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03/07/2012 | CEDH | N°001-111833

CEDH | CEDH, AFFAIRE MARTÍNEZ MARTÍNEZ ET PINO MANZANO c. ESPAGNE, 2012, 001-111833


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MARTÍNEZ MARTÍNEZ ET PINO MANZANO c. ESPAGNE

(Requête no 61654/08)

ARRÊT

STRASBOURG

3 juillet 2012

DÉFINITIF

03/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Martínez Martínez et Pino Manzano c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gy

ulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria, juges,

et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MARTÍNEZ MARTÍNEZ ET PINO MANZANO c. ESPAGNE

(Requête no 61654/08)

ARRÊT

STRASBOURG

3 juillet 2012

DÉFINITIF

03/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Martínez Martínez et Pino Manzano c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria, juges,

et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juin 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61654/08) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants de cet État, M. José Antonio Martínez Martínez et Mme María Pino Manzano (« les requérants »), ont saisi la Cour le 22 mai 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me J.L. Mazón Costa, avocat à Murcia. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Irurzun Montoro, avocat de l’État.

3. Le 30 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont des ressortissants espagnols résidant à Redovan (Alicante). Ils habitent une maison située à 200 mètres d’une carrière de pierres. La maison est également utilisée en partie comme atelier textile. Elle se trouve sur un site déclaré d’intérêt public appartenant à la commune de Redovan.

5. Par un décret du 19 juin 1996, la municipalité de Redovan décida de ne pas donner suite à l’adjudication de la carrière effectuée en faveur de la société A. en raison du non-respect des conditions établies pour autoriser son exploitation.

6. En octobre 1996, la société B. demanda à la municipalité de Redovan la cession de l’exploitation de la carrière, au motif qu’elle avait acheté l’usine et la machinerie de la société A. en juillet 1996. Par une décision du 16 octobre 1996, le conseil municipal accorda la cession de l’exploitation à B. pour une durée déterminée. Ultérieurement, la cession fut renouvelée.

7. Par une décision du 27 mars 1998, la municipalité accepta le changement du titulaire du permis d’ouverture sollicité par la société B.

8. Les requérants expliquent que pendant ce temps ils déposèrent sans succès plusieurs plaintes auprès de la municipalité, de la garde civile, du Service territorial de l’industrie et de l’emploi d’Alicante et de la Direction provinciale du travail, de la sécurité sociale et des affaires sociales du ministère du Travail. Ils dénonçaient les nuisances sonores et la poussière provenant de la carrière qu’ils subissaient à l’intérieur de leur domicile.

9. En août 1998 ils s’adressèrent à un psychologue, qui fit état d’altérations dans le sommeil des requérants, provoquées selon toute vraisemblance par les nuisances sonores nocturnes provenant de la carrière. Ces constats furent confirmés dans un deuxième rapport en juin 2001.

10. Par ailleurs, un rapport réalisé en octobre 1998 par un expert engagé par les requérants constatait le dépassement des niveaux des bruits nocturnes légalement tolérés et conseillait la diminution du bruit à l’intérieur du domicile.

11. En mai 1999, dans le cadre d’une procédure pénale engagée par les requérants pour délit contre l’environnement, le Service de protection de la nature (SEPRONA) de la garde civile réalisa un rapport d’expertise qui faisait état des niveaux de bruit et de poussière relevés à l’intérieur du domicile des requérants. Entre 8 heures et 22 heures, le niveau de bruit, avec les fenêtres fermées, n’excédait pas la limite de 40 décibels légalement établie par l’ordonnance municipale prévue à cet effet. Entre 22 heures et 8 heures, par contre, le bruit ambiant dépassait de quatre à six décibels la limite de 30 décibels permise par la législation. En ce qui concerne la poussière, lors de l’inspection oculaire de l’intérieur du domicile, aucune poussière en suspension provenant de la carrière ne fut relevée, mais la surface des espaces consacrés aux bureaux professionnels était bien recouverte d’une couche de poussière. La procédure pénale s’acheva par un non-lieu rendu le 24 mars 2000.

12. Dans un rapport du 4 février 2000, la municipalité signala qu’en 1994 les requérants s’étaient vu refuser un réaménagement intérieur de leur domicile, au motif que celui-ci était situé sur un terrain qualifié de sol urbanisable à vocation industrielle (suelo urbanizable programado industrial). Le rapport constata également que les requérants avaient effectué les travaux malgré ce refus.

13. Ultérieurement, les requérants présentèrent une réclamation préalable en responsabilité patrimoniale auprès de la municipalité. Par une décision du 10 septembre 2001, le conseil municipal rejeta leurs prétentions.

14. En désaccord avec cette décision, les requérants formèrent un recours contentieux administratif à l’encontre de la municipalité et de la société B. auprès du tribunal supérieur de justice de Valence. Ils sollicitèrent l’annulation de la décision du 10 septembre 2001, l’exécution du décret municipal du 19 juin 1996 et, subsidiairement, l’arrêt de la machinerie et des équipements ne figurant pas dans le permis d’ouverture initial. Par ailleurs, ils sollicitèrent le versement d’une indemnisation pour les dommages causés par les nuisances sonores et la poussière provenant de la carrière.

15. A une date non précisée au cours de l’année 2005, la carrière arrêta définitivement son activité.

16. Par un arrêt du 7 avril 2006, le tribunal supérieur de justice rejeta le recours. Il rappela la jurisprudence du Tribunal suprême conformément à laquelle l’engagement de la responsabilité pécuniaire de l’administration supposait l’existence d’un lien de causalité direct et immédiat entre l’acte de l’administration et le dommage réel provoqué. En l’espèce, le tribunal supérieur de justice estima qu’il n’y avait pas de lien de causalité. Il considéra que le conseil municipal de Redovan avait agi correctement en ce qui concerne l’exploitation de la carrière, en délivrant des autorisations et en exigeant tous les permis nécessaires. Par ailleurs, il nota que l’activité de la société codéfenderesse n’était pas clandestine ni illicitement tolérée par la municipalité. Au contraire, la société possédait les permis et les autorisations requises et était soumise à des contrôles.

17. En ce qui concerne le décret de la municipalité du 19 juin 1996, le tribunal supérieur de justice estima que l’ordre d’annuler l’adjudication et de fermer les équipements ne rendait pas illégale l’activité de la société B., dans la mesure où ledit décret concernait la société A. et avait été rendu en raison du non-respect par cette dernière des conditions établies.

18. En outre, le tribunal supérieur de justice nota que la maison des requérants avait été construite sans permis dans une zone qualifiée de sol urbanisable à vocation industrielle. Par conséquent, le tribunal estima que les requérants s’étaient mis volontairement dans la situation d’avoir à supporter les éventuelles immixtions sonores et de poussière provenant de la carrière.

19. En tout état de cause, le tribunal signala que les nuisances dénoncées n’avaient pas l’ampleur alléguée par les requérants. A cet égard, il considéra que le rapport d’expertise présenté par les requérants à l’appui de leurs prétentions ne pouvait pas être pris en considération, car ses constatations étaient opposées à celles du rapport réalisé par le SEPRONA dans le cadre de la procédure pénale entamée par les requérants pour les mêmes faits. Le tribunal nota que le rapport de la garde civile permettait uniquement de reconnaître l’existence d’un excès minime de bruit pendant la nuit, l’immixtion de poussière dans le domicile des requérants n’étant pas supérieure aux niveaux normaux.

20. Les requérants sollicitèrent la nullité de ce jugement en faisant valoir que le tribunal ne s’était pas prononcé sur leur demande d’ordonner l’arrêt de la machinerie et des installations ne figurant pas dans le permis d’ouverture initial. Par une décision du 2 juin 2006, le tribunal supérieur de justice rejeta leur demande. Il estima que le jugement avait donné réponse à toutes leurs prétentions en écartant la possibilité de déclarer la responsabilité patrimoniale de la municipalité.

21. Invoquant les articles 18 (droit à l’inviolabilité du domicile) et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution, les requérants formèrent un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Ils se plaignirent premièrement des immixtions de bruit et de poussière provoquées par l’exploitation de la carrière située près de leur domicile et invoquèrent à cet égard les arrêts Moreno Gómez c. Espagne (no 4143/02, CEDH 2004‑X) et López Ostra c. Espagne (9 décembre 1994, série A no 303‑C).

22. Par ailleurs, les requérants déplorèrent l’absence de réponse de la part du tribunal supérieur de justice à leur demande d’ordonner l’arrêt des machines et la fermeture des équipements ne figurant pas dans le permis d’ouverture initial.

23. Par une décision notifiée le 30 novembre 2007, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d’amparo irrecevable comme étant dépourvu de contenu constitutionnel.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

Article 10 § 2

« Les dispositions relatives aux droits fondamentaux et aux libertés reconnus par la Constitution seront interprétées conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux traités et accords internationaux ratifiés dans ce domaine par l’Espagne. »

Article 15

« Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique et morale, (...) »

Article 18

« 1. Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale et à sa propre image est garanti.

2. Le domicile est inviolable. Aucune irruption ou perquisition ne sera autorisée sans le consentement de celui qui y habite ou sans décision judiciaire, hormis en cas de flagrant délit. (...) »

Article 45 § 1

« Toute personne a le droit de jouir d’un environnement approprié pour développer sa personnalité et a le devoir de le conserver.

(...) »

Article 53 § 2

« Tout citoyen peut demander la protection des libertés et des droits reconnus à l’article 14 et à la section première du chapitre deux devant les tribunaux ordinaires par une action revêtue d’un caractère prioritaire et suivant une procédure sommaire et, le cas échéant, par le recours individuel en garantie des droits (amparo) devant le Tribunal constitutionnel. (...) »

B. Loi sur le sol, approuvée par le décret royal no 1346/1976 du 9 avril 1976 (texte en vigueur au moment de l’approbation du plan d’urbanisme de la municipalité de Redovan de 1985, applicable aux faits de l’espèce)

Article 60

« 1. Les immeubles et installations construits avant l’approbation du plan général ou partiel [d’urbanisme] qui seraient contraires audit plan seront considérés comme étant en dehors de l’ordonnancement.

2. Il ne sera pas possible de réaliser sur ces immeubles des travaux de consolidation, augmentation de volume, modernisation ou accroissement de leur valeur d’expropriation (...) ».

Article 79

« 1. Le sol urbanisable sera constitué par les terrains que le plan général municipal aura déclarés aptes à être urbanisés.

2. Dans [la catégorie] du sol urbanisable, le plan fixera tout ou partie des catégories suivantes :

a) Le sol programmé, qui devra être urbanisé selon le programme du plan.

(...) ».

C. Loi no 6/1994 du 15 novembre 1994 portant régulation de l’urbanisme dans la communauté autonome de Valence

Article 8

« L’utilisation du sol et en particulier son urbanisation et sa construction devront s’effectuer sous la forme et dans les limites prévues par la législation sur l’aménagement du territoire (...), conformément à leur classification et à leur qualification urbanistiques.

D. Ordonnance municipale sur la prévention des nuisances sonores

Article 17

« L’exécution de travaux, réparations, installations ou autres activités provoquant un niveau de bruit supérieur à 30 décibels dans les habitations est interdite entre 22 heures et 8 heures ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

24. Invoquant les articles 2 et 8 de la Convention, les requérants se plaignent des troubles sur leur santé psychique provoqués par les bruits provenant de la carrière. Ils dénoncent, à cet égard, le fait que le tribunal supérieur de justice n’a pas pris en considération une expertise psychologique qui démontrait l’atteinte portée à leur intégrité mentale. Ils se plaignent de ne pas avoir reçu d’indemnisation pour le bruit et la poussière provenant de la carrière, qu’ils subissent à l’intérieur de leur domicile.

25. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Gatt c. Malte, no 28221/08, § 19, CEDH 2010 ; Jusic c. Suisse, no 4691/06, § 99, 2 décembre 2010), la Cour estime plus approprié d’examiner les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement note à titre préliminaire que lorsque l’arrêt du tribunal supérieur de justice fut rendu, à savoir le 7 avril 2006, la carrière litigieuse avait déjà définitivement cessé de fonctionner. De ce fait, les autorités espagnoles auraient déjà remédié à toute éventuelle violation de la Convention et les requérants ne pourraient plus, à ce jour, être considérés comme victimes au sens de la Convention.

27. Les requérants rétorquent que la fermeture de la carrière ne les prive pas de leur qualité de victimes, dans la mesure où ils n’ont reçu aucune indemnisation pour les sept ans et plus passés à endurer ces nuisances.

28. La Cour rappelle que, conformément à sa propre jurisprudence, la fermeture de la source des nuisances n’est pas suffisante pour ôter la qualité de victime des requérants et qu’il s’agirait, tout au plus, d’un élément à retenir pour un éventuel calcul du préjudice subi (voir López Ostra, précité, § 42).

29. La Cour constate par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

30. Le Gouvernement relève que l’immeuble où résident les requérants est également utilisé comme atelier industriel et note à cet égard que la présence de poussière dont fait état le rapport du SEPRONA se réfère aux bureaux de la partie de l’immeuble consacrée à un usage industriel et non pas au logement des requérants.

31. En ce qui concerne les allégations relatives à l’article 8 proprement dit, le Gouvernement considère que les nuisances litigieuses n’atteignent pas le seuil minimum de gravité exigé par la jurisprudence de la Cour. Par ailleurs, il constate des divergences essentielles entre la présente affaire et plusieurs arrêts rendus par la Cour concernant l’Espagne, en particulier López Ostra et Moreno Gómez (précités), où les autorités internes avaient reconnu l’existence d’une ingérence dépassant les limites réglementaires et qui revêtait d’une certaine gravité. Au contraire, dans la présente affaire le rapport technique indiquait clairement que les niveaux de bruit n’excédaient pas le maximum autorisé pendant la journée et qu’ils se situaient seulement entre 4 et 6 décibels au dessus de la limite applicable la nuit. Quant à l’accumulation de poussière, celle-ci était insignifiante et, en tout état de cause, elle ne concernait que la partie de l’immeuble consacrée aux bureaux et non pas l’habitation des requérants.

32. Le Gouvernement observe également que les allégations des requérants ont fait l’objet d’une procédure pénale auprès des juridictions internes, qui à la vue du rapport d’expertise ont conclu à un non-lieu le 24 mars 2000.

33. Le Gouvernement évoque une différence supplémentaire avec les affaires López Ostra et Moreno Gómez précitées et se réfère au fait que les requérants de l’espèce ont délibérément construit leur logement sur un terrain à usage industriel et non résidentiel, se plaçant ainsi eux-mêmes dans une situation de risque dont ils doivent assumer les conséquences.

34. Quant aux nuisances provoquées par la carrière, le Gouvernement attire l’attention sur le fait qu’à la différence des affaires mentionnées ci-dessus, l’espèce présente met en cause une activité entièrement légale, exercée en vertu de l’autorisation administrative pertinente depuis octobre 1979.

35. Enfin, le Gouvernement énonce qu’en tout état de cause, les requérants n’ont pas démontré dans quelle mesure les bruits et pollutions allégués ont causé des dégâts à leur santé ou à celle de leur famille.

36. S’agissant des implications de la qualification du terrain litigieux comme « sol urbanisable à vocation industrielle », le Gouvernement explique que le plan général d’urbanisme de la municipalité de Redovan de 1985, applicable aux faits de l’espèce, était fondé sur la loi sur le sol, dont les articles 60 et 79 énoncent les spécificités de cette catégorie de sol, à savoir que le terrain ne pouvait être urbanisé qu’aux fins d’une activité industrielle. Ces dispositions furent ultérieurement remaniées par la loi no 6/1994 du 15 novembre 1994, régulatrice de l’urbanisme dans la communauté autonome de Valence, tout en gardant leur essence. Le Gouvernement signale que les requérants ont enfreint cette exigence dans la mesure où l’immeuble concerné avait une double utilisation, industrielle et d’habitation.

b) Les requérants

37. Les requérants considèrent sans aucune pertinence pour leurs prétentions de l’espèce le fait que l’immeuble ait été construit sur un sol à vocation industrielle. Ils estiment que ceci ne les prive pas de protection face aux ingérences sonores et à la poussière et renvoient dans ce sens à l’article 17 de l’ordonnance municipale sur la prévention des nuisances sonores

38. S’agissant du fond de l’article 8, les requérants rappellent le contenu du rapport du SEPRONA de mai 1999 qui faisait état d’un dépassement d’entre 4 et 6 décibels des niveaux sonores tolérés pendant la nuit et mentionnent l’expertise psychologique qui avait constaté les effets nocifs du bruit pendant le repos nocturne.

39. Enfin, sans donner davantage de précisions, les requérants se montrent sceptiques sur le fait que la poussière se serait limitée aux bureaux et sont d’avis que la partie de l’immeuble consacrée au logement a également été imprégnée de poussière.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

40. L’article 8 de la Convention protège le droit de l’individu au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Le domicile est normalement le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée, mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect du domicile parce qu’elles l’empêchent de jouir de son domicile (Moreno Gómez, précité, § 53).

41. Dans l’affaire López Ostra (précitée, § 51), qui portait sur le bruit et les odeurs émis par une station d’épuration, la Cour a considéré que « des atteintes graves à l’environnement [pouvaient] affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée ». Dans l’affaire Guerra et autres c. Italie, elle a conclu que « l’incidence directe des émissions de substances nocives sur le droit des requérantes au respect de leur vie privée et familiale [permettait] de conclure à l’applicabilité de l’article 8 » (19 février 1998, § 60, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Dans l’affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni, dans laquelle les requérants se plaignaient des nuisances sonores générées par les vols d’aéronefs pendant la journée, la Cour a estimé que l’article 8 entrait en ligne de compte car « le bruit des avions de l’aéroport de Heathrow avait diminué la qualité de la vie privée et les agréments du foyer des requérants » (21 février 1990, § 40, série A no 172).

42. Toutefois, l’élément crucial qui permet de déterminer si, dans les circonstances d’une affaire, des atteintes à l’environnement ont emporté violation de l’un des droits sauvegardés par le paragraphe 1 de l’article 8 est l’existence d’un effet néfaste sur la sphère privée ou familiale d’une personne, et non simplement la dégradation générale de l’environnement. Ni l’article 8 ni aucune autre disposition de la Convention ne garantit spécifiquement une protection générale de l’environnement en tant que tel ; d’autres instruments internationaux et législations internes sont plus adaptés lorsqu’il s’agit de traiter cet aspect particulier (Kyrtatos c. Grèce, no 41666/98, § 52, CEDH 2003‑VI (extraits)). Par ailleurs, l’article 8 peut trouver à s’appliquer tant si la pollution est directement causée par l’État que si la responsabilité de ce dernier découle de l’absence d’une réglementation adéquate de l’activité du secteur privé. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 32, série A no 32). Que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État qui consisterait à adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8, ou sous celui d’une ingérence d’une autorité publique à justifier sous l’angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins (Oluić c. Croatie, no 61260/08, § 46, 20 mai 2010).

43. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l’équilibre voulu (Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 98, CEDH 2003‑VIII).

b) Application en l’espèce

44. La Cour relève que la présente affaire ne porte pas sur une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit au respect de la vie privée ou du domicile, mais concerne la prétendue inactivité des autorités s’agissant de faire cesser les atteintes causées par des tiers au droit invoqué par les requérants (Moreno Gómez, précité, § 57).

45. La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’obligation de l’État de protéger un requérant des niveaux excessifs de bruit. Dans certaines affaires la Cour a conclu à l’absence de perturbations incompatibles avec l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Hatton et autres, précité, à propos du bruit causé par les vols de nuit à l’aéroport de Heathrow ; Ruano Morcuende c. Espagne (déc.), no 75287/01, 6 septembre 2005, portant sur les niveaux de bruit au domicile de la requérante ayant pour cause un transformateur électrique ; Galev c. Bulgarie (déc.), no 18324/04, 29 septembre 2009, à propos du bruit causé par un cabinet dentaire). Dans ces cas, la Cour a conclu que le niveau de nuisances sonores n’avait pas dépassé les limites acceptables, que les requérants n’avaient pas réussi à démontrer qu’ils avaient subi un préjudice ou qu’aucune constatation sérieuse des nuisances sonores n’avait été effectuée.

46. Le cas d’espèce se rapproche de ces trois dernières affaires. Pour ce qui est du degré des nuisances, la Cour admet que les requérants étaient directement concernés par le bruit provenant de la carrière dans la mesure où celle-ci fonctionnait dix-neuf heures par jour. Cependant, la Cour doit encore déterminer si ces nuisances sonores ont dépassé le seuil minimum de gravité pour constituer une violation de l’article 8. La constatation de ce seuil est relative et dépend des circonstances de l’affaire, telles que l’intensité et la durée de la nuisance et de ses effets physiques ou psychologiques (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, §§ 68-69, CEDH 2005‑IV, Fägerskiöld c. Suède (déc.), no 37664/04 et Mileva et autres c. Bulgarie, nos 43449/02 et 21475/04, § 90, 25 novembre 2010). La Cour relève à cet égard que le niveau sonore à l’intérieur du domicile des requérants ainsi que le niveau de poussière ont été vérifiés par le SEPRONA (paragraphe 11 ci-dessus). Celui-ci a constaté que le niveau sonore enregistré pendant la journée n’excédait pas la limite de 40 décibels autorisée en vertu de l’ordonnance sur la prévention des nuisances sonores. Quant aux valeurs nocturnes, le rapport faisait état d’un dépassement d’entre 4 et 6 décibels par rapport à la limite de 30 décibels autorisée. Pour ce qui est du niveau de poussière, le rapport du SEPRONA relevait qu’une couche s’était installée dans les bureaux des ateliers textiles des requérants, mais que les niveaux de poussière en suspension étaient imperceptibles dans les parties consacrées à l’habitation. La Cour estime qu’il n’y a aucune raison de douter de la fiabilité des mesures réalisées par cet organisme officiel et note que ces valeurs n’ont d’ailleurs pas été valablement contestées par les requérants.

47. La Cour doit maintenant examiner si les circonstances signalées ci-dessus constituent une violation des droits allégués par les requérants. A cet égard, elle constate premièrement que les requérants ont placé leur domicile dans un immeuble dont une partie des dépendances est utilisée pour leur activité professionnelle, à savoir comme atelier textile. Cet immeuble a été construit sur un terrain initialement qualifié en tant que rustique puis comme sol urbanisable à vocation industrielle. Dans les deux cas, la qualification y empêchait la construction d’une résidence ou demeure. A cet égard, elle rappelle que les États bénéficient d’une large marge d’appréciation pour mettre en place des systèmes de planification de l’usage des sols aux fins de réguler l’aménagement de leur territoire. La Cour a déjà eu l’occasion de noter que les plans d’aménagement urbain et rural impliquent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour mettre en pratique les politiques adoptées dans l’intérêt de la communauté (voir, mutatis mutandis, Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, §§ 74-77, Recueil 1996-IV). En effet, dans la mesure où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux est inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement foncier, les autorités nationales jouissent en principe d’une marge d’appréciation étendue (Buckley, précité, § 75 in fine). En contrepartie, les citoyens sont tenus de s’acquitter des devoirs découlant de cette organisation.

48. Dans la mesure où en l’espèce le domicile des requérants se trouve, dès le début, dans une zone non prévue pour l’habitation, force est de constater qu’ils se sont volontairement placés dans une situation d’irrégularité. Il leur appartient par conséquent d’assumer les conséquences de cette situation. Cela est d’autant plus vrai qu’il ressort des éléments du dossier qu’en 1994 l’agrandissement et la transformation du logement demandés par les requérants avaient fait l’objet de plusieurs décisions de refus de la part de l’administration et que, malgré cela, ils avaient tout de même effectué les travaux en question, en violation de la législation urbanistique applicable. Par conséquent, les requérants ne sauraient se plaindre des nuisances émanant d’une carrière de pierre qui, elle, était installée légalement sur un terrain réglementairement affecté aux activités industrielles, étant entendu qu’une zone à vocation industrielle ne peut jouir de la même protection environnementale que les zones résidentielles. Contrairement à ce qu’il en était dans l’affaire Martínez Martínez c. Espagne (no 21532/08, § 52, 18 octobre 2011), le Gouvernement a en l’espèce étayé ses assertions par la production de divers documents officiels émis par la municipalité et montrant que les requérants avaient établi leur domicile sur un terrain non destiné à un usage résidentiel.

49. Au demeurant, la Cour constate que malgré l’irrégularité de l’emplacement de leur domicile, les tribunaux internes ont pris soin d’examiner le détail des prétentions des requérants et ont même ouvert une procédure pénale pour un éventuel délit contre l’environnement. Après avoir examiné les résultats du rapport d’expertise, ils ont conclu qu’il n’était pas possible de constater l’existence d’un délit et ont rendu un non-lieu par le biais d’une décision que la Cour ne peut considérer comme arbitraire ou dénuée de fondement.

50. Compte tenu tant de l’installation irrégulière des requérants dans une zone où l’implantation d’habitations était exclue que du niveau des nuisances décelées, la Cour conclut qu’il ne peut être considéré que le comportement des autorités ait provoqué une atteinte au droit des requérants au respect de leur domicile, ainsi qu’à leur vie privée et familiale (voir, a contrario, Martínez Martínez, précité, § 54).

51. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

52. Les requérants dénoncent également le fait que le tribunal supérieur de justice de Valence n’a pas examiné toutes les demandes formulées dans leur recours de contentieux administratif, notamment leur demande tendant à l’obtention de l’arrêt de la machinerie et de la fermeture des installations ne figurant pas dans le permis d’ouverture initial. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention.

53. La Cour estime que ce grief est lié au grief tiré de l’article 8. Eu égard au constat relatif à l’article 8 de la Convention (paragraphes 52 et 53 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition (voir Martínez Martínez, précité, § 57).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect du domicile;Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : MARTÍNEZ MARTÍNEZ ET PINO MANZANO
Défendeurs : ESPAGNE

Références :

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MAZON COSTA J. L.

Origine de la décision
Formation : Cour (troisiÈme section)
Date de la décision : 03/07/2012
Date de l'import : 08/02/2021

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 001-111833
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2012-07-03;001.111833 ?

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