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03/04/2012 | CEDH | N°001-110179

CEDH | CEDH, AFFAIRE MANZANAS MARTIN c. ESPAGNE, 2012, 001-110179


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MANZANAS MARTÍN c. ESPAGNE

(Requête no 17966/10)

ARRÊT

(fond)

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Manzanas Martín c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta

,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du consei...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MANZANAS MARTÍN c. ESPAGNE

(Requête no 17966/10)

ARRÊT

(fond)

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Manzanas Martín c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17966/10) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Francisco Manzanas Martín (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me A. Pérez Subirana, avocat à Barcelone. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Irurzun Montoro, avocat de l’État.

3. Le requérant se plaint que le refus de lui accorder une pension de retraite porte atteinte au principe de non-discrimination reconnu par l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1, dans la mesure où la législation interne aurait traité de manière différenciée et discriminatoire les pasteurs évangéliques et les prêtres catholiques à cet égard.

4. Le 24 février 2011, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1926 et réside à Barcelone.

6. Entre le 1er novembre 1952 et le 30 juin 1991, le requérant exerça en tant que pasteur au sein de l’Église évangélique jusqu’au moment où il atteignit l’âge de la retraite. Pendant ces années, il perçut une rétribution payée par la commission permanente de l’Église évangélique. Celle-ci ne versa pas de cotisations à la Sécurité sociale au nom du requérant, cette possibilité n’étant pas prévue par la législation en vigueur.

7. Le requérant avait préalablement travaillé comme salarié entre le 1er janvier 1944 et le 15 octobre 1946. Après son ordination pastorale, il travailla également comme salarié entre le 13 mars 1974 et le 9 septembre 1978, sans abandonner son ministère.

8. Le requérant sollicita l’octroi d’une pension de retraite auprès de l’Institut national de la Sécurité sociale (INSS). Par une décision du 26 octobre 2004, l’INSS rejeta la demande du requérant, au motif qu’il n’avait pas atteint la période minimale de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, à savoir 15 ans (5 475 jours). En effet, l’addition des deux périodes de cotisation du requérant entre 1944 et 1946 et entre 1974 et 1978 donnait comme résultat 2 560 jours.

9. Ultérieurement, le requérant sollicita la révision de son dossier par l’INSS. Par deux décisions du 15 mars et du 23 mai 2005, l’INSS débouta le requérant de ses prétentions, confirmant sa décision initiale.

10. Le requérant entama une procédure devant les juridictions du travail à l’encontre de l’INSS sollicitant l’attribution d’une pension de retraite. Il allégua avoir fait l’objet d’une discrimination dans la mesure où la législation en vigueur permettait aux prêtres catholiques de percevoir une pension de retraite, car ils étaient rattachés au régime général de la Sécurité sociale.

11. Par un jugement du 12 décembre 2005, le juge du travail no 33 de Barcelone fit droit aux prétentions du requérant et condamna l’INSS à lui verser une pension de retraite. Analysant l’évolution de la législation applicable en la matière, le juge considéra qu’elle mettait en évidence que le législateur avait accordé un traitement de faveur aux prêtres catholiques face aux pasteurs évangéliques, ce qui était contraire au caractère aconfessionnel de l’État établi par la Constitution de 1978.

12. Le juge nota que même avant la promulgation de la Constitution, le premier paragraphe de l’article 1er du décret royal 2398/1977 du 27 août 1977 avait déjà établi que les prêtres et les ministres du culte de toutes les Églises et confessions religieuses inscrites dans le registre du ministère de l’Intérieur devaient être assimilés à des travailleurs salariés et rattachés au régime général de la Sécurité sociale. Cependant, le deuxième paragraphe de ce même article prévoyait uniquement l’assimilation immédiate des prêtres catholiques, qui fut effectuée par un ordre du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale du 19 décembre 1977, complété ultérieurement par deux décrets royaux 487/1998 du 27 mars 1998 et 2665/1998 du 11 décembre 1998. Ces derniers permettaient aux prêtres et aux religieux catholiques sécularisés de faire prendre en considération leurs années de ministère pour le calcul de la durée de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues. En outre, l’assimilation des pasteurs évangéliques fut effectuée vingt-deux ans plus tard que l’assimilation des prêtres catholiques, par le décret royal 369/1999 du 5 mars 1999, sans toutefois inclure la possibilité de compléter les annuités manquantes pour avoir droit à une pension de retraite comme c’était le cas pour les prêtres catholiques. Le juge observa qu’au moment de l’entrée en vigueur de ce décret, le requérant avait déjà cessé d’exercer le ministère pastoral et que conformément aux dispositions du décret, ses années d’activité pastorale ne pouvaient pas être prises en considération pour le calcul de la durée de cotisation. Le juge considéra néanmoins que le fait de priver le requérant de l’accès à une pension de retraite dans les mêmes conditions que pour les prêtres catholiques portait atteinte à ses droits à l’égalité et à la liberté religieuse reconnus par la Constitution. Le juge se référa aux articles 6 et 7 de la loi organique sur le pouvoir judiciaire (LOPJ) (voir paragraphe 16 ci-dessous) et nota que l’article 9 § 2 de la Constitution prévoit que « les pouvoirs publics sont tenus de promouvoir les conditions nécessaires pour que la liberté et l’égalité de l’individu et des groupes auxquels il s’intègre soient réelles et effectives, de supprimer les obstacles qui empêchent ou entravent leur plein épanouissement et de faciliter la participation de tous les citoyens à la vie politique, économique, culturelle et sociale ». Par conséquent, pour ménager les droits fondamentaux du requérant, le juge estima que les dispositions appliquées aux prêtres catholiques et, notamment les décrets royaux 487/1998 et 2665/1998 pouvaient être appliquées au requérant par analogie, lui permettant ainsi de remplir la durée de cotisation minimale avec ses années de ministère pastoral, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues. Il reconnut une pension de retraite au requérant à compter du 22 juillet 2004 sur la base de 398,44 euros mensuels.

13. Contre cette décision, l’INSS fit appel (recours de súplica). Par un arrêt du 26 juillet 2007, le Tribunal supérieur de justice de Catalogne annula le jugement de première instance. Il nota que l’inclusion des pasteurs évangéliques dans le régime général de la Sécurité sociale avait été établie par la loi 24/1992 du 10 octobre 1992 approuvant l’Accord de coopération entre l’État et la Fédération des entités religieuses évangéliques d’Espagne (FEREDE). Le droit des pasteurs évangéliques à cotiser et à percevoir les prestations pertinentes était donc né avec cette loi et les conditions concrètes de l’intégration de ceux-ci au régime général de la Sécurité sociale avaient été fixées par le décret royal 369/1999. En l’espèce, le tribunal observa que le requérant avait atteint l’âge de la retraite en 1991, avant l’entrée en vigueur de la loi 24/1992 qui lui aurait permis de cotiser à la Sécurité sociale pour se voir reconnaître le droit à une pension. A cet égard, il estima que le fait que les années antérieures d’activité pastorale du requérant ne puissent pas être prises en considération n’était pas dû à l’inactivité de l’État, mais à l’absence de législation en raison du défaut d’accord entre l’État et les différents cultes évangéliques. Compte tenu de ces considérations, le tribunal jugea que le requérant ne remplissait pas les conditions légales pour se voir accorder une pension de retraite, ce qui relevait de la légalité ordinaire et ne constituait pas une discrimination par rapport à la situation des prêtres catholiques.

14. Le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Par une décision notifiée le 29 septembre 2009, la haute juridiction déclara le recours irrecevable comme étant dépourvu de l’importance constitutionnelle spéciale requise par l’article 50 § 1 b) de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

15. Les dispositions pertinentes de la Constitution de 1978 disposent ce qui suit :

Article 14

« Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

Article 16

« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie, sans autres limitations, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.

2. Nul ne pourra être obligé à déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances.

3. Aucune confession n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte des croyances religieuses de la société espagnole et entretiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions ».

16. La loi organique sur le pouvoir judiciaire dispose, dans ses parties pertinentes, comme suit :

Article 6

« Les juges et tribunaux n’appliquent pas de règlements ou autres dispositions contraires à la Constitution, à la loi ou au principe de hiérarchie des normes ».

Article 7

« Les droits et libertés reconnus par le chapitre II du Titre II de la Constitution engagent intégralement les juges et tribunaux et sont garantis par ces derniers.

En particulier, les droits énoncés par l’article 53 § 2 de la Constitution sont reconnus conformément à leur contenu constitutionnellement déclaré sans que les décisions judiciaires puissent restreindre, diminuer ou écarter l’application de ce contenu (...) ».

17. Le décret royal 2398/1977, du 27 août 1977, qui règle la sécurité sociale du clergé dispose, dans ses dispositions pertinentes, comme suit :

Article 1

« 1. Les prêtres de l’Église catholique ainsi que les ministres des autres Églises et Confessions religieuses dûment inscrites dans le registre du ministère de l’Intérieur seront inclus dans le domaine d’application du Régime général de la Sécurité sociale, selon les conditions qui seront réglementairement déterminées.

2. Les prêtres diocésains de l’Église catholique seront assimilés aux travailleurs salariés, aux fins de leur inclusion dans le Régime général de la Sécurité sociale, de la manière établie par le présent décret royal ».

18. L’ordre ministériel du 19 décembre 1977 (en vigueur depuis le 1er janvier 1978), qui règle certains aspects relatifs à l’inclusion des prêtres diocésains de l’Église catholique dans le Régime général de la Sécurité sociale dispose, dans ses dispositions pertinentes, comme suit :

Article 1

« Les prêtres diocésains de l’Église catholique seront assimilés aux travailleurs salariés, aux fins de leur inclusion dans le Régime général de la Sécurité sociale. Il faut comprendre par des tels prêtres ceux qui mènent leur activité pastorale au service d’Organisme diocésains ou supra diocésains (...) et perçoivent pour cela une rémunération de base pour subvenir à leurs besoins ».

Première disposition transitoire

« Aux fins de la reconnaissance du droit aux prestations d’invalidité permanente, retraite et décès (...), les prêtes qui, le 1er janvier 1978 sont inclus dans l’article 1 du présent Ordre, peuvent verser la fraction du quota du Régime général fixée pour les situations citées, qui correspond à des périodes antérieures à l’entrée en vigueur de cet Ordre, (...), moyennant le respect des conditions suivantes :

1. s’ils ont atteint l’âge de cinquante-cinq ans le 1er janvier 1978, ils peuvent verser le montant en cause pour ce qui est des périodes comprises entre le 1er janvier 1978 et le jour où le prêtre a atteint ledit âge, jusqu’à la date du 1er janvier 1967.

(...) ».

19. Aux termes de la loi organique 7/1980 du 5 juillet 1980 sur la liberté religieuse, l’État peut conclure des accords de collaboration avec des Églises, et ce en fonction du nombre de leurs fidèles, de leur implantation dans la société espagnole et des croyances majoritaires de celle-ci.

20. La loi 24/1992 du 10 novembre 1992 approuvant l’Accord de coopération entre l’État et la Fédération des entités religieuses évangéliques d’Espagne (FEREDE) régit les questions suivantes : le statut des ministres du culte évangélique ; la protection juridique des lieux de culte ; la reconnaissance sur le plan civil des mariages célébrés selon le rite évangélique ; l’assistance religieuse dans les centres ou établissements publics ; l’enseignement religieux évangélique dans les centres scolaires ; les avantages fiscaux applicables à certains biens et activités des Églises membres de la FEREDE. Ses dispositions pertinentes se lisent comme suit :

Article 3 § 1

« A tous effets légaux, les ministres du culte des Églises appartenant à la FEREDE sont des personnes physiques se consacrant, de manière stable, aux fonctions de culte ou d’assistance religieuse, qui démontrent remplir ces conditions par le biais d’un certificat délivré par l’Église concernée avec l’accord de la Commission permanente de la FEREDE ».

Article 5

« Conformément à ce qui est prévu à l’article 1 du décret royal 2398/1977, du 27 août 1977, les ministres du culte des Églises appartenant à la FEREDE qui remplissent les conditions exposées à l’article 3 du présent Accord, seront affiliés au Régime général de la Sécurité sociale. Ils seront assimilés aux travailleurs salariés.

Les Églises respectives assumeront les droits et les obligations établies pour les employeurs dans le Régime général de la Sécurité sociale ».

21. Le décret royal 487/1998 du 17 mars 1998 portant sur la reconnaissance, aux fins des cotisations à la Sécurité sociale, des périodes d’activité religieuse des prêtres ou de religieux ou religieuses de l’Église catholique sécularisés dispose, dans ses parties pertinentes, ce qui suit :

Article 1

« Le présent décret s’applique à ceux qui, ayant eu la condition de prêtres ou de religieux ou religieuses de l’Église catholique, ont été sécularisés ou ont cessé d’exercer la profession religieuse avant le 1er janvier 1997, s’ils réunissent les conditions suivantes :

(...) »

Article 2

« 1. Sur leur demande et afin d’accéder à la pension de retraite, les personnes auxquelles fait référence l’article précédent se verront reconnaître, comme ayant cotisé à la Sécurité sociale, le nombre d’années d’exercice nécessaires en tant que prêtres ou religieux ainsi que l’ajout du nombre d’années de cotisation effective afin qu’elles puissent, le cas échéant, parvenir au nombre global de quinze ans de cotisation.

(...) ».

22. Le décret royal 2665/1998 du 11 décembre 1998, qui complète le décret royal 487/1998, dispose comme suit :

Article 1

« Le présent décret s’applique à ceux qui, ayant eu la condition de prêtres ou de religieux ou religieuses de l’Église catholique, ont été sécularisés ou ont cessé d’exercer la profession religieuse avant le 1er janvier 1997.

Article 2

« Sur leur demande, les personnes auxquelles fait référence l’article précédent se verront reconnaître, comme ayant cotisé à la Sécurité sociale pour les périodes d’exercice en tant que prêtres ou religieux avant les dates suivantes :

a) pour les prêtres sécularisés : le 1er janvier 1978.

b) pour les personnes ayant abandonné la profession religieuse : le 1er mai 1982 ».

Article 4

« 1. Dans les cas de reconnaissance initiale de la pension de retraite, les intéressés doivent abonner le capital-coût de la partie de la pension dérivée des années d’exercice en tant que prêtres ou religieux ayant été reconnus comme cotisants à la Sécurité sociale.

A cette fin, la partie de la pension à capitaliser sera le résultat de l’application à la base régulatrice des pourcentages suivants :

(...)

3. Le versement du capital-coût pourra être déféré pour une période maximale de quinze ans et fractionné en versements mensuels déductibles de chaque mensualité de la pension. (...) ».

23. Le décret royal 369/1999 du 5 mars 1999, qui règle l’intégration dans le régime de la Sécurité sociale des ministres du culte des Églises appartenant à la FEREDE dispose comme suit :

Article 5

« Aux fins du présent décret royal, les Églises ou fédérations d’Églises respectives assumeront les droits et les obligations établies pour les employeurs dans le Régime général de la Sécurité sociale ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

24. Le requérant expose que le refus de lui accorder une pension de retraite porte atteinte au principe de non-discrimination reconnu par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Il estime que la législation interne a traité de manière différenciée et discriminatoire les pasteurs évangéliques par rapport aux prêtres catholiques, dans la mesure où ces derniers ont été inclus plus tôt dans le régime général de la Sécurité sociale. Il fait valoir qu’après l’inclusion des pasteurs évangéliques dans le régime général de la Sécurité sociale, ces derniers n’ont pas eu la possibilité de compléter la période de cotisation minimale requise pour avoir droit à la pension de retraite avec les années antérieures d’activité pastorale, alors que cette possibilité était reconnue aux prêtres catholiques.

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »

A. Sur la recevabilité

25. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

26. Le requérant estime que les pasteurs évangéliques ont été traités d’une façon discriminatoire du fait que ce n’est que vingt-deux ans après le décret royal 2398/1977, relatif aux prêtres de l’Église catholique, qu’ils ont été intégrés dans le régime général de la Sécurité sociale.

27. Au-delà de ce retard, le requérant rappelle que les différences de traitement entre les prêtres catholiques et les pasteurs évangéliques persistent toujours et note qu’il n’a pas pu compléter avec ses années d’activité pastorale la période de cotisation minimale de quinze ans requise pour avoir droit à une pension de retraite en versant le capital correspondant aux annuités manquantes, alors que cette possibilité est reconnue au clergé catholique.

b) Le Gouvernement

28. Le Gouvernement note que les négociations en vue de parvenir aux accords avec les différentes confessions religieuses mentionnées dans la loi organique 7/1980 du 5 juillet 1980 furent entamées en 1982. Toutefois, en raison du peu d’enracinement des Églises évangéliques considérées séparément, un certain temps fut nécessaire. La FEREDE fut ainsi créée afin de représenter les Églises protestantes et adventistes d’Espagne et le processus de négociation ne put donc reprendre qu’en 1987. Par une loi 24/1992 du 10 novembre 1992 (voir paragraphe 20 ci-dessus), l’accord de coopération entre l’État et la FEREDE fut adopté.

29. Le Gouvernement explique que le décret royal 2398/1977 du 27 août 1977 (voir paragraphe 17 ci-dessus) procédait à l’intégration, dans le système général de la Sécurité sociale, des ministres des différentes religions, et cela avant l’entrée en vigueur de la Constitution en 1978. L’intégration du clergé catholique eut lieu de façon immédiate en raison des relations déjà établies avec l’État depuis le concordat du 27 août 1953 entre l’Espagne et le Saint-Siège. L’intégration d’autres confessions se fit au fur et à mesure que les accords avec l’État furent passés. Ainsi, par un ordre ministériel du 2 mars 1987 eut lieu l’intégration des ministres du culte de l’Union des Églises chrétiennes adventistes du septième jour en Espagne.

30. Le Gouvernement se réfère au paragraphe 53 de l’arrêt Stec et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 65731/01, CEDH 2006‑VI) et ne disconvient pas que si un État décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention. Il note cependant que l’intégration des ministres du culte au régime de Sécurité sociale à des moments différents répond à des raisons objectives et non discriminatoires et rappelle, citant l’arrêt Stec (précité, § 49), que l’État dispose d’une ample marge d’appréciation en la matière. Le Gouvernement note par ailleurs que l’intégration dans le régime de la Sécurité sociale des ministres des différents cultes n’est possible que s’il existe un accord préalable avec l’État, vis-à-vis duquel la confession en cause assume certaines obligations ; il renvoie au paragraphe 23 ci-dessus.

31. Pour ce qui est de l’application des décrets de 1998 cités par le requérant, le Gouvernement observe qu’ils se référent à l’abandon, avant l’intégration au régime de la Sécurité sociale, de l’activité religieuse des prêtres catholiques pour des raisons personnelles ou de sécularisation, et non en raison de leur passage à la retraite.

2. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

32. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008-...). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 36, CEDH 2003‑X et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 74, CEDH 2009-...). L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40 CEDH 2005‑X).

33. Il convient dès lors de déterminer si l’intérêt du requérant à percevoir de l’État une pension de retraite tombe « sous l’empire » ou « dans le champ d’application » de l’article 1 du Protocole no 1.

34. La Cour a affirmé que tous les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales (Andrejeva c. Lettonie, précité, § 77). Ainsi, cette disposition ne garantit, en tant que tel, aucun droit de devenir propriétaire d’un bien (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004‑IX) ni, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999‑V, et Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000‑X). En outre, l’article 1 du Protocole no 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre d’un tel régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres, décision précitée, § 54 ; Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 56, 2 novembre 2010).

35. Comme la Cour l’a dit dans la décision Stec et autres (précitée), « [d]ans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause (...). Si [l’article 1 du] Protocole no 1 ne comporte pas un droit de percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 » (ibidem, § 55 et Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, § 45, CEDH 2009-...).

36. En l’espèce, le requérant se plaint d’avoir été privé d’une pension de retraite pour un motif discriminatoire couvert, selon lui, par l’article 14, à savoir sa confession religieuse.

37. La Cour note qu’en application de la législation nationale en la matière, seuls les prêtres catholiques se sont vu reconnaître la possibilité de compléter la période de cotisation minimale de quinze ans requise pour avoir droit à une pension de retraite en versant le capital correspondant aux annuités manquantes.

38. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les intérêts patrimoniaux du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.

3. Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

a) La jurisprudence de la Cour

39. Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Le « manque de justification objective et raisonnable » signifie que la distinction litigieuse ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), no 53072/99, CEDH 2001-VI, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 196, CEDH 2007-IV, et la jurisprudence y citée).

40. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, notamment, les arrêts Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Thlimmenos, précité, § 40). L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Ainsi, par exemple, l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos, § 44, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], précité, § 51, et D.H. et autres, précité, § 175).

41. De même, une ample marge d’appréciation est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale. La Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, et Stec et autres, précité, §§ 51-52).

42. Enfin, dans la mesure où le requérant se plaint d’inégalités dans un régime de sécurité sociale, la Cour souligne que l’article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à acquérir des biens. Il ne limite en rien la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime.

43. En tout état de cause, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, § 177).

b) Application de la jurisprudence à la présente affaire

44. Le requérant se plaint du refus de lui accorder une pension de retraite en raison du fait que, malgré l’intégration des pasteurs protestants dans le régime général de la Sécurité sociale, il n’a pas pu remplir la durée de cotisation minimale requise afin de bénéficier d’une telle pension en faisant prendre en compte ses années de ministère religieux alors que cette possibilité est reconnue aux prêtres catholiques. Il estime que cela constitue une discrimination fondée sur la religion contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

45. La Cour observe qu’avant même la promulgation de la Constitution de 1978, le décret royal 2398/1977 (voir paragraphe 17 ci-dessus) avait déjà prévu que les prêtres et les ministres du culte de toutes les Églises et confessions religieuses inscrites au registre du ministère de l’Intérieur devaient être assimilés à des travailleurs salariés et rattachés au régime général de la Sécurité sociale. L’assimilation des prêtres catholiques fut effectuée de manière immédiate. L’assimilation des pasteurs évangéliques fut effectuée vingt-deux ans plus tard en 1999, à la suite de la conclusion en 1992 de l’accord de coopération entre l’État et la FEREDE.

46. En 1991, lorsque le requérant atteignit l’âge de la retraite, aucun droit à une pension de retraite n’avait été reconnu aux pasteurs évangéliques conformément à la législation en vigueur ; en effet, d’une part le requérant ne se trouvait pas, en tant que pasteur évangélique, inclus dans le régime général de la Sécurité sociale et, d’autre part, comme l’INSS l’a précisé dans sa décision du 26 octobre 2004, il n’avait pas rempli la durée minimale de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, à savoir 15 ans, les années pendant lesquelles il avait travaillé en tant que salarié n’étant pas suffisantes pour atteindre ladite durée (voir paragraphes 7 et 8 ci-dessus).

47. Au vu de ce qui précède, la question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir si le fait pour le requérant de s’être vu dénier le droit de percevoir une pension de retraite révèle un traitement discriminatoire par rapport à la façon dont la législation traite de situations que le requérant estime analogues.

48. Le requérant base sa prétention, d’une part, sur le retard injustifié de vingt-deux ans pour procéder à l’assimilation des pasteurs évangéliques par rapport à la date d’assimilation des prêtres catholiques et, d’autre part, sur l’impossibilité pour les pasteurs évangéliques de compléter par la prise en compte de leurs services religieux leurs annuités manquantes pour atteindre la durée minimale de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite comme c’était le cas pour les prêtres catholiques.

49. La Cour observe que le législateur espagnol a pris en effet beaucoup de retard pour intégrer les pasteurs évangéliques au régime général de la Sécurité sociale, et reconnaître ainsi leur droit à percevoir les mêmes prestations que les prêtres catholiques. Par ailleurs, à supposer même que le droit à percevoir une pension de retraite existât pour les pasteurs évangéliques au moment du départ à la retraite du requérant, ce dernier se serait vu toutefois dans l’impossibilité de compléter avec ses années d’activité pastorale les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale requise pour avoir droit à une pension de retraite en versant le capital correspondant aux années de cotisation manquantes.

50. La Cour constate que, dans son jugement rendu le 12 décembre 2005, le juge du travail no 33 de Barcelone a interprété la législation applicable en faveur du requérant. Le juge y notait en effet que les prêtres et les ministres du culte de toutes les Églises et confessions religieuses inscrites devaient être rattachés au régime général de la Sécurité sociale, et que cette intégration était prévue même avant la promulgation de la Constitution. Cependant, cette intégration ne fut effectuée de façon immédiate que pour les prêtres catholiques et complétée, en 1998, par deux décrets royaux qui permettaient aux prêtres et aux religieux catholiques sécularisés ou ayant cessé d’exercer la profession religieuse, de faire prendre en considération les années de ministère pendant lesquelles ils n’avaient pas cotisé à la Sécurité sociale afin de remplir la durée de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, pourvu qu’ils aient 65 ans ou plus, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues. Le juge constata dans son jugement qu’à la différence de ce qui était pour les prêtres catholiques, lorsque l’assimilation des pasteurs évangéliques fut effectuée vingt-deux ans plus tard, cette possibilité de compléter les annuités jusqu’à la durée de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite n’avait toutefois pas été incluse.

51. Le juge du travail considéra que le fait de priver le requérant de l’accès à la pension de retraite dans les mêmes conditions que celles offertes aux prêtres catholiques portait atteinte à ses droits à l’égalité et à la liberté religieuse reconnus par la Constitution. Il estima que la législation applicable en l’espèce accordait un traitement de faveur aux prêtres catholiques face aux pasteurs évangéliques, ce qui était contraire au caractère aconfessionnel de l’État établi par la Constitution de 1978, et se référa à l’article 6 de la LOPJ selon lequel les juges doivent écarter l’application de tout règlement ou toute autre disposition contraires à la Constitution, à la loi ou au principe de hiérarchie des normes. Pour réparer les droits fondamentaux du requérant, le juge estima que les dispositions appliquées aux prêtres catholiques et, en particulier, les décrets royaux de 1998, pouvaient être appliquées par analogie au requérant, lui permettant ainsi de compléter la période de cotisation minimale avec ses années de ministère pastoral, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues.

52. Ce jugement fut toutefois infirmé par l’arrêt du 26 juillet 2007 rendu en appel. Le Tribunal supérieur de justice de Catalogne a en effet considéré (paragraphe 13 ci-dessus) que le requérant avait atteint l’âge de la retraite en 1991, avant l’entrée en vigueur de la loi 24/1992 qui lui aurait permis de cotiser à la Sécurité sociale pour se voir reconnaître le droit à une pension. Il estima que l’absence de prise en compte des années préalables d’activité pastorale du requérant n’était pas due à l’inactivité de l’État mais à l’absence de législation en raison du défaut d’accord entre l’État et les différents cultes évangéliques. Pour le Tribunal supérieur de justice, le requérant ne remplissait pas les conditions légales pour se voir accorder une pension de retraite, sans que ceci puisse être considéré comme discriminatoire par rapport à la situation des prêtres catholiques.

53. En ce qui concerne le retard pour intégrer les pasteurs évangéliques dans le Régime général de la Sécurité sociale, la Cour constate, comme le Gouvernement l’indique dans ses observations, que les négociations en vue de parvenir aux accords avec les Églises évangéliques en vertu de la loi organique 7/1980 du 5 juillet 1980 ont été subordonnées à la création de la FEREDE et que l’accord de coopération entre l’État et la FEREDE ne fut adopté qu’en 1992 (paragraphe 20 ci-dessus). Ultérieurement, le décret royal 369/1999 fixa les conditions pour l’intégration des pasteurs évangéliques dans le Régime général de la Sécurité sociale. La Cour estime, avec le Gouvernement, que l’intégration des ministres du culte au régime général de la Sécurité sociale à des moments différents répond à des raisons objectives et non discriminatoires et rappelle que l’État dispose d’une ample marge d’appréciation pour introduire de façon progressive la pleine égalité des sujets dans le système des pensions, compte tenu des implications économiques et sociales de l’évolution des systèmes de sécurité sociale, qui doit prendre en compte les particularités de chaque collectif (arrêt Stec et autres [GC], précité, § 49).

54. Toutefois, le refus de reconnaître le droit pour le requérant de percevoir une pension de retraite et de compléter à cette fin ses annuités manquantes constitue néanmoins, -tel que l’a précisé le juge du travail dans son jugement du 12 décembre 2005 (paragraphe 12 ci-dessus)- une différence par rapport au traitement donné par la loi à d’autres situations dans lesquelles se trouvent les prêtres et anciens prêtres catholiques, qui apparaissent comme similaires et dont la seule différence est celle de la confession religieuse à laquelle ils appartiennent. En effet, la législation espagnole relative au droit du travail a prévu, par des voies diverses, que les prêtres catholiques ayant eu une activité pastorale avant leur intégration au régime de la Sécurité sociale puissent, contrairement aux pasteurs évangéliques, prendre en compte leurs années de ministère religieux aux fins du calcul de leur pension de retraite. Ainsi, selon la première disposition transitoire de l’ordre ministériel du 19 décembre 1977 (paragraphe 18 ci-dessus) relative à l’intégration des prêtres catholiques au régime de la Sécurité sociale, ces derniers peuvent, aux fins de compléter les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale requise pour avoir droit à une pension de retraite, prendre en compte (moyennant le paiement des montants pertinents) jusqu’à dix ans avant leur intégration à la Sécurité sociale (jusqu’au 1er janvier 1967), pour ceux qui étaient alors prêtres catholique ayant atteint l’âge de cinquante-cinq ans. Concernant les prêtres catholiques sécularisés ou qui avaient cessé d’exercer la profession religieuse, ils peuvent aussi prendre en compte aux fins de la pension de retraite, les années antérieures à leur intégration au régime de la Sécurité sociale, tel qu’il résulte de la possibilité donnée par les décrets royaux 487/1998 et 2665/1998, pouvant ainsi compléter les annuités manquantes afin de remplir le nombre minimal d’années de cotisation.

55. Aucune de ces possibilités offertes aux prêtres catholiques pour la prise en compte, aux fins de pension de retraite, des années antérieures à leur intégration au régime de la Sécurité sociale n’a été accordée aux pasteurs évangéliques dans la législation espagnole. La Cour estime dès lors avéré, compte tenu des circonstances de l’espèce, que cette différence normative défavorable constitue une différence de traitement fondée sur la confession religieuse non justifiée vis-à-vis du requérant, par rapport au traitement réservé aux prêtres catholiques, dans la mesure où le requérant ne dispose d’aucun moyen pour que soient prises en compte, aux fins du calcul de sa pension de retraite, ses années d’activité pastorale en tant que pasteur évangélique avant l’intégration des pasteurs évangéliques au régime de la Sécurité sociale. La Cour relève en effet une disproportion dans le fait que l’État espagnol, qui avait reconnu en 1977 (paragraphe 17 ci-dessus) l’intégration des ministres des Églises et confessions religieuses autres que catholique au régime général de la Sécurité sociale, ne soit pas prêt à reconnaître, malgré l’intégration des pasteurs évangéliques effectuée vingt-deux ans plus tard, les effets d’une telle intégration en matière de pension de retraite dans les mêmes conditions que pour les prêtres catholiques, notamment lorsqu’il s’agit de la possibilité de compléter les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale moyennant le versement par le requérant du capital correspondant aux années de cotisation reconnues. Si les raisons du retard dans l’intégration des pasteurs évangéliques au régime général de la Sécurité sociale relèvent de la marge d’appréciation de l’État (paragraphe 53 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement ne justifie toutefois pas les raisons pour lesquelles, une fois ladite intégration effectuée, une différence de traitement entre des situations similaires, fondée uniquement sur de raisons de confession religieuse, a été maintenue.

56. Pour ce qui est de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les décrets de 1998 visent le cas de la cessation de l’activité religieuse des prêtres catholiques pour des raisons personnelles ou de sécularisation, et non le cas de passage à la retraite, comme c’est le cas dans la présente affaire, la Cour estime, au vu de ce qui précède, qu’une telle différence n’est pas pertinente en l’espèce dans la mesure où la différence de traitement, aux fins de la pension de retraite, entre les prêtres catholiques et les pasteurs évangéliques, défavorable à ces derniers, ne se borne pas aux décrets cités par le Gouvernement. En tout état de cause, ni le juge du travail de Barcelone lorsqu’il fit droit au recours du requérant ni le Tribunal supérieur de justice lorsqu’il lui refusa la pension, n’ont fait référence à ce fait pour justifier le traitement différent donné, dans des situations similaires de manque d’années de cotisation pour remplir les durées de cotisation minimales ouvrant le droit à la pension de retraite, aux prêtres catholiques et aux pasteurs évangéliques. Ces décisions n’ont en effet aucunement exclu la situation du requérant de celles prévues in abstracto par la législation en cause qui établissait la possibilité de compléter les annuités de cotisation effective à la Sécurité Sociale.

57. En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

58. Le requérant dénonce une violation du droit à la liberté religieuse. Il invoque l’article 9 de la Convention.

59. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.

60. Eu égard au constat relatif aux articles 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 57 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition, (voir, entre beaucoup d’autres, Yazgül Yılmaz c. Turquie, no 36369/06, § 69, 1er février 2011).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

1.Réparation sollicitée

62. Le requérant réclame 64 797,44 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi. Cette somme se décompose comme suit : d’une part, 30 360,44 EUR correspondant au montant des pensions mensuelles non perçues entre la date du dépôt de sa demande de pension de retraite devant les juridictions internes le 22 juillet 2004 et l’introduction de la requête devant la Cour le 31 mars 2010, sur la base du montant de 398,44 EUR mensuels fixé par le jugement du 12 décembre 2005 du juge du travail et, d’autre part, 34 436,86 EUR correspondant au coût du capital requis pour assurer à une personne de l’âge et du sexe du requérant une pension mensuelle actualisée au 31 mars 2010 en fonction de son espérance de vie (calcul actuariel fourni).

63. Le requérant réclame également 3 000 EUR au titre du préjudice moral.

64. Concernant le préjudice matériel allégué, le Gouvernement fait valoir qu’une restitutio in integrum serait possible et que la satisfaction équitable n’a qu’un caractère subsidiaire. Aucun obstacle ne saurait être opposé au paiement du montant de la pension due. Il estime par contre que le montant correspondant au coût du capital requis pro future ne peut être indemnisé, le préjudice invoqué n’étant pas, à ce jour, effectif et réel. Le Gouvernement estime qu’en tout état de cause, comme l’a reconnu le jugement rendu par le juge du travail de Barcelone en l’espèce, lesdits montants ne seraient exigibles qu’à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation reconnues.

65. Concernant le dommage moral, le Gouvernement estime non justifiées tant son existence que la somme réclamée par le requérant à ce titre.

2. Conclusion de la Cour

a) Dommage matériel

66. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour ne s’estime pas suffisamment éclairée sur les critères à appliquer pour évaluer le préjudice matériel subi par le requérant, dans la mesure où elle n’a aucune information sur les montants que le requérant devrait verser pour remplir la durée de cotisation minimale requise afin de se voir octroyer la pension en cause. Elle considère dès lors que la question de l’indemnisation du dommage matériel ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et le requérant.

b) Dommage moral

67. La Cour estime que le requérant a subi, en raison de la violation constatée, un dommage moral qui ne peut pas être réparé par le simple constat de violation qu’elle formule. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour octroie au requérant la somme de 3 000 EUR, pour dommage moral.

B. Frais et dépens

68. Le requérant demande, notes d’honoraires et facture à l’appui, 3 976,48 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 000 EUR pour ceux afférents à la procédure devant la Cour. Il apporte les justificatifs de ces montants.

69. Le Gouvernement considère excessive la somme réclamée par le requérant.

70. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 6 000 EUR au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure nationale et devant la Cour, et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

71. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 9 de la Convention ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne la demande du requérant pour dommage matériel et, en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit leurs observations sur la question dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 3 000 EUR (trois mille euros), pour dommage moral ;

ii) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110179
Date de la décision : 03/04/2012
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 14+P1-1 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens;article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété);Dommage matériel - décision réservée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : MANZANAS MARTIN
Défendeurs : ESPAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PEREZ SUBIRANA A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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