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03/04/2012 | CEDH | N°001-110161

CEDH | CEDH, AFFAIRE DIMITAR DIMITROV c. BULGARIE, 2012, 001-110161


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DIMITAR DIMITROV c. BULGARIE

(Requête no 18059/05)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dimitar Dimitrov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou, <

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Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DIMITAR DIMITROV c. BULGARIE

(Requête no 18059/05)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

03/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dimitar Dimitrov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18059/05) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Dimitar Ganchev Dimitrov (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 avril 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me S. Ovcharov, avocat à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme M. Dimova, du ministère de la Justice.

3. Le requérant invoque les articles 3 et 13 de la Convention et allègue qu’il a été victime de la brutalité policière et que les autorités nationales ont omis de conduire une enquête pénale effective sur ses allégations de mauvais traitements.

4. Le 10 septembre 2009, le président de l’ancienne cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

5. Le 1er février 2011, la Cour a modifié la composition de ses sections. L’affaire a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1968 et réside à Burgas.

A. Les évènements du 1er au 3 juillet 2002

7. Le 1er juillet 2002, le requérant qui purgeait une peine d’emprisonnement à la prison de Burgas fut transféré au centre de détention de Plovdiv à titre d’étape de convoyage. Il devait en effet être conduit le lendemain à une audience devant la Cour suprême de cassation, à Sofia. Le dossier du requérant indiquait que celui-ci présentait des risques élevés d’évasion.

8. Au centre de détention de Plovdiv, le requérant rencontra d’autres détenus venant de divers établissements de détention du pays et qui attendaient également leur transfert à Sofia.

9. Le 2 juillet 2002, le matin, les policiers chargés du convoyage firent sortir les détenus des cellules d’isolement et commencèrent à les menotter avant de les conduire à la gare. Certains détenus furent attachés par groupes de trois. Le requérant fut ainsi placé entre deux autres détenus de manière à être menotté par la main à chacun d’entre eux compte tenu de son risque d’évasion. Il affirme que, menotté aux deux poignets, il aurait demandé à être relâché d’un poignet afin de porter ses affaires. Selon lui, le policier T.S. lui alors aurait porté un coup de poing au visage et l’aurait insulté. En signe de contestation, il se serait assis par terre et aurait refusé de marcher. Le requérant affirme que T.S. et deux autres policiers se seraient mis à lui donner des coups de pied au niveau de l’abdomen, des côtes et des reins jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se relever. Ensuite, un policier aurait versé de l’eau froide sur le requérant et se serait mis à le soulever, puis à le laisser tomber de nouveau par terre et ainsi plusieurs fois de suite. L’intéressé ne pouvait plus marcher et les policiers l’auraient traîné jusqu’à la gare où ils l’auraient placé dans le train.

10. Plus tard le même jour, le requérant fut conduit au centre chargé du convoyage des prisonniers à Sofia, puis à la prison centrale de Sofia. Il fut examiné par un médecin de la prison à 16 h 30. D’après le certificat médical établi le même jour, soit le 2 juillet 2002, l’intéressé présentait une ecchymose de trois à quatre centimètres au niveau lombaire et une écorchure de deux centimètres sur le côté gauche des lèvres. Sur prescription du médecin, le requérant subit également un examen radiologique. Les résultats de celui-ci n’indiquèrent pas de blessures au niveau des côtes et du thorax.

11. Le 3 juillet 2002, le requérant assista à l’audience dans son affaire devant la Cour suprême de cassation. Il fut ensuite ramené de nouveau à la prison de Sofia afin d’être soumis pendant sept jours à une surveillance médicale. Au bout d’une semaine, l’intéressé fut transféré directement à la prison de Burgas.

B. L’enquête au sujet des mauvais traitements

12. Le 15 juillet 2002, le requérant adressa au parquet militaire régional de Plovdiv une plainte au sujet des mauvais traitements qu’il aurait subis de la part de trois policiers. Il affirme avoir présenté le certificat médical du 2 juillet 2002 et indiqué que l’incident s’était produit en présence de plusieurs témoins.

13. Le parquet militaire recueillit un rapport de T.S. établi le 2 juillet 2002 suite à l’incident, puis ses déclarations écrites faites le 30 juillet 2002. Selon lui, le requérant aurait été menotté à un seul poignet et lorsqu’il aurait appris qu’il allait être menotté de l’autre, il aurait commencé à donner des coups de pied à T.S. et se serait assis par terre. Face à cette tentative de résistance, T.S. et d’autres policiers non nommés auraient été contraints à recourir à la force, y compris en utilisant des moyens auxiliaires non précisés jusqu’au moment où la deuxième paire de menottes aurait été posée.

14. Par une ordonnance du 13 août 2002, le procureur militaire régional rendit un non-lieu concernant la demande d’ouverture d’une procédure pénale contre T.S. Il tint compte des déclarations de T.S. et considéra que ce dernier n’avait fait qu’accomplir ses obligations. Compte tenu du fait que le requérant risquait de s’enfuir, la décision du policier de l’attacher entre deux autres détenus était justifiée et cela n’empêchait d’ailleurs pas l’intéressé de transporter ses affaires personnelles. Quant à l’usage de la force, le procureur considéra établi que l’intéressé ne se soumettait pas aux ordres de T.S. ; celui-ci a alors eu recours à la force et aux moyens auxiliaires. La conclusion s’imposait que l’agent avait agi conformément à la loi. S’agissant des deux autres policiers dont le requérant s’était plaint, l’ordonnance de non-lieu n’indiquait aucune information.

15. Le 10 septembre 2002, le requérant recourut contre le non-lieu en contestant les faits, tels qu’établis par le parquet. Par une ordonnance du 23 septembre 2002, le procureur militaire d’appel confirma l’ordonnance de non-lieu du procureur militaire régional. Il nota que le requérant avait porté des coups contre « des agents de police » et que ceux-ci avaient légitimement utilisé la force physique contre lui. Il fit ensuite siennes les conclusions du procureur militaire régional et précisa que celles-ci étaient appuyées par des déclarations écrites des agents de police de Plovdiv en charge du convoyage. Les noms de ces agents ne furent pas précisés. Les déclarations en question, en dehors de celles de T. S., ne figurent pas au dossier.

16. A une date non précisée, le requérant saisit d’un recours le parquet général. Par une ordonnance du 20 octobre 2004, communiquée à l’intéressé le 28 octobre 2004, le parquet général confirma l’ordonnance du parquet militaire d’appel en indiquant que des agents de police qui avaient reçu des coups de la part du requérant avaient utilisé la force contre ce dernier jusqu’à ce qu’il arrêtât la résistance. Le procureur chargé du dossier auprès du parquet général observa par ailleurs que le requérant n’avait pas présenté de certificat médical et n’avait pas précisé les noms des témoins invoqués dans ses recours.

C. Autres faits pertinents

17. En 2005, un détenu, un certain D. S., qui avait été convoyé le 2 juillet 2002 en même temps que le requérant et avait assisté à l’incident exposé par ce dernier, fut transféré à la prison de Burgas. Le requérant le reconnut et en informa son avocat. Le 20 juillet 2005, D. S. communiqua à ce dernier ses témoignages écrits au sujet des évènements du 2 juillet 2002. Il précisa en particulier que le requérant, déjà menotté, avait demandé à ne pas être menotté afin de pouvoir porter ses affaires. A ce moment-là, deux ou trois policiers s’étaient mis à lui donner des coups de poing et des coups de pied. Ensuite, de l’eau avait été jetée sur le requérant.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La répression des actes de mauvais traitements

18. Le fait de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui en lui infligeant des coups et blessures (телесна повреда) est puni, en fonction de la gravité des lésions et des souffrances causées, par les articles 128 à 130 du code pénal (CP).

19. En cas de lésion corporelle causée par un agent de police, l’article 131 du CP prévoit une peine d’emprisonnement allant jusqu’à douze ans.

B. L’usage de la force par la police

20. L’article 78 de la loi sur le ministère de l’Intérieur de 1997 (abrogée à partir du 24 février 2006) prévoyait les conditions et les modalités de l’usage de la force par la police. Les parties pertinentes de l’article 78, dans leur rédaction au moment des faits, se lisaient comme suit :

« (1) Les forces de police peuvent faire usage de la force et des moyens auxiliaires, en dernier ressort :

1. lorsqu’une personne refuse d’obtempérer ou résiste aux forces de police ;

(...)

3. lors du convoyage d’une personne ou en cas de tentative de fuite (...) ;

(...)

5. lors d’une attaque contre des citoyens ou des agents de police. »

(2) Les moyens auxiliaires sont : les menottes (...). »

21. Aux termes de l’article 79 de la même loi, les agents de police pouvaient recourir à l’usage de la force après sommation (alinéa 1). Selon l’alinéa 2 du même article, le recours à la force devait être adapté aux circonstances de l’espèce, au caractère de l’infraction et à la personne concernée. Les agents de police étaient tenus de sauvegarder la santé et la vie des personnes contre lesquelles la force était employée (alinéa 3).

C. Conditions d’engagement de l’action publique

22. Aux termes de l’article 190 du code de procédure pénale de 1974 (CPP) tel qu’applicable au moment des faits (le CPP a été abrogé à compter du 29 avril 2006) :

« Il est réputé exister des éléments suffisants pour engager des poursuites lorsqu’on peut raisonnablement supposer qu’une infraction a été commise. »

23. Pour la plupart des infractions graves et pour toutes celles supposées avoir été commises par des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, les poursuites pénales ne pouvaient être intentées par un particulier : seule la décision d’un procureur pouvait les déclencher (articles 192 et 282–285 du CPP).

24. En vertu de l’article 388 du CPP, les tribunaux militaires connaissaient des affaires pénales dans lesquelles le prévenu était, par exemple, un policier. Lorsqu’une affaire relevait de la compétence des tribunaux militaires, l’enquête préliminaire était menée par des enquêteurs et des procureurs militaires.

D. La responsabilité délictuelle de l’Etat

25. La loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés aux particuliers (Закон за отговорността на държавата за вреди, titre modifié en 2006) prévoit en son article 1, alinéa 1 :

« L’Etat est responsable des dommages causés aux particuliers du fait des actes, actions ou inactions illégaux de ses autorités ou agents à l’occasion de l’accomplissement de leurs fonctions en matière administrative. (...) »

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

26. Le requérant allègue qu’il a été battu par des policiers, le 2 juillet 2002, lors de son convoyage. Par ailleurs, il se plaint de l’absence d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements.

Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention, ainsi libellés :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

27. La Cour considère que les griefs de l’intéressé doivent être examinés sous l’angle de l’article 3 (voir, mutatis mutandis, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

A. Sur la recevabilité

28. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que le requérant aurait pu introduire une action en réparation du préjudice subi en se fondant sur la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat.

29. Le requérant réplique que le recours en question n’est pas de nature à offrir un redressement adéquat et suffisant dans le cas d’allégations de mauvais traitements infligés par la police et de l’absence d’une enquête pénale à cet égard.

30. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations qui leur sont imputées avant que la Cour n’en soit saisie. La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée, ledit recours devant par ailleurs être « à la fois relatif aux violations incriminées, disponible et adéquat » (voir parmi d’autres Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002‑VIII).

31. En particulier, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la part de la police ou d’autres autorités comparables, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres, précité, § 102, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV) et elle doit être diligentée d’office par les autorités.

32. Au regard de ces principes, la Cour estime que dans la mesure où la voie invoquée par le Gouvernement n’est que de nature à fournir au requérant une indemnisation pour les actes et omissions d’agents d’Etat en matière administrative, elle ne constitue pas un remède permettant d’identifier et de punir les responsables des mauvais traitements allégués. De plus, cette voie de droit ne concerne pas les allégations relatives aux manquements du parquet quant aux activités d’enquête. Par ailleurs, le Gouvernement ne présente aucun exemple de jurisprudence interne prouvant le contraire. Il convient dès lors de rejeter l’exception soulevée par ce dernier.

33. La Cour constate par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les mauvais traitements allégués

a) Arguments des parties

34. Le requérant soutient qu’il a été victime de mauvais traitements lors de son convoyage au départ du centre de détention de Plovdiv alors qu’il se trouvait sous le contrôle de la police. Il considère que ses allégations sont corroborées par le certificat médical qu’il a fourni, ainsi que par les ordonnances des procureurs selon lesquelles la police avait fait usage de la force.

35. Le Gouvernement ne conteste pas les blessures constatées dans le certificat médical et le fait que l’intéressé a été soumis à une surveillance médicale pendant sept jours avant son retour à la prison de Burgas. Il estime toutefois que le seuil de gravité exigé par l’article 3 n’est pas atteint en l’espèce et qu’en tout état de cause, si la police a recouru à la force, c’est pour maîtriser le requérant, qui refusait d’obtempérer et en raison de la résistance opposée et de l’agressivité physique qu’il a manifestée.

b) Appréciation de la Cour

36. La Cour relève d’emblée que les versions du requérant et du Gouvernement divergent sur la question de savoir si le requérant avait été menotté à un seul poignet ou aux deux, s’il avait eu un comportement agressif envers les policiers, et si de l’eau froide avait été versée sur lui. Les parties ne s’accordent pas non plus sur le niveau de gravité des blessures, le Gouvernement affirmant que celles-ci ne sont pas de nature à entraîner l’applicabilité de l’article 3.

37. La Cour note que selon le certificat médical établi le 2 juillet 2002, l’intéressé présentait une ecchymose au niveau des lombaires de trois à quatre centimètres et une écorchure des lèvres. De plus, il devait demeurer sous surveillance médicale pendant une semaine après les évènements avant d’être transféré de nouveau à la prison de Burgas. Le Gouvernement ne conteste pas que les blessures en question avaient été causées par les agents de police. Même s’il ne soumet pas d’observations quant à l’allégation que de l’eau froide avait été versée sur le requérant et s’il est difficile d’établir ce fait, la Cour estime que les blessures du requérant telles qu’établies en l’espèce revêtent une gravité suffisante pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

38. La Cour rappelle ensuite qu’en ce qui concerne l’usage de la force au cours d’une arrestation, elle doit rechercher si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’Etat doit être tenu pour responsable des blessures infligées (Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 64, 20 juin 2002). Pour répondre à cette question, elle doit prendre en compte les blessures occasionnées et les circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004). De plus, il incombe normalement au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72-76, CEDH 2000‑XII, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, Ivan Vassilev c. Bulgarie, no 48130/99, § 79, 12 avril 2007, et Petyo Popov c. Bulgarie, no 75022/01, § 54, 22 janvier 2009).

39. En l’espèce, le Gouvernement soutient que les agents de police ont recouru à la force afin de maîtriser le requérant qui refusait d’obtempérer, alors que celui-ci combat cette thèse. Eu égard aux éléments de preuve contradictoires produits devant elle, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la question de savoir dans quelles circonstances les lésions ont été occasionnées. En revanche, il lui reste à déterminer si les blessures constatées par le médecin étaient sérieuses au point de ne pouvoir correspondre, dans aucun des deux cas, à un usage par les policiers de la force rendue strictement nécessaire par le comportement du requérant.

40. La Cour observe, au vu du certificat médical établi le jour de l’incident, que le requérant présentait une ecchymose au niveau lombaire et une écorchure des lèvres. Elle note aussi que, selon les constats des procureurs, le comportement de l’intéressé avait été agressif, ce que ce dernier conteste. Elle tient en revanche pour établi que lorsque les policiers ont fait usage de la force, le requérant se trouvait déjà attaché au moins d’un poignet à un autre prisonnier et que pendant une partie de l’incident il était assis ou couché par terre, ce qui le mettait dans une situation de faiblesse. Dans une telle situation, deux policiers se sont employés à mettre les menottes au deuxième poignet du requérant, lui affligeant les blessures litigieuses et le mettant dans la nécessité d’être placé sous surveillance médicale pendant sept jours. Au vu des ces éléments, il semble à la Cour que les coups reçus par le requérant ont résulté de l’usage de la force disproportionnée par rapport à la situation affaiblie de celui-ci, même s’il manifestait une agression physique.

41. Pour ce qui est des allégations selon lesquelles de l’eau froide aurait été versée sur l’intéressé et qu’il a été ensuite soulevé et relâché par terre à plusieurs reprises par un policier, de sorte qu’il était ensuite épuisé et que les policiers l’auraient traîné jusqu’à la gare, le dossier ne révèle pas clairement si le requérant a exposé ces dernières affirmations auprès des procureurs. Le Gouvernement ne les a pas commentées et le parquet ne les a pas examinées dans ses ordonnances. Cependant, la Cour remarque que le dossier contient des témoignages d’un prisonnier, témoin de l’incident, mais que ces dépositions n’ont jamais été examinées par les autorités. Elle note à cet égard que les faits auraient pu être établis de manière plus approfondie étant donné que d’autres prisonniers ont été témoins à l’incident et auraient pu être retrouvés. Dans la mesure où le requérant soutient que les lacunes dans l’établissement des faits sont dues aux autorités nationales, la Cour estime que ce point relève du respect de l’obligation positive de l’Etat de conduire une enquête effective (paragraphes 43-49 ci‑dessous).

42. En conclusion, compte tenu de l’usage de la force jugé disproportionné en l’espèce, la Cour estime que le requérant a été soumis à des traitements entraînant une violation de l’article 3, sous son volet substantiel.

2. Sur le caractère effectif de l’enquête

a) Arguments des parties

43. Le requérant allègue que l’enquête conduite en l’espèce suite à sa plainte pour mauvais traitements infligés par des membres de la police a été marquée par plusieurs déficiences. Il précise en particulier que les ordonnances de non-lieu des procureurs ont été fondées uniquement sur des pièces établies par la police et qu’aucun autre témoignage ne fut recueilli alors que plusieurs personnes avaient assisté à l’incident. Il trouve enfin que les ordonnances des trois procureurs militaires divergeaient en ce qui concernait l’établissement des faits.

44. Le Gouvernement estime que l’Etat a accompli son obligation positive de mener une enquête effective.

b) Appréciation de la Cour

45. En l’espèce, au vu des éléments présentés devant elle et notamment du certificat médical du requérant, la Cour considère que les allégations de mauvais traitements étaient « défendables » au sens de la jurisprudence pertinente (paragraphe 31 ci-dessus).

46. Elle observe que le parquet militaire a pris des mesures pour enquêter sur les allégations du requérant peu après l’introduction de sa plainte, le 15 juillet 2002. Les déclarations écrites du policier T.S., un des trois policiers désignés par le requérant pour avoir recouru à la force à son égard, furent notamment recueillies.

47. En revanche, il apparaît à la Cour que ni les autres policiers contre qui la plainte avait été dirigée, ni le requérant n’ont été interrogés au cours de l’enquête préliminaire. De même, aucun témoin oculaire n’a été interrogé malgré le fait que les évènements du 2 juillet 2002 s’étaient déroulés au vu de plusieurs personnes, à savoir des agents de police et d’autres détenus que les autorités pouvaient identifier selon les registres des transferts. La Cour observe que le détenu D. S. était un témoin potentiel, alors que les autorités n’ont pas déployé d’efforts pour le rechercher afin de recueillir et examiner ses dépositions, bien que le requérant eût signalé l’existence de témoins – en l’occurrence, d’autres détenus. Enfin, il ressort du dossier que les procureurs n’ont pas tenu compte du certificat médical du 2 juillet 2002. A cet égard, la Cour note que les procureurs ont considéré que le requérant n’avait pas soumis le certificat médical dont il affirmait l’existence. Toutefois, il apparaît que le certificat en cause avait été émis par un médecin de la prison que les autorités n’ont pas cherché à interroger, pas plus qu’elles n’ont envisagé d’interroger les médecins qui ont assuré la surveillance médicale du requérant à la prison de Sofia pendant une semaine après l’incident. Pourtant, tous ces évènements s’étaient déroulés sous le contrôle des autorités, qui disposaient de ce fait d’éléments permettant d’accéder aux preuves manquantes. Ainsi, la Cour note que les autorités d’enquête ne se sont jamais prononcées sur l’origine des blessures du requérant. Elles ont en effet admis d’emblée l’existence d’un recours à la force par la police qui aurait été justifié par le comportement du requérant et se sont limitées à une enquête sommaire. Dans ces circonstances, la version des faits du requérant n’a jamais été vérifiée.

48. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’enquête conduite en l’espèce a souffert de lacunes compromettant son « effectivité ».

49. La Cour estime dès lors qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

51. Le requérant réclame la somme de 3 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

52. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

53. La Cour considère que le requérant a subi un certain dommage moral en raison des violations constatées de l’article 3 de la Convention. Elle estime qu’il y a lieu d’accueillir ses demandes quant au dommage moral dans leur totalité, à savoir 3 000 EUR.

B. Frais et dépens

54. Le requérant demande également 1 500 EUR pour les frais de représentation devant la Cour. Il présente à l’appui un décompte du travail effectué indiquant seize heures au taux horaire de 80 EUR, soit un total de 1 280 EUR. Il demande à la Cour d’ordonner le versement de la somme allouée au titre des frais et dépens sur le compte bancaire de son avocat.

55. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 280 EUR pour les frais encourus dans le cadre de la présente procédure et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :

i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 1 280 EUR (mille deux cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de l’avocat du requérant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence EarlyLech Garlicki
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110161
Date de la décision : 03/04/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : DIMITAR DIMITROV
Défendeurs : BULGARIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OVCHAROV S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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