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12/06/2012 | CEDH | N°001-111417

CEDH | CEDH, AFFAIRE POGHOSYAN ET BAGHDASARYAN c. ARMENIE, 2012, 001-111417


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE POGHOSYAN ET BAGHDASARYAN c. ARMÉNIE

(Requête no 22999/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juin 2012

DÉFINITIF

12/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Poghosyan et Baghdasaryan c. Arménie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis Lóp

ez Guerra,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mai 2012,

Rend l’arr...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE POGHOSYAN ET BAGHDASARYAN c. ARMÉNIE

(Requête no 22999/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juin 2012

DÉFINITIF

12/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Poghosyan et Baghdasaryan c. Arménie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22999/06) dirigée contre la République d’Arménie et dont deux ressortissants arméniens, M. Armen Poghosyan et Mme Anahit Baghdasaryan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me S. Safaryan, avocate à Erevan. Le gouvernement arménien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Kostanyan, représentant de la République d’Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. M. Poghosyan (« le premier requérant ») se plaignait en particulier de n’avoir reçu aucune indemnisation au titre du dommage moral résultant des mauvais traitements, de l’arrestation et de la détention illégales et de la condamnation inéquitable dont il avait été victime.

4. Le 20 novembre 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1976 et 1932 et résident à Saratovka (Arménie).

6. La seconde requérante est la mère du premier requérant.

7. Le 8 octobre 1998, le premier requérant, soupçonné de viol et de meurtre, fut emmené au commissariat. Le procès-verbal de son arrestation précisait que l’intéressé était arrêté pour meurtre et portait sa signature. Au commissariat, le premier requérant fut maltraité par plusieurs policiers, et avoua le meurtre dont on l’accusait lors de son interrogatoire ultérieur par un enquêteur.

8. Le 11 octobre 1998, le premier requérant fut mis en détention provisoire et, le 21 octobre 1998, il fut formellement accusé de viol et de meurtre.

9. Le 29 mars 1999, le tribunal régional du Lorri déclara le premier requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à quinze ans d’emprisonnement, sur la base notamment de ses aveux. Le jugement fut confirmé par la cour d’appel pénale et militaire et par la Cour de cassation respectivement les 20 mai et 16 juin 1999. Il semble que tout au long de la procédure le requérant ait allégué, en vain, que ses aveux avaient été obtenus sous la contrainte.

10. Le 26 avril et le 1er juillet 2002 respectivement, la Convention et le Protocole no 7 entrèrent en vigueur à l’égard de l’Arménie.

11. Le 24 novembre 2003, le parquet général demanda la réouverture de la procédure concernant le premier requérant à raison de faits nouveaux établissant son innocence. Il indiquait en particulier dans la demande que le véritable auteur des infractions imputées au premier requérant avait été arrêté après avoir commis une infraction similaire, et que la condamnation du premier requérant s’était fondée sur de fausses preuves, obtenues en violation de la loi.

12. Le 2 avril 2004, la Cour de cassation décida de faire droit à la demande ; elle annula donc la condamnation du premier requérant et renvoya l’affaire pour complément d’information. Dans son arrêt, elle jugeait établi que des faits nouveaux avaient été découverts après la condamnation du premier requérant. Selon la haute juridiction, ces faits, qui n’étaient pas connus des tribunaux au moment où ils avaient examiné l’affaire, donnaient à penser que les poursuites pénales dirigées contre le requérant avaient donné lieu à des violations des règles de procédure pénale, ce qui avait pu avoir un impact sur le caractère objectif et exhaustif de l’examen de l’affaire.

13. Le 17 avril 2004, une procédure pénale fut engagée contre l’enquêteur et plusieurs policiers impliqués dans l’enquête initiale. Ils étaient accusés d’abus de pouvoir, pour avoir forcé le premier requérant à faire une déposition.

14. Le même jour, le premier requérant fut libéré de prison contre un engagement écrit de ne pas quitter son lieu de résidence. Il avait purgé environ cinq ans et six mois sur la peine qui lui avait été infligée.

15. Le 29 avril 2004, il fut mis fin aux poursuites pénales dirigées contre le premier requérant en application de l’article 35 § 1, alinéa 2, du code de procédure pénale pour défaut de corpus delicti.

16. Le même jour, le procureur général adressa une lettre au premier requérant pour l’informer de cette décision et du fait qu’il avait donc la qualité de « personne acquittée », ce qui lui donnait le droit de demander réparation au civil. Le procureur général ajoutait que le ministère public lui présentait ses excuses pour cette erreur judiciaire.

17. Le 6 mai 2004, le requérant obtint la qualité de victime. La décision pertinente énonçait qu’il avait subi des dommages psychologiques, physiques et matériels en conséquence des actions illicites des policiers et des autorités d’enquête.

18. Le 15 juin 2005, le tribunal régional du Lorri reconnut deux des policiers coupables des faits qui leur étaient reprochés et les condamna à une peine de trois ans d’emprisonnement assortie d’une interdiction d’occuper certaines fonctions pendant une période de deux ans, mais appliqua une mesure d’amnistie qui les dispensait de purger leurs peines. Dans son jugement, le tribunal régional établissait notamment les faits suivants : le 8 octobre 1998, le premier requérant et son frère avaient été emmenés au commissariat, où les policiers avaient maltraité le premier requérant afin de lui extorquer des aveux. Lorsque celui-ci avait refusé d’avouer, l’un des policiers l’avait frappé à coups de pied et de poing, puis l’avait enfermé au commissariat, en toute illégalité. Plus tard le même jour, deux des policiers avaient de nouveau frappé le requérant. L’un deux l’avait frappé des deux mains à l’oreille, et lui avait ainsi explosé le tympan gauche. Ils avaient ensuite pris une bouteille et avaient tenté d’asseoir le requérant dessus. En même temps, le premier requérant entendait crier son frère, qu’un autre policier était en train de frapper dans un bureau voisin. Pensant qu’il n’avait pas d’autre moyen d’éviter les mauvais traitements, le premier requérant avait avoué le meurtre dont on l’accusait. Le lendemain, avant d’emmener le premier requérant sur les lieux du crime pour une inspection, l’un des policiers l’avait frappé à coups de poing à plusieurs reprises à titre d’avertissement. Par la suite, les 14, 16 et 19 octobre 1998, le premier requérant avait été extrait de sa cellule et emmené au commissariat, où les policiers avaient continué à le maltraiter en vue de lui faire avouer qu’il avait violé la victime avant de la tuer. Incapable de supporter les mauvais traitements qu’on lui infligeait, le premier requérant avait été contraint de faire les aveux qu’on attendait de lui.

19. Ce jugement ne fit pas l’objet d’un appel.

20. Le 17 septembre 2004, le premier requérant saisit les tribunaux civils d’une demande de dommages-intérêts pour préjudice matériel, par laquelle il réclamait un montant de 34 050 000 drams (AMD) à raison des mauvais traitements, de la détention illégale et de la condamnation inéquitable subis par lui. Il invoquait les articles 3, 5 et 6 de la Convention.

21. A une date non précisée, Mme Baghdasaryan (« la seconde requérante ») intervint dans la procédure en tant que codemanderesse, et sollicita une somme équivalant à peu près à la moitié des dommages-intérêts réclamés par le premier requérant.

22. A une date non précisée, le premier requérant présenta une demande additionnelle par laquelle il sollicitait une somme de 60 000 000 d’AMD pour dommage moral. Il soutenait notamment que, s’il n’avait jusque-là demandé réparation que pour dommage matériel, le préjudice moral qu’il avait subi était en fait plus important. Selon lui, la jurisprudence de la Cour appelait une réparation au titre du dommage moral dans de telles affaires.

23. Le 28 avril 2005, le tribunal de district de Kentron et de Nork-Marask rejeta la demande de réparation pour dommage moral au motif que l’article 17 du code civil ne prévoyait pas d’indemnisation pour ce type de préjudice. Le tribunal de district accueillit en partie la demande d’indemnisation pour dommage matériel, estimant notamment que, conformément à l’article 66 du code de procédure pénale, le premier requérant – en sa qualité de personne acquittée – était en droit de demander une indemnisation pour arrestation, détention, mise en accusation et condamnation illégales, et lui accorda 6 250 000 AMD pour perte de revenus sur la période allant du 11 octobre 1998 au 17 avril 2004. La seconde requérante se vit accorder 1 500 000 AMD pour frais de transport, frais postaux et frais de procédure.

24. Le 12 mai 2005, le premier requérant interjeta appel.

25. Le 31 août 2005, la cour d’appel civile rejeta l’appel du requérant et confirma le jugement du tribunal de district.

26. Le 16 septembre 2005, les requérants se pourvurent en cassation.

27. Le 18 novembre 2005, la Cour de cassation les débouta.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code civil (tel qu’en vigueur depuis le 1er janvier 1999)

28. Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes :

Article 17 – Indemnisation des dommages

« 1. Toute personne dont les droits ont été violés peut demander à être intégralement indemnisée pour le dommage subi, sauf si une réparation moindre est prévue par la loi ou par un contrat.

2. Les dommages-intérêts correspondent aux frais exposés ou à exposer par la personne dont les droits ont été violés en rapport avec le redressement de la violation, la perte de biens ou le préjudice en découlant (dommage matériel), y compris la perte des revenus que la personne aurait eus dans des conditions normales de vie civile, si la violation n’avait pas eu lieu (perte de salaire). (...) »

Article 1064 – Responsabilité du fait des actions illégales de l’instructeur,
des autorités d’enquête, du ministère public ou des tribunaux

« 1. Le dommage résultant d’une condamnation illégale, de poursuites pénales [illégales], de l’imposition [illégale] d’une mesure préventive prenant la forme d’une détention ou d’un engagement écrit de ne pas quitter son lieu de résidence, ou de l’imposition [illégale] d’une amende administrative doit être intégralement indemnisé par la République d’Arménie, dans le cadre d’une procédure prévue par la loi, quelle que soit la faute commise par les fonctionnaires travaillant pour l’instructeur, les autorités d’enquête, le ministère public ou les tribunaux. (...) »

B. Le code de procédure pénale (tel qu’en vigueur depuis le 12 janvier 1999)

29. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi :

Article 35 – Circonstances empêchant l’institution de poursuites pénales
ou d’une procédure pénale

« 1. Il ne sera pas institué de procédure pénale [Քրեական գործի վարույթ] ni de poursuites pénales [քրեական հետապնդում], et il sera mis un terme aux procédures pénales déjà instituées dans les cas suivants

(...)

2) le corpus delicti de l’acte fait défaut ;

(...) »

Article 66 – Personnes acquittées

« 1. Une personne sera considérée comme acquittée s’il a été mis un terme à une procédure pénale ou à des poursuites pénales instituées contre elle (...) pour les motifs prévus [notamment par l’article 35 § 1, alinéa 2, du] présent code, ou si elle a été acquittée par une décision judiciaire.

(...)

3. Une personne acquittée est (...) en droit de demander une réparation pleine et entière pour le dommage matériel découlant de son arrestation, sa détention, sa mise en accusation et sa condamnation illégales, compte tenu de toute perte de profits éventuelle. (...) »

III. LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

Rapport explicatif au Protocole no 7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (STE no 117)

30. Les passages pertinents du rapport explicatif se lisent ainsi :

Article 3

« 22. Cet article prévoit l’indemnisation de la personne victime d’une erreur judiciaire, sous certaines conditions.

Tout d’abord, la personne concernée doit avoir été déclarée coupable d’une infraction par une décision définitive et avoir subi une peine à la suite d’une condamnation. Selon la définition contenue dans le rapport explicatif de la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs, une décision est définitive « si elle est, selon l’expression consacrée, passée en force de chose jugée. Tel est le cas lorsqu’elle est irrévocable, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas susceptible de voies de recours ordinaires ou que les parties ont épuisé ces voies ou laissé passer les délais sans les exercer ». Il en résulte qu’un jugement prononcé par défaut n’est pas considéré comme définitif aussi longtemps que la loi nationale permet de reprendre la procédure. De même, le présent article ne s’applique pas lorsque l’accusation est abandonnée ou lorsque la personne accusée est acquittée, soit par le tribunal de première instance, soit à la suite d’un recours, par une juridiction supérieure. Si, en revanche, dans un des Etats où une telle possibilité est prévue, la personne a reçu l’autorisation de faire appel (application for leave to appeal) après l’expiration du délai normal prévu pour faire appel et que sa condamnation a été annulée en appel, cet article peut s’appliquer (sous réserve des autres conditions prévues par cet article, et en particulier de celle mentionnée au paragraphe 24 ci-dessous).

23. En second lieu, l’article s’applique uniquement au cas où la condamnation d’une personne est annulée, ou la grâce accordée, parce que, dans les deux hypothèses, un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire – c’est-à-dire un défaut grave dans un procès entraînant un préjudice important pour la personne qui a été condamnée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire, en vertu de cet article, de verser une indemnité si la condamnation a été annulée ou la grâce accordée pour d’autres motifs. D’autre part, l’article ne contient aucune règle quant à la nature de la procédure à suivre pour faire établir une erreur judiciaire. Cette question relève du droit interne ou de la pratique de l’Etat concerné. Les mots « ou lorsque la grâce est accordée » ont été inclus parce que, dans certains systèmes juridiques, plutôt qu’une procédure judiciaire conduisant à la révision de la condamnation, la grâce peut, dans certains cas, être le recours approprié après une décision définitive.

24. Enfin, cet article n’ouvre aucun droit à indemnisation s’il est prouvé que la non-révélation en temps utile du fait inconnu est imputable, en tout ou en partie, à la personne condamnée.

25. Dans les cas où ces conditions préalables sont remplies, l’indemnité est versée « conformément à la loi ou à l’usage en vigueur dans l’Etat concerné ». Ces mots ne peuvent pas être interprétés comme signifiant qu’aucune indemnité ne doit être versée lorsque la loi ou l’usage en vigueur ne le prévoit pas. La loi ou cet usage doit prévoir le versement d’une indemnité dans tous les cas auxquels cet article s’applique. Dans l’esprit des auteurs de cette disposition, les Etats sont obligés d’indemniser des personnes uniquement dans les cas évidents d’erreur judiciaire, c’est-à-dire lorsqu’il aura été reconnu que la personne concernée était clairement innocente. Cet article n’a pas pour but de donner un droit à compensation lorsque toutes les conditions préalables ne sont pas remplies ; par exemple, lorsqu’une cour d’appel a annulé une condamnation parce qu’elle a découvert un fait qui a jeté un doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé et dont le juge de première instance n’aurait pas tenu compte. »

EN DROIT

I. SUR LA Qualité de victime de la seconde requérante

31. La Cour estime tout d’abord nécessaire de se prononcer sur le point de savoir si la seconde requérante possède ou non la qualité de victime. Elle rappelle que, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (voir, parmi d’autres, Vatan c. Russie, no 47978/99, § 48, 7 octobre 2004).

32. En l’espèce, seul le premier requérant a été victime de mauvais traitements, mis en détention, et a fait l’objet d’une condamnation qui a été par la suite infirmée. La Cour estime dès lors que la requête, pour autant qu’elle concerne la seconde requérante, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

33. La Cour limitera donc son examen des griefs soulevés par la présente requête à ceux qui concernent le premier requérant, qu’elle désignera – à des fins de simplification – par le terme « le requérant ».

II. SUR LA VIOLATION alléguée des articles 5 § 5 et 13 de la convention et de l’article 3 du protocole No 7 à la convention

34. Le requérant se plaint du rejet de sa demande de réparation pour dommage moral à raison des mauvais traitements subis par lui, de son arrestation et de sa détention illégales, et de sa condamnation inéquitable. La Cour estime que ce grief doit être examiné sous l’angle des articles 5 § 5 et 13 de la Convention ainsi que de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention, ainsi libellés :

Article 5 § 5 de la Convention

« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

Article 13 de la Convention

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Article 3 du Protocole no 7 à la Convention

« Lorsqu’une condamnation pénale définitive est ultérieurement annulée, ou lorsque la grâce est accordée, parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire, la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation est indemnisée, conformément à la loi ou à l’usage en vigueur dans l’Etat concerné, à moins qu’il ne soit prouvé que la non-révélation en temps utile du fait inconnu lui est imputable en tout ou en partie. »

A. Sur la recevabilité

35. La Cour observe qu’une question peut se poser quant à sa juridiction sur le plan temporel pour examiner les circonstances ayant donné lieu au grief du requérant, eu égard au fait que les mauvais traitements, l’arrestation et la détention illégales et la condamnation inéquitable dont l’intéressé allègue avoir été victime sous l’angle des articles 3, 5 et 6 de la Convention échappent à sa compétence ratione temporis (paragraphes 55-57 ci-dessous). La Cour constate cependant que l’enquête sur les mauvais traitements infligés au requérant, la condamnation des policiers et l’action en réparation qui s’en est ensuivie ont eu lieu après la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Arménie. Partant, elle estime que les griefs du requérant au regard des articles 5 § 5 et 13 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention relèvent bien de sa compétence ratione temporis.

36. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

37. En ce qui concerne l’article 5 § 5, le Gouvernement soutient que cette disposition présuppose une violation de l’une ou de plusieurs autres dispositions de l’article 5 qui n’existerait pas dans le cas d’espèce. Il explique que, les juridictions nationales ayant agi conformément à la loi, l’arrestation et la détention du requérant à la période considérée n’étaient pas contraires à l’article 5. Selon lui, il n’y a pas violation de l’article 5 § 1 a) étant donné que le requérant a été condamné par un tribunal compétent, ni violation de l’article 5 § 1 c) étant donné que l’arrestation du requérant visait à traduire l’intéressé devant une autorité compétente parce qu’il était soupçonné de viol et de meurtre. Le Gouvernement estime qu’au moment des faits le tribunal national n’avait à sa disposition aucune preuve de nature à justifier l’adoption d’une décision différente. Il ajoute qu’il ne peut y avoir eu violation de l’article 5 § 2 étant donné que le requérant a signé le procès-verbal de son arrestation le jour où il a été emmené au commissariat, ce qui indiquerait que l’intéressé était à l’évidence informé du motif de son arrestation. Dès lors, il n’y a selon lui pas eu violation non plus de l’article 5 §§ 3 et 4.

38. Le Gouvernement estime que l’annulation ultérieure de la condamnation du requérant et la fin de la procédure pénale contre l’intéressé n’ont pas rendu son arrestation et sa détention incompatibles avec l’article 5, puisque celles-ci ont été menées en conformité avec les exigences de cette disposition, sur la base d’un soupçon raisonnable.

39. En ce qui concerne l’article 13, le Gouvernement soutient que le requérant disposait d’une possibilité satisfaisante de réparation. Il indique en particulier que, dès la révélation des faits nouveaux, des poursuites pénales ont été immédiatement engagées contre les policiers en question, le requérant s’est vu accorder la qualité de victime, les policiers ont été condamnés, les poursuites pénales à l’encontre du requérant ont été abandonnées et sa demande de dommages-intérêts a été accueillie. Il rappelle aussi que le procureur général a présenté des excuses officielles au requérant pour l’erreur judiciaire. Toutes ces mesures devraient être considérées comme une réparation suffisante pour tout dommage moral subi. Par ailleurs, les faits de l’espèce différeraient de ceux des affaires Keenan c. Royaume-Uni (no 27229/95, § 130, CEDH 2001‑III) et Kontrová c. Slovaquie (no 7510/04, § 64, 31 mai 2007), la présente affaire ne soulevant aucune question sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

40. En dernier lieu, le Gouvernement soutient quant à l’article 3 du Protocole no 7 qu’une réparation adéquate a été accordée au requérant. Il observe qu’en particulier l’intéressé s’est vu octroyer des dommages-intérêts pour préjudice matériel et a reçu des excuses officielles du parquet général, ce qui devrait être considéré comme une réparation suffisante pour le dommage moral. Par ailleurs, l’article 3 du Protocole no 7 appellerait le paiement d’une indemnité en conformité avec le droit ou la pratique de l’Etat concerné. Ainsi, pour le Gouvernement, la réparation – sous la forme d’excuses – que le requérant a reçue pour le dommage moral n’était pas arbitraire, une telle pratique étant courante dans des situations similaires.

b) Le requérant

41. Le requérant soutient que les articles 3, 5 et 6 sont applicables à son affaire et que l’octroi d’une satisfaction équitable revêtait donc une importance cruciale. Selon lui, les excuses qu’il a reçues ne peuvent être prises au sérieux, étant donné que le procureur général a joint à la lettre officielle une version du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Quoi qu’il en soit, l’épreuve, l’angoisse mentale et la douleur physique aiguë qu’il aurait subies pendant cinq ans et demi mériteraient d’être indemnisées de manière plus raisonnable que par de simples excuses. Le requérant indique en outre que, le 1er septembre de chaque année de sa détention, la télévision d’Etat arménienne a diffusé un programme élaboré par la police arménienne affirmant qu’il avait admis sa culpabilité. Ainsi, il dit avoir été constamment dégradé aux yeux du grand public sans que rien n’ait été fait par les autorités après son acquittement pour restaurer sa réputation. L’intéressé indique en outre qu’il s’est marié en 2007 mais qu’il est toujours incapable d’avoir un enfant, ce qui serait dû selon les médecins aux circonstances de sa condamnation. Le requérant déclare également souffrir d’une otite moyenne adhésive de l’oreille gauche et d’une surdité de perception bilatérale de premier ou second degré en raison des coups qui lui ont été portés à l’oreille. Il prendrait toujours des antalgiques et sa surdité serait irréversible. Il fait observer que les tribunaux ne lui ont accordé aucune réparation pour cela, alors même qu’ils ont établi qu’il avait subi des mauvais traitements. Enfin, il ne peut accepter l’argument du Gouvernement selon lequel son arrestation a été effectuée conformément à l’article 5 et se fondait sur des soupçons raisonnables, étant donné que les signes des mauvais traitements subis par lui auraient été clairement visibles sur sa personne. Par ailleurs, le requérant affirme avoir refusé de manière constante d’admettre les accusations à son encontre devant les tribunaux et rappelle avoir formé des recours jusqu’aux plus hautes instances contre sa condamnation.

2. Appréciation de la Cour

42. La Cour juge nécessaire d’examiner d’abord les griefs tirés de l’article 13 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 7, puis celui au regard de l’article 5 § 5 de la Convention.

a) Article 13 de la Convention

43. La Cour observe de nouveau qu’il lui est impossible – à raison de son incompétence – d’examiner les circonstances du traitement subi par le requérant au commissariat en vue de déterminer s’il était ou non compatible avec les exigences de l’article 3 de la Convention (paragraphes 55-57 ci-dessous). Elle rappelle cependant que l’article 13 peut entrer en jeu même sans violation d’une autre clause de la Convention. Cette disposition garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir – et donc de dénoncer le non-respect – des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Ainsi, il suffit, pour que l’article 13 entre en jeu, que la personne concernée puisse se prévaloir d’un grief défendable au regard de la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131).

44. La Cour relève que les mauvais traitements infligés au requérant par les policiers ont été établis sans ambiguïté par les juridicitions internes, précisément dans le jugement du tribunal régional du Lorri du 15 juin 2005 condamnant deux des policiers impliqués (paragraphe 18 ci-dessus). Dès lors, elle considère que le requérant a sans aucun doute présenté aux juridictions internes un grief défendable au regard de l’article 13 lorsqu’il a allégué devant elles avoir été soumis à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention.

45. Le requérant a demandé réparation au civil, notamment pour les mauvais traitements subis, en instituant une procédure distincte à la suite de la condamnation des policiers, et a sollicité en particulier des dommages‑intérêts pour préjudice moral (paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, il n’a rien obtenu par cette voie, ce type de réparation n’étant pas prévu par le droit interne.

46. La question qui se pose est celle de savoir si, dans ce contexte, l’article 13 exige de proposer une telle réparation. La Cour accorde elle-même une satisfaction équitable là où il convient, reconnaissant que la douleur, le stress, l’angoisse et la frustration appellent une réparation adéquate au titre du dommage moral. Elle a déjà estimé que, en cas de violation des articles 2 et 3 de la Convention, qui sont les dispositions les plus fondamentales de la Convention, la réparation du dommage moral découlant de la violation doit en principe figurer au nombre des recours possibles (Keenan, précité, § 130, et Kontrová, précité, § 64).

47. En l’espèce, la Cour conclut que le requérant aurait dû avoir la possibilité de demander réparation pour le dommage moral qu’il a subi à raison de ces mauvais traitements. Aucune réparation de la sorte n’étant disponible en droit arménien, le requérant a été privé d’un recours effectif.

48. Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

b) Article 3 du Protocole no 7 à la Convention

49. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 7 a pour but de conférer un droit à réparation à des personnes condamnées à la suite d’une erreur judiciaire dans le cas où leur condamnation a été infirmée par les tribunaux internes en raison de faits nouveaux ou nouvellement révélés. En conséquence, l’article 3 du Protocole no 7 ne peut s’appliquer avant que la condamnation n’ait été infirmée (Matveïev c. Russie, no 26601/02, §§ 38-39, 3 juillet 2008).

50. En l’espèce, dans la mesure où la condamnation du requérant a été annulée et qu’il a demandé réparation après le 1er juillet 2000, date d’entrée en vigueur du Protocole no 7 à l’égard de l’Arménie, les conditions à remplir pour la compétence ratione temporis sont satisfaites (ibidem). De plus, la Cour estime que cet article est sans aucun doute applicable à l’affaire du requérant, toutes les conditions nécessaires étant satisfaites.

51. Quant au respect des garanties de l’article 3 du Protocole no 7, la Cour estime que, si cette disposition garantit le paiement d’une indemnité conformément à la loi ou à la pratique de l’Etat concerné, cela ne signifie pas qu’aucune indemnité ne doit être versée lorsque le droit ou la pratique internes ne le prévoient pas (voir également le paragraphe 25 du rapport explicatif au Protocole no 7 à la Convention, paragraphe 30 ci-dessus). De plus, la Cour estime que le but de l’article 3 du Protocole no 7 n’est pas simplement de couvrir toute perte financière causée par une condamnation à tort mais également de fournir à une personne condamnée à la suite d’une erreur judiciaire une réparation pour tout dommage moral subi, tel que le sentiment de détresse ou d’angoisse, les désagréments divers et la dégradation de la qualité de vie. Or le requérant n’a disposé d’aucune réparation de la sorte en l’espèce.

52. Partant, il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention.

c) Article 5 § 5 de la Convention

53. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.

54. Eu égard à son constat sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 7 (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour juge inutile d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 5 § 5 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

55. Le requérant allègue également que les mauvais traitements, l’arrestation et la détention illégales et la condamnation inéquitable dont il a été victime ont emporté violation des articles 3, 5 et 6 de la Convention.

56. La Cour rappelle qu’en vertu des règles générales du droit international, les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cette partie, ni en ce qui concerne une situation qui avait cessé d’exister avant cette date (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 70, CEDH 2006-III). Elle observe que les faits litigieux se sont déroulés avant le 26 avril 2002, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Arménie.

57. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione temporis avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit donc être rejetée en application de l’article 35 § 4.

58. Enfin, le requérant se plaint au regard des mêmes articles que sa demande d’indemnisation pour dommage matériel n’a pas été accueillie en entier.

59. Eu égard à l’ensemble des éléments en sa possession, et pour autant que ce grief relève de sa compétence, la Cour n’aperçoit aucune apparence de violation des droits et libertés consacrés par la Convention et ses Protocoles. Partant, cette partie de la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

61. Le requérant réclame 34 000 000 de drams (AMD) pour dommage matériel, y compris les frais et les pertes de revenus. Il demande en outre 274 959 euros (EUR) pour dommage moral.

62. Le Gouvernement soutient que la demande du requérant pour dommage matériel est dénuée de fondement et a en fait déjà été accueillie par les tribunaux internes ; il estime en outre que la demande de l’intéressé pour dommage moral n’est pas fondée.

63. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 30 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

64. Les requérants demandent également 1 000 000 d’AMD pour les frais et dépens engagés devant la Cour, y compris les frais de procédure, de traduction et de correspondance.

65. Le Gouvernement estime que la demande du requérant pour les frais et dépens n’est pas entièrement justifiée.

66. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder la somme de 500 EUR pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré des articles 5 § 5 et 13 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 7 concernant le rejet de la demande de dommages-intérêts pour préjudice moral présentée par le requérant, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 § 5 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 juin 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


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