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29/05/1986 | CEDH | N°8562/79

CEDH | AFFAIRE FELDBRUGGE c. PAYS-BAS


COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
(Requête no 8562/79)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mai 1986
En l’affaire Feldbrugge*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
G. Wiarda,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
W. Ganshof van der Meersch,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,r> L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
ainsi qu...

COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
(Requête no 8562/79)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mai 1986
En l’affaire Feldbrugge*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
G. Wiarda,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
W. Ganshof van der Meersch,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 mai, 1er et 2 octobre 1985, puis du 21 au 23 avril 1986,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 12 octobre 1984, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 8562/79) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une citoyenne de cet État, Mme Geziena Hendrika Maria Feldbrugge, avait saisi la Commission le 16 février 1979 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration néerlandaise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle vise à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations découlant de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
2.   En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, Mme Feldbrugge a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3.   Le vice-président de la Cour, exerçant les fonctions de président, a estimé le 15 octobre 1984 que dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice il y avait lieu de confier à une chambre unique l’examen de la présente affaire et de l’affaire van Marle et autres (article 21 par. 6 du règlement). La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. G. Wiarda, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, vice-président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 octobre 1984, M. Wiarda, en sa qualité de président de la Cour, a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J. Cremona, M. J. Pinheiro Farinha, Sir Vincent Evans, M. R. Bernhardt et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a autorisé le conseil de la requérante à utiliser le néerlandais durant la procédure (article 27 par. 3).
5.   Le président a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement des Pays-Bas ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil de la requérante au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1 du règlement). Le 11 décembre 1984, il a décidé que lesdits agent et conseil auraient chacun jusqu’au 31 janvier 1985 pour présenter des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier arrivé d’entre eux. Le 12 février 1985, il a prorogé jusqu’au 29 mars 1985 le premier de ces délais.
6.   Le 27 février 1985, la Chambre a résolu de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 50 du règlement).
7.   Le mémoire de la requérante est parvenu au greffe le 21 janvier, celui du Gouvernement le 9 avril. Le 24 avril, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
8.   Le 8 mars, le président a fixé au 29 mai 1985 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil de la requérante par l’intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).
9.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu la veille une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. G.W. Maas Geesteranus, jurisconsulte,
ministère des Affaires étrangères,  agent,
M. E. Korthals Altes, Landsadvocaat,  conseil,
M. J.A. van Angeren, ministère de la Justice,
M. C.J. van den Berg, ministère des Affaires sociales et de l’Emploi,  
conseillers;
- pour la Commission
M. B. Kiernan,  délégué;
- pour la requérante
Me L.K.F. Schuitemaker, avocat,  conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions et à celles de plusieurs de ses membres, MM. Maas Geesteranus, Korthals Altes et van Angeren pour le Gouvernement, M. Kiernan pour la Commission et Me Schuitemaker pour la requérante.
10.  Par une lettre reçue le 11 juillet, l’agent du Gouvernement a fourni des précisions sur un point de fait soulevé à l’audience.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11.  Née en 1945 et résidant à Anna Paulowna, Mme Geziena Hendrika Maria Feldbrugge a la nationalité néerlandaise.
Vers 1978, bien qu’au chômage depuis quelque temps elle cessa de s’inscrire comme demanderesse d’emploi auprès de l’Office régional du travail (Gewestelijk Arbeidsbureau). En effet, elle était tombée malade et ne s’estimait pas encore en mesure d’exercer une activité.
Le 11 avril 1978, le conseil d’administration de l’Association professionnelle des banques et assurances, du commerce de gros et des travailleurs indépendants (Bedrijfsvereniging voor Bank-en Verzekeringswezen, Groothandel en Vrije Beroepen) d’Amsterdam décida que depuis le 24 mars 1978 elle n’avait plus droit aux allocations d’assurance-maladie reçues jusqu’alors, car le médecin-conseil l’avait jugée apte à reprendre un travail à cette date.
12.  L’intéressée saisit la commission de recours (Raad van Beroep) de Haarlem.
Le président de celle-ci demanda l’avis d’un expert médical permanent près ladite commission, gynécologue exerçant à Alkmaar, qui examina la patiente et lui laissa la faculté de présenter des observations. Après avoir consulté trois confrères (un gynécologue et deux généralistes, dont celui de Mme Feldbrugge), l’expert conclut le 1er juin 1978 qu’elle se trouvait, du point de vue gynécologique, en état de travailler depuis le 24 mars; toutefois, il estima nécessaire de consulter aussi un spécialiste en orthopédie.
Le 18 août 1978, un autre expert médical permanent, chirurgien-orthopédiste, examina la requérante et lui offrit la possibilité de formuler des remarques. Il recueillit aussi l’opinion des trois praticiens mentionnés plus haut. Dans son rapport du 22 août 1978, il reconnut à son tour la capacité de Mme Feldbrugge à reprendre ses activités professionnelles à compter du 24 mars de la même année.
Sur la base des deux rapports en question, le président de la commission de recours débouta la requérante le 4 septembre 1978.
13.  Alléguant qu’elle n’avait pas bénéficié d’un procès équitable, cette dernière forma opposition (verzet).
Le 17 novembre 1978, la commission de recours déclara l’opposition irrecevable, faute de remplir au moins l’un des critères énoncés à l’article 142 par. 1 de la loi sur les recours (Beroepswet - paragraphe 19 ci-dessous). Au passage, elle indiqua que la cause avait été entendue équitablement: deux experts médicaux permanents avaient examiné l’intéressée et lui avaient permis d’exprimer oralement ses objections.
14.  Mme Feldbrugge attaqua la décision devant la commission centrale de recours (Centrale Raad van Beroep) à Utrecht. Elle soutenait en particulier que les limitations apportées par les articles 141 et 142 de la loi susmentionnée portaient atteinte au principe du procès équitable proclamé par l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Le 13 février 1980, la commission centrale de recours déclara l’appel irrecevable, en vertu de l’article 75 par. 2 de la loi sur l’assurance-maladie (paragraphe 20 ci-dessous).
II. LA LÉGISLATION PERTINENTE
1. Généralités
15.  Aux Pays-Bas, en matière d’assurance-maladie la gestion de la Sécurité sociale incombe conjointement à l’État - qui se borne généralement à en fixer le régime juridique et à jouer un rôle de coordination -, aux employeurs et aux salariés.
Les branches de l’économie, y compris celle des professions libérales, se répartissent en secteurs dont chacun possède une association professionnelle (bedrijfsvereniging), chargée de veiller à l’application de la législation relative à l’assurance-maladie.
Il s’agit de personnes morales au sens de l’article 1 du livre II du code civil; leur mode de création ainsi que leurs structures et attributions sont définis par la loi de 1952 sur l’organisation de la Sécurité sociale (Organisatiewet Sociale Verzekeringen). Elles sont agréées par le ministre des Affaires sociales et de l’Emploi en fonction de leur représentativité. Ledit ministre peut aussi décider seul d’en constituer; en pareil cas, il fixe et modifie au besoin leurs statuts et nomme, suspend et révoque les membres de leur conseil d’administration. En outre, il détermine les garanties du bon accomplissement des obligations des associations professionnelles et reçoit tous les ans de chacune d’elles deux rapports, l’un moral l’autre financier.
Institutions semi-publiques, les associations professionnelles opèrent comme des compagnies d’assurances privées.
Elles peuvent confier à un bureau commun (Gemeenschappelijk Administratiekantoor), reconnu par le ministre, les tâches administratives résultant de la mise en oeuvre du droit de la sécurité sociale.
Un conseil de l’assurance sociale (Sociale Verzekeringsraad), créé par le gouvernement et composé de représentants de l’État et des partenaires sociaux, surveille la bonne application de la législation en cause.
2. La loi de 1913 sur l’assurance-maladie
16.  Selon la loi de 1913 sur l’assurance-maladie (Ziektewet), modifiée en 1967, sont obligatoirement assurées contre la maladie les personnes âgées de moins de 65 ans et liées par un contrat de travail à un employeur - privé ou public - ou assimilables à cette catégorie (articles 3 et 20). Sont aussi considérées comme salariées celles qui, liées jadis par un tel contrat, se trouvent au chômage et reçoivent à ce titre des allocations. Les travailleurs indépendants, eux, peuvent souscrire une police auprès d’une compagnie privée.
La maladie englobe les accidents, qu’ils se rapportent ou non à l’emploi.
En cas d’incapacité de travail due à une telle cause, un salarié perçoit 80 % de sa rémunération journalière. Il présente sa demande à l’association professionnelle à laquelle appartient son employeur.
Le droit aux allocations découle directement de la loi (article 19).
17.  Géré par les associations professionnelles (paragraphe 15 ci-dessus), le système est financé exclusivement par les partenaires sociaux. La loi fixe le taux des cotisations; il s’élève actuellement à 1 % pour les salariés et 5,05 % pour les employeurs, sur la base d’un salaire journalier maximal de 262 florins.
3. La loi de 1955 sur les recours
18.  Les litiges soulevés par l’application de la loi de 1913 sur l’assurance-maladie obéissent à la loi de 1955 sur les recours (amendée en dernier lieu le 17 octobre 1978). Pour ceux qui concernent la capacité ou incapacité de travailler, il existe une procédure simplifiée, dite de l’expert médical permanent (vaste deskundige procedure, articles 131 à 144). L’expert - un médecin spécialiste ou généraliste - est nommé pour un an par le ministre de la Justice et assermenté.
Une fois saisi d’une requête de cet ordre, le président d’une commission de recours - les Pays-Bas en comptent douze - peut aussitôt charger l’expert médical permanent près cette institution d’examiner la question (onderzoek, article 135).
Dans les trois jours de la notification de la requête, l’organisme qui a pris la décision contestée doit communiquer l’ensemble du dossier de l’affaire (article 136).
L’expert médical permanent consulte le médecin traitant de l’intéressé et celui du secteur professionnel concerné, sauf lorsque le dossier révèle qu’ils partagent son avis (article 137 par. 2). Il convoque et examine le plaignant (article 137 par. 3); il peut recueillir l’opinion d’un autre praticien (article 138). Enfin, il adresse un rapport écrit au président de la commission de recours (article 140).
Ce dernier - un juge nommé à vie - rend une décision (beschikking) motivée qui mentionne les conclusions de l’expertise.
19.  La décision du président peut être attaquée devant la commission de recours, mais seulement pour l’un au moins des quatre motifs suivants (article 142 par. 1): l’expert connaissait le patient à un autre titre, ou n’a pas observé les prescriptions de l’article 137 (paragraphe 18 ci-dessus); la décision du président ne porte pas sur le litige, ou ne suit pas l’avis de l’expert.
Si la commission de recours ne déclare pas le recours irrecevable ou sans fondement, la procédure normale s’applique. Les parties ont alors la faculté d’étudier le dossier dans les locaux de la commission de recours au moment fixé par le greffier, ou d’en recevoir la copie. Le président peut toutefois décider, dans l’intérêt moral ou physique du requérant, que celui-ci n’aura pas accès aux rapports médicaux mais sera informé de leur contenu et pourra désigner une personne habilitée à les consulter sur place, tel son médecin ou son avocat (article 142 par. 2 combiné avec l’article 114 paras. 4 et 5).
La commission de recours statue après le dépôt de mémoires et l’audition de plaidoiries.
20.  Sa décision n’est pas susceptible d’appel devant la commission centrale de recours (article 75 par. 2 de la loi sur l’assurance-maladie). La jurisprudence constante de celle-ci ménage cependant une exception en cas de violation des règles de forme.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
21.  Dans sa requête du 16 février 1979 à la Commission (no 8562/79), Mme Feldbrugge invoquait l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention: elle n’aurait pas bénéficié, devant le président de la commission de recours de Haarlem, d’un procès équitable pour la détermination de son droit aux allocations d’assurance-maladie.
22.  La Commission a retenu la requête le 15 novembre 1983. Dans son rapport du 9 mai 1984 (article 31) (art. 31), elle aboutit à la conclusion que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne s’applique pas en l’espèce, qu’il ne s’impose pas de déterminer si la procédure litigieuse l’a respecté et, par huit voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.
Le texte intégral de son avis et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
23.  Dans son mémoire, le Gouvernement a prié la Cour "de décider qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de la Convention".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
24.  L’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention se lit ainsi:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)."
Selon la requérante, sa cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal chargé de trancher la contestation relative à son droit aux allocations d’assurance-maladie.
Eu égard aux thèses respectives des comparants, le premier problème à résoudre a trait à l’applicabilité du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1), niée par la majorité de la Commission et le Gouvernement.
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
1. Sur l’existence d’une contestation relative à un droit
25.  Quant à l’existence d’une contestation relative à un droit, la Cour renvoie aux principes adoptés par elle dans sa jurisprudence et rappelés dans son arrêt Benthem du 23 octobre 1985 (série A no 97, pp. 14-15, par. 32).
En l’occurrence, il paraît clair qu’une "contestation" a surgi après la décision prise le 11 avril 1978 par le conseil d’administration de l’Association professionnelle des banques et assurances, du commerce de gros et des travailleurs indépendants d’Amsterdam (paragraphe 11 ci-dessus). Réelle et sérieuse, elle portait sur l’existence même du droit, revendiqué par la requérante, de continuer à recevoir des allocations d’assurance-maladie. L’issue de la procédure litigieuse pouvait conduire - et a du reste conduit - au maintien de la décision attaquée, à savoir le refus du président de la commission de recours de Haarlem d’octroyer lesdites allocations; elle était ainsi directement déterminante pour le droit en jeu.
Le président de la commission de recours avait donc à statuer sur une contestation relative à un droit auquel prétendait Mme Feldbrugge.
2. Sur le caractère civil du droit contesté
a) Introduction
26.  Selon la jurisprudence de la Cour, "la notion de ‘droits et obligations de caractère civil’ ne peut" s’interpréter par simple "référence au droit interne de l’État défendeur" (arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, pp. 29-30, par. 88-89).
De plus, l’article 6 (art. 6) ne vise pas uniquement "les contestations de droit privé au sens classique, c’est-à-dire entre des particuliers, ou entre un particulier et l’État dans la mesure où ce dernier a agi comme personne privée, soumise au droit privé", et non comme "détenteur de la puissance publique" (même arrêt, loc. cit., p. 30, par. 90). Peu importent tant "la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée" que "celle de l’autorité compétente en la matière": il peut s’agir d’une "juridiction de droit commun", d’un "organe administratif, etc." (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, par. 94). "Seul compte le caractère du droit" en question (arrêt König précité, série A no 27, p. 30, par. 90).
27.  Pas plus que dans de précédentes affaires, la Cour ne croit devoir donner en l’espèce une définition abstraite de la notion de "droits et obligations de caractère civil".
Placée pour la première fois devant le domaine de la sécurité sociale, et plus particulièrement le régime de l’assurance-maladie aux Pays-Bas, il lui faut dégager des éléments propres à préciser ou compléter les principes rappelés ci-dessus.
b) Éléments complémentaires se dégageant de la matière litigieuse
28.  La législation néerlandaise attribue au droit en cause un caractère public (paragraphes 16-17 ci-dessus). Une telle qualification n’offre pourtant qu’un point de départ (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 35, par. 82); elle ne saurait s’imposer à la Cour que si elle se trouvait corroborée par d’autres éléments. Dans son arrêt König du 28 juin 1978, la Cour a notamment indiqué:
"C’est (...) au regard non de la qualification juridique, mais du contenu matériel et des effets que lui confère le droit interne de l’État en cause, qu’un droit doit être considéré ou non comme (...) de caractère civil (...). Il appartient à la Cour, dans l’exercice de son contrôle, de tenir compte aussi de l’objet et du but de la Convention ainsi que des systèmes de droit interne des autres États contractants (...)." (série A no 27, p. 30, par. 89)
29.  Il existe entre les États membres du Conseil de l’Europe une grande diversité quant à la manière dont leur législation et leur jurisprudence conçoivent la nature juridique du droit aux prestations sociales d’assurance-maladie, c’est-à-dire la catégorie dans laquelle elles classent ce dernier. Certains - dont les Pays-Bas - lui confèrent un caractère public, d’autres au contraire un caractère privé; d’autres enfin semblent adopter un système mixte. Au surplus, des divergences jurisprudentielles apparaissent parfois à l’intérieur d’un même ordre juridique: dans des États où prévaut le caractère public, des décisions judiciaires affirment pourtant l’applicabilité de l’article 6 (art. 6) à des litiges analogues à celui dont il s’agit en l’espèce (ainsi Cour du travail de Bruxelles, 11 mai 1984, Journal des Tribunaux 1985, pp. 168-169). Dès lors, il n’y a pas un dénominateur commun qui permette de dégager en la matière une notion européenne uniforme.
30.  L’examen des particularités du système néerlandais d’assurance sociale contre la maladie révèle en même temps des aspects de droit public et de droit privé.
i. Aspects de droit public
31.  Plusieurs éléments pourraient inciter à considérer qu’il s’agit d’une contestation ressortissant au domaine du droit public.
(1) Le caractère de la législation
32.  Il en va ainsi, en premier lieu, du caractère de la législation. Les normes juridiques relatives aux prestations sociales de l’assurance-maladie s’écartent à bien des égards de celles qui régissent les assurances en général et qui relèvent du droit civil. L’État néerlandais a entendu fixer lui-même le cadre du régime de l’assurance-maladie et contrôler le fonctionnement de ce dernier. A cette fin, il désigne les catégories de bénéficiaires, trace les limites de la protection, arrête le niveau des contributions et des prestations, etc.
L’intervention de la puissance publique par une loi ou un règlement n’a cependant pas empêché la Cour, dans plusieurs affaires (notamment König; Le Compte, Van Leuven et De Meyere; Benthem), de conclure au caractère privé, donc civil, du droit litigieux. En l’occurrence non plus, elle ne saurait suffire à englober dans le champ du droit public le droit revendiqué par la requérante.
(2) Le caractère obligatoire de l’assurance
33.  Une deuxième donnée entre en ligne de compte: l’obligation de s’assurer contre la maladie, ou plus précisément le fait d’être couvert par l’assurance dès lors que l’on remplit les conditions prévues par la loi (paragraphe 38 ci-dessous). En d’autres termes, l’intéressé ne peut ni renoncer aux avantages ni se soustraire aux charges découlant de ladite assurance.
Des situations comparables se rencontrent parfois dans d’autres domaines. Tel est le cas des règles prescrivant de contracter une police pour exercer une activité - la conduite d’une voiture, par exemple - ou pour occuper un logement. On ne saurait pour autant qualifier de public le droit à prestations qui naît de ce type de contrats. Aussi la Cour ne voit-elle pas en quoi l’assujettissement obligatoire à un régime d’assurance-maladie changerait la nature du droit correspondant.
(3) La prise en charge de la protection sociale par la puissance publique
34.  Un dernier facteur reste à considérer: la prise en charge, par l’État ou des organismes publics ou semi-publics, de tout ou partie de la protection sociale. Il en va ainsi en l’espèce, pour l’assurance-maladie, de l’Association professionnelle des banques et assurances, du commerce de gros et des travailleurs indépendants d’Amsterdam. Aboutissement ou étape d’une évolution du rôle de l’État, pareille situation implique de prime abord une extension du domaine du droit public.
D’un autre côté - la Cour y reviendra (paragraphe 39 ci-dessous) -, il s’agit en l’occurrence d’une matière présentant des affinités avec l’assurance de droit commun, traditionnellement régie par le droit privé. Il semble donc malaisé d’exprimer une opinion catégorique sur les conséquences de l’ampleur de l’intervention étatique quant à la nature du droit litigieux.
35.  En résumé, même cumulés les trois éléments ainsi analysés ne suffisent pas à établir l’inapplicabilité de l’article 6 (art. 6).
ii. Aspects de droit privé
36.  En revanche, diverses considérations militent en faveur de la conclusion opposée.
(1) La nature personnelle et patrimoniale du droit contesté
37.  Tout d’abord, Mme Feldbrugge ne se voyait pas concernée dans ses rapports avec la puissance publique comme telle, usant de prérogatives discrétionnaires, mais dans sa vie personnelle de simple particulier. Atteinte dans ses moyens d’existence, elle revendiquait un droit résultant de règles précises de la législation en vigueur.
Pareil droit offre pour l’intéressé une importance souvent capitale; il en va notamment ainsi des allocations d’assurance-maladie lorsque le salarié incapable de travailler, pour des raisons de santé, ne dispose d’aucune autre source de revenu. Bref, le droit en question revêtait un caractère personnel, patrimonial et subjectif qui le rapprochait fort de la matière civile.
(2) Le rattachement au contrat de travail
38.  En second lieu, la situation de Mme Feldbrugge se rattachait étroitement à sa qualité de travailleuse, c’est-à-dire de salariée d’une entreprise. La requérante se trouvait certes au chômage à l’époque litigieuse, mais son statut au regard des prestations sociales était fixé en fonction des termes de son ancien contrat de travail ainsi que de la législation applicable à ce dernier.
Or l’emploi qu’elle avait accepté reposait juridiquement sur un contrat de travail régi par le droit privé. Sans doute l’assurance découlait-elle directement de la loi et non d’une clause expresse du contrat, mais elle se greffait en quelque sorte sur lui. Elle figurait donc parmi les modalités de la relation entre employeur et employé.
En outre, les allocations réclamées par Mme Feldbrugge étaient un substitut de la rémunération - dont le caractère civil ne soulève aucun doute - du travail à fournir en vertu du contrat. Elles participaient de la nature de ce dernier et possédaient donc elles aussi un caractère civil au regard de la Convention.
(3) Les affinités avec une assurance de droit commun
39.  En dernier lieu, l’assurance-maladie néerlandaise se rapproche sur plusieurs points d’une assurance de droit commun, car elle recourt à des techniques de couverture et à des modes de gestion qui s’inspirent de ceux des assurances privées. Aux Pays-Bas, les associations professionnelles agissent en fait, notamment envers les assurés, de la même manière qu’une compagnie d’assurance de droit commun, par exemple pour l’encaissement des primes, le calcul des risques, la vérification des conditions à remplir pour bénéficier des prestations, le versement des allocations.
Un autre aspect mérite de retenir l’attention: les assurances complémentaires. Souscrites auprès de mutuelles ou de compagnies privées, elles permettent aux salariés d’améliorer leur protection sociale moyennant un effort financier accru ou nouveau; elles représentent en somme le prolongement facultatif d’une assurance obligatoire. Les différends les concernant relèvent incontestablement de la matière civile. Or dans les deux cas il y a identité du risque - par exemple la maladie - et si l’étendue de la couverture s’accroît, la nature de celle-ci, elle, ne se modifie pas.
Quant aux différences pouvant exister entre une assurance privée et une assurance qui relève de la sécurité sociale, elles ne touchent pas à la substance du lien entre l’assuré et l’assureur.
La Cour note enfin qu’aux Pays-Bas comme dans d’autres pays, les assurés eux-mêmes participent au financement des régimes de sécurité sociale ou de certains d’entre eux. Sur leur rémunération sont opérés des prélèvements qui créent un rapport étroit entre les contributions demandées et les prestations allouées. Ainsi, lorsque Mme Feldbrugge exerçait une activité professionnelle son employeur effectuait une retenue sur le salaire au profit de l’Association compétente (paragraphe 17 ci-dessus). De surcroît, il supportait lui aussi une fraction des cotisations d’assurance, qu’il intégrait dans ses charges sociales. L’État néerlandais, lui, ne prenait aucune part au financement du système.
c) Conclusion
40.  Ayant évalué le poids respectif des aspects de droit public et de ceux de droit privé que présente l’affaire, la Cour relève la prédominance des seconds. Aucun d’eux n’apparaît décisif à lui seul, mais additionnés et combinés ils confèrent au droit revendiqué un caractère civil au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, lequel trouvait donc à s’appliquer.
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
41.  La Cour est ainsi amenée à rechercher si la procédure suivie devant les organes appelés à trancher la contestation relative au droit de Mme Feldbrugge remplissait les conditions de ce texte.
1. Le président de la commission de recours
42.  La requérante reconnaît que le président de la commission de recours était un "tribunal", "établi par la loi", "indépendant" et "impartial", et qu’il a statué "dans un délai raisonnable". Elle admet en outre que la règle de la publicité de la procédure doit, dans les litiges de caractère médical, s’incliner devant le respect de la vie privée du patient dont la juridiction considère le cas.
En revanche, elle soutient que le président de la commission de recours n’a pas entendu sa cause "équitablement". A l’appui de ce grief, elle dénonce une double atteinte au principe de l’égalité des armes avec l’Association professionnelle. D’abord, elle n’a pas eu l’occasion de comparaître - personnellement ou par l’intermédiaire d’un avocat - pour défendre sa thèse. Ensuite, elle n’a pas reçu communication des rapports des deux experts médicaux permanents (paragraphe 12 ci-dessus), de sorte qu’elle n’a pu ni formuler des observations à leur sujet ni, le cas échéant, exiger une contre-expertise; or ces documents représentaient en pratique pour le président de la commission de recours la seule base de jugement.
43.  Le Gouvernement répond que le président ne peut apprécier lui-même le fond d’un litige de nature médicale: sa tâche consiste uniquement à vérifier que l’expert médical permanent a observé la procédure définie par la loi sur les recours, notamment l’obligation de consulter les médecins des deux parties et d’examiner l’intéressé. Seul un tel expert serait en mesure de se prononcer sur l’inaptitude au travail d’un salarié en raison d’une maladie. Constituant une sorte de prolongement de la juridiction et doté d’une impartialité au-dessus de tout soupçon, il exercerait ainsi des fonctions quasi judiciaires. Au demeurant, le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’impliquerait aucunement celui de présenter des observations sur le rapport médical établi par un expert après examen du patient et consultation de son médecin, ni celui de demander ou produire une contre-expertise.
44.  La Cour n’a pas à apprécier en soi le système néerlandais de l’expert médical permanent (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Bönisch du 6 mai 1985, série A no 92, p. 14, par. 27). Elle se borne à constater que ce dernier ne peut trancher lui-même une contestation relative à un droit de caractère civil. La décision incombe au seul président de la commission de recours, même lorsque - comme en l’espèce - il se limite à entériner l’avis dudit expert.
D’autre part, il n’y a pas eu méconnaissance du principe de l’égalité des armes découlant de la notion de procès équitable (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 15, par. 28). L’Association professionnelle n’a pas bénéficié d’un statut plus favorable que Mme Feldbrugge: si les experts avaient exprimé un avis contraire à ses thèses, elle n’aurait pas pu, elle non plus, se défendre oralement ou par écrit, ni combattre ledit avis. Aucun déséquilibre n’a donc régné à cet égard entre les parties.
Toutefois, la procédure suivie devant le président de la commission de recours en application de la législation néerlandaise n’a manifestement pas revêtu un caractère contradictoire, du moins à son stade ultime et déterminant. D’un côté, le président n’a pas entendu la requérante ni ne l’a invitée à déposer des observations écrites. De l’autre, il ne lui a pas fourni, à elle ou à son représentant, l’occasion de consulter et critiquer le dossier de l’affaire, notamment les deux rapports - bases de la décision - dressés par les experts permanents. Sans doute ces derniers ont-ils examiné l’intéressée et lui ont-ils laissé la faculté de formuler des remarques, mais la lacune constatée ne se trouve pas comblée pour autant. Bref, l’instance menée devant le président de la commission de recours n’a pas offert à un degré suffisant l’une des principales garanties d’une procédure judiciaire.
2. La commission de recours et la commission centrale de recours
45.  Mme Feldbrugge a tenté de saisir la commission de recours puis la commission centrale de recours, mais en vain: elles ont l’une et l’autre rendu des décisions d’irrecevabilité (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
Selon la procédure de l’expert médical permanent, une requête introduite devant une commission de recours et dirigée contre la décision du président de cet organe ne peut se fonder que sur l’un des quatre motifs suivants: l’expert connaissait le patient à un autre titre, ou n’a pas observé certaines prescriptions; la décision du président ne porte pas sur le litige, ou ne suit pas l’avis de l’expert (paragraphe 19 ci-dessus).
Quant à la décision d’une commission de recours dans une telle procédure, elle n’est pas susceptible d’appel devant la commission centrale de recours sauf, d’après la jurisprudence de celle-ci, en cas de violation des règles de forme (paragraphe 20 ci-dessus).
46.  Conçues en termes fort restrictifs, les conditions d’accès aux deux institutions en cause ont empêché Mme Feldbrugge de contester au fond la décision du président de la commission de recours de Haarlem. Dès lors, le manquement relevé au niveau de ce magistrat n’a pu être corrigé ensuite.
3. Conclusion
47.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
48.  À l’audience, l’avocat de la requérante et le conseil du Gouvernement ont prié la Cour, si elle constatait une infraction, de surseoir à statuer sur l’octroi éventuel d’une satisfaction équitable.
Comme la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve donc pas en état, il y a lieu de la réserver et de fixer la procédure ultérieure en ayant égard à l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et l’intéressée (article 53 paras. 1 et 4 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par dix voix contre sept, que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’appliquait en l’espèce;
2. Dit, par dix voix contre sept, que cette disposition a été violée;
3. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;
en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans le délai de deux mois à compter de ce jour, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord intervenu entre eux;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à son président le soin de la fixer en cas de besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 29 mai 1986.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Se trouvent joints au présent arrêt une déclaration de M. Pinheiro Farinha et, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé d’une opinion dissidente commune à M. Ryssdal, Mme Bindschedler-Robert, M. Lagergren, M. Matscher, Sir Vincent Evans, M. Bernhardt et M. Gersing.
R.R.
M.-A.E.
DECLARATION DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
A mon avis, il faut distinguer entre deux situations:
a) Si le bénéficiaire a participé ou contribué au financement de l’assurance sociale, les droits qui découlent de celle-ci revêtent un caractère civil et les contestations y relatives tombent sous le coup de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Tel est le cas en l’espèce.
b) Si le bénéficiaire, au contraire, n’y a pas participé ou contribué, la situation relève du droit public et l’article 6 (art. 6) ne s’applique pas (voir mon opinion dissidente dans l’affaire Deumeland).
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. RYSSDAL, Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, M. LAGERGREN, M. MATSCHER, SIR VINCENT EVANS, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES
(Traduction)
1.   Nous sommes d’accord avec la majorité de la Cour pour dire qu’il y a en l’espèce "contestation" sur un droit réclamé par la requérante, Mme Feldbrugge. A notre avis toutefois, la contestation ne porte pas sur des "droits et obligations de caractère civil" ("civil rights and obligations"), au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Nous en concluons que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’est pas applicable dans la présente affaire.
2.   D’après la majorité, les divers "aspects de droit privé" caractérisant la prestation sociale réclamée par Mme Feldbrugge, prédominent à tel point sur les "aspects de droit public" qu’ils confèrent au droit revendiqué le caractère de "droit civil" au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (paragraphe 40 de l’arrêt). Les aspects de droit civil relevés par la majorité sont premièrement la nature personnelle et patrimoniale du droit allégué, deuxièmement son rapport avec le contrat de travail, et troisièmement les affinités du système avec celui de l’assurance de droit commun. A notre avis, la faiblesse de ce raisonnement réside dans le fait que la majorité considère comme des facteurs déterminants des éléments qui peuvent varier d’un système de sécurité sociale à l’autre et même d’une catégorie de droits à l’autre dans le cadre d’un même système. Nous craignons qu’un tel raisonnement n’ait pour conséquence de rendre incertaines les obligations découlant pour les États de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
3.   Les motifs pour lesquels nous estimons l’article 6 par. 1 (art. 6-1) inapplicable au type de droit revendiqué par Mme Feldbrugge sont les suivants.
1. "Droits et obligations de caractère civil" - une notion restrictive
4.   L’article 6 par. 1 (art. 6-1) contient une garantie de procédure pour le règlement de certains litiges. En recourant à l’expression "droits et obligations de caractère civil", les rédacteurs de la Convention ont entendu fixer une limite à l’application dudit article (art. 6). On ne saurait lire l’expression en cause comme visant les différends qui surgissent à propos de l’ensemble des "droits et obligations" reconnus par le droit interne: le droit ou l’obligation litigieux doit se ranger parmi ceux que l’on peut qualifier de "civils". Ce qualificatif est cependant susceptible de recevoir plusieurs significations. Le texte de l’article (art. 6) n’est pas suffisamment clair pour indiquer, sans plus, quel sens l’on envisageait.
2. La jurisprudence de la Cour
5.   La jurisprudence de la Cour fournit quelques repères quant au lieu où il convient de tracer la ligne de démarcation.
6.   Le point de départ doit en tous les cas être le caractère que le système juridique de l’État défendeur attribue aux droits et obligations en cause. Une telle qualification n’offre pourtant qu’une première indication car la notion de "droits et obligations de caractère civil" est "autonome" au sens de la Convention et "ne peut être interprétée seulement par référence au droit interne de l’État défendeur": "c’est en effet au regard non de la qualification juridique, mais du contenu matériel et des effets que lui confère le droit interne de l’État en cause, qu’un droit doit être considéré ou non comme étant de caractère civil au sens de cette expression dans la Convention" (arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, pp. 29-30, paras. 88-89).
A cette fin, il faut tenir compte aussi des systèmes de droit des autres États contractants, notamment pour voir s’il existe une notion uniforme des "droits et obligations de caractère civil", qui embrasserait ou exclurait les faits de la présente cause (arrêt König précité, série A no 27, p. 30, par. 89).
7.   La Cour a jugé que le membre de phrase "contestations sur (des) droits et obligations de caractère civil" couvre toute procédure dont l’issue est déterminante pour des droits et obligations de caractère privé, même si elle oppose un particulier à une autorité détentrice de la puissance publique, et il importe peu que le système juridique interne de l’État défendeur range ladite procédure dans la sphère du droit privé ou dans celle du droit public, ou encore qu’il lui confère un caractère mixte (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, par. 94; arrêt König précité, série A no 27, pp. 30 et 32, paras. 90 et 94). En outre, il ne suffit pas que le litige ou la procédure ait un lien ténu avec des droits et obligations de caractère civil ou de lointaines répercussions sur eux: "des droits et obligations de caractère civil doivent constituer l’objet - ou l’un des objets - de la ‘contestation’, l’issue de la procédure être directement déterminante pour un tel droit" (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, p. 21, par. 47).
A part cela, la Cour a expressément réservé la question de savoir si la notion de "droits et obligations de caractère civil", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), va au-delà de celle de droits de caractère privé (arrêt König précité, série A no 27, p. 32, par. 95; arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, série A no 43, p. 22, par. 48 in fine).
8.   Ainsi, la jurisprudence de la Cour a identifié certains domaines auxquels l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’applique, tout en laissant ouvert le point de savoir s’il ne pouvait pas y en avoir d’autres.
3. Application en l’espèce de la jurisprudence de la Cour
9.   En droit néerlandais, le droit aux allocations d’assurance-maladie revendiqué par Mme Feldbrugge ne revêt pas un caractère privé mais figure parmi les droits de nature publique.
Incontestablement, il existe dans le régime de sécurité sociale auquel Mme Feldbrugge était soumise, certains liens entre le droit aux allocations d’assurance-maladie et le contrat de travail - actuel ou passé - de l’assuré, contrat qui tombe manifestement dans la sphère du droit privé. Il n’en reste pas moins que les dispositions régissant ces allocations ne constituent pas des clauses incorporées par la loi dans le contrat de travail ou dérivant de celui-ci; la demande s’adresse à un tiers et son sort ne touche pas directement la relation juridique privée entre l’employeur et le salarié bien qu’elle puisse avoir une certaine incidence sur l’exécution de leur contrat. En outre, dans le cas de Mme Feldbrugge il n’y avait plus à l’époque considérée de contrat de travail (paragraphe 11 de l’arrêt).
Dès lors on ne saurait dire que la procédure engagée par Mme Feldbrugge pour bénéficier d’allocations d’assurance-maladie portait sur un droit privé reconnu par la législation néerlandaise ou entraînait un résultat directement déterminant pour un tel droit. D’éventuelles conséquences sur des droits privés seraient, à notre avis, trop éloignées et ténues pour faire jouer l’article 6 par. 1 (art. 6-1) sur cette seule base.
10.  Nous sommes d’accord avec la majorité pour dire que la classification offerte par le droit néerlandais, bien que constituant une indication initiale, ne saurait être décisive, notamment si elle s’écarte des systèmes juridiques des autres États contractants. Toutefois, la majorité le constate au paragraphe 29 de l’arrêt, il n’existe pas de notion européenne commune quant à la nature juridique du droit aux prestations sociales de l’assurance-maladie. En particulier, un tel droit ne se voit généralement pas reconnaître un caractère privé.
11.  En conséquence, les circonstances de la cause échappent aux critères d’application de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) établis par la jurisprudence de la Cour quant aux droits de caractère privé. Il reste à rechercher si elles n’en relèvent pas moins de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) à d’autres titres.
4. Principes d’interprétation applicables
12.  Afin de dégager le sens de la notion "autonome" de "droits et obligations de caractère civil" figurant à l’article 6 par. 1 (art. 6-1), il faut tenir compte de l’objet et du but de la Convention (arrêt König précité, série A no 27, p. 30, par. 89). D’une manière générale, il y a lieu pour la Cour, dans l’interprétation de la Convention, qui est un traité international, de s’inspirer de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 14, par. 29). La "règle générale d’interprétation", telle qu’elle figure à l’article 31 par. 1 de cette Convention, se lit ainsi:
"Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but."
L’article 32 de ladite Convention précise:
"Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue (...) de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31 (...)."
La Cour a aussi reconnu qu’il était nécessaire d’interpréter la Convention européenne des Droits de l’Homme à la lumière des conditions prévalant aujourd’hui dans les sociétés démocratiques des États contractants, et pas seulement selon ce que l’on peut supposer des intentions des rédacteurs de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Marckx du 13 juin 1979, série A no 31, p. 19, par. 41).
5. Caractéristiques du droit revendiqué
13.  Le droit à des allocations d’assurance-maladie réclamé par Mme Feldbrugge était un droit patrimonial découlant non du contrat privé entre elle et son employeur, mais d’un régime collectif de protection de la population salariée institué par le législateur. Le législateur national ayant décidé la répartition des ressources de la société nées du travail salarié, la requérante, en tant que membre de ladite société, a été astreinte à participer à ce régime. Pareils régimes traduisent l’accomplissement par la société de son devoir de protection de la santé et du bien-être de ses membres; ils ne constituent pas de simples illustrations de la façon dont l’État peut assumer ou réglementer une activité d’assurance que le secteur privé pourrait tout aussi bien prendre en charge.
Ayant trait au domaine de l’emploi, le régime social néerlandais de l’assurance-maladie ne peut manquer, il est vrai, d’avoir quelques répercussions sur les "droits et obligations de caractère civil" découlant dans ce domaine du droit commun, ou de présenter des liens ou des points communs avec eux. Ainsi, la capacité à recevoir des allocations d’assurance-maladie en vertu des dispositions applicables de la loi de 1913 sur l’assurance-maladie dépend de l’existence à un moment donné d’un contrat de travail; l’allocation elle-même peut s’analyser en une sorte de substitut du salaire payable par l’employeur en vertu du contrat de travail; reconnaître le droit à bénéficier de l’allocation signifie admettre l’incapacité de travailler et par conséquent celle d’exécuter le contrat de travail; on pourrait dire que le régime social d’assurance-maladie présente une certaine affinité avec l’assurance classique du secteur privé. A notre avis, toutefois, aucun de ces éléments ne modifie en substance le caractère public du rapport entre l’individu et la collectivité, rapport qui se trouve au coeur du droit revendiqué par la requérante sur la base de la loi.
6. Contexte, objet et but
14.  Il faut donc rechercher, dans le contexte de la disposition et à la lumière de l’objet et du but de la Convention, si un droit de ce genre, malgré son caractère en substance public, relève de la notion de "droits et obligations de caractère civil", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
15.  Tels que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) les poursuit, l’objet et le but de la Convention se dégagent, dans une certaine mesure, de la nature des garanties fournies.
La judiciarisation des procédures de règlement, garantie par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), est certainement indiquée dans le domaine des relations entre individus; il n’en va pas nécessairement de même dans la sphère administrative, où des considérations organisationnelles, économiques et sociales peuvent légitimement justifier des procédures d’un type moins judiciaire et formel. La présente affaire a trait au fonctionnement d’un régime public collectif de prestations sociales. A titre d’exemples des particularités de semblables régimes, on peut citer le grand nombre de décisions à prendre, les aspects médicaux, le manque de ressources ou de connaissances techniques des intéressés, la nécessité de ménager un équilibre entre l’intérêt public d’une administration efficace et l’intérêt privé. Judiciariser les procédures d’octroi des prestations sociales exigerait dans bien des cas que les intéressés s’adressent à des hommes de loi et à des experts médicaux, et aboutirait donc à une augmentation des dépenses et de la durée des procédures.
La nature des garanties procurées tend ainsi à montrer que l’objet et le but de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne vont pas jusqu’à imposer un contrôle judiciaire du fonctionnement des régimes légaux collectifs d’octroi de prestations sociales.
16. Nous ne perdons pas de vue que l’objet général de la Convention est celui, humanitaire, de la protection de l’individu et que, pour le simple citoyen, l’accès aux prestations de sécurité sociale est de la plus haute importance pour sa vie quotidienne. Cependant, comme l’affirme le délégué de la Commission, l’intérêt économique de l’allocation réclamée au regard des moyens d’existence de Mme Feldbrugge ne suffit pas, à elle seule, à rendre applicables l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et ses garanties judiciaires spécifiques. Assurément, il est essentiel qu’en matière administrative également la justice soit rendue et que les demandes de l’individu soient examinées d’une façon sérieuse et objective conformément aux règles établies; cela ne signifie pourtant pas que toutes les exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’appliquent. En effet, comme nous l’avons déjà relevé (paragraphe 15 ci-dessus), des considérations sous-jacentes existent, qui justifient des procédures spéciales dans les affaires de protection sociale.
17.  Dans ces conditions, la juxtaposition du "civil" et du "pénal" dans le contexte de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne peut raisonnablement passer pour englober tous les systèmes de règlement juridictionnel des litiges selon le droit interne. D’après cette interprétation, l’emploi de l’expression "de caractère civil" n’impliquerait donc pas l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) à des litiges portant sur toutes les questions non "pénales" même si, comme pour les différends de sécurité sociale, l’issue en est cruciale pour la vie personnelle de l’intéressé.
18.  Ces réflexions amènent à conclure qu’en principe les caractéristiques collectives et publiques du régime social d’assurance en cause prévalent d’une manière tellement nette que les droits et obligations en question échappent au domaine "civil", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
7. Moyens supplémentaires d’interprétation
19.  L’analyse qui précède se trouve confirmée par le fait que la législation en cause précède de quelques décennies l’élaboration de la Convention; il existait en outre une législation analogue avant la Convention dans de nombreux autres États contractants. Il est donc raisonnable de supposer que les rédacteurs de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’entendaient pas inclure dans son domaine de tels systèmes de protection sociale collective. A l’examen, les travaux préparatoires confirment cette lecture du texte.
20.  L’adjectif "civil" fut ajouté à la version anglaise de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en novembre 1950, la veille de l’ouverture de la Convention à la signature, quand un comité d’experts examina pour la dernière fois le texte de la Convention et "procéd(a) à un certain nombre de corrections de forme et de traduction" (Recueil des Travaux Préparatoires de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, vol. VII, p. 13, par. 6). Aucune explication ne fut donnée quant à ce changement de dernière minute de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), mais il y a lieu de penser qu’il s’agissait simplement d’aligner le texte anglais sur le texte français: avant ledit changement, bien que la version française parlât, comme maintenant, de "droits et obligations de caractère civil", la version anglaise se lisait "rights and obligations in a suit of law" (ibidem, vol. V, p. 148).
Ces deux expressions ont été introduites pour la première fois lors d’une réunion (mars 1950) du Comité d’experts des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe; à l’évidence, elles étaient directement reprises de l’article correspondant du projet de Pacte international des Nations Unies sur les Droits civils et politiques tel qu’il existait à l’époque (ibidem, vol. II, p. 297; vol. III, pp. 31, 161, 285, 291, 317; vol. IV, p. 61). Il y a donc lieu de retracer leur histoire dans les travaux préparatoires de ce Pacte.
21.  La discussion capitale sur le projet de Pacte international eut lieu le 1er juin 1949 pendant la cinquième session de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies. Les délégations française et égyptienne avaient présenté un amendement qui se référait aux "droits et obligations"/"rights and obligations", sans restriction. La réaction du représentant danois (M. Sørensen) à cet amendement est rapportée de la manière suivante:
"Les représentants de la France et de l’Égypte proposent que toute personne ait droit à ce que le tribunal décide des droits et obligations. M. Sørensen estime que cette disposition a une portée beaucoup trop vaste; elle tendrait à soumettre à une décision judiciaire toute mesure prise par des organes administratifs qui exercent un pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré par la loi. Il reconnaît qu’il conviendrait d’assurer la protection de l’individu contre tout abus de pouvoir de la part des organes administratifs, mais la question est extrêmement délicate et il est douteux que la Commission soit en mesure de la résoudre maintenant. On pourrait aborder plus tard l’étude du problème relatif à la répartition des pouvoirs entre les organes administratifs et les organes judiciaires. (...) M. Sørensen demande aux représentants de la France et de l’Égypte si l’on ne pourrait restreindre la portée de la disposition en question de manière à indiquer qu’il ne s’agit pas de traiter de cas qui se posent entre les individus et l’État, mais simplement entre des individus." (compte rendu analytique de la 109e séance, doc. E/CN.4/SR.109, pp. 3-4)
Le représentant français (M. Cassin), s’exprimant en français, répondit que "l’exposé du représentant du Danemark l’a(vait) convaincu qu’il est très difficile de régler, dans cet article, toutes les questions de l’exercice de la justice dans les rapports entre les particuliers et les gouvernements" (ibidem, p. 9). Il était donc disposé à accepter que l’expression "soit de ses droits et obligations" figurant dans la première phrase de l’amendement franco-égyptien fût remplacée par la formule "soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil". Il reconnut que la question "n’(était) pas mûre et devra(it) être étudiée plus à fond".
Puis le même jour un comité de rédaction élabora un texte qui contenait les expressions "de caractère civil" en français et "in a suit of law" en anglais (doc. E/CN.4/286). La formule employée alors est celle qui fut finalement retenue pour l’article 14 du Pacte international de 1966.
22.  Il semble donc raisonnablement clair que l’insertion du qualificatif "de caractère civil" dans le texte français du projet de Pacte international visait délibérément à exclure du champ d’application de la disposition certaines catégories de litiges relevant du domaine administratif et concernant "l’exercice de la justice dans les rapports entre les particuliers et les gouvernements".
8. Pratique étatique et interprétation évolutive
23.  Depuis l’entrée en vigueur de la Convention, la pratique étatique ne s’est pas développée à un point tel qu’on puisse dire que les États contractants voient dans le droit aux prestations d’assurance-maladie en vertu des régimes légaux de sécurité sociale la source de "droits et obligations de caractère civil" aux fins de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). En réalité, nous l’avons déjà noté (paragraphe 10 ci-dessus), on ne discerne aucun dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants quant au caractère "civil" ou autre d’un tel droit. En somme, il n’y a pas à cet égard d’optique européenne uniforme de nature à contredire l’interprétation à laquelle nous sommes parvenus sur la base des autres considérations qui précèdent. Bien au contraire, la diversité des solutions adoptées aujourd’hui tend à montrer ceci: la décision d’accorder ou non aux demandes d’allocations d’assurance-maladie, telles que celle de Mme Feldbrugge, une protection judiciaire du genre de celle garantie par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) est pour les États contractants une décision de nature politique à prendre à la lumière des avantages et inconvénients que chaque solution implique; une telle protection judiciaire n’est pas en soi requise par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) lui-même.
24.  Une interprétation évolutive de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne conduit pas non plus à une conclusion différente. La Convention opère un choix dans la protection qu’elle offre, comme le montre le considérant du Préambule où les gouvernements signataires expriment leur résolution de "prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle" des Droits de l’Homme (arrêt Golder précité, série A no 18, p. 16, par. 34). Une interprétation évolutive permet d’examiner à la lumière des conditions de vie actuelles (voir, par exemple, l’arrêt Tyrer du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, par. 31; l’arrêt Marckx précité, série A no 31, pp. 19-20, par. 41; l’arrêt Dudgeon du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 23-24, par. 60) des notions variables et changeantes déjà contenues dans la Convention; en revanche, elle n’autorise pas à introduire dans la Convention des notions ou matières entièrement nouvelles car il s’agit là d’une fonction législative qui appartient aux États membres du Conseil de l’Europe. Qu’il soit souhaitable d’offrir des garanties adéquates pour le règlement des litiges dans le domaine toujours plus étendu de la sécurité sociale, cela est évident. Il existe cependant des limites à une interprétation évolutive, limites au-delà desquelles la présente affaire se situe pour autant que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) se trouve en cause.
Nous ne pensons pas que les développements considérables observés en matière de protection sociale depuis l’élaboration de la Convention soient de nature à modifier le caractère essentiel des droits et obligations en jeu dans le cas de Mme Feldbrugge.
9. Conclusion
25.  Eu égard au texte de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), à son objet et à son but ainsi qu’aux travaux préparatoires, nous arrivons à la conclusion de principe suivante: il existe des domaines relevant de l’administration et soumis à des régimes institutionnels particuliers, tels que ceux relatifs à la sécurité sociale, où les droits et obligations de l’individu qui ne sont pas de nature privée peuvent légitimement, pour diverses raisons (paragraphe 15 ci-dessus), être déterminés par des procédures spéciales de règlement plutôt que par des juridictions répondant à toutes les exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). A notre avis, les garanties imposées par ce dernier en cas de "contestation" sur des "droits et obligations de caractère civil" ne s’appliquent pas aux litiges naissant dans de tels domaines sauf, selon la jurisprudence de la Cour (paragraphe 7 ci-dessus), si l’issue de la procédure est directement déterminante pour des droits privés.
A la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, nous concluons donc que la procédure engagée par Mme Feldbrugge devant la commission de recours de Haarlem n’emportait pas détermination de "droits et obligations de caractère civil", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), et que dès lors les garanties judiciaires de ce dernier ne s’appliquaient pas en l’espèce.
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 8/1984/80/127.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
ARRÊT FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
ARRÊT FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
DECLARATION DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
ARRÊT FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. RYSSDAL, Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, M. LAGERGREN, M. MATSCHER, SIR VINCENT EVANS, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES
ARRÊT FELDBRUGGE c. PAYS-BAS
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. RYSSDAL, Mme BINDSCHEDLER-ROBERT, M. LAGERGREN, M. MATSCHER, SIR VINCENT EVANS, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES


Synthèse
Formation : Cour (plénière)
Numéro d'arrêt : 8562/79
Date de la décision : 29/05/1986
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTERE CIVIL, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-1) PROCES ORAL, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE, (Art. 6-3-b) ACCES AU DOSSIER


Parties
Demandeurs : FELDBRUGGE
Défendeurs : PAYS-BAS

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1986-05-29;8562.79 ?

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