sur une interprétation qui confère à la notion de traitements inhumains ou dégradants une portée plus étendue que celle qu’elle a en réalité et que, dès lors, elle ne peut accepter. On ne peut pas dire qu’en refusant aux requérants l’accès à une substance – même susceptible de leur sauver la vie – dont l’innocuité et l’efficacité ne sont pas encore certaines, les autorités aient directement ajouté à leur souffrance physique. Il est vrai que, dans la mesure où il a empêché les requérants d’avoir recours à un produit dont ils croyaient qu’il pourrait améliorer leurs chances de guérison et de survie, le refus des autorités leur a causé une souffrance morale, en particulier compte tenu du fait que le produit en question semble être disponible à titre exceptionnel dans d’autres pays. Pour autant, ce refus n’a pas atteint un seuil de gravité suffisant pour pouvoir être qualifié de traitement inhumain (voir, mutatis mutandis, A, B et C c. Irlande, précité, §§ 163 et 164). La Cour souligne à cet égard que l’article 3 n’impose pas aux Etats contractants d’atténuer les disparités entre les niveaux de soins disponibles d’un pays à l’autre (voir, mutatis mutandis, N. c. Royaume-Uni, précité, § 44). Enfin, le refus litigieux ne peut pas être considéré comme ayant humilié ou rabaissé les requérants.

114. La question de savoir si ce refus a ou non porté indûment atteinte au droit des requérants au respect de leur intégrité physique est un point que la Cour examinera ci-dessous sous l’angle de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 66, CEDH 2007-I, et L. c. Lituanie, no 27527/03, § 47, CEDH 2007-IV).

115. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

4. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

a) Sur l’applicabilité de l’article 8

116. Le grief des requérants porte essentiellement sur le fait que la réglementation a limité leur capacité de choisir, en concertation avec leurs médecins, les traitements qu’ils pourraient suivre en vue de tenter de prolonger leur vie. Ce grief appelle clairement un examen sous l’angle de l’article 8, dont l’interprétation, en ce qui concerne la notion de « vie privée », est sous-tendue par les notions d’autonomie personnelle et de qualité de la vie (Pretty, précité, §§ 61 in fine et 65, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no28957/95, § 90, CEDH 2002-VI). C’est au regard de cette disposition que la Cour et l’ancienne Commission ont le plus souvent examiné la mesure dans laquelle les Etats peuvent recourir à la contrainte pour prémunir des personnes contre les conséquences de leur propre conduite, y compris dans les cas où cette conduite est dangereuse pour leur santé ou pour leur vie (voir, par exemple, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, §§ 35 et 36, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, §§ 78 et 83, 17 février 2005 (participation à des activités sadomasochistes librement consenties), Acmanne et autres c. Belgique, no 10435/83, décision de la Commission du 10 décembre 1984, Décisions et rapports 40, p. 251, Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 82 et 83, 2004‑II, Storck c. Allemagne, no 61603/00, §§ 143 et 144, CEDH 2005-V, Les témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, no 302/02, § 135, 10 juin 2010, et Shopov c. Bulgarie, no 11373/04, § 41, 2 septembre 2010 (imposition d’un traitement médical non consenti), et Pretty, précité, §§ 62-67, et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011 (suicide assisté)).

b) Sur la question de savoir s’il y avait une obligation positive ou s’il y a eu ingérence dans l’exercice d’un droit

117. Les parties ont envisagé l’affaire sous l’angle d’une ingérence dans l’exercice par les requérants des droits garantis par l’article 8. La Cour estime pour sa part qu’il n’est pas aussi évident que ce soit l’approche à adopter. La problématique centrale en l’espèce peut être envisagée soit sous l’angle d’une restriction de la liberté des requérants de choisir leur traitement médical, qui s’analyserait en une ingérence dans leur exercice du droit au respect de la vie privée (comparer, mutatis mutandis, avec Pretty, précité, § 67, A, B et C c. Irlande, précité, § 216, et S.H. et autres c. Autriche, précité, §§ 85-88), soit sous celui d’un manquement allégué de l’Etat à mettre en place un cadre réglementaire approprié garantissant le respect des droits des personnes se trouvant dans la situation des requérants et, ainsi, à son obligation positive de garantir le respect de leur vie privée (comparer, mutatis mutandis, avec Christine Goodwin, § 71, Tysiąc, §§ 107 et 108, Haas, §§ 52 et 53, A, B et C c. Irlande, §§ 244-246, et R.R. c. Pologne, § 188, tous précités). La Cour n’estime pas nécessaire, cependant, de trancher pour l’une ou l’autre approche. Si les limites entre les obligations positives d’une part et négatives d’autre part que l’article 8 impose à l’Etat ne se prêtent pas à une définition précise, les principes applicables aux unes et aux autres sont les mêmes. Dans un cas comme dans l’autre, il faut tenir compte du juste équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité (voir, parmi d’autres références, Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 75, CEDH 2007-I, et Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 70, CEDH 2007-V). La question qui se pose en l’espèce est précisément celle de savoir si pareil équilibre a été ménagé, compte tenu de la marge d’appréciation de l’Etat dans ce domaine.

c) Sur les intérêts en présence et la marge d’appréciation applicable

118. Dans son récent arrêt S.H. et autres c. Autriche (précité, § 94), la Cour a résumé comme suit les principes à appliquer pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’Etat dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8. Il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’Etat est d’ordinaire restreinte. En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large. Elle est généralement étendue lorsque l’Etat doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et des intérêts publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention.

119. La Cour part du principe général que les questions de santé publique relèvent en principe de la marge d’appréciation des autorités internes, qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (Shelley c. Royaume-Uni (déc.), no 23800/06, 4 janvier 2008).

120. Pour en venir aux intérêts en présence, la Cour observe qu’il est indéniable que l’intérêt pour les requérants d’obtenir un traitement médical pouvant atténuer les effets de leur maladie ou contribuer à leur guérison est des plus hauts qui soient. Cela étant, l’analyse ne peut s’arrêter là. S’agissant de médicaments expérimentaux, il est naturel que leur qualité, leur efficacité et leur innocuité soient sujettes à caution. Les requérants ne le nient d’ailleurs pas. Ils arguënt qu’étant donné le pronostic terrible lié à leur état de santé, ils auraient dû être autorisés à assumer les risques accompagnant un produit expérimental susceptible de leur sauver la vie. Formulé en ces termes, leur intérêt est d’une nature différente : il peut être décrit comme la liberté de choisir, en dernier recours et dans le but d’avoir la vie sauve, de suivre un traitement non testé pouvant comporter des risques mais que leurs médecins et eux-mêmes estiment appropriés à leur cas.

121. La Cour admet que, au vu de leur état de santé et du pronostic quant à son évolution, les requérants avaient un intérêt plus fort que d’autres patients à accéder à des traitements expérimentaux dont la qualité, l’innocuité et l’efficacité n’avaient pas encore fait l’objet de tests complets.

122. Il apparaît que l’intérêt public concurrent résidant dans l’encadrement de l’accès à des produits expérimentaux de patients souffrant d’une maladie en phase terminale, tels que les requérants, repose sur trois éléments. Premièrement, il s’agit de les protéger, compte tenu de leur état de vulnérabilité et du fait qu’ils ne disposent pas de données claires sur les risques et les bénéfices potentiels de traitements expérimentaux, contre une démarche qui pourrait se révéler néfaste pour leur santé voire mortelle, et ce bien qu’ils soient en fin de vie (voir, mutatis mutandis, Haas, précité, § 54). La Cour note à cet égard qu’elle a souligné, quoique dans un contexte différent, l’importance du consentement éclairé des patients devant subir une procédure médicale (V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, §§ 107-117 et 152, CEDH 2011, et N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, §§ 76-78 et 96, 12 juin 2012). Deuxièmement, il s’agit de garantir que l’interdiction que pose l’article 7 § 1 de la loi de 2007 sur les médicaments en médecine humaine (paragraphe 22 ci-dessus) de produire, d’importer, de mettre sur le marché ou d’utiliser à des fins de traitement médical, de prophylaxie ou de diagnostic des produits qui n’ont pas obtenu d’autorisation par les voies réglementaires appropriées, ou d’en faire la publicité, ne soit ni diluée ni contournée. Troisièmement, il s’agit de garantir que l’élaboration de nouveaux médicaments ne soit pas compromise, par exemple, par une participation moindre des patients aux essais cliniques. Tous ces intérêts sont liés aux droits garantis par les articles 2, 3 et 8 de la Convention, le premier plus particulièrement, le deuxième et le troisième de manière plus générale. De plus, leur mise en balance avec l’intérêt des requérants fait intervenir de complexes questions d’éthique et d’appréciation des risques, dans un contexte d’évolution rapide de la médecine et de la science.

123. En ce qui concerne la question de l’existence d’un consensus au sein des Etats contractants, la Cour observe que, selon les éléments de droit comparé dont elle dispose, un certain nombre de ces Etats ont prévu dans leur droit interne des exceptions, notamment dans le cas de patients souffrant d’une maladie en phase terminale, à la règle selon laquelle seuls les médicaments autorisés peuvent être utilisés à des fins de traitement médical. Ils ont cependant soumis cette possibilité à des conditions plus ou moins sévères (paragraphes 54‑55 ci-dessus). Sur le fondement de ces éléments et de la manière dont la question est réglementée dans le droit de l’Union européenne (paragraphes 44‑51 ci-dessus), la Cour conclut qu’il existe aujourd’hui au sein des Etats contractants une tendance claire à permettre, dans certaines circonstances exceptionnelles, l’utilisation de médicaments non autorisés. Toutefois, ce consensus qui se dessine ne repose pas sur les principes établis du droit des Etats contractants. Il ne semble pas non plus s’étendre à la manière précise dont cette utilisation devrait être réglementée.

124. Sur la base de ces considérations, la Cour conclut que la marge d’appréciation à laisser à l’Etat défendeur doit être ample, en particulier pour ce qui est des règles précises qu’il pose en vue de parvenir à un équilibre entre des intérêts publics et privés concurrents (voir, mutatis mutandis, Evans, § 82, et S.H. et autres c. Autriche, § 97, précités).

d) Sur la mise en balance des intérêts en présence

125. Les autorités bulgares ont choisi de mettre en balance les intérêts concurrents en permettant aux patients qui ne peuvent pas être traités de manière satisfaisante avec des médicaments autorisés, y compris les patients souffrant d’une maladie en phase terminale comme les requérants, d’obtenir, sous certaines conditions, des médicaments qui n’ont pas été autorisés en Bulgarie, mais seulement s’ils l’ont été dans un autre pays (paragraphes 26 et 31 ci-dessus). Le non-respect de cette condition était apparemment la principale raison des refus opposés par l’Agence du médicament aux demandes des requérants (paragraphe 14 ci-dessus). Dans la recherche d’un équilibre entre le bénéfice thérapeutique potentiel et la prémunition contre les risques médicaux, pareille solution fait pencher la balance de manière déterminante en faveur de la seconde, car les médicaments autorisés dans un autre pays ont vraisemblablement déjà subi des essais complets quant à leur innocuité et à leur efficacité. Elle rend ainsi entièrement inaccessibles les produits qui sont encore en cours d’élaboration, à un stade plus ou moins avancé. Compte tenu de l’ample marge d’appréciation dont jouissent les autorités dans ce domaine, la Cour considère que ce choix normatif n’a pas méconnu l’article 8. Il n’appartient pas au juge international de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer le niveau de risque acceptable en pareilles circonstances ; et la question essentielle qui se pose sur le terrain de l’article 8 n’est pas celle de savoir si les autorités bulgares auraient pu trouver une autre solution, peut-être plus équilibrée, mais si en retenant la solution ici critiquée elles ont outrepassé l’ample marge d’appréciation dont elles jouissaient au titre de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Evans, § 91, et S.H. et autres c. Autriche, § 106, précités). Au vu des considérations exposées ci-dessus, la Cour ne peut conclure que ce soit le cas.

126. L’autre critique que formulent les requérants à l’égard de la réglementation en vigueur est qu’elle n’aurait pas suffisamment permis de tenir compte des circonstances individuelles. La Cour estime que cet élément n’est pas nécessairement incompatible avec l’article 8. Il n’est pas en soi contraire aux exigences de cette disposition que l’Etat adopte une législation régissant des aspects importants de la vie privée sans prévoir de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas (voir, mutatis mutandis, Pretty, §§ 74-76, Evans, § 89, et S.H. et autres c. Autriche, § 110, tous précités).

127. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

(...)

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en anglais et communiqué par écrit le 13 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence EarlyLech Garlicki
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente de la juge Kalaydjieva ;

– opinion dissidente du juge De Gaetano, à laquelle se rallie le juge Vučinić.

L.G.
T.L.E.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE KALAYDJIEVA

La présente affaire soulève d’importantes questions relatives à l’interprétation des buts légitimes poursuivis par la réglementation nationale en matière de santé publique et de services pharmaceutiques et aux limites de cette réglementation au regard de la Convention. A mon grand regret, je ne puis souscrire aux conclusions de mes éminents collègues quant aux principes régissant ce domaine important.

Je ne suis pas convaincue qu’une comparaison entre la situation des requérants et celles qui prévalaient dans les affaires Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, CEDH 2002-III), Evans c. Royaume-Uni ([GC], no 6339/05, CEDH 2007-I) et S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, CEDH 2011) soit appropriée aux fins de l’analyse des circonstances de la présente espèce. Les requérants de ces trois affaires s’efforçaient d’obtenir un plus grand engagement positif des autorités – notamment l’adoption d’une nouvelle législation – afin d’améliorer leur situation privée. Dans leur cas, cet engagement aurait inévitablement risqué d’entrer en conflit avec des droits individuels ou des intérêts publics potentiellement concurrents ou déjà protégés. En revanche, on ne peut pas dire que les requérants de la présente affaire aient demandé l’établissement d’une nouvelle obligation positive pour les autorités au-delà de celles que comporte déjà le rôle normatif de l’Etat. De plus, on peut douter en l’espèce qu’en exerçant ce rôle les pouvoirs publics aient risqué le moins du monde de se heurter au bien-être public ou à d’autres droits ou intérêts, comme semble le penser la majorité (voir ci-dessous).

Il me semble utile de souligner que la situation des requérants n’est pas nécessairement différente de celle de tout autre patient souffrant d’une maladie malheureusement incurable par des produits standard disponibles sur le marché. Alors que la médecine humaine relève depuis des siècles de la responsabilité de médecins qui traitent des malades particuliers, ce n’est que depuis une cinquantaine d’années que les autorités nationales ont entrepris de partager cette responsabilité en adoptant des réglementations plus strictes. A cet égard, la conclusion selon laquelle « il existe aujourd’hui au sein des Etats contractants une tendance claire à permettre, dans certaines circonstances exceptionnelles, l’utilisation de médicaments non autorisés » (paragraphe 123 de l’arrêt) ne semble pas refléter fidèlement l’évolution historique des services médicaux et pharmaceutiques. De plus, la conclusion selon laquelle « [i]l n’est pas en soi contraire aux exigences de [l’article 8] que l’Etat adopte une législation régissant [ces] aspects importants de la vie privée sans prévoir de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas » (paragraphe 126 de l’arrêt) paraît ne pas cadrer avec la démarche récente consistant à garantir un progrès médical sûr : « [d]ans la recherche d’un équilibre entre le bénéfice thérapeutique potentiel et la prémunition contre les risques médicaux », elle « fait pencher la balance de manière déterminante » en faveur du statu quo.

En effet, on ne saurait bien définir les principes régissant le rôle normatif de l’Etat dans le domaine de la médecine humaine en se contentant d’utiliser la notion d’« ample marge d’appréciation » comme une valve de sûreté, sans analyser la portée et les buts de l’obligation positive qu’il a contractée de garantir l’évolution de la médecine dans de bonnes conditions de sécurité ni vérifier si, dans leur fonctionnement, les mécanismes qu’il a établis répondent à ces obligations. Il fallait donc ici apprécier la compatibilité des refus litigieux avec les objectifs légitimes que poursuivent les dispositions du droit interne régissant les services médicaux et pharmaceutiques, et je regrette que la Cour n’ait pas traité la question de la légalité avant d’en venir à la doctrine de la marge d’appréciation – outil qu’elle a elle-même élaboré pour faciliter l’appréciation de la nécessité et de la proportionnalité des restrictions apportées au libre exercice des droits et libertés garantis par la Convention, et non en tant que clause de portée générale permettant d’exonérer les Etats de l’obligation que leur fait l’article 1 de la Convention de respecter ces droits et libertés.

Le raisonnement de la majorité donne l’impression que, pour la première fois, l’expression « marge d’appréciation » a été interprétée non pas dans le sens de l’estimation et de l’évaluation du bien-fondé d’une mesure, mais en tant qu’outil permettant de justifier l’échec total des autorités nationales à démontrer avoir le moins du monde tenu compte du droit des requérants à la vie privée ou ménagé l’équilibre requis entre ce droit et les intérêts publics censés le contrebalancer. C’est d’ailleurs une autre question que le point de savoir si l’on peut effectivement considérer que les intérêts des patients pris individuellement d’une part et ceux de la communauté à assurer une amélioration sans risques des services médicaux et pharmaceutiques d’autre part sont en concurrence (paragraphe 117 de l’arrêt) ou potentiellement antagonistes (paragraphe 125 de l’arrêt). Pour ma part, je ne perçois pas de tel conflit entre l’intérêt public et l’intérêt privé s’agissant de l’évolution sûre des traitements médicaux. En toute hypothèse, l’existence d’un tel conflit en l’espèce n’a été ni démontrée ni même alléguée.

Cette utilisation dangereuse qu’a fait la Cour, de son propre chef, de l’outil de l’« ample marge d’appréciation » peut aisément être interprétée comme octroyant aux autorités exécutives un pouvoir injustifié d’imposer leurs propres décisions en ce qui concerne le traitement qu’elles estimeraient approprié pour un patient, ou de restreindre de manière injustifiée les possibilités de traitement à l’utilisation d’une liste prédéfinie et limitée de produits – au mépris tant de l’opinion des médecins que des souhaits personnels des patients. Je suis loin d’être convaincue que le traitement médical d’un individu puisse être considéré comme relevant nécessairement (encore moins exclusivement) de la marge d’appréciation des autorités. Selon moi, pareille conclusion rend redondants tant l’exercice de la profession médicale que la notion de consentement éclairé (consentement que l’Etat devrait s’efforcer de protéger en exerçant son rôle normatif), et elle va bien au-delà des buts légitimes poursuivis dans l’établissement de mécanismes réglementaires.

Il est vrai que les dispositions du droit national applicables à la situation des requérants « ne semblent pas aller à l’encontre d’une norme législative ou constitutionnelle de niveau supérieur, ni contre une règle relevant du droit de l’Union européenne » (...), dans la mesure où elles ménagent des exceptions au principe général selon lequel seuls les médicaments autorisés « peuvent être produits, importés, mis sur le marché [ou] utilisés à des fins de traitement médical » (paragraphes 22-23 de l’arrêt). Cependant, dans ce domaine les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation pour décider de l’opportunité d’exercer leur rôle normatif relativement au traitement de malades particuliers (paragraphes 45, 49, 50, 51, 54 et 55). Il est très douteux que la mise en œuvre des textes d’application au niveau national ait pleinement répondu aux buts souhaités. Le fait demeure que les dispositions appliquées n’imposaient aucune analyse ou consultation aux fins du contrôle de la qualité du produit demandé ni aucune appréciation du rapport bénéfice/risque, démarche qui, pourtant, fait normalement partie du processus d’autorisation. Ainsi, ces dispositions ont eu pour effet de restreindre la possibilité de répondre aux besoins individuels de recourir dans certaines circonstances exceptionnelles à l’utilisation de médicaments non autorisés, (paragraphe 125 de l’arrêt), qu’elles ne permettaient que si les produits avaient déjà été autorisés, vidant ainsi de son sens la nature exceptionnelle d’une telle permission. D’autre part, elles dégageaient l’autorité nationale « chargée de contrôler la qualité, l’innocuité et l’efficacité des médicaments » (paragraphe 14 de l’arrêt) de toute obligation d’assurer une telle supervision, en faisant peser la charge de cette obligation sur les organes d’autres pays, de sorte que les fonctions de l’autorité nationale devenaient redondantes.

Les faits de la présente affaire montrent comment un manquement de l’autorité compétente à s’acquitter de ses fonctions de contrôle « de la qualité, de l’innocuité et de l’efficacité des médicaments » aboutit automatiquement à des restrictions injustifiées à l’accès à un traitement médical, de telle sorte que, « à la différence d’autres pays européens, la Bulgarie ne permettait pas l’usage compassionnel de produits non autorisés » (paragraphe 14 de l’arrêt). La Cour n’a pas analysé le point de savoir si la restriction de l’accès des patients bulgares à des produits supposément utiles qui étaient disponibles ailleurs pouvait être justifiée et, si oui, par quels motifs.

Loin de vouloir voir mon pays devenir le théâtre d’expériences médicales dangereuses ou dégradantes pratiquées sur des êtres humains, je suis disposée à admettre avec la majorité qu’il n’y a pas d’obligation positive établie à la charge des autorités nationales d’assurer l’accès des patients individuels à des produits à usage médical dont la qualité, l’efficacité et l’innocuité n’ont pas été testées. S’il existe une obligation positive à l’égard des patients individuels c’est, en revanche, celle de respecter leurs droits et de faire en sorte qu’ils soient bien informés avant d’accepter de suivre le traitement proposé.

Lorsque les autorités ont assumé l’obligation de mettre en place un mécanisme réglementaire pour contrôler la pratique des membres des professions médicales et pharmaceutiques de manière à répondre à l’intérêt tant public qu’individuel consistant à s’assurer de l’innocuité des médicaments, cela leur imposait de prendre les mesures qu’il convient pour honorer cette obligation et non y substituer un pouvoir discrétionnaire de refuser l’accès à certains traitements en l’absence de toute justification. Je ne suis pas disposée à accepter que cinquante ans après le scandale du thalidomide, d’où est née l’exigence de règles plus strictes au niveau des Etats, cette responsabilité des pouvoirs publics puisse être interprétée comme impliquant une « ample marge d’appréciation » qui leur permettrait de s’y soustraire. Contrairement à la minorité dissidente, je considère que la question qui se pose ici n’est ni celle de la prise de mesures normatives aux fins du respect d’un engagement de garantir la sécurité des services médicaux ni celle de l’ampleur de la « marge d’appréciation » dont auraient disposé les autorités dans le cadre d’un exercice de mise en balance d’intérêts prétendument concurrents (l’intérêt public d’une part et l’intérêt privé à obtenir des services médicaux d’autre part), mais celle de la légalité du but que poursuivaient les restrictions imposées. Je ne suis pas d’accord non plus avec la minorité lorsqu’elle dit (au paragraphe 8 de l’opinion dissidente du juge De Gaetano, à laquelle se rallie le juge Vučinić) que « l’intérêt public visé au paragraphe 122 de l’arrêt peut être servi utilement par des exigences plus adaptées aux différents cas », alors qu’elle reconnaît qu’en fait « il n’y a pas de facteurs majeurs d’intérêt public à mettre en balance avec l’intérêt (...) des requérants » (paragraphe 9 de l’opinion). J’estime que, pour servir l’intérêt public visé au paragraphe 122 de l’arrêt, l’Etat doit exercer effectivement la responsabilité qu’il a accepté d’assumer. Aucune considération spécifique à cet égard n’a d’ailleurs été soumise à la Cour.

Pour en venir à la question de fond spécifique, à savoir celle du risque que l’on présume lié aux produits « non autorisés », « non testés » ou « expérimentaux », j’observe que nul ne peut prétendre qu’il ait été avancé ou allégué qu’un danger particulier commandait de protéger les requérants. Il n’a pas non plus été fait état d’un tel danger dans le cadre du bref examen de leurs demandes. A cet égard, on ne peut faire abstraction du fait que leur état de santé leur permettait d’être autorisés à faire un usage compassionnel de la morphine – substance dont la distribution est non seulement non autorisée, mais encore constitutive d’une infraction pénale. Or il n’a pas été avancé que le nouveau produit auquel ils souhaitaient avoir accès soit plus dangereux ou moins efficace que la morphine. Je mentionne cet élément car on ne saurait ignorer que le rôle de l’Etat en matière d’autorisation de médicaments consiste aussi à établir une distinction entre différents niveaux d’autorisation de l’usage de médicaments à différentes fins. Ce n’est pas apporter une contribution à la science pharmaceutique ou médicale que de dire que la mise sur le marché de certains produits, par exemple des poisons, n’est jamais autorisée, alors que leur utilisation à des fins médicales précises est légitime et autorisée. Ainsi, même le scandale du thalidomide, qui est à l’origine de la mise en place de contrôles plus stricts avant la mise sur le marché des médicaments, a abouti non pas à l’« interdiction » de ce produit mais à la limitation de son usage, qui est actuellement autorisé pour certains patients. De manière regrettable, l’Etat défendeur n’a pas reflété dans les textes qu’il a adoptés la distinction entre les différentes autorisations dont un produit peut faire l’objet (mise sur le marché, usage sur prescription, utilisation en dehors des indications thérapeutiques dans le cadre du traitement d’un malade particulier ou usage compassionnel pour un malade particulier), et la majorité n’a pas non plus tenu compte de cette distinction lorsqu’elle a apprécié la nécessité et la proportionnalité du refus automatique qui a été opposé aux requérants alors même que l’utilisation de ce produit expérimental avait déjà été approuvée à des fins précises dans d’autres pays. Enfin, il apparaît que les refus litigieux n’ont servi ni à informer les requérants de l’existence éventuelle d’un risque pour leur vie ou d’autres effets dégradants dans le cadre de l’utilisation du traitement demandé ni à empêcher cette utilisation : certains d’entre eux se sont en effet procuré le produit en question hors du territoire sur lequel les autorités nationales exerçaient leur juridiction. L’encadrement par l’Etat de la sécurité des patients et du public en matière de traitement médical n’est-il qu’une question d’argent ?

De manière regrettable, lorsqu’elles ont adopté les textes en question et opposé en conséquence les refus litigieux, les autorités nationales n’ont avancé aucune raison convaincante liée au rôle normatif des autorités nationales en matière de traitement médical des malades particuliers.

Enfin, à la lecture de la jurisprudence d’autres juridictions (citée aux paragraphes 59 à 67 de l’arrêt), je constate avec un certain embarras que, appelée à déterminer si les autorités bulgares avaient honoré leur obligation de respecter le droit individuel à des services médicaux et leur obligation positive de garantir l’exercice effectif et sûr de ce droit, notre Cour semble être la première à omettre d’examiner les questions éthiques et morales complexes que soulèvent les affaires de ce type.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DE GAETANO, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VUČINIĆ

1. A mon grand regret, je ne puis partager les conclusions de la majorité dans cette affaire, hormis en ce qui concerne la recevabilité des griefs concernant le refus des autorités d’autoriser les requérants à utiliser le produit expérimental qu’ils souhaitaient se voir administrer et l’irrecevabilité du grief relatif à la violation alléguée de l’article 13. A mon avis, il y a eu en l’espèce violation de l’article 8, et cette conclusion aurait rendu inutile d’examiner l’affaire sous l’angle des articles 2 et 3 (voir Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

2. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit : un certain nombre de patients souffrant d’un cancer en phase terminale souhaitent, en dernier recours, être autorisés à essayer un produit anticancéreux expérimental et peut-être controversé qu’une entreprise canadienne est en train de mettre au point. Ils sont parfaitement conscients des risques liés à ce traitement. Celui-ci n’est pas disponible en Bulgarie et, même si l’entreprise canadienne a proposé de le fournir gratuitement, il ne peut être administré dans le pays qu’avec la participation des établissements médicaux et des médecins, d’où la nécessité pour les requérants de solliciter auprès des autorités internes la permission nécessaire (voir les paragraphes 14 et 26 de l’arrêt).

3. A mon avis, la possibilité de « se soigner » – que ce soit par des produits non médicaux, par des médicaments ordinaires ou par les médicaments non conventionnels disponibles, comme en l’espèce – et d’opérer à cet égard un choix libre et éclairé (pourvu que ce choix n’affecte pas la vie ou la santé d’autrui) relève de la vie privée. En effet, comme cela a été souligné à juste titre au paragraphe 116 de l’arrêt, la notion même de « vie privée » implique une certaine mesure d’autonomie personnelle associée à une appréciation de la qualité de vie dans une situation donnée. J’admets aussi que les questions de politique de santé relèvent en principe de la marge d’appréciation des autorités internes, qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (paragraphe 119 de l’arrêt). En l’espèce, cependant, la question est considérablement plus restreinte, et elle n’implique pas l’allocation de ressources. Aucune considération ou nécessité financière n’était en jeu. Les requérants ne demandaient pas à l’Etat de financer ce traitement (voir a contrario, parmi d’autres références, Wiater c. Pologne (déc.), no 42290/08, § 33, 15 mai 2012). Ils lui demandaient simplement de ne pas faire entrave à leur traitement et de les laisser accéder à un produit expérimental qu’ils pouvaient obtenir gratuitement. Dès lors, la Cour aurait dû dans cette affaire déterminer la marge d’appréciation applicable par rapport à des facteurs plus spécifiques à la situation en cause (Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 103, CEDH 2003-VIII, où la Cour a dit qu’un conflit d’opinions sur la marge d’appréciation ne pouvait être tranché qu’au regard du contexte de l’espèce). En particulier, elle aurait dû tenir compte de l’état de santé critique des requérants et du pronostic posé.

4. De plus, la marge d’appréciation de l’Etat n’est pas illimitée : aussi large qu’elle soit, elle doit toujours s’apprécier à la lumière des valeurs qui sous-tendent la Convention, au premier rang desquelles celle de la vie. La Cour a souvent dit que la Convention devait se lire comme un tout et s’interpréter (et, ajouterais-je, s’appliquer) de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions et les différentes valeurs qu’elle consacre (voir, quoique dans des contextes différents, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 54, CEDH 2012). Partant, lorsqu’elle a examiné l’ampleur de cette marge d’appréciation au regard des circonstances de l’espèce et de la méthode choisie par les autorités bulgares pour « mettre en balance » les intérêts visés aux paragraphes 120 et 122 de l’arrêt, la Cour aurait dû accorder plus de poids à la valeur de la vie.

5. Il est indiqué au paragraphe 125 de l’arrêt que les autorités bulgares ont choisi « de mettre en balance les intérêts concurrents » (pour ma part, je doute que ces intérêts aient réellement été « en concurrence » les uns avec les autres compte tenu des faits de la cause) en adoptant une solution générale en vertu de laquelle si un médicament n’est pas autorisé dans un autre pays, il ne peut pas être utilisé à titre exceptionnel pour soigner des patients en Bulgarie. Selon moi, dans le cas des requérants – des patients souffrant d’une maladie en phase terminale – cette solution généralisée est inutilement restrictive et dépasse la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans ce domaine, pour deux raisons. La première raison tient à la manière dont les autorités sont parvenues à la solution choisie (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres, précité, § 99) : rien ne permet de dire que le ministre de la Santé se soit efforcé, lorsqu’il a adopté les textes en cause, ou ceux qui leur ont succédé, de soupeser les intérêts concurrents ou d’apprécier la proportionnalité de la restriction (voir, mutatis mutandis, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 83 in limine, CEDH 2007‑V), par exemple en menant des consultations publiques (voir a contrario, mutatis mutandis, Hatton et autres, précité, § 128). De plus, l’interdiction d’accéder aux médicaments qui n’avaient été autorisés ni en Bulgarie ni dans un autre pays n’était pas inscrite dans la législation primaire, et le législateur n’a jamais soupesé les différents intérêts en présence ni procédé à une appréciation des questions de proportionnalité (voir, mutatis mutandis, Dickson, § 83, précité, et, a contrario, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 86, CEDH 2007-I). De ce point de vue, il faut garder à l’esprit que la question a d’évidentes implications de vie ou de mort, et qu’on ne saurait trop souligner son importance.

6. La deuxième raison a trait à la teneur de la solution adoptée. Dans notre monde moderne, la triste réalité est que l’élaboration de nouveaux médicaments est une entreprise complexe qui se heurte à des obstacles scientifiques, financiers et réglementaires et, en règle générale, prend plusieurs années pour aboutir. Les patients souffrant d’une maladie en phase terminale n’ont donc souvent pas le temps d’attendre que les nouveaux médicaments qui pourraient contribuer à les soigner ou à les guérir aient fait l’objet d’essais complets et d’une autorisation. Plusieurs Etats du Conseil de l’Europe, ainsi que d’autres Etats et l’Union européenne, semblent être sensibles à ce problème et ont pour cette raison prévu un accès anticipé à des produits expérimentaux qui n’ont pas encore obtenu d’autorisation réglementaire (voir les paragraphes 45, 49‑51 et 54‑58 de l’arrêt). Il est vrai que la manière précise dont cet accès est ouvert varie d’un pays à l’autre. Il apparaît cependant que dans bon nombre d’entre eux, il s’applique aux produits qui n’ont obtenu d’autorisation réglementaire nulle part et qui sont en ce sens véritablement nouveaux et expérimentaux. L’élaboration de nouveaux médicaments est un domaine qui progresse constamment au gré des évolutions scientifiques et des avancées technologiques. En refusant aux requérants – qui souffraient d’une maladie en phase terminale – tout accès à ces évolutions, les autorités bulgares ont en pratique ignoré totalement leur intérêt très fort d’avoir la possibilité d’essayer un traitement qui, même s’il impliquait l’acceptation d’une incertitude supplémentaire quant aux risques, pouvait se révéler être la seule chance qu’il leur restait d’échapper à la mort.

7. Je suis bien entendu pleinement conscient du fait que permettre trop d’exceptions au système d’autorisation des médicaments peut porter atteinte à son rôle consistant à garantir que l’utilisation d’un produit pour traiter un patient ne puisse être autorisée que si la qualité, l’innocuité et l’efficacité de ce produit ont été démontrées de façon convaincante. Cependant, je ne puis ignorer – comme l’a malheureusement fait la majorité – le fait que pareilles exceptions existent déjà et ne semblent pas avoir mis en péril le fonctionnement de ce système, tant au niveau national qu’au niveau supérieur. Le fait que plusieurs autres Etats appliquent pareils mécanismes pour des produits qui n’ont été autorisés nulle part dans le monde montre que les difficultés éventuellement susceptibles de survenir sont gérables.

8. L’intérêt public visé au paragraphe 122 de l’arrêt peut être servi utilement par des exigences plus adaptées aux différents cas. Par exemple, les textes applicables pourraient imposer aux autorités de vérifier elles-mêmes que le bénéfice possible de l’utilisation d’un produit non autorisé justifie les risques potentiels de cette utilisation, et que ces risques ne soient pas déraisonnables compte tenu des circonstances et ne l’emportent pas sur les risques causés par la maladie que le produit est censé traiter. Ils pourraient aussi prévoir expressément que les praticiens qui envisagent de traiter des patients en phase terminale avec un produit non autorisé doivent leur expliquer en détail les risques connus et inconnus de manière à leur permettre de faire des choix réellement éclairés. Ils pourraient encore imposer que l’usage de produits non autorisés ne porte pas atteinte aux essais cliniques de ces produits et demeure une solution de dernier recours. La décision de la majorité se lave les mains de toutes ces considérations en utilisant comme une valve de sûreté la notion d’« ample marge d’appréciation » (paragraphe 125 de l’arrêt).

9. En bref, je suis d’avis qu’il n’y a pas de facteurs majeurs d’intérêt public à mettre en balance avec l’intérêt très important – et même vital, littéralement – des requérants d’avoir accès à des médicaments expérimentaux dont l’utilisation n’a pas été autorisée dans un autre pays. Naturellement, l’Etat ne peut être tenu d’ouvrir l’accès à ces médicaments hors de tout cadre réglementaire. Mais le cadre mis en place doit permettre une réelle mise en balance des intérêts en présence. En l’espèce, rien n’indique qu’il ait été procédé à une telle mise en balance et, d’ailleurs, il n’est dit nulle part dans l’arrêt que l’Etat a ménagé un juste équilibre. Le caractère quasi uniforme des raisons avancées par le directeur de l’Agence du médicament pour rejeter chacune des demandes des requérants est un signe que ces refus ne découlaient pas de considérations pertinentes mais reposaient entièrement sur l’interdiction générale de l’usage compassionnel de produits non autorisés dans d’autres pays. Plus précisément, il n’a pas été accordé d’attention à la situation spéciale et vulnérable des requérants et à la nécessité qui en découlait de respecter et de protéger leur intégrité physique et psychologique.

10. Pour ces raisons, comme indiqué au paragraphe 1 ci-dessus, je suis d’avis qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans cette affaire, et qu’en conséquence il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs que les requérants tirent des articles 2 et 3.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award