ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
1er août 2025 ( *1 )
« Pourvoi – Environnement et protection de la santé humaine – Règlement (CE) no 1272/2008 – Classification, étiquetage et emballage des substances et des mélanges – Règlement délégué (UE) 2020/217 – Classification du dioxyde de titane sous la forme d’une poudre contenant 1 % ou plus de particules d’un diamètre inférieur ou égal à 10 μm – Critères de classification d’une substance comme étant cancérogène – Fiabilité et acceptabilité des études scientifiques – Calcul de la surcharge pulmonaire en
particules – Caractère “décisif” d’une étude scientifique – Dénaturation des éléments de preuve – Erreur de droit – Choix des paramètres de calcul – Densité des particules – Appréciation de nature scientifique – Dépassement des limites du contrôle juridictionnel – Notion de “propriétés intrinsèques” – Motifs surabondants »
Dans les affaires jointes C‑71/23 P et C‑82/23 P,
ayant pour objet deux pourvois au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduits les 8 et 14 février 2023,
République française, représentée initialement par MM. G. Bain, J.‑L. Carré et B. Fodda, puis par MM. G. Bain, B. Fodda et Mme B. Travard et, enfin, par Mme P. Chansou, M. B. Fodda et Mme B. Travard, en qualité d’agents,
partie requérante dans l’affaire C-71/23 P,
Commission européenne, représentée par M. A. Dawes, Mme S. Delaude, MM. R. Lindenthal et M. Noll-Ehlers, en qualité d’agents,
partie requérante dans l’affaire C‑82/23 P,
les autres parties à la procédure étant :
CWS Powder Coatings GmbH, établie à Düren (Allemagne),
Brillux GmbH & Co. KG, établie à Münster (Allemagne),
Daw SE, établie à Ober-Ramstadt (Allemagne),
représentées par Mes V. Lemonnier, C. Wagner, Rechtsanwälte, et Me R. van der Hout, advocaat,
parties demanderesses en première instance,
Billions Europe Ltd, établie à Stockton-on-Tees (Royaume-Uni),
Cinkarna Metalurško-kemična Industrija Celje d.d. (Cinkarna Celje d.d.), établie à Celje (Slovénie),
Evonik Operations GmbH, établie à Essen (Allemagne),
Kronos Titan GmbH, établie à Leverkusen (Allemagne),
Precheza a.s., établie à Přerov (République tchèque),
Tayca Corp., établie à Osaka (Japon),
Tronox Pigments (Holland) BV, établie à Rozenburg (Pays-Bas),
Venator Germany GmbH, établie à Duisbourg (Allemagne),
représentées initialement par Mes P. Chopova-Leprêtre, T. Delille et J.‑P. Montfort, avocats, puis par Mes P. Chopova-Leprêtre et J.‑P. Montfort, avocats,
parties demanderesses et intervenantes en première instance,
Commission européenne, représentée par M. A. Dawes, Mme S. Delaude, MM. R. Lindenthal et M. Noll-Ehlers, en qualité d’agents (C-71/23 P),
partie défenderesse en première instance,
Royaume de Danemark,
République française, représentée initialement par MM. G. Bain, J.‑L. Carré et B. Fodda, puis par MM. G. Bain, B. Fodda et Mme B. Travard et, enfin, par Mme P. Chansou, M. B. Fodda et Mme B. Travard, en qualité d’agents (C‑82/23 P),
Royaume des Pays-Bas, représenté par Mmes M. K. Bulterman et C. S. Schillemans, en qualité d’agents,
République de Slovénie,
Royaume de Suède, représenté par Mmes H. Eklinder, F.-L. Göransson, C. Meyer-Seitz, A. Runeskjöld, M. Salborn Hodgson, R. Shahsavan Eriksson, H. Shev et M. O. Simonsson, en qualité d’agents,
Parlement européen,
Conseil de l’Union européenne,
Agence européenne des produits chimiques (ECHA), représentée par M. W. Broere, Mmes A. Hautamäki, M. Heikkilä, MM. C. Jacquet et J.‑P. Trnka, en qualité d’agents,
Sto SE & Co. KGaA, anciennement Sto AG, établie à Stühlingen (Allemagne),
Ettengruber GmbH Abbruch und Tiefbau, établie à Dachau (Allemagne),
Ettengruber GmbH Recycling und Verwertung, établie à Dachau,
TIGER Coatings GmbH & Co. KG, établie à Wels (Autriche),
Rembrandtin Coatings GmbH, établie à Vienne (Autriche),
représentées par Mes V. Lemonnier, C. Wagner, Rechtsanwälte, et Me R. van der Hout, advocaat,
Conseil Européen de l’Industrie Chimique – European Chemical Industry Council (Cefic), établi à Bruxelles (Belgique), représenté initialement par Mes D. Abrahams, Z. Romata et H. Widemann, avocats, puis par Mes D. Abrahams et Z. Romata, avocats,
Conseil Européen de l’Industrie des Peintures, des Encres d’Imprimerie et des Couleurs d’Art (CEPE), établi à Bruxelles,
British Coatings Federation Ltd (BCF), établie à Coventry (Royaume-Uni),
American Coatings Association, Inc. (ACA), établie à Washington (États-Unis),
représentés par Mes I. Antypas et D. Waelbroeck, avocats,
Mytilineos SA, établie à Maroussi (Grèce),
Delfi-Distomon Anonymos Metalleytiki Etaireia, établie à Maroussi,
parties intervenantes en première instance,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de Mme M. L. Arastey Sahún, présidente de chambre, MM. D. Gratsias (rapporteur), J. Passer, B. Smulders et N. Fenger, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : Mme M. Krausenböck, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 7 novembre 2024,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 6 février 2025,
rend le présent
Arrêt
1 Par leurs pourvois respectifs, la République française et la Commission européenne demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 23 novembre 2022, CWS Powder Coatings e.a./Commission (T‑279/20, T‑283/20 et T‑288/20, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:T:2022:725), par lequel celui-ci a annulé le règlement délégué (UE) 2020/217 de la Commission, du 4 octobre 2019, modifiant, aux fins de son adaptation au progrès technique et scientifique, le règlement (CE) no 1272/2008 du
Parlement européen et du Conseil relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges et corrigeant ce règlement (JO 2020, L 44, p. 1, et rectificatif JO 2021, L 214, p. 72, ci-après le « règlement litigieux »), en ce qui concerne la classification et l’étiquetage harmonisés du dioxyde de titane sous forme d’une poudre contenant 1 % ou plus de particules d’un diamètre inférieur ou égal à 10 μm (ci‑après la « classification et l’étiquetage contestés »).
Le cadre juridique
2 L’article 1er du règlement (CE) no 1272/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges, modifiant et abrogeant les directives 67/548/CEE et 1999/45/CE et modifiant le règlement (CE) no 1907/2006 (JO 2008, L 353, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE) 2019/1243 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019 (JO 2019, L 198, p. 241) (ci-après le « règlement no 1272/2008 »),
intitulé « Objet et champ d’application », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Le présent règlement a pour objet d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement, ainsi que la libre circulation des substances, des mélanges et des articles visés à l’article 4, paragraphe 8, en :
a) harmonisant les critères de classification des substances et des mélanges, ainsi que les règles relatives à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges dangereux ;
[...]
d) établissant une liste de substances avec leurs classifications et éléments d’étiquetage harmonisés au niveau communautaire, à l’annexe VI, partie 3 ;
[...] »
3 Aux termes de l’article 2 du règlement no 1272/2008, intitulé « Définitions » :
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
1) “classe de danger” : la nature du danger physique, du danger pour la santé ou du danger pour l’environnement ;
2) “catégorie de danger” : la division des critères à l’intérieur de chaque classe de danger, précisant la gravité du danger ;
[...] »
4 L’article 3 de ce règlement, intitulé « Substances et mélanges dangereux et spécification des classes de danger », dispose :
« Une substance ou un mélange qui répond aux critères relatifs aux dangers physiques, aux dangers pour la santé ou aux dangers pour l’environnement, tels qu’ils sont énoncés [à] l’annexe I, parties 2 à 5, est dangereux et est classé dans une des classes de danger prévues à l’annexe I.
[...] »
5 L’article 36 dudit règlement, intitulé « Harmonisation de la classification et de l’étiquetage des substances », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Une substance qui satisfait aux critères visés à l’annexe I pour les dangers suivants fait généralement l’objet d’une classification et d’un étiquetage harmonisés conformément à l’article 37 :
[...]
c) cancérogénicité, catégorie 1A, 1B ou 2 (annexe I, section 3.6) ;
[...] »
6 L’article 37 du même règlement, intitulé « Procédure d’harmonisation de la classification et de l’étiquetage des substances », est libellé comme suit :
« 1. Une autorité compétente peut soumettre à l’[Agence européenne des produits chimiques (ECHA)] une proposition de classification et d’étiquetage harmonisés de substances et, le cas échéant, des limites de concentration spécifiques [...]
[...]
4. Le comité d’évaluation des risques de l’[ECHA], institué conformément à l’article 76, paragraphe 1, point c), du règlement (CE) no 1907/2006 [du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, modifiant la directive 1999/45/CE et abrogeant le règlement (CEE) no 793/93 du Conseil et
le règlement (CE) no 1488/94 de la Commission ainsi que la directive 76/769/CEE du Conseil et les directives 91/155/CEE, 93/67/CEE, 93/105/CE et 2000/21/CE de la Commission (JO 2006, L 396, p. 849, et rectificatif JO 2007, L 136, p. 3)], adopte un avis sur toute proposition soumise conformément aux paragraphes 1 et 2 dans un délai de dix-huit mois à compter de la réception de la proposition, en donnant aux parties concernées l’occasion de formuler des observations. L’[ECHA] transmet cet avis et
toutes les observations à la Commission.
5. La Commission adopte à bref délai des actes délégués [...] lorsqu’elle estime que l’harmonisation de la classification et de l’étiquetage de la substance concernée est appropriée, afin de modifier l’annexe VI par l’inclusion de cette substance et des éléments de classification et d’étiquetage pertinents dans l’annexe VI, partie 3, tableau 3.1, et, le cas échéant, des limites de concentration spécifiques [...]
[...] »
7 L’annexe I du règlement no 1272/2008, intitulée « Prescriptions relatives à la classification et à l’étiquetage des substances et mélanges dangereux », comprend, dans sa partie 1 relative aux principes généraux de classification et d’étiquetage, une section 1.1.1, intitulée « Rôle et mise en œuvre du jugement d’experts et de la force probante des données », libellée comme suit :
« 1.1.1.1. Lorsque les critères ne peuvent pas s’appliquer directement aux informations identifiées disponibles, [...] le fournisseur procède à une évaluation en déterminant la force probante des données grâce au jugement d’experts [...]
[...]
1.1.1.3. La détermination de la force probante des données signifie que toutes les informations disponibles ayant une incidence sur la détermination du danger sont prises en considération conjointement ; telles que des résultats d’essais in vitro appropriés, de données pertinentes provenant d’essais sur des animaux, [...] des effets observés chez l’homme, [...] des études épidémiologiques et cliniques, ainsi que d’informations obtenues par des études de cas et des observations bien documentées. La
qualité et la cohérence des données doivent être assurées de manière appropriée. Les informations relatives aux substances ou aux mélanges faisant l’objet de la classification, ainsi que les résultats d’études portant sur le site d’action, le mécanisme ou le mode d’action sont considérés comme appropriés. Les résultats positifs et négatifs sont rassemblés et l’ensemble est pris en considération pour déterminer la force probante des données.
[...] »
8 Cette annexe I comporte également une partie 3, intitulée « Dangers pour la santé », dans laquelle figure une section 3.6, intitulée « Cancérogénicité », libellée comme suit :
« 3.6.1. Définition
3.6.1.1. Par “cancérogène”, on entend une substance ou un mélange de substances chimiques qui induisent des cancers ou en augmentent l’incidence. Les substances qui ont provoqué des tumeurs bénignes et malignes chez des animaux au cours d’études expérimentales correctement réalisées sont aussi présumées cancérogènes ou susceptibles de l’être, sauf s’il apparaît clairement que le mécanisme de la formation des tumeurs n’est pas pertinent pour l’être humain.
3.6.2. Critères de classification des substances
3.6.2.1. La classification pour la cancérogénicité répartit les substances entre deux catégories suivant la force probante des données et d’autres considérations (poids des indices). [...]
Tableau 3.6.1
Catégories de danger pour les substances cancérogènes
Catégories Critères
CATÉGORIE 1 : Cancérogènes avérés ou présumés pour l’être humain
La classification d’une substance comme cancérogène dans la catégorie 1 s’effectue sur la base de données épidémiologiques et/ou de données issues d’études sur des animaux. Une substance peut faire l’objet d’une distinction supplémentaire et être classée dans la
Catégorie 1A : catégorie 1A, réunissant les substances dont le potentiel cancérogène pour l’être humain est avéré, la classification dans cette catégorie s’appuyant largement sur des données humaines, ou dans la
Catégorie 1B : catégorie 1B, réunissant les substances dont le potentiel cancérogène pour l’être humain est supposé; la classification dans cette catégorie s’appuyant largement sur des données animales.
[...]
CATÉGORIE 2 : Substances suspectées d’être cancérogènes pour l’homme
La classification d’une substance dans la catégorie 2 repose sur des résultats provenant d’études humaines et/ou animales, mais insuffisamment convaincants pour classer la substance dans la catégorie 1A ou 1B, et tient compte de la force probante des données et d’autres considérations (voir point 3.6.2.2) Elle peut se fonder sur des indications [...] provenant d’études sur la cancérogénicité, réalisées sur des êtres humains ou sur des animaux.
[...]
3.6.2.2. Considérations spécifiques relatives à la classification de substances comme cancérogènes
3.6.2.2.1. La classification d’un cancérogène repose sur des données obtenues par des études fiables et acceptables et vise les substances intrinsèquement capables de provoquer le cancer. Les évaluations s’appuient sur toutes les données existantes, sur des études publiées ayant fait l’objet d’un examen par des pairs et sur d’autres données pouvant être acceptées.
3.6.2.2.2. La classification d’une substance comme cancérogène s’effectue en deux opérations connexes : l’évaluation de la force probante des données et l’examen de toutes les autres informations utiles en vue de classer dans différentes catégories de danger les substances ayant des propriétés cancérogènes pour l’être humain.
[...]
3.6.2.2.4. Autres considérations (dans le cadre de la méthode de la force probante des données) [...] : outre la détermination de la force probante des données relatives à la cancérogénicité, il convient de considérer plusieurs autres facteurs influençant la probabilité globale qu’une substance représente un effet cancérogène chez l’être humain. [...]
[...] »
Les antécédents du litige
9 Les faits à l’origine du litige, qui sont exposés aux points 2 à 15 de l’arrêt attaqué, peuvent être résumés comme suit.
10 Le dioxyde de titane est une substance chimique inorganique composée d’oxygène et de titane, dont la formule moléculaire est « TiO2 » et qui peut se trouver dans la nature ou être produite industriellement. Elle est utilisée, notamment sous la forme d’un pigment blanc, pour ses propriétés colorantes et opacifiantes, dans divers produits, tels que les peintures, les matériaux de revêtement, les vernis, les plastiques, le papier laminé, les cosmétiques, notamment la protection solaire, les
médicaments, les jouets ainsi que les denrées alimentaires.
11 Les parties demanderesses en première instance sont des fabricantes, des importatrices, des utilisatrices en aval et des fournisseurs de dioxyde de titane.
12 Au mois de mai 2016, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES, France) a soumis à l’ECHA, en application de l’article 37, paragraphe 1, du règlement no 1272/2008, un dossier proposant la classification et l’étiquetage harmonisés du dioxyde de titane en tant que substance cancérogène de catégorie 1B par inhalation (Carc. 1B, H350i).
13 Le 31 mai 2016, ce dossier a été publié, conformément à l’article 37, paragraphe 4, de ce règlement. Plusieurs parties concernées ont soumis leurs observations dans le délai imparti.
14 Le 14 septembre 2017, le comité d’évaluation des risques de l’ECHA (ci-après le « CER ») a adopté un avis relatif au dioxyde de titane, aux termes duquel il a conclu qu’il était justifié de classer le dioxyde de titane en tant que substance cancérogène de catégorie 2, avec la mention de danger « H351 (inhalation) » (ci-après l’« avis du CER »).
15 Sur la base de cet avis, la Commission a élaboré un projet de règlement délégué concernant la classification et l’étiquetage harmonisés notamment du dioxyde de titane, lequel a été soumis à consultation publique entre le 11 janvier et le 8 février 2019.
16 Le 4 octobre 2019, la Commission a adopté le règlement litigieux, qui modifie le règlement no 1272/2008, notamment en procédant à la classification et à l’étiquetage contestés. Conformément à l’article 3 du règlement litigieux, les modifications concernant cette classification et cet étiquetage sont applicables à compter du 1er octobre 2021.
17 L’annexe I du règlement litigieux énonce :
« La partie 2 de l’annexe II du [règlement no 1272/2008] est modifiée comme suit :
[...]
2) la section 2.12 suivante est ajoutée :
“2.12. Mélanges contenant du dioxyde de titane.
L’étiquette de l’emballage des mélanges liquides contenant 1 % ou plus de particules de dioxyde de titane ayant un diamètre aérodynamique inférieur ou égal à 10 μm porte la mention suivante :
EUH211 : ‘Attention ! Des gouttelettes respirables dangereuses peuvent se former lors de la pulvérisation. Ne pas respirer les aérosols ni les brouillards.’
L’étiquette de l’emballage des mélanges solides contenant 1 % ou plus de particules de dioxyde de titane porte la mention suivante :
EUH212 : ‘Attention ! Une poussière respirable dangereuse peut se former lors de l’utilisation. Ne pas respirer cette poussière.’
En outre, l’étiquette de l’emballage de mélanges liquides et solides non destinés au grand public et non classés comme dangereux qui portent les mentions EUH211 ou EUH212 doivent porter la mention EUH210.” »
18 Aux termes de l’annexe III du règlement litigieux :
« L’annexe VI du [règlement no°1272/2008] est modifiée comme suit :
1) la partie 1 est modifiée comme suit :
a) au point 1.1.3.1, les notes V et W suivantes sont ajoutées :
“[...]
Note W :
On a observé que la cancérogénicité de cette substance se manifeste lorsque de la poussière respirable est inhalée dans des quantités donnant lieu à une réduction sensible des mécanismes d’élimination des particules dans le poumon.
La présente note a pour but de décrire la toxicité particulière de la substance, et ne constitue pas un critère pour la classification en vertu du présent règlement.”
b) au point 1.1.3.2, la note 10 suivante est ajoutée :
“Note 10 :
La classification en tant que cancérogène par inhalation s’applique uniquement aux mélanges sous forme de poudre contenant 1 % ou plus de dioxyde de titane qui se présente sous la forme de particules ou qui est incorporé dans des particules ayant un diamètre aérodynamique ≤ 10 μm.” ;
2) à la partie 3, le tableau 3 est modifié comme suit :
[...]
c) les lignes suivantes sont insérées :
Image
[...] »
Les recours devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
19 Par trois requêtes déposées au greffe du Tribunal, la première, le 12 mai 2020, par CWS Powder Coatings GmbH (ci-après « CWS ») dans l’affaire T‑279/20, la deuxième, le 13 mai 2020, par Billions Europe Ltd, Cinkarna Metalurško-kemična Industrija Celje d.d. (Cinkarna Celje d.d.), Evonik Operations GmbH, Kronos Titan GmbH, Precheza a.s., Tayca Corp., Tronox Pigments (Holland) BV et Venator Germany GmbH (ci-après, ensemble, « Billions Europe e.a. ») dans l’affaire T‑283/20 et, la troisième, le
13 mai 2020,par Brillux GmbH & Co. KG et Daw SE dans l’affaire T‑288/20, ces parties demanderesses en première instance ont introduit des recours tendant à l’annulation du règlement litigieux, en tant que ce dernier a procédé à la classification et à l’étiquetage contestés.
20 Par une ordonnance de la présidente de la neuvième chambre du Tribunal du 11 mars 2022, les affaires T‑279/20 et T‑288/20 ont été jointes aux fins de la phase orale de la procédure et de la décision mettant fin à l’instance. Ces affaires et l’affaire T‑283/20 ont été jointes aux fins de l’arrêt au point 1 du dispositif de l’arrêt attaqué.
21 Aux points 20 à 27 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a, en substance, considéré que les différents moyens et arguments soulevés par les parties demanderesses en première instance, qui se recoupaient, s’articulaient autour de sept griefs.
22 Au point 21 de cet arrêt, le Tribunal a ainsi identifié un premier grief soulevé dans le cadre du deuxième moyen et des première et cinquième branches du septième moyen et du huitième moyen de CWS, de Brillux et de Daw dans les affaires jointes T‑279/20 et T‑288/20, des arguments invoqués par Billions Europe e.a. à l’appui de leurs mémoires en intervention dans ces affaires, ainsi que dans le cadre du premier moyen de Billions Europe e.a. dans l’affaire T‑283/20. Selon le Tribunal, ce grief est
tiré de ce que la classification et l’étiquetage contestés étaient entachés d’erreurs manifestes d’appréciation et de ce qu’ils ne respectaient pas les critères établis par le règlement no 1272/2008 pour la classification d’une substance comme étant cancérogène. Au point 49 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que ce premier grief se divisait en deux branches. La première branche était tirée d’erreurs manifestes et de la violation de ces critères dans le cadre de l’examen de
l’acceptabilité et de la fiabilité de l’étude Heinrich e.a. (1995) (ci-après l’« étude Heinrich ») sur laquelle l’avis du CER aurait été fondé. La seconde branche était tirée d’erreurs manifestes d’appréciation et de la violation des critères établis, par le règlement no 1272/2008, pour la classification et l’étiquetage d’une substance comme étant cancérogène, en ce que la classification et l’étiquetage contestés ne visaient pas une substance intrinsèquement capable de provoquer le cancer.
23 Aux points 50 à 122 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a examiné cette première branche. Au point 52 de cet arrêt, il a notamment relevé, à cet égard, que Billions Europe e.a. faisaient valoir, dans le cadre de leur requête dans l’affaire T‑283/20 et de leurs mémoires en intervention dans les affaires jointes T‑279/20 et T‑288/20, que l’avis du CER était entaché d’une erreur, en ce que ce comité, aux fins de l’examen de l’acceptabilité et de la fiabilité de l’étude Heinrich et, en particulier, des
niveaux de surcharge pulmonaire en particules de dioxyde de titane (ci‑après la « surcharge pulmonaire ») figurant dans cette étude, avait retenu une densité de particules de dioxyde de titane d’une valeur de 4,3 g/cm3 dans le cadre de son évaluation, fondée sur la méthode proposée par les études Morrow (1988 et 1992) (ci-après le « calcul de Morrow »), ce qui, selon ces parties demanderesses, avait conduit le CER à conclure, à tort, que cette étude avait été menée dans des conditions de
surcharge pulmonaire acceptables.
24 Aux points 78 et 79 dudit arrêt, le Tribunal a, d’abord, écarté l’argument de la Commission selon lequel l’avis du CER n’était pas fondé uniquement sur l’étude Heinrich. Le Tribunal a en effet considéré que cette dernière « a été l’étude décisive sur laquelle [se sont fondés] l’avis du CER, et donc la classification et l’étiquetage contestés ».
25 Aux points 81 à 122 du même arrêt, le Tribunal a, ensuite, examiné l’argument de Billions Europe e.a. visé au point 23 du présent arrêt.
26 Dans le cadre de cet examen, le Tribunal a considéré, aux points 100 à 103 de l’arrêt attaqué, que, en ne prenant pas en compte les caractéristiques des particules testées dans l’étude Heinrich, notamment le fait que celles-ci avaient tendance à s’agglomérer ainsi que la densité plus faible des agglomérats de particules, conduisant ceux-ci à occuper plus de volume dans les macrophages alvéolaires, le CER avait commis une erreur manifeste d’appréciation, privant de plausibilité la conclusion à
laquelle il était parvenu. Aux points 104 à 120 de cet arrêt, le Tribunal a jugé, en substance, que les arguments de la Commission et de l’ECHA ne remettaient pas en cause cette conclusion.
27 Enfin, le Tribunal a, au point 121 de l’arrêt attaqué, déduit dudit examen que, dans la mesure où le règlement litigieux, en ce qui concerne la classification et l’étiquetage contestés, était fondé sur l’avis du CER, et où l’étude Heinrich avait été décisive pour la proposition de classification du dioxyde de titane formulée dans cet avis, l’erreur manifeste d’appréciation commise par ce comité privait de toute plausibilité sa conclusion, que la Commission avait fait sienne aux fins de l’adoption
du règlement litigieux et selon laquelle les résultats de cette étude étaient suffisamment fiables et adéquats, au sens du point 3.6.2.2.1 de l’annexe I du règlement no 1272/2008. En conséquence, il a, au point 122 de l’arrêt attaqué, accueilli la première branche du premier grief.
28 En outre, « dans un souci de bonne administration de la justice » et « afin de donner une solution complète au litige », le Tribunal a, aux points 124 à 179 de l’arrêt attaqué, examiné la seconde branche de ce premier grief.
29 Sur le fondement des motifs, exposés, notamment, aux points 157, 158, 160 et 161 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a jugé, au point 178 de cet arrêt, qu’il y avait lieu d’accueillir cette seconde branche.
30 En conséquence, et en considérant qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les autres moyens et arguments des demanderesses en première instance, le Tribunal a annulé le règlement litigieux en ce qui concerne la classification et l’étiquetage contestés.
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties au pourvoi
31 Par décision du président de la Cour du 19 juillet 2023, les affaires C‑71/23 P et C‑82/23 P ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale ainsi que de l’arrêt.
Les conclusions des parties dans l’affaire C‑71/23 P
32 Par son pourvoi, la République française, soutenue par le Royaume des Pays-Bas, le Royaume de Suède, la Commission et l’ECHA, demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– de statuer elle-même sur le litige et de rejeter les recours introduits par les parties demanderesses en première instance, ou, si la Cour considère que l’affaire n’est pas en l’état d’être jugée, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal, et
– de condamner les parties demanderesses en première instance aux dépens.
33 CWS, Brillux, DAW et Sto SE & Co. KGaA, anciennement Sto AG (ci‑après, ensemble, « CWS e.a. »), demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi et
– de condamner la République française aux dépens.
34 Billions Europe e.a. demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi dans son intégralité comme étant irrecevable ou non fondé ;
– à titre subsidiaire, de renvoyer l’affaire T‑283/20 devant le Tribunal dans son intégralité, y compris pour qu’il procède à l’examen des arguments soulevés par les parties demanderesses en première instance dans le cadre de leur premier moyen et sur lesquels le Tribunal ne s’est pas prononcé dans l’arrêt attaqué ;
– de condamner la République française aux dépens de la procédure devant la Cour et à supporter ses propres dépens en première instance, et
– de condamner la Commission aux dépens de la procédure en première instance.
35 L’ECHA demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– de statuer elle-même sur le litige et de rejeter les recours, ou, si la Cour considère que l’affaire n’est pas en l’état d’être jugée, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal, et
– de condamner les parties demanderesses en première instance aux dépens ou, si l’affaire est renvoyée devant le Tribunal, de réserver les dépens afférents à la présente procédure.
36 Le Conseil Européen de l’Industrie Chimique – European Chemical Industry Council (Cefic), le Conseil Européen de l’Industrie des Peintures, des Encres d’Imprimerie et des Couleurs d’Art (CEPE), British Coatings Federation Ltd (BCF) et American Coatings Association, Inc. (ACA) (ci-après, ensemble, le « Cefic e.a. ») demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi dans son intégralité et
– de condamner la République française aux dépens qu’ils ont exposés dans le cadre de la présente procédure et de la procédure devant le Tribunal.
Les conclusions des parties dans l’affaire C‑82/23 P
37 Par son pourvoi, la Commission, soutenue par le Royaume des Pays-Bas, le Royaume de Suède et l’ECHA demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– de rejeter le deuxième moyen, la première et la cinquième branche du septième moyen et le huitième moyen dans les affaires jointes T‑279/20 et T-288/20 ainsi que le premier moyen dans l’affaire T‑283/20 ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il procède à l’examen des moyens sur lesquels il ne s’est pas prononcé dans son arrêt, et
– de réserver les dépens afférents à la présente procédure.
38 Billions Europe e.a. demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi dans son intégralité comme étant irrecevable ou non fondé ;
– à titre subsidiaire, de renvoyer l’affaire T‑283/20 devant le Tribunal dans son intégralité, y compris pour qu’il procède à l’examen des arguments soulevés par les parties demanderesses en première instance dans leur premier moyen et sur lesquels le Tribunal ne s’est pas prononcé dans l’arrêt attaqué, et
– de condamner la Commission aux dépens de la procédure devant la Cour et de celle en première instance.
39 CWS e.a. demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi et
– de condamner la Commission aux dépens.
40 L’ECHA demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– de rejeter le deuxième moyen, les première et cinquième branches du septième moyen et le huitième moyen dans les affaires jointes T‑279/20 et T‑288/20 ainsi que le premier moyen dans l’affaire T‑283/20 ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il procède à l’examen des moyens sur lesquels il n’a pas été statué et
– de réserver les dépens de la présente procédure.
41 Le Cefic e.a. demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi dans son intégralité, et
– de condamner la Commission aux dépens qu’ils ont exposés dans le cadre de la présente procédure et de la procédure devant le Tribunal.
Sur la demande de réouverture de la phase orale de la procédure
42 À la suite de la présentation des conclusions de Mme l’avocate générale, Billions Europe e.a. ont, par courrier déposé au greffe de la Cour le 14 mars 2025, demandé la réouverture de la phase orale de la procédure, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour.
43 À l’appui de leur demande, elles font valoir, d’une part, que la Cour est insuffisamment éclairée pour lui permettre de statuer dans les présentes affaires jointes, au motif que ces conclusions sont fondées sur des prémisses factuelles erronées et des hypothèses trompeuses, et, d’autre part, que lesdites conclusions contiennent, au point 100 de celles-ci, un nouvel argument, relatif à la violation, par le CER, de son obligation de motivation, que la Cour devrait soulever d’office, après que cet
argument aura été débattu entre les parties.
44 Aux termes de l’article 83 du règlement de procédure, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée, ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les
intéressés.
45 S’agissant, d’une part, du premier motif invoqué par Billions Europe e.a. à l’appui de leur demande, il convient de relever qu’il vise, en définitive, à permettre à ces parties de faire valoir leurs arguments en réponse aux conclusions de Mme l’avocate générale, qui reposent, selon elles, sur des considérations inexactes sur le plan factuel et de nature à induire la Cour en erreur.
46 Or, il suffit de rappeler que le statut de la Cour de justice de l’Union européenne et le règlement de procédure ne prévoient pas, pour les parties, une telle possibilité. En vertu de l’article 252, second alinéa, TFUE, l’avocat général présente publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention. La Cour n’est liée ni par ces conclusions ni par
la motivation de celles‑ci. Par conséquent, le désaccord d’une partie intéressée avec lesdites conclusions, quelles que soient les questions que l’avocat général examine dans celles-ci, ne peut constituer, en soi, un motif justifiant la réouverture de la phase orale de la procédure (voir, en ce sens, arrêt du 8 février 2024, Pilatus Bank/BCE, C‑750/21 P, EU:C:2024:124, points 27 et 28 ainsi que jurisprudence citée).
47 Au demeurant, les questions sur lesquelles Billions Europe e.a. souhaiteraient avoir l’opportunité de présenter des arguments supplémentaires ont été amplement débattues entre les parties tant dans le cadre de la phase écrite de la procédure qu’au cours de l’audience de plaidoirie du 7 novembre 2024.
48 S’agissant, d’autre part, du point 100 des conclusions, il y a lieu de relever que, à ce point, Mme l’avocate générale a donné son opinion au sujet d’un argument soulevé lors de l’audience par les parties demanderesses en première instance, selon lequel l’avis du CER manquait de clarté à certains égards. Si elle a indiqué qu’elle était sensible à cet argument, elle n’a pas, pour autant, invité la Cour à soulever d’office un moyen tiré d’une violation, par le CER, de son obligation de motivation,
mais a, au contraire, estimé que cet argument devait être écarté, dès lors qu’il touchait à la motivation de cet avis et ne constituait pas, en soi, une raison pour conclure, à l’instar de ces parties, que le CER n’avait pas pris en considération tous les éléments pertinents.
49 En tout état de cause, la Cour considère, l’avocate générale entendue, qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur les pourvois et que les affaires ne nécessitent pas d’être tranchées sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties.
50 Eu égard aux considérations qui précèdent, il a lieu de rejeter la demande de réouverture de la phase orale de la procédure.
Sur les pourvois
51 À l’appui de son pourvoi dans l’affaire C-71/23 P, la République française invoque quatre moyens. Le premier moyen vise les prétendues erreurs dont serait entachée l’appréciation du Tribunal, au point 78 de l’arrêt attaqué, selon laquelle l’étude Heinrich est l’étude « décisive » sur laquelle l’avis du CER est fondé, et est articulé en deux branches. La première branche est tirée d’une dénaturation, par le Tribunal, des éléments de preuve qui lui ont été soumis et la seconde branche est tirée
d’une erreur de droit, en ce qu’il aurait méconnu les principes relatifs à la classification des substances cancérogènes, énoncés par le règlement no 1272/2008. Le deuxième moyen est tiré du dépassement, par le Tribunal, des limites de son contrôle juridictionnel, en ce que, aux points 100 à 103 de cet arrêt, il aurait substitué sa propre appréciation à celle du CER s’agissant de la détermination de la densité dans le cadre du calcul de Morrow. Par son troisième moyen, la République française
soutient que la conclusion du Tribunal selon laquelle le dioxyde de titane n’a pas la capacité intrinsèque de provoquer le cancer, exposée aux points 157 et 158 dudit arrêt, est entachée d’un défaut de motivation. Par son quatrième moyen, elle soutient que cette conclusion est entachée d’une erreur de droit en ce qu’elle repose sur une interprétation erronée de la notion de « substance intrinsèquement capable de provoquer le cancer », au sens du point 3.6.2.2.1 de l’annexe I du règlement
no 1272/2008.
52 À l’appui de son pourvoi dans l’affaire C-82/23 P, la Commission invoque trois moyens. Le premier moyen est tiré d’une dénaturation, par le Tribunal, des éléments de preuve qui lui ont été soumis en concluant à une erreur manifeste d’appréciation du CER et de la Commission relative à la fiabilité ainsi qu’à l’acceptabilité de l’étude Heinrich, et comporte deux branches. La première branche vise la même appréciation du Tribunal que celle qui fait l’objet du premier moyen de la République
française. La seconde branche vise la conclusion, formulée au point 120 de l’arrêt attaqué, selon laquelle le calcul de Morrow a été « décisif » pour étayer l’appréciation du CER en ce qui concerne la fiabilité et l’acceptabilité de cette étude. Les deuxième et troisième moyens reposent, en substance, sur les mêmes griefs que, respectivement, les deuxième et quatrième moyens de la République française.
53 Dans le cadre de son mémoire en réponse dans l’affaire C‑71/23 P, l’ECHA invoque, à l’appui du deuxième moyen de pourvoi soulevé par la République française, deux branches supplémentaires, par lesquelles cette agence soutient, en substance, que le Tribunal a outrepassé ses compétences en procédant à l’appréciation visée par la première branche du premier moyen de ce pourvoi et à celle qui fait l’objet de la seconde branche du premier moyen du pourvoi de la Commission dans l’affaire C-82/23 P. En
outre, dans le cadre de ce mémoire en réponse, l’ECHA invoque un moyen tiré du dépassement, par le Tribunal, des limites de son contrôle juridictionnel du fait de s’être prononcé sur les causes des tumeurs observées dans l’étude Heinrich. Dans le cadre de son mémoire en réponse dans l’affaire C‑82/23 P, l’ECHA invoque également, en substance, ces deux branches supplémentaires et ce moyen nouveau.
Sur la recevabilité des moyens et des branches de moyens invoqués, de manière autonome, par l’ECHA dans les deux affaires jointes
Argumentation des parties
54 L’ECHA soutient que, selon la jurisprudence de la Cour, les autres parties aux pourvois peuvent soulever de nouveaux points de droit dans leurs mémoires en réponse.
55 Dans le cadre de leurs mémoires en duplique, CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. soutiennent que le mémoire en réponse de l’ECHA est irrecevable, en tant qu’il contient des moyens et des arguments supplémentaires, invoqués par cette agence de manière autonome, dès lors que ces derniers ne tendent pas, comme l’exige l’article 174 du règlement de procédure, à l’accueil ou au rejet des pourvois et qu’ils ne peuvent être présentés que dans le cadre d’un pourvoi incident, conformément aux
articles 176 et 178 de ce règlement.
Appréciation de la Cour
56 Il convient de rappeler que, aux termes de l’article 174 du règlement de procédure, les conclusions du mémoire en réponse tendent à l’accueil ou au rejet, total ou partiel, du pourvoi. Par ailleurs, conformément aux articles 172 et 176 de ce règlement, les parties autorisées à déposer un mémoire en réponse peuvent présenter, par acte séparé, distinct du mémoire en réponse, un pourvoi incident qui, conformément à l’article 178, paragraphe 1, et paragraphe 3, seconde phrase, dudit règlement, doit
tendre à l’annulation, totale ou partielle, de la décision du Tribunal sur le fondement de moyens et d’arguments de droit distincts de ceux invoqués dans le mémoire en réponse.
57 Il ressort de ces dispositions, lues conjointement, que le mémoire en réponse ne peut tendre à l’annulation de la décision du Tribunal pour des motifs distincts et autonomes de ceux invoqués dans le pourvoi, de tels motifs ne pouvant être soulevés que dans le cadre d’un pourvoi incident (arrêt du 3 septembre 2020, Vereniging tot Behoud van Natuurmonumenten in Nederland e.a./Commission, C‑817/18 P, EU:C:2020:637, point 48 ainsi que jurisprudence citée).
58 En l’espèce, force est de constater que, ainsi que cela ressort explicitement des mémoires en réponse de l’ECHA, les deux branches supplémentaires du deuxième moyen et le moyen nouveau que cette agence soulève dans le cadre de ces mémoires, visés au point 53 du présent arrêt, tendent à l’annulation de l’arrêt attaqué pour des motifs distincts et autonomes de ceux invoqués dans les deux pourvois et ne sauraient donc être examinés par la Cour que dans le cadre d’un éventuel pourvoi incident.
59 L’arrêt du 11 février 1999, Antillean Rice Mills e.a./Commission, (C‑390/95 P, EU:C:1999:66, points 20 à 23), invoqué par l’ECHA dans son mémoire en réponse, ne saurait remettre en cause ce constat, étant donné que, dans cet arrêt, la Cour s’est fondée sur une version antérieure de son règlement de procédure, laquelle comportait des dispositions permettant aux parties à la procédure devant le Tribunal de déposer un mémoire en réponse comportant des moyens non soulevés dans le pourvoi mais, en
revanche, ne prévoyait pas la possibilité, pour ces parties, de déposer un pourvoi incident.
60 Il s’ensuit que ces deux branches supplémentaires et ce moyen nouveau doivent être rejetés comme étant irrecevables.
Sur les premiers moyens des deux pourvois, tirés d’une dénaturation des éléments de preuve et d’une erreur de droit, en ce que le Tribunal a considéré l’étude Heinrich et le calcul de Morrow comme étant « décisifs » pour l’avis du CER
Sur les premières branches des premiers moyens, tirées d’une dénaturation des éléments de preuve, en ce que le Tribunal a considéré l’étude Heinrich comme étant « décisive » pour l’avis du CER
– Argumentation des parties
61 La République française, soutenue par l’ECHA, fait valoir que c’est à tort que le Tribunal a jugé que l’étude Heinrich était la seule étude sur laquelle était fondé l’avis du CER.
62 À cet égard, elle considère que, en qualifiant l’étude Heinrich d’« étude décisive » au point 78 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a jugé que l’avis du CER était fondé sur cette seule étude. Elle s’appuie, à cet égard, sur le point 67 de cet arrêt, dans lequel le Tribunal a indiqué qu’il convenait d’examiner si l’étude Heinrich était, à elle seule, déterminante pour la classification et l’étiquetage contestés, « faute de quoi l’argumentation des [parties demanderesses en première instance] visant à
contester la fiabilité et l’acceptabilité de cette étude devrait être rejetée comme inopérante ».
63 Cependant, aux points 74, 76 et 77 dudit arrêt, le Tribunal aurait lui‑même constaté, premièrement, que, selon le CER, l’étude Lee e.a. (1985) (ci-après l’« étude Lee ») et l’étude Heinrich étaient les « études clés » portant sur la cancérogénicité par inhalation, deuxièmement, que, parmi ces deux études, ce comité avait fondé, « pour l’essentiel », sa proposition de classification du dioxyde de titane sur l’étude Heinrich, l’étude Lee n’étant pas « en soi, décisive ou suffisante » pour étayer
cette proposition, et, troisièmement, que, « en plus de ces deux études clés, l’avis du CER mentionn[ait] d’autres études, mais [qu’]il ne le fai[sait] que comme soutien ou complément des résultats de l’étude Heinrich ». Il ressortirait donc de ces éléments que l’étude Heinrich n’était pas la seule « étude clé » sur laquelle se serait fondé le CER et que les autres études, même si elles n’avaient été prises en compte par ce comité qu’à titre complémentaire, n’en auraient pas moins contribué à
l’évaluation scientifique dudit comité. Par conséquent, en estimant que l’étude Heinrich était « l’étude décisive » pour l’avis du CER, le Tribunal aurait procédé à une appréciation manifestement erronée des éléments de preuve qui lui étaient soumis et aurait donc dénaturé ces derniers.
64 Pour sa part, la Commission, soutenue par le Royaume de Suède, allègue également que cette appréciation est entachée d’une dénaturation des éléments de preuve, en faisant valoir, plus particulièrement, qu’il ressort manifestement de l’avis du CER que ce comité a déterminé la force probante des données et s’est fondé sur toutes les informations jugées pertinentes pour l’évaluation des dangers liés au dioxyde de titane, sans attribuer aucune importance « décisive » à l’étude Heinrich, conformément
aux points 1.1.1.3 et 3.6.2.1 de l’annexe I du règlement no 1272/2008.
65 CWS e.a ainsi que Billions Europe e.a. allèguent que l’argumentation de la République française et de la Commission tend, en réalité, à obtenir de la Cour un réexamen des éléments de preuve et est donc, de ce fait, irrecevable. En outre, ces parties contestent le bien-fondé de cette argumentation.
– Appréciation de la Cour
66 Selon une jurisprudence constante, conformément à l’article 256, paragraphe 1, second alinéa, TFUE et à l’article 58, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, le pourvoi est limité aux questions de droit. Le Tribunal est, en conséquence, seul compétent pour constater et apprécier les faits pertinents ainsi que les éléments de preuve qui lui sont soumis. L’appréciation de ces faits et de ces éléments de preuve ne constitue donc pas, sous réserve du cas de leur
dénaturation, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour dans le cadre d’un pourvoi (arrêt du 15 octobre 2020, Deza/Commission, C‑813/18 P, EU:C:2020:832, point 37 ainsi que jurisprudence citée).
67 Une telle dénaturation existe lorsque, sans avoir recours à de nouveaux éléments de preuve, l’appréciation des éléments de preuve existants apparaît manifestement erronée. Toutefois, cette dénaturation doit ressortir de façon manifeste des pièces du dossier, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des preuves. Par ailleurs, lorsqu’un requérant allègue une dénaturation d’éléments de preuve par le Tribunal, il doit indiquer de façon précise les éléments qui
auraient été dénaturés par celui-ci et démontrer les erreurs d’analyse qui, dans son appréciation, auraient conduit le Tribunal à cette dénaturation (arrêt du 15 octobre 2020, Deza/Commission, C‑813/18 P, EU:C:2020:832, point 38 ainsi que jurisprudence citée).
68 En l’espèce, s’agissant de la recevabilité des présentes branches, contestée par CWS e.a. ainsi que par Billions Europe e.a., il y a lieu de relever que les requérantes soutiennent que, au regard des éléments de l’avis du CER auxquels le Tribunal s’est lui-même référé, la conclusion de ce dernier selon laquelle l’étude Heinrich est « l’étude décisive » sur laquelle repose la proposition de classification du dioxyde de titane de ce comité est manifestement erronée et constitue une dénaturation de
ces éléments. Cette argumentation ne vise donc pas à ce que la Cour procède à une nouvelle appréciation de l’avis du CER, mais vise à ce qu’elle vérifie si la conclusion que le Tribunal a tirée des constatations de fait auxquelles il a procédé s’agissant de cet avis n’est pas manifestement incompatible avec ces constatations, ce qui relève de sa compétence. En outre, les requérantes se réfèrent précisément aux parties de cet avis qui ont été, selon elles, dénaturées et exposent à suffisance les
erreurs d’analyse prétendument commises par le Tribunal. Leur argumentation est donc recevable.
69 Toutefois, s’agissant, en premier lieu, de l’argumentation de la République française, il convient, d’emblée, de constater qu’elle repose sur une lecture erronée du point 78 de l’arrêt attaqué, selon laquelle, en qualifiant l’étude Heinrich d’« étude décisive » à ce point 78, le Tribunal aurait entendu établir que l’avis du CER était fondé sur cette seule étude.
70 En effet, ainsi que cela ressort explicitement tant dudit point 78 dans son ensemble que des points 67 à 77 de cet arrêt, dont le même point 78 constitue la conclusion, la qualification de l’étude Heinrich de « décisive » doit se comprendre en ce sens que le Tribunal a ainsi considéré que cette étude avait été déterminante, à elle seule, pour la proposition de classification du dioxyde de titane par le CER, les autres études et éléments scientifiques pris en compte par ce comité, y compris
l’étude Lee, n’ayant joué qu’un rôle complémentaire à cet égard, étant donné que ledit comité avait estimé qu’ils n’étaient pas suffisants, à eux seuls, pour étayer cette proposition.
71 Partant, l’argumentation de la République française doit être écartée comme étant non fondée.
72 S’agissant, en second lieu, de l’argumentation de la Commission, il convient, d’une part, de relever que, contrairement à ce que cette dernière semble considérer, le fait que le CER a déterminé la force probante des données et s’est fondé sur toutes les informations jugées pertinentes pour l’évaluation des dangers liés au dioxyde de titane n’est pas, en soi, incompatible avec la conclusion du Tribunal selon laquelle l’étude Heinrich présentait un caractère « décisif » aux fins de la
classification de cette substance.
73 À cet égard, aux termes du point 1.1.1.3 de l’annexe I du règlement no 1272/2008, « [l]a détermination de la force probante des données signifie que toutes les informations disponibles ayant une incidence sur la détermination du danger sont prises en considération conjointement ». Dans ce cadre, « les résultats positifs et négatifs sont rassemblés et l’ensemble est pris en considération pour déterminer la force probante des données ». En outre, conformément aux dispositions du point 3.6.2.1 de
cette annexe I, le tableau 3.6.1 figurant à ce dernier point indique que la classification d’une substance dans la catégorie 2, c’est-à-dire dans la catégorie des substances suspectées d’être cancérogènes pour l’homme, doit reposer sur des résultats provenant d’études humaines et/ou animales, mais insuffisamment convaincants pour classer la substance dans la catégorie 1A ou 1B, à savoir comme étant cancérogène avéré ou présumé, et doit tenir compte de la force probante des données ainsi que
d’autres considérations. Enfin, en vertu du point 3.6.2.2.1 de ladite annexe I, la classification d’une substance cancérogène, y compris de catégorie 2, doit reposer sur des données obtenues par des études fiables et acceptables.
74 Il s’ensuit que, dans le cadre d’une telle évaluation, et en particulier dans le cadre de l’appréciation du caractère « fiable et acceptable » des études prises en compte ainsi que de la « force probante » des données issues de ces études, le CER est susceptible de conférer à certaines de ces données un poids plus important qu’à d’autres en vue de conclure s’il est nécessaire ou non de procéder à la classification et à l’étiquetage harmonisés d’une substance comme étant cancérogène pour l’homme.
75 D’autre part, la Commission ne soutient pas que les constatations opérées par le Tribunal aux points 70 à 77 de l’arrêt attaqué, sur la base desquelles celui-ci a conclu au caractère « décisif » de l’étude Heinrich pour les conclusions de l’avis du CER, sont entachées d’une dénaturation des faits.
76 Ainsi, premièrement, selon les constatations opérées au point 70 de cet arrêt, le CER a considéré que les études Lee et Heinrich, qui ont été les seules à révéler le développement de tumeurs à la suite de l’exposition au dioxyde de titane, étaient, selon le CER, les « études clés de la cancérogénicité par inhalation ».
77 Deuxièmement, aux termes de l’analyse opérée par le Tribunal aux points 74 et 75 dudit arrêt, il ressort de la comparaison entre l’étude Lee et l’étude Heinrich, effectuée par ce comité, que l’étude Lee ne devait pas avoir une « influence déterminante » sur la classification du dioxyde de titane, étant donné que les conditions d’exposition lors de cette étude avaient été excessives, alors que tel n’avait pas été pas le cas de l’étude Heinrich, les résultats de cette dernière étant « suffisamment
fiables, pertinents et adéquats pour l’évaluation du potentiel cancérogène du [dioxyde de titane] ». En conséquence, ainsi qu’il a été relevé au point 76 de cet arrêt, parmi les deux études qui, selon ledit comité, étaient les études clés de la cancérogénicité par inhalation, celui-ci a estimé que l’étude Heinrich primait sur l’étude Lee, cette dernière n’étant pas, en soi, décisive ou suffisante pour étayer la proposition de classification du dioxyde de titane.
78 Troisièmement, si, conformément à la méthode de la détermination de la force probante, le CER a pris en considération non seulement les études de toxicité par inhalation chez les rats, mais également, comme l’indique la Commission en se référant précisément aux parties concernées de l’avis du CER, les autres études et informations disponibles, le Tribunal n’affirme pas que ce comité n’a pas tenu compte de tous ces éléments. En revanche, il indique, au point 77 de son arrêt, que l’avis du CER
mentionne d’autres études, mais seulement « comme soutien ou complément des résultats de l’étude Heinrich ».
79 Or, force est de constater que, en déduisant de l’ensemble de cette analyse de l’avis du CER que l’étude Heinrich avait été « décisive » aux fins de cet avis et donc, in fine, pour la classification et l’étiquetage harmonisés du dioxyde de titane, lequel est conforme audit avis, le Tribunal n’a pas procédé à une dénaturation dudit avis.
80 Il s’ensuit que l’argumentation de la Commission et, par voie de conséquence, les premières branches des premiers moyens dans leur ensemble ne peuvent qu’être écartées comme étant non fondées.
Sur la seconde branche du premier moyen dans l’affaire C‑71/23 P, tirée d’une erreur de droit, en ce que le Tribunal aurait méconnu les principes relatifs à la classification des substances cancérogènes, énoncés par le règlement no 1272/2008
– Argumentation des parties
81 La République française, soutenue par le Royaume de Suède et par l’ECHA, fait valoir que, en qualifiant l’étude Heinrich d’étude « décisive », le Tribunal a, de ce fait, écarté toutes les autres données ayant été retenues par le CER et a, par conséquent, méconnu les principes énoncés aux points 1.1.1.3 et 3.6.2.1 de l’annexe I du règlement no 1272/2008, relatifs à la détermination de la force probante des données. En effet, si, dans le cadre d’une telle détermination, certaines données pourraient
avoir plus de poids que d’autres, il résulterait de ces dispositions que c’est leur lecture combinée qui permettrait de fonder l’évaluation scientifique. Au demeurant, la notion d’« étude décisive », afin de qualifier une étude utilisée dans le cadre d’une évaluation scientifique fondée sur la détermination de la force probante des données, n’existerait ni dans les textes applicables, ni dans la jurisprudence.
82 CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. contestent le bien-fondé de cette argumentation.
– Appréciation de la Cour
83 Il y a lieu de relever, d’une part, que, ainsi qu’il ressort des points 72 à 74 du présent arrêt et comme, au demeurant, la République française le reconnaît elle-même, les principes relatifs à la détermination de la force probante des données énoncés à l’annexe I du règlement no 1272/2008 ne s’opposent pas à ce que le CER soit amené à conférer à certaines de ces données un poids plus important qu’à d’autres en vue de conclure s’il est nécessaire ou non de procéder à la classification et à
l’étiquetage harmonisés d’une substance comme étant cancérogène pour l’homme.
84 D’autre part, il ressort du point 70 du présent arrêt que, contrairement à ce que soutient la République française, en qualifiant l’étude Heinrich d’« étude décisive », le Tribunal n’a pas, de ce fait, « écarté » toutes les autres données ayant été retenues par le CER.
85 Par conséquent, la seconde branche du premier moyen dans l’affaire C‑71/23 P ne peut être qu’écartée comme étant non fondée.
Sur la seconde branche du premier moyen dans l’affaire C‑82/23 P, tirée d’une dénaturation des éléments de preuve, en ce que le Tribunal a conclu que le calcul de Morrow avait été « décisif » pour étayer l’appréciation du CER en ce qui concerne la fiabilité et l’acceptabilité de l’étude Heinrich
– Argumentation des parties
86 La Commission, soutenue par le Royaume de Suède, fait valoir qu’il ressort manifestement de l’avis du CER que, contrairement à ce que le Tribunal a conclu au point 120 de l’arrêt attaqué, le calcul de Morrow n’a pas été « décisif » pour étayer l’appréciation de ce comité relative au niveau acceptable de surcharge pulmonaire retenu dans l’étude Heinrich, et donc la fiabilité ainsi que l’acceptabilité de cette étude.
87 À cet égard, cette institution allègue, d’une part, que le CER a utilisé une formulation « circonspecte » pour qualifier le recours à ce calcul, indiquant qu’il « pourrait contribuer à une discussion constructive en ce qui concerne le terme de “surcharge” », même s’il « pourrait ne pas être un concept généralement accepté ». D’autre part, il ressortirait clairement de l’avis du CER que ce comité a basé son évaluation du niveau acceptable de surcharge pulmonaire sur d’autres éléments, tels que le
demi-temps d’élimination pulmonaire, se rapprochant de la période d’environ un an recommandée par le document d’orientation pertinent de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le niveau d’exposition de 10 mg/m3« relativement faible », le diamètre aérodynamique moyen (DAM) des particules de dioxyde de titane, proche de la fourchette de valeurs recommandée par le point 3.1.2.3.2 de l’annexe I du règlement no 1272/2008 et la validation externe de l’étude Heinrich
résultant d’une autre étude scientifique. Or, aucun élément, parmi ceux retenus par le CER, n’aurait été, à lui seul, « décisif ». Enfin, ce serait à tort que le Tribunal aurait considéré, au point 112 de l’arrêt attaqué, que les arguments de la Commission et de l’ECHA soulignant que le CER s’était également fondé sur ces éléments seraient « contredits » par l’avis de celui-ci.
88 CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. excipent de l’irrecevabilité de la présente branche, au motif qu’elle tend à un réexamen, par la Cour, des éléments de preuve. En outre, elles contestent le bien-fondé de l’argumentation au soutien de cette branche.
– Appréciation de la Cour
89 S’agissant de la recevabilité de la présente branche, il convient de relever que, par son argumentation au soutien de celle-ci, la Commission cherche à démontrer que l’appréciation du Tribunal selon laquelle le calcul de Morrow a été « décisif » pour étayer les conclusions figurant dans l’avis du CER relatives au fait que la surcharge pulmonaire mesurée dans le cadre de l’étude Heinrich était dans l’intervalle acceptable est manifestement contredite par les termes mêmes de cet avis, dont il
ressortirait clairement que ces conclusions seraient fondées également sur d’autres éléments et qu’aucun élément retenu dans ledit avis ne serait « décisif ». Il s’ensuit que, contrairement à ce que CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. soutiennent, cette argumentation tend non pas à ce que la Cour procède à une nouvelle appréciation de l’avis du CER, mais à ce qu’elle constate une dénaturation, par le Tribunal, de ce dernier. Elle est donc recevable.
90 Sur le fond, au point 112 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que les arguments de la Commission et de l’ECHA « selon lesquels l’évaluation de l’étude Heinrich, par le CER, n’a pas été faite uniquement sur la base du [calcul de Morrow], voire n’était pas dépendante de ce calcul », sont contredits par l’avis du CER et, aux points 113 à 119 de cet arrêt, a exposé les motifs étayant cette considération.
91 En particulier, au point 113 dudit arrêt, le Tribunal a constaté que le CER avait relevé plusieurs éléments pertinents concernant les conditions d’exposition retenues dans le cadre des études Lee et Heinrich, tels que le demi-temps d’élimination pulmonaire et le niveau d’exposition, mesuré au regard de la dose ainsi que de la concentration de la substance, et avait conclu, dans la partie de son avis intitulée « Conclusion générale », d’une part, que les conditions d’exposition excessives lors de
l’étude Lee invalidaient les résultats de cette étude à des fins de classification et, d’autre part, que les résultats de l’étude Heinrich étaient suffisamment fiables, pertinents et adéquats pour l’évaluation du potentiel cancérogène du dioxyde de titane. En outre, le Tribunal a indiqué que, en particulier, s’agissant de l’étude Lee, le CER avait mentionné un demi-temps d’élimination pulmonaire excessif lors du niveau d’exposition maximal de 250 mg/m3 et, s’agissant de l’étude Heinrich, un
niveau d’exposition relativement bas de 10 mg/m3.
92 Au point 114 du même arrêt, le Tribunal a, toutefois, relevé que, dans le cadre de cette conclusion générale, le CER avait également rappelé que la surcharge pulmonaire mesurée dans le cadre de l’étude Lee n’était pas dans l’intervalle acceptable, dès lors qu’elle avait conduit à un blocage presque complet des mécanismes d’élimination des particules, alors que tel n’avait pas été le cas de l’étude Heinrich, dans le cadre de laquelle la surcharge pulmonaire était dans l’intervalle acceptable. Or,
au point 115 de cet arrêt, le Tribunal a rappelé que c’est sur la base du calcul de Morrow que ce comité a tiré ses conclusions en ce qui concerne la question de savoir si le niveau de surcharge pulmonaire mesuré dans le cadre des études Lee et Heinrich avait été acceptable. Au point 116 de celui-ci, il en a déduit que ce n’est pas sur la base du demi-temps d’élimination pulmonaire et de la dose ainsi que de la concentration en particules de dioxyde de titane que le CER avait tiré ses conclusions
sur le niveau de surcharge pulmonaire mesuré dans le cadre de l’étude Heinrich et donc sur l’acceptabilité des résultats de cette étude.
93 Or, il ressort clairement des parties de l’avis du CER auxquelles la Commission se réfère que, dans le cadre de la comparaison entre les études Lee et Heinrich, lesquelles constituaient, selon les termes de cet avis, les « études clés » de cancérogénicité pour la classification du dioxyde de titane, ce comité a cherché à évaluer si le niveau de surcharge pulmonaire des rats dans ces deux études était acceptable en se fondant sur le calcul de Morrow. Ainsi, nonobstant le fait que, comme la
Commission le fait valoir, ledit comité ait utilisé une formulation prudente, suggérant que l’utilisation de ce calcul pouvait prêter à discussion, il n’en demeure pas moins vrai que, comme le Tribunal l’a constaté, c’est uniquement sur la base de celui-ci qu’il a conclu que le niveau de surcharge pulmonaire était dans l’intervalle acceptable en ce qui concernait l’étude Heinrich, mais que tel n’était pas le cas s’agissant de l’étude Lee.
94 Certes, ainsi que cela ressort de la partie « Conclusion générale » dudit avis, citée aux points 113 et 114 de l’arrêt attaqué, le CER ne s’est pas fondé uniquement sur les résultats auxquels il est parvenu, au moyen du calcul de Morrow, s’agissant du niveau de surcharge pulmonaire acceptable, pour considérer, d’une part, que les conditions d’exposition de l’étude Lee étaient excessives et invalidaient les résultats de cette étude aux fins de la classification du dioxyde de titane en tant que
substance cancérogène et, d’autre part, que les résultats de l’étude Heinrich étaient fiables, pertinents et cohérents par rapport aux résultats de l’étude Gebel e.a. (2012), portant sur la cancérogénicité par inhalation chez le rat d’autres substances dites « particules peu solubles à faible degré de toxicité ».
95 Toutefois, il découle également clairement de cette partie de l’avis du CER que l’évaluation du niveau de surcharge pulmonaire acceptable sur la base du calcul de Morrow a joué un rôle déterminant pour conclure au caractère fiable et acceptable de l’étude Heinrich, de sorte que, en qualifiant, au point 120 de l’arrêt attaqué, ce calcul de « décisif » pour étayer les conclusions du CER à cet égard, le Tribunal n’a pas procédé à une appréciation manifestement erronée des éléments de preuve.
96 Il s’ensuit que la seconde branche du premier moyen dans l’affaire C‑82/23 P ne peut être qu’écartée comme étant non fondée.
97 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu d’écarter les premiers moyens des deux pourvois comme étant non fondés.
Sur les deuxièmes moyens des pourvois, tirés du dépassement, par le Tribunal, des limites de son contrôle juridictionnel, en ce qu’il aurait substitué sa propre appréciation à celle du CER s’agissant de la détermination de la densité des particules dans le cadre du calcul de Morrow
Argumentation des parties
98 Par leurs deuxièmes moyens, la République française et la Commission soutiennent que, aux points 100, 102 et 103 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a commis une erreur de droit en substituant sa propre appréciation à celle du CER et à celle de la Commission, et en dépassant ainsi les limites de son contrôle juridictionnel.
99 En effet, selon les requérantes, en constatant que, aux fins de l’application du calcul de Morrow, le CER aurait dû retenir une densité de particules de dioxyde de titane plus faible que celle de 4,3 g/cm3 qu’il a utilisée et que, aux fins de ce calcul, il aurait plutôt dû retenir la densité des agglomérats de particules nanométriques de dioxyde de titane, le Tribunal aurait empiété sur le pouvoir d’appréciation du CER et de la Commission.
100 À l’appui de ces moyens, elles font valoir, premièrement, que, contrairement à ce que le Tribunal a considéré au point 100 de l’arrêt attaqué, le CER a examiné les éléments nécessaires à la détermination de la densité des particules, notamment le fait que, en raison de leur taille nanométrique, les particules de dioxyde de titane avaient tendance à s’agglomérer.
101 Deuxièmement, elles allèguent que, dans le cadre de son expertise scientifique, le CER a pu légitimement considérer comme étant approprié de retenir la valeur « standard » de densité des particules de 4,3 g/cm3.
102 Ainsi, selon la République française, le CER a pu prendre en compte l’existence de phénomènes de tassement des particules dans les poumons. En outre, il ne pourrait être présumé que la densité des agglomérats de particules était de 1,6 g/cm3. Pour sa part, la Commission affirme que l’étude Heinrich n’indiquait pas la densité, l’étendue de l’agglomération et le tassement des particules de dioxyde de titane testées.
103 Troisièmement, les requérantes affirment que, en concluant à une erreur manifeste d’appréciation au motif, qui ressortirait, notamment, des points 100 et 102 de l’arrêt attaqué, que le CER avait retenu une valeur de densité correspondant à celle des particules de dioxyde de titane et non des agglomérats de ces particules, le Tribunal a pris position sur les conclusions scientifiques auxquelles le CER était parvenu sur la base des éléments dont il disposait, laquelle prise de position ne
relèverait pas de ses compétences.
104 Au soutien des deuxièmes moyens des pourvois, le Royaume de Suède et l’ECHA soulignent que la question de l’agglomération des particules, notamment dans l’environnement pulmonaire, constitue une question scientifique particulièrement complexe qui ne relève pas de la compétence du Tribunal.
105 CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. contestent le bien-fondé de l’argumentation des requérantes au pourvoi ainsi que celle du Royaume de Suède et de l’ECHA.
Appréciation de la Cour
106 Selon une jurisprudence constante, dès lors que les autorités de l’Union européenne disposent d’un large pouvoir d’appréciation, notamment en ce qui concerne les éléments factuels d’ordre scientifique et technique hautement complexes pour déterminer la nature et l’étendue des mesures qu’elles adoptent dans ce cadre, le contrôle du juge de l’Union doit se limiter à examiner si l’exercice d’un tel pouvoir n’est pas entaché d’une erreur manifeste ou d’un détournement de pouvoir ou encore si ces
autorités n’ont pas manifestement dépassé les limites de leur pouvoir d’appréciation. Dans un tel contexte, le juge de l’Union ne peut, en effet, substituer son appréciation des éléments factuels d’ordre scientifique et technique à celle des institutions auxquelles, seules, le traité FUE a confié cette tâche (voir, en ce sens, arrêts du 21 juillet 2011, Nickel Institute, C-14/10, EU:C:2011:503, point 60 et jurisprudence citée, ainsi que du 9 novembre 2023, Chemours Netherlands/ECHA, C-293/22 P,
EU:C:2023:847, point 134 et jurisprudence citée).
107 Plus particulièrement, la Cour a jugé, dans ce contexte, que le large pouvoir d’appréciation des autorités de l’Union, impliquant un contrôle juridictionnel limité de son exercice, ne s’applique pas exclusivement à la nature et à la portée des dispositions à prendre, mais s’applique aussi, dans une certaine mesure, à la constatation des données de base. Toutefois, un tel contrôle juridictionnel, même s’il a une portée limitée, requiert que les autorités de l’Union, auteurs de l’acte en cause,
soient en mesure d’établir devant le juge de l’Union que l’acte a été adopté moyennant un exercice effectif de leur pouvoir d’appréciation, lequel suppose la prise en considération de tous les éléments et circonstances pertinents de la situation que cet acte a entendu régir (arrêt du 9 novembre 2023, Chemours Netherlands/ECHA, C-293/22 P, EU:C:2023:847, point 135 et jurisprudence citée).
108 En l’espèce, il ressort du dossier soumis à la Cour que, devant le Tribunal, Billions Europe e.a. ont invoqué une erreur manifeste d’appréciation du CER et de la Commission, au motif que, lors de l’application du calcul de Morrow aux études Lee et Heinrich, effectuée afin d’apprécier la fiabilité et l’acceptabilité de ces études, le CER a retenu une valeur de densité de particules de dioxyde de titane de 4,3 g/cm3, alors qu’il aurait dû tenir compte de la densité des agglomérats de particules
nanométriques de dioxyde de titane de type « P25 », laquelle était, selon les études scientifiques mentionnées par ces parties, de 1,6 g/cm3.
109 En réponse, la Commission et l’ECHA ont soutenu que c’était à bon droit que le CER avait pris en compte la densité non pas des agglomérats de particules nanométriques de dioxyde de titane, mais des particules de cette substance, étant donné que l’étude Heinrich n’indiquait ni la densité des particules testées ni l’étendue de l’agglomération et du tassement de ces particules et que, dans ces circonstances, il était approprié pour le CER de prendre en compte la valeur standard de la densité des
particules de dioxyde de titane, c’est-à-dire la valeur de référence retenue par la communauté scientifique s’agissant de cette densité.
110 Au point 97 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a relevé que, « indépendamment de la question de savoir quelle est la valeur exacte de densité qui devait être prise en compte par le CER aux fins du [calcul de Morrow], question, en tout état de cause, qu’il [ne lui] appart[enait] pas d’examiner, l’argumentation des [parties demanderesses en première instance] soulev[ait] avant tout la question de savoir si le CER a[vait] commis une erreur manifeste d’appréciation concernant le type de densité
retenu ».
111 C’est dans ce contexte que, au point 100 de cet arrêt, le Tribunal a considéré que, s’« il [était], certes, vrai, [...] que l’étude Heinrich ne fournissait pas d’indication sur la densité ni sur l’étendue de l’agglomération et du tassement des particules de dioxyde de titane testée », toutefois, « en retenant une valeur de densité correspondant à la densité des particules de 4,3 g/cm3 et, donc, une densité toujours plus élevée que la densité des agglomérats de particules nanométriques de dioxyde
de titane [...], le CER n’a[vait] pas pris en compte tous les éléments pertinents du cas d’espèce ». Ces éléments étaient, selon le Tribunal, « les caractéristiques des particules testées dans l’étude Heinrich, notamment leur taille nanométrique et leur type “P25”, le fait que ces particules avaient tendance à s’agglomérer ainsi que le fait que la densité des agglomérats des particules était inférieure à la densité des particules et que, par conséquent, les agglomérats de particules occupaient
plus de volume dans les macrophages alvéolaires des poumons ».
112 Au point 103 dudit arrêt, le Tribunal en a conclu que le « CER a[vait] omis de prendre en compte tous les éléments pertinents afin de calculer la surcharge pulmonaire lors de l’étude Heinrich au moyen du [calcul de Morrow] » en ne prenant pas en compte les éléments indiqués au point 100 du même arrêt et « qu’il a[vait], donc, commis une erreur manifeste d’appréciation ». En outre, à ce même point, le Tribunal a précisé que « [l’]erreur [du CER] priv[ait] de toute plausibilité le résultat de
l’application [de ce] calcul à [l’]étude [Heinrich] et, par conséquent, les conclusions du CER selon lesquelles la surcharge pulmonaire dans le cadre de ladite étude était acceptable et les résultats de ladite étude étaient suffisamment fiables, pertinents et adéquats pour l’évaluation du potentiel cancérogène du dioxyde de titane [...] [étaient], elles aussi, entachées d’une erreur manifeste d’appréciation ».
113 Il ressort donc des considérations du Tribunal, rappelées aux points 110 à 112 du présent arrêt, que, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé, en substance, au point 95 de ses conclusions, il a estimé que la prise en considération, par le CER, de la valeur standard de densité des particules du dioxyde de titane aux fins du calcul de Morrow constituait une erreur et que, dans les circonstances de l’espèce, une valeur de densité inférieure, correspondant à la valeur de densité des agglomérats
de particules nanométriques, aurait dû être utilisée.
114 Or, en procédant à cette appréciation, le Tribunal ne s’est pas limité à vérifier que le CER avait dûment tenu compte de tous les éléments pertinents que les connaissances scientifiques disponibles lui imposaient de prendre en considération, en particulier, en l’espèce, ainsi que ce comité l’a lui-même constaté dans son avis, la tendance des particules nanométriques de type « P 25 », telles que celles observées lors de l’étude Heinrich, à former des agglomérats d’une densité inférieure à celles
des particules elles-mêmes.
115 En effet, bien que le Tribunal ait relevé, au point 100 de l’arrêt attaqué, que, comme la Commission et l’ECHA l’avaient soutenu devant lui et ainsi que Billions Europe e.a. ne le contestaient pas, l’étude Heinrich ne fournissait pas d’indication sur la densité ni sur l’étendue de l’agglomération et du tassement des particules de dioxyde de titane testées, il a considéré que, en tout état de cause, la valeur retenue par le CER, correspondant à la valeur standard de densité des particules de
dioxyde de titane, n’était pas appropriée, étant donné que cette valeur « était toujours plus élevée » que celle de la densité des agglomérats.
116 Or, dans un contexte où, ainsi qu’il ressort des propres constatations du Tribunal, il n’existait pas de données disponibles permettant d’établir, de manière fiable, le type de densité approprié à retenir aux fins de l’application du calcul de Morrow à l’étude Heinrich, il ne lui appartenait pas de trancher lui-même la question du caractère approprié de la valeur de la densité des particules de dioxyde de titane retenue par le CER au regard du phénomène d’agglomération de ces particules,
laquelle question exigeait de procéder à une évaluation scientifique, et, en définitive, de substituer ses propres conclusions à cet égard à celles des autorités compétentes.
117 Toutefois, conformément à une jurisprudence constante, si les motifs d’une décision du Tribunal recèlent une violation du droit de l’Union, mais que le dispositif de celle-ci apparaît fondé pour d’autres motifs de droit, une telle violation n’est pas de nature à entraîner l’annulation de cette décision et il y a lieu de procéder à une substitution de motifs (arrêt du 23 janvier 2019, Deza/ECHA, C‑419/17 P, EU:C:2019:52, point 87 et jurisprudence citée).
118 À cet égard, ainsi qu’il a été rappelé au point 107 du présent arrêt, même lorsque les autorités de l’Union disposent d’un pouvoir d’appréciation s’appliquant également, dans une certaine mesure, à la constatation des données devant servir de base à l’adoption d’un acte relevant de leurs compétences, le contrôle exercé par le juge de l’Union à l’égard de celui-ci requiert, néanmoins, que ces autorités soient en mesure d’établir que l’acte en question a été adopté sur le fondement d’un exercice
effectif de ce pouvoir d’appréciation, et, en particulier, qu’elles ont pris en considération tous les éléments et circonstances pertinents de la situation que cet acte a entendu régir.
119 En l’espèce, il suffit de relever que, ainsi que le Tribunal l’a souligné au point 98 de l’arrêt attaqué, dans son avis, le CER a constaté que les particules primaires de taille nanométrique, telles que les particules de dioxyde de titane utilisées dans le cadre de l’évaluation de l’étude Heinrich, avaient tendance à s’agglomérer. Toutefois, ainsi que le même point 98 le met en exergue, c’est seulement « à propos des aérosols, c’est-à-dire des particules en suspension dans l’air » et sans faire
état d’un lien éventuel avec le type de densité qu’il convenait de retenir aux fins de l’application du calcul de Morrow que le CER a effectué ce constat.
120 Or, les requérantes et les autres parties soutenant leur position ne contestent pas que, ainsi que le Tribunal l’a souligné, en substance, au point 101 de l’arrêt attaqué, ce phénomène d’agglomération des particules de dioxyde de titane était susceptible d’avoir une incidence sur l’évaluation de la valeur de la densité de celles-ci et, partant, sur l’application du calcul de Morrow aux études considérées, étant donné que cette valeur constituait l’un des paramètres de ce calcul. Le CER était
donc tenu de prendre en considération ce paramètre aux fins de ce calcul.
121 Néanmoins, et alors que le Tribunal a constaté, au point 99 de l’arrêt attaqué, qu’il était constant entre les parties que la densité des agglomérats de particules de dioxyde de titane est inférieure à celle des particules primaires, il ressort des motifs de cet arrêt que l’avis du CER ne contenait aucun élément qui aurait permis au Tribunal de conclure que ce comité avait exercé, de manière effective, son pouvoir d’appréciation et pris dûment en considération ledit phénomène d’agglomération
pour décider qu’il convenait, nonobstant cette différence de densité, de retenir une valeur correspondant à la valeur standard des particules primaires de dioxyde de titane.
122 Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, nonobstant le large pouvoir d’appréciation dont les autorités de l’Union compétentes disposent, le juge de l’Union est compétent pour contrôler si elles n’ont pas ignoré les éléments pertinents d’une étude fiable dont la prise en compte aurait modifié l’évaluation globale des éléments de preuve dont elles pouvaient disposer et qui aurait privé de plausibilité la décision finale à laquelle elles sont parvenues dans l’acte attaqué (voir,
en ce sens, arrêt du 9 mars 2023, PlasticsEurope/ECHA, C‑119/21 P, EU:C:2023:180, point 52).
123 Par conséquent, les incertitudes relatives au phénomène d’agglomération et à la densité des particules de dioxyde de titane dans le cadre de l’appréciation de l’étude Heinrich, invoquées par la Commission et l’ECHA, ne pouvaient pas dispenser le CER de procéder à l’évaluation de ce phénomène et de ses incidences éventuelles sur la valeur de densité des particules à retenir dans le cadre de l’application du calcul de Morrow à cette étude, sur la base des études scientifiques les plus fiables et
les plus récentes, afin de s’assurer que le choix de la valeur de densité finalement retenu était approprié. Ces incertitudes ne pouvaient pas davantage empêcher le Tribunal, saisi d’une contestation de ce choix fondée sur des études scientifiques, de vérifier si ce comité avait satisfait à cette obligation.
124 Quant à l’argument de la Commission et de l’ECHA tiré d’une volonté de faciliter la comparaison entre l’étude Lee et l’étude Heinrich et d’éviter d’introduire un facteur d’incertitude dans cette comparaison, ces parties n’ont pas expliqué, ni devant le Tribunal ni devant la Cour, en quoi le choix d’une valeur de densité différente de la valeur de densité standard des particules de dioxyde de titane était de nature à compromettre la fiabilité de la comparaison entre ces deux études, et ce y
compris dans l’hypothèse où la valeur de densité retenue serait plus cohérente avec les données disponibles issues de l’étude Heinrich.
125 Il résulte des motifs qui précèdent que, nonobstant le fait que le Tribunal a, de manière erronée, considéré que, en l’espèce, il lui appartenait d’apprécier le caractère approprié du choix de la valeur standard de densité des particules de dioxyde de titane, retenue par le CER aux fins de l’application du calcul de Morrow, il n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que le CER avait omis de prendre en compte tous les éléments pertinents afin de calculer la surcharge pulmonaire aux fins de
l’évaluation de l’étude Heinrich au moyen de ce calcul.
126 Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il y a lieu d’écarter les deuxièmes moyens des pourvois.
Sur les troisième et quatrième moyens dans l’affaire C‑71/23 P et le troisième moyen dans l’affaire C‑82/23 P, tirés d’un défaut de motivation et d’une erreur de droit, en ce que le Tribunal a conclu que le dioxyde de titane n’était pas une « substance intrinsèquement capable de provoquer le cancer », au sens du point 3.6.2.2.1 de l’annexe I du règlement no 1272/2008
Argumentation des parties
127 Par son troisième moyen, la République française soutient que les points 157 et 158 de l’arrêt attaqué sont entachés d’un défaut de motivation. À cet égard, la République française relève que, alors que le Tribunal a constaté, au point 158 de cet arrêt, qu’« un des éléments clés de la toxicité observée » était la quantité de particules inhalée, il s’est fondé exclusivement sur cette circonstance pour conclure que le mode d’action de la cancérogénicité des particules de dioxyde de titane ne
relevait pas d’une capacité intrinsèque de cette substance à provoquer le cancer. Or, pour parvenir à une telle conclusion, le Tribunal aurait nécessairement dû examiner l’ensemble des « éléments clés de la toxicité observée », et non pas un seul d’entre eux.
128 Par son quatrième moyen, la République française et, par son troisième moyen, la Commission, soutenues par le Royaume de Suède ainsi que par l’ECHA, soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant, de manière erronée, la notion de « propriétés intrinsèques » d’une substance au regard de l’économie et des objectifs du règlement no 1272/2008.
129 La République française, soutient, d’une part, que le raisonnement du Tribunal, en particulier le point 158 de cet arrêt, est fondé sur la prémisse qu’une substance dont la cancérogénicité se manifeste en présence d’une certaine quantité de particules inhalées ne peut pas être regardée comme étant intrinsèquement capable de provoquer le cancer. Cette prémisse serait à la fois artificielle et erronée. D’autre part, ce raisonnement ne serait pas conforme à l’objectif du règlement no 1272/2008,
énoncé à son considérant 1 et à son article 1er, paragraphe 1, d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement. Enfin, le point 141 de l’arrêt attaqué serait fondé sur une interprétation erronée de l’arrêt du 21 juillet 2011, Nickel Institute (C‑14/10, EU:C:2011:503).
130 Pour sa part, dans le cadre de la première branche de son troisième moyen, la Commission allègue que l’interprétation, par le Tribunal, de la notion de « propriétés intrinsèques », aux points 135 à 142 de l’arrêt attaqué, ne tient pas suffisamment compte du contexte et de la finalité du règlement no 1272/2008 et méconnaît le principe de précaution. À la lumière de cette interprétation contextuelle et téléologique, il devrait être considéré que la composition chimique d’une substance ne suffirait
pas nécessairement à en déterminer les propriétés intrinsèques, susceptibles d’entraîner sa classification comme substance dangereuse. Notamment, la forme ou l’état physique spécifique sous lequel la substance considérée est mise sur le marché pourraient eux-mêmes présenter de telles propriétés nécessitant cette classification afin d’assurer une protection complète des utilisateurs. Tel serait le cas en l’espèce, eu égard à la rétention et à la faible solubilité du dioxyde de titane. En outre,
cette institution soutient que l’absence de prise en considération des effets cancérogènes d’une substance dans le cadre de sa classification et de son étiquetage harmonisés limite la communication d’informations sur cette base et la capacité des utilisateurs à prendre des précautions appropriées, et empêche l’application d’autres actes législatifs fondés sur l’évaluation des risques.
131 Par ailleurs, la Commission conteste la pertinence de la distinction introduite par le Tribunal, au point 166 de l’arrêt attaqué, entre les dispositions du règlement no 1272/2008 applicables dans le cadre de l’autoclassification et les dispositions applicables en matière de classification et d’étiquetage harmonisés.
132 Par la seconde branche de son troisième moyen, la Commission soutient que, aux points 157 à 160 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a commis une erreur de droit en confondant la pertinence de la quantité de particules inhalées et du mode d’action associé de la cancérogénicité des particules de dioxyde de titane, d’une part, avec la notion de « propriétés intrinsèques », d’autre part, qui se réfère, en l’espèce, à la forme ainsi qu’à la rétention et à la faible solubilité de la substance considérée.
Le Tribunal aurait ainsi omis de tenir compte du point 3.6.1.1 de l’annexe I du règlement no 1272/2008.
133 CWS e.a. ainsi que Billions Europe e.a. contestent le bien-fondé de cette argumentation.
Appréciation de la Cour
134 Selon une jurisprudence constante, les griefs dirigés contre des motifs surabondants d’une décision du Tribunal ne sauraient entraîner l’annulation de cette décision et sont donc inopérants (arrêt du 10 novembre 2022, Laboratoire Pareva/Commission, C‑702/21 P, EU:C:2022:870, point 52 et jurisprudence citée).
135 En l’espèce, il y a lieu de relever que, au point 122 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a accueilli la première branche du premier grief, tirée d’erreurs manifestes d’appréciation en ce qui concerne l’acceptabilité et la fiabilité de l’étude Heinrich. Au point 123 dudit arrêt, il a, cependant, indiqué, que, « dans un souci de bonne administration de la justice », il convenait de poursuivre l’examen du recours et de statuer sur la seconde branche de ce premier grief, tirée de ce que la
classification et l’étiquetage contestés ne visaient pas une substance intrinsèquement capable de provoquer le cancer, « afin de donner une solution complète au litige ».
136 Il s’ensuit que les troisième et quatrième moyens dans l’affaire C‑71/23 P et le troisième moyen dans l’affaire C‑82/23 P, qui visent les considérations sur lesquelles le Tribunal s’est fondé dans le cadre de l’examen de cette seconde branche, sont dirigés contre des motifs surabondants de l’arrêt attaqué et doivent, par conséquent, être écartés comme étant inopérants.
137 Il résulte de tout ce qui précède que les deux pourvois doivent être rejetés.
Sur les dépens
138 Conformément à l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens.
139 L’article 138, paragraphe 1, de ce règlement, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, dudit règlement, dispose que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
140 En l’espèce, CWS e.a. et Billions Europe e.a. ayant conclu à la condamnation de la République française et de la Commission et ces dernières ayant succombé en leurs moyens, il y a lieu de les condamner à supporter, outre leurs propres dépens, les dépens exposés par CWS e.a. ainsi que par Billions Europe e.a. dans le cadre, respectivement, des affaires C‑71/23 P et C‑82/23 P.
141 En vertu de l’article 184, paragraphe 4, du même règlement, la Cour peut décider qu’une partie intervenante en première instance qui participe à la procédure de pourvoi supportera ses propres dépens.
142 En l’espèce, il y a lieu de décider que le Royaume des Pays-Bas, le Royaume de Suède, l’ECHA ainsi que le Cefic e.a. supporteront leurs propres dépens.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) déclare et arrête :
1) Les pourvois sont rejetés.
2) La République française est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, les dépens exposés par CWS Powder Coatings GmbH, Brillux GmbH & Co. KG, Daw SE, Billions Europe Ltd, Cinkarna Metalurško-kemična Industrija Celje d.d. (Cinkarna Celje d.d.), Evonik Operations GmbH, Kronos Titan GmbH, Precheza a.s., Tayca Corp., Tronox Pigments (Holland) BV, Venator Germany GmbH ainsi que Sto SE & Co. KGaA dans l’affaire C‑71/23 P.
3) La Commission européenne est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, les dépens exposés par CWS Powder Coatings GmbH, Brillux GmbH & Co. KG, Daw SE, Billions Europe Ltd, Cinkarna Metalurško-kemična Industrija Celje d.d. (Cinkarna Celje d.d.), Evonik Operations GmbH, Kronos Titan GmbH, Precheza a.s., Tayca Corp., Tronox Pigments (Holland) BV, Venator Germany GmbH ainsi que Sto SE & Co. KGaA dans l’affaire C‑82/23 P.
4) Le Royaume des Pays-Bas, le Royaume de Suède, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), le Conseil Européen de l’Industrie Chimique – European Chemical Industry Council (Cefic), le Conseil Européen de l’Industrie des Peintures, des Encres d’Imprimerie et des Couleurs d’Art (CEPE), British Coatings Federation Ltd (BCF) et American Coatings Association, Inc. (ACA) supportent leurs propres dépens.
Signatures
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( *1 ) Langues de procédure : l’allemand et l’anglais.