ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
1er août 2025 ( *1 )
« Pourvoi – Mesures restrictives prises au regard de la situation en Ukraine – Décision 2014/145/PESC – Article 2, paragraphe 1, sous a) et d) – Inclusion du nom du requérant en raison du soutien apporté aux actions ou aux politiques de la Fédération de Russie contre l’Ukraine et du soutien matériel ou financier apporté aux décideurs russes – Incidence de l’absence de distanciation et de l’attitude passive du requérant »
Dans l’affaire C‑702/23 P,
ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 16 novembre 2023,
Gennady Nikolayevich Timchenko, demeurant à Genève (Suisse), représenté par Mes S. Bonifassi, T. Bontinck et E. Fedorova, avocats,
partie requérante,
l’autre partie à la procédure étant :
Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme M.-C. Cadilhac et M. V. Piessevaux, en qualité d’agents,
partie défenderesse en première instance,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de Mme M. L. Arastey Sahún (rapporteure), présidente de chambre, MM. D. Gratsias, E. Regan, J. Passer et B. Smulders, juges,
avocat général : Mme L. Medina,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 10 avril 2025,
rend le présent
Arrêt
1 Par son pourvoi, le requérant demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 6 septembre 2023, Timchenko/Conseil (T‑252/22, ci-après l’ arrêt attaqué , EU:T:2023:496), par lequel celui-ci a rejeté son recours visant, premièrement, à obtenir l’annulation, d’une part, de la décision (PESC) 2022/337 du Conseil, du 28 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la
souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 59, p. 1), et du règlement d’exécution (UE) 2022/336 du Conseil, du 28 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 58, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes initiaux litigieux »), ainsi que, d’autre part, de la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du
14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 149), et du règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et
l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes de maintien litigieux »), en tant que les actes initiaux et de maintien litigieux (ci-après, pris ensemble, les « actes litigieux ») le concernent, et, deuxièmement, à obtenir la réparation du préjudice moral qu’il aurait subi du fait de l’adoption des actes litigieux.
Le cadre juridique et les antécédents du litige
2 Le contexte factuel et juridique de l’espèce est exposé aux points 2 à 18 de l’arrêt attaqué. Pour les besoins de la présente procédure, il peut être résumé et complété comme suit.
La décision 2014/145
3 À la suite de l’invasion de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie le 24 février 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 25 février 2022, la décision (PESC) 2022/329 modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 50, p. 1).
4 L’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145/PESC du Conseil, du 17 mars 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16), telle que modifiée par la décision 2022/329 (ci-après la « décision 2014/145 »), proscrit l’entrée ou le passage en transit sur le territoire des États membres des personnes physiques répondant aux critères prévus, notamment, à ses
points a) et b), tandis que l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 prévoit le gel des fonds des personnes physiques répondant aux critères prévus notamment à ses points a) et d), ces critères étant, en substance, identiques à ceux prévus aux points a) et b) de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145.
5 L’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 se lit comme suit :
« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :
a) à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;
[...]
d) à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;
[...] »
Le règlement no 269/2014
6 Le 25 février 2022, le Conseil a adopté le règlement (UE) 2022/330 modifiant le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L. 51, p. 1).
7 Dans ce cadre, le Conseil a introduit, à l’article 3, paragraphe 1, sous a) et d), du règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6), tel que modifié par le règlement 2022/330 (ci-après le « règlement no 269/2014 »), les mêmes critères que ceux mentionnés au point 5 du présent arrêt afin de geler, conformément à l’article 2, paragraphe 1, du
règlement no 269/2014, les fonds et ressources économiques appartenant notamment aux personnes physiques qui répondent à ces critères.
Les actes litigieux
Les actes initiaux litigieux
8 Le 28 février 2022, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté les actes initiaux litigieux. Par ces actes, le nom du requérant a été ajouté, sous le numéro 694, à la liste annexée à la décision 2014/145 et, également sous ce numéro, à celle figurant à l’annexe I du règlement no 269/2014 pour les motifs suivants :
« [M.] Gennady [Nicolayevich] Timchenko est une connaissance de longue date du président de la Fédération de Russie, [M.] Vladimir Poutine, et est, dans l’ensemble, présenté comme l’un de ses confidents.
Il tire avantage de ses relations avec des décideurs russes. Il est fondateur et actionnaire de Volga Group, un groupe d’investissement disposant d’un portefeuille d’investissements dans des secteurs essentiels de l’économie russe. Volga Group contribue de manière significative à l’économie russe et à son développement.
M. Gennady N[icolayevich] Timchenko est aussi un actionnaire de [la] Bank Rossiya, qui est considérée comme la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie. Depuis l’annexion illégale de la Crimée, [la] Bank Rossiya a ouvert des succursales en Crimée et à Sébastopol, consolidant ainsi son intégration dans la Fédération de Russie.
Par ailleurs, [la] Bank Rossiya détient d’importantes participations dans le National Media Group, qui contrôle des chaînes de télévision soutenant activement les politiques du gouvernement russe visant à déstabiliser l’Ukraine.
Il est donc responsable de soutenir des actions et politiques qui compromettent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
Il est également responsable d’apporter un soutien financier et matériel aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, et de retirer un avantage de ces décideurs. »
Les actes de maintien litigieux
9 Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté les actes de maintien litigieux, lesquels maintenaient l’inscription du nom du requérant sur les listes en cause sur le fondement des mêmes motifs que ceux reproduits au point précédent.
La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
10 Par requête du 9 mai 2022, complétée par un mémoire en adaptation le 25 novembre 2022, le requérant a demandé au Tribunal d’annuler les actes litigieux, pour autant qu’ils inscrivent son nom sur la liste des personnes faisant l’objet de mesures restrictives, ainsi que de réparer le préjudice moral qu’il prétendait avoir subi du fait de l’adoption de ces actes. Dans le cadre de son recours en annulation, il contestait notamment l’appréciation du Conseil selon laquelle le critère relatif au soutien
matériel ou financier des décideurs russes, prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 [ci-après le « critère d) »], et celui relatif au soutien des actions ou politiques compromettant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, énoncé à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette décision [ci-après le « critère a) »] étaient remplis à son égard. Il considérait que, dans le cadre de cette appréciation, le Conseil avait commis des erreurs manifestes d’appréciation.
11 S’agissant du critère d), relatif, notamment, aux personnes physiques qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine ou qui tirent avantage de ces décideurs, le Tribunal a constaté, aux points 97, 106 et 108 de l’arrêt attaqué, qu’il ressortait des éléments du dossier, d’une part, que le requérant, ami de M. Poutine, était le deuxième plus grand actionnaire de la Bank Rossiya et qu’il faisait partie
d’un noyau stable d’actionnaires majoritaires de cette banque connus pour leur proximité avec M. Poutine, de sorte que son influence très importante sur la prise de décision dans ladite banque ne saurait être niée, et, d’autre part, qu’il existait des indices précis, concrets et concordants établissant que la Bank Rossiya est la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, y compris de son président, M. Poutine.
12 Le Tribunal a par ailleurs considéré, aux points 109 et 110 de l’arrêt attaqué, que, dans la mesure où, notamment, les mesures restrictives ne sont pas des sanctions pénales, une personne physique peut faire l’objet de mesures restrictives pour les actes commis par une société dont elle est actionnaire lorsqu’elle exerce une influence très importante voire déterminante sur cette société, en particulier lorsque les positions que cet actionnaire adopte sont susceptibles d’influer sur le sens des
décisions prises par ladite société. Il a alors conclu en substance, aux points 111 et 114 de l’arrêt attaqué, que le Conseil avait pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer que, par l’intermédiaire de la Bank Rossiya, qui est la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, le requérant, qui, d’une part, ne pouvait pas ignorer que cette banque apportait un soutien financier à M. Poutine et qui, d’autre part, a laissé cet état de fait perdurer alors qu’il
avait le pouvoir d’influer sur les décisions de ladite banque et, ainsi qu’il ressort du point 112 de l’arrêt attaqué, qu’il aurait pu se distancier publiquement de la politique menée par la même banque ou céder sa participation dans celle-ci, avait lui-même apporté un soutien financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, en l’occurrence à M. Poutine.
13 En ce qui concerne le critère a), relatif, notamment, aux personnes physiques responsables d’actions ou de politiques contre l’Ukraine ou soutenant ou mettant en œuvre de telles actions ou politiques, le Tribunal a rappelé, tout d’abord, au point 117 de l’arrêt attaqué, que ce critère impliquait que fût établie l’existence d’un lien, direct ou indirect, entre les activités ou les actions de la personne ou de l’entité visée et la situation en Ukraine à l’origine de l’adoption des mesures
restrictives en cause. Le Tribunal a ajouté que ledit critère supposait ainsi de démontrer que la personne concernée, par son comportement, s’est rendue responsable d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. Il a ensuite jugé, au point 118 de cet arrêt, que, au regard des éléments de preuve apportés, la Bank Rossiya avait soutenu la politique d’annexion de la Crimée, au sens dudit critère. Au point 120 dudit
arrêt, il a enfin relevé, eu égard notamment aux raisons mentionnées dans le cadre de l’analyse relative au critère d), que le Conseil avait pu valablement considérer que le requérant, en adoptant une attitude passive à l’égard du soutien de la Bank Rossiya à la politique d’annexion de la Crimée, avait lui-même apporté un soutien aux actions et aux politiques qui compromettent la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
14 Le Tribunal ayant rejeté les autres moyens du requérant ainsi que sa demande indemnitaire, il a rejeté le recours dans son intégralité.
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
15 Le requérant demande à la Cour :
– d’annuler l’arrêt attaqué ;
– d’annuler les actes litigieux pour autant qu’ils inscrivent et maintiennent son nom sur les listes annexées à ces actes, et
– de condamner le Conseil aux dépens des deux instances.
16 Le Conseil demande à la Cour :
– de rejeter le pourvoi et
– de condamner le requérant aux dépens.
Sur le pourvoi
17 Le requérant soulève deux moyens à l’appui de son pourvoi, tirés, le premier, d’une erreur de droit que le Tribunal aurait commise, lors de l’interprétation du critère d), en considérant que le soutien matériel ou financier visé par ce critère pouvait être démontré par l’absence d’opposition, de la part de la personne faisant l’objet des mesures restrictives, à l’égard des décisions prises par l’entité considérée comme étant directement responsable d’un tel soutien et, le second, d’une erreur de
droit que le Tribunal aurait commise, dans le cadre de l’interprétation du critère a), en jugeant que le soutien visé par ce critère pouvait être démontré par l’absence de distanciation, de la part d’une telle personne, de la politique et des décisions d’une telle entité.
Sur le premier moyen
Argumentation des parties
18 Par son premier moyen, le requérant soutient, premièrement, que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant de manière trop large, en violation de la jurisprudence applicable, la notion de « soutien matériel ou financier », au sens du critère d). En particulier, au point 111 de l’arrêt attaqué, le Tribunal aurait considéré, en tant que seul élément qui lui aurait permis de conclure que le requérant avait lui-même apporté un soutien financier aux décideurs russes, que l’absence de
distanciation du requérant par rapport à la politique de soutien matériel ou financier apporté par la Bank Rossiya à ces décideurs constituait une approbation à tout le moins tacite de cette politique et, partant, un soutien à celle-ci, au sens du critère d).
19 À cet égard, le Tribunal aurait, au mépris des droits de la défense du requérant, également substitué ses propres motifs à ceux exposés par le Conseil dans les actes litigieux.
20 En outre, l’appréciation du Tribunal au point 112 de l’arrêt attaqué serait contraire à la jurisprudence du Tribunal, selon laquelle le soutien matériel ou financier doit être d’une certaine importance quantitative ou qualitative de manière à permettre effectivement la poursuite des opérations militaires de la Fédération de Russie en Ukraine, comme cela découlerait d’ailleurs des objectifs poursuivis par le critère d). Une telle importance ferait défaut en l’espèce, étant donné que le soutien
reproché au requérant n’est qu’un soutien indirect reposant non pas sur des actes, mais sur l’absence de comportement positif ou l’absence de distanciation a posteriori.
21 Deuxièmement, le requérant considère que le Tribunal ne s’est pas assuré que les actes litigieux reposaient sur une base factuelle suffisamment solide, le Tribunal ayant fait abstraction du fait que le Conseil n’avait apporté aucun élément de preuve au soutien de l’allégation selon laquelle il disposerait, ainsi que cela ressortirait des points 106 et 110 de l’arrêt attaqué, d’un pouvoir suffisant pour être en mesure, conjointement avec les autres actionnaires de la Bank Rossiya, d’influencer les
décisions prises par cette dernière, le Tribunal ayant ainsi raisonné par présomption. Il reproche ainsi au Tribunal de n’avoir pas répondu à son argument selon lequel il n’avait pas le pouvoir d’influencer les décisions de cette banque et de s’être contenté d’écarter sa défense sans autre motif que le fait qu’il aurait dû se distancier de la politique menée par ladite banque.
22 En définitive, l’interprétation ainsi extensive retenue par le Tribunal du critère d) aurait conduit ce dernier à valider la possibilité pour le Conseil d’adopter des mesures restrictives disproportionnées contre une personne physique ne présentant qu’un lien très indirect et lointain avec les prétendus actes de soutien matériel ou financier, le requérant précisant cependant, dans son mémoire en réplique, qu’il n’entend pas soulever un grief tiré de la violation du principe de proportionnalité.
23 Le Conseil conteste les arguments du requérant. En particulier, il considère que le Tribunal n’a pas érigé l’absence de distanciation comme un élément constitutif du critère d), mais a traité cet aspect comme un élément factuel, ce qui ressortirait notamment du point 115 de l’arrêt attaqué. Or, le Conseil rappelle que, sauf en cas de dénaturation non invoquée en l’espèce par le requérant, l’appréciation des faits et des éléments de preuve ne constitue pas une question de droit soumise au contrôle
de la Cour dans la procédure de pourvoi. Ces considérations vaudraient également à l’égard des allégations par lesquelles ce requérant entend remettre en cause l’appréciation de certains éléments de fait et de preuve par le Tribunal. Dans cette mesure, les arguments dudit requérant devraient être déclarés irrecevables.
Appréciation de la Cour
– Sur la recevabilité
24 Il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 256 TFUE et de l’article 58 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, le pourvoi est limité aux questions de droit. Le Tribunal est seul compétent pour constater et apprécier les faits pertinents ainsi que pour apprécier les éléments de preuve. L’appréciation de ces faits et éléments de preuve ne constitue donc pas, sous réserve du cas de leur dénaturation, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour dans le
cadre d’un pourvoi (arrêt du 4 octobre 2024, Ferriere Nord/Commission, C‑31/23 P, EU:C:2024:851, point 89 et jurisprudence citée).
25 En revanche, le pouvoir de contrôle de la Cour sur les constatations de fait opérées par le Tribunal s’étend, notamment, à la question de savoir si les règles en matière de charge et d’administration de la preuve ont été respectées (arrêt du 29 novembre 2018, Bank Tejarat/Conseil, C‑248/17 P, EU:C:2018:967, point 37 et jurisprudence citée). En outre, la Cour est compétente pour exercer, en vertu de l’article 256 TFUE, un contrôle sur la qualification juridique de ces faits et les conséquences de
droit qui en ont été tirées par le Tribunal (arrêt du 1er octobre 2014, Conseil/Alumina, C‑393/13 P, EU:C:2014:2245, point 16 et jurisprudence citée).
26 En l’espèce, premièrement, le Conseil considère, en substance, que, en reprochant au Tribunal d’avoir conclu qu’il avait apporté un soutien financier aux décideurs russes, au sens du critère d), du seul fait de son absence de distanciation par rapport à la politique de soutien fourni par la Bank Rossiya à ces décideurs, le requérant ne fonde pas son premier moyen sur des questions de droit, mais cherche à remettre en cause l’appréciation factuelle que le Tribunal a eue de cette absence de
distanciation.
27 Ce motif d’irrecevabilité ne saurait prospérer. En effet, il ressort clairement du pourvoi que, par un tel reproche, le requérant ne vise pas à remettre en cause les constatations et appréciations factuelles relatives à son absence de distanciation par rapport à la politique menée par la Bank Rossiya, mais fait grief au Tribunal de s’être contenté de tirer de ce seul élément factuel la conséquence selon laquelle il aurait apporté un soutien, au sens du critère d), ce qui relève du pouvoir de
contrôle de la Cour au stade du pourvoi, conformément à la jurisprudence rappelée au point 25 du présent arrêt.
28 Deuxièmement, le Conseil fait valoir que le requérant cherche à remettre en cause l’appréciation de certains éléments de fait et de preuve par le Tribunal, sans toutefois invoquer leur dénaturation, ce qui entacherait le premier moyen d’irrecevabilité.
29 Cet autre motif d’irrecevabilité ne saurait non plus prospérer. En effet, s’il est vrai que le requérant, dans le cadre de son premier moyen, conteste certains éléments de fait, c’est parce qu’il estime que le Tribunal a constaté et apprécié ces éléments en l’absence de tout élément de preuve produit par le Conseil. Or, le grief visant à reprocher au Tribunal d’avoir procédé à la constatation ou à l’appréciation de faits sans s’être assuré que ceux-ci étaient étayés par des éléments de preuve
revient à demander à la Cour d’exercer un contrôle sur une éventuelle violation des règles en matière de charge et d’administration de la preuve par le Tribunal, ce pour quoi la Cour est compétente en vertu de la jurisprudence rappelée au point 25 du présent arrêt.
30 Il s’ensuit que les motifs d’irrecevabilité soulevés par le Conseil en ce qui concerne le premier moyen doivent être écartés et que ce dernier est recevable dans son intégralité.
– Sur le fond
31 En premier lieu, à l’appui de son premier moyen, le requérant fait grief au Tribunal d’avoir retenu une interprétation trop large du critère d) en ce que cette juridiction se serait uniquement fondée, aux points 111 et 112 de l’arrêt attaqué, sur son absence de distanciation par rapport à la politique menée par la Bank Rossiya pour conclure que le Conseil pouvait valablement considérer qu’il apportait, par l’intermédiaire de cette banque, un soutien financier aux décideurs russes responsables de
l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens de ce critère, alors même qu’une telle absence de distanciation ne constituerait pas un acte positif et direct de soutien d’une importance quantitative ou qualitative suffisante.
32 À cet égard, il convient de relever que le requérant fait une lecture erronée de l’arrêt attaqué. En effet, le Tribunal n’a pas érigé une telle absence de distanciation comme élément constitutif du « soutien matériel ou financier aux décideurs russes » visé au critère d).
33 Au contraire, le Tribunal a indiqué, aux points 99 à 111 de cet arrêt, les éléments de fait et de preuve l’amenant à considérer que le requérant, ami de M. Poutine et deuxième plus grand actionnaire de la Bank Rossiya, constituait, avec trois autres des amis de ce dernier, le bloc stable et majoritaire des associés de cette banque et qu’il était ainsi un actionnaire très influent de celle-ci, de sorte qu’il ne pouvait pas ignorer, à la date de son inscription initiale ou du maintien de son
inscription, que la Bank Rossiya apportait un soutien financier aux décideurs russes tels que M. Poutine, au sens de ce critère.
34 Sur le fondement de tels éléments, le Tribunal a, au point 114 de l’arrêt attaqué, reconnu, sans commettre d’erreur de droit, que, dans ce cas particulier qui ressort, ainsi que cela est indiqué au point 110 de l’arrêt attaqué, des « circonstances spécifiques de l’affaire », il existait des indices suffisamment précis, concrets et concordants permettant d’établir que, par l’intermédiaire de la Bank Rossiya, qui est la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, le
requérant apportait un soutien financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, au sens du critère d).
35 Dans ce contexte, le Tribunal a certes tenu compte de l’absence de distanciation du requérant par rapport à la politique de financement de la Bank Rossiya. Toutefois, il y a lieu de considérer que, en jugeant, dans la dernière partie de la phrase du point 111 de l’arrêt attaqué, introduite par « d’autre part », ainsi qu’aux points 112 et 115 de celui‑ci, que le requérant ne s’était pas distancié de la politique menée par cette banque à l’égard des décideurs russes, que ce soit avant ou après son
inscription initiale, le Tribunal, loin d’ajouter un élément constitutif au critère d), a vérifié en substance s’il existait des éléments à décharge au profit du requérant.
36 Par conséquent, contrairement au grief allégué par le requérant, l’évocation d’une absence de distanciation ne représente que l’un des indices parmi d’autres sur le fondement desquels, ainsi qu’il est exposé au point 34 du présent arrêt, le Tribunal a conclu, sans substituer ses motifs à ceux du Conseil, ainsi que l’a souligné Mme l’avocate générale aux points 43 et 44 de ses conclusions, que les mesures restrictives dont le requérant a fait l’objet au titre du critère d) étaient fondées.
37 En second lieu, le requérant, dans le cadre de son premier moyen, reproche au Tribunal d’avoir méconnu les règles en matière de charge et d’administration de la preuve en s’étant abstenu de vérifier si le fait qu’il disposait, ainsi que cela ressort des points 106 et 110 de l’arrêt attaqué, d’un pouvoir suffisant pour être en mesure, conjointement avec les autres actionnaires de la Bank Rossiya, d’influencer les décisions prises par cette dernière était étayé par des éléments de preuve, le
Tribunal ayant raisonné par présomption.
38 Il y a lieu de rappeler que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne sur la liste des personnes faisant l’objet de mesures restrictives, l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne exige, notamment, que le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour la personne concernée, repose sur une
base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir la même décision, sont étayés (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi,
C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119, ainsi que du 19 décembre 2018, Azarov/Conseil, C‑530/17 P, EU:C:2018:1031, point 22).
39 Ainsi que le Tribunal l’a également rappelé aux points 63 et 64 de l’arrêt attaqué, une telle appréciation doit être effectuée en examinant les éléments de preuve non pas de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent, le Conseil satisfaisant à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une
mesure de gel de ses fonds et le régime combattu (arrêt du 21 avril 2015, Anbouba/Conseil, C‑605/13 P, EU:C:2015:248, points 50 et 52). En outre, c’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus contre la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé de ces motifs. S’il n’est pas requis que cette autorité produise devant le juge de l’Union l’ensemble des informations
et des éléments de preuve inhérents aux motifs allégués, il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus contre la personne concernée (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 121 et 122).
40 À cet égard, le Tribunal s’est appuyé, aux points 103 à 105 et 107 de l’arrêt attaqué, sur des éléments de preuve pour constater, au point 106 de cet arrêt, que le requérant, en tant que deuxième actionnaire de la Bank Rossiya qualifiée de banque personnelle de M. Poutine et des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie, faisait partie d’un « noyau stable d’actionnaires majoritaires connus pour leur proximité avec M. Poutine » et pour leurs liens de solidarité à tout le moins
capitalistiques. Au point 106 de l’arrêt attaqué, lu en combinaison avec le point 110 de celui-ci, le Tribunal a considéré que, dans une telle configuration étayée par les éléments de preuve susmentionnés au regard notamment de la composition de l’actionnariat et de l’importance capitalistique de la société concernée, l’influence très importante du requérant sur la prise de décision de cette banque ne pouvait être niée, une telle appréciation des faits échappant, ainsi qu’il est rappelé au
point 24 du présent arrêt et compte tenu de ce que le requérant ne fait valoir aucune dénaturation, au contrôle de la Cour dans le cadre d’un pourvoi.
41 Quant au fait que le Tribunal se serait abstenu de vérifier si les différents actionnaires agissaient de manière conjointe et exerçaient ainsi ensemble un contrôle sur la prise de décision de la Bank Rossiya, il y a lieu de considérer que ce fait est dénué de pertinence, dans la mesure où le Tribunal a considéré en substance que, en l’absence de tout élément attestant d’une distanciation de sa part, le requérant a, compte tenu des circonstances spécifiques rappelées au point 34 du présent arrêt,
nécessairement apporté son appui à des décisions de la Bank Rossiya visant à accorder un soutien financier aux décideurs russes. En tout état de cause, ledit fait ressort implicitement mais nécessairement de ce que, ainsi que le Tribunal l’a indiqué aux points 103 à 106 et 111 de l’arrêt attaqué au regard de plusieurs éléments de preuve, l’actionnariat majoritaire de cette banque, composé du requérant et de trois autres personnes, était stable et que ses membres entretenaient des liens d’amitié
ou de solidarité tant entre eux qu’à l’égard de M. Poutine. Il ne saurait donc être reproché au Tribunal d’avoir raisonné par présomption à cet égard.
42 Compte tenu par ailleurs du fait que le requérant, dans son pourvoi, ne conteste pas les points 70 à 87 de l’arrêt attaqué par lesquels le Tribunal a confirmé la force probante des éléments de preuve sur lesquels il s’est appuyé aux points 99 à 107 de cet arrêt, il convient d’écarter le grief du requérant tiré de ce que le Tribunal aurait méconnu les règles en matière de charge et d’administration de la preuve.
43 Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient d’écarter le premier moyen comme étant non fondé.
Sur le second moyen
Argumentation des parties
44 Dans le cadre de son second moyen, le requérant considère que, en retenant l’existence d’un soutien, au sens du critère a), du seul fait de son attitude passive adoptée à l’égard de la politique menée par la Bank Rossiya en Crimée, le Tribunal a interprété, aux points 118 et 120 de l’arrêt attaqué, la notion de soutien d’une façon incompatible avec la jurisprudence rappelée au point 117 de cet arrêt et a ainsi commis une erreur de droit.
45 En effet, à supposer même qu’il puisse être retenu de la part de la Bank Rossiya un comportement par lequel celle-ci se serait rendue responsable d’actions ou de politiques compromettant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, au sens du critère a), ce raisonnement ne saurait être transposé tel quel au requérant pour lui appliquer ce critère. En particulier, le fait d’inclure, dans le champ d’application dudit critère, des personnes qui ne soutiennent pas, par un acte positif et concret, les
actions et politiques menées ne permettrait pas de caractériser un soutien concret et d’établir un lien suffisant entre la personne désignée et la situation combattue. En tout état de cause, la notion d’action ou d’activité, au sens de la jurisprudence citée au point 117 de l’arrêt attaqué, ne pourrait pas englober une attitude de passivité ou une abstention telle que celle retenue par le Tribunal au point 120 de cet arrêt.
46 Ainsi, le Tribunal aurait validé une interprétation trop large du critère a) qui ne permettrait pas d’adopter des mesures restrictives ciblées et, partant, proportionnées et appropriées.
47 Le Conseil conteste les arguments du requérant tout en relevant que, pour autant que ce dernier cherche à remettre en cause des éléments de fait sans invoquer une quelconque dénaturation, les arguments de celui‑ci devraient dans cette mesure, pour des motifs identiques à ceux exposés au point 23 du présent arrêt, être déclarés irrecevables.
Appréciation de la Cour
48 Dès lors que, ainsi qu’il résulte du point 36 du présent arrêt, le dispositif de l’arrêt attaqué doit être considéré comme étant fondé dans la mesure où les actes litigieux ont édicté et maintenu des mesures restrictives contre le requérant au motif que ce dernier apporte un soutien financier aux décideurs russes, au sens du critère d), une erreur du Tribunal quant au motif relatif au soutien, par le requérant, d’actions ou de politiques visées au critère a), à la supposer établie, ne saurait
entraîner l’annulation de ce dispositif, si bien que, sans qu’il soit par ailleurs nécessaire de statuer sur le motif d’irrecevabilité soulevé par le Conseil, le second moyen du pourvoi doit être écarté comme étant inopérant (voir, en ce sens, arrêt du 9 juin 2011, Comitato Venezia vuole vivere e.a./Commission, C‑71/09 P, C‑73/09 P et C‑76/09 P, EU:C:2011:368, point 65 ainsi que jurisprudence citée).
49 Il s’ensuit que le pourvoi doit être rejeté dans son intégralité.
Sur les dépens
50 Conformément à l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens. L’article 138, paragraphe 1, de ce règlement de procédure, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de celui-ci, dispose que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
51 Le Conseil ayant conclu à la condamnation du requérant aux dépens et celui-ci ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) déclare et arrête :
1) Le pourvoi est rejeté.
2) M. Gennady Nikolayevich Timchenko est condamné aux dépens.
Arastey Sahún
Gratsias
Regan
Passer
Smulders
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 1er août 2025.
Le greffier
A. Calot Escobar
La présidente de chambre
M. L. Arastey Sahún
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( *1 ) Langue de procédure : le français.