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09/01/2025 | CJUE | N°C-583/23

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, AK contre Ministère public., 09/01/2025, C-583/23


 ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

9 janvier 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne en matière pénale – Champ d’application matériel – Notion de “mesure d’enquête” – Notification d’une ordonnance de mise en accusation assortie d’un ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution – Audition de la personne mise en cause »

Dans l’affaire C‑583/23 [Delda] ( i ),

ayant pour objet une demande de déci

sion préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 19 septembre 2023,...

 ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

9 janvier 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne en matière pénale – Champ d’application matériel – Notion de “mesure d’enquête” – Notification d’une ordonnance de mise en accusation assortie d’un ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution – Audition de la personne mise en cause »

Dans l’affaire C‑583/23 [Delda] ( i ),

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 19 septembre 2023, parvenue à la Cour le 22 septembre 2023, dans la procédure relative à la reconnaissance et à l’exécution d’une décision d’enquête européenne concernant

AK,

en présence de :

Ministère public,

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. C. Lycourgos (rapporteur), président de la troisième chambre, faisant fonction de président de la quatrième chambre, M. S. Rodin et Mme O. Spineanu‑Matei, juges,

avocat général : M. A. M. Collins,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

– pour AK, par Me I. Zribi, avocate,

– pour le gouvernement français, par M. R. Bénard, Mme B. Dourthe et M. B. Fodda, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. K. Bulterman et M. J. M. Hoogveld, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par Mme F. Blanc, M. H. Leupold et Mme J. Vondung, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 octobre 2024,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 1er et 3 de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil, du 3 avril 2014, concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale (JO 2014, L 130, p. 1).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une demande d’exécution, en France, d’une décision d’enquête européenne émise par les autorités judiciaires espagnoles concernant AK.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La convention du 29 mai 2000

3 L’article 5 de la convention établie par le Conseil conformément à l’article 34 du traité sur l’Union européenne, relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne (JO 2000, C 197, p. 3, ci-après la « convention du 29 mai 2000 »), intitulé « Envoi et remise de pièces de procédures », dispose, à son paragraphe 1 :

« Chaque État membre envoie directement par la voie postale aux personnes qui se trouvent sur le territoire d’un autre État membre les pièces de procédure qui leur sont destinées. »

La directive 2014/41

4 Le considérant 25 de la directive 2014/41 énonce :

« La présente directive énonce les règles relatives à la réalisation d’une mesure d’enquête à toutes les phases de la procédure pénale, y compris celle du procès, si nécessaire avec la participation de la personne concernée, en vue de l’obtention de preuves. Par exemple, une décision d’enquête européenne peut être émise en vue du transfèrement temporaire de cette personne vers l’État d’émission ou de la réalisation d’une audition par vidéoconférence. Cependant, lorsque cette personne doit être
transférée vers un autre État membre aux fins de poursuites, y compris pour être renvoyée devant une juridiction aux fins de jugement, un mandat d’arrêt européen devrait être émis conformément à la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil[, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO 2002, L 190, p. 1)]. »

5 L’article 1er, paragraphe 1, de cette directive prévoit :

« La décision d’enquête européenne est une décision judiciaire qui a été émise ou validée par une autorité judiciaire d’un État membre (ci-après dénommé “État d’émission”) afin de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre (ci-après dénommé “État d’exécution”) en vue d’obtenir des preuves conformément à la présente directive.

La décision d’enquête européenne peut également être émise pour l’obtention de preuves qui sont déjà en la possession des autorités compétentes de l’État d’exécution. »

6 L’article 3 de ladite directive dispose :

« La décision d’enquête européenne couvre toute mesure d’enquête, à l’exception de la création d’une équipe commune d’enquête et de l’obtention de preuves dans le cadre de cette équipe telle qu’elle est prévue à l’article 13 de la [convention du 29 mai 2000] et à la décision‑cadre 2002/465/JAI du Conseil[, du 13 juin 2002, relative aux équipes communes d’enquête (JO 2002, L 162, p. 1)], sauf aux fins de l’application, respectivement, de l’article 13, paragraphe 8, de [cette] convention, et de
l’article 1er, paragraphe 8, de ladite décision-cadre. »

7 L’article 9 de la directive 2014/41 prévoit :

« 1.   L’autorité d’exécution reconnaît une décision d’enquête européenne, transmise conformément à la présente directive, sans qu’aucune autre formalité soit requise, et veille à ce qu’elle soit exécutée de la même manière et suivant les mêmes modalités que si la mesure d’enquête concernée avait été ordonnée par une autorité de l’État d’exécution, à moins que cette autorité ne décide de se prévaloir de l’un des motifs de non-reconnaissance ou de non-exécution ou de l’un des motifs de report
prévus par la présente directive.

2.   L’autorité d’exécution respecte les formalités et procédures expressément indiquées par l’autorité d’émission, sauf si la présente directive en dispose autrement et sous réserve que ces formalités et procédures ne soient pas contraires aux principes fondamentaux du droit de l’État d’exécution.

[...]

6.   L’autorité d’émission et l’autorité d’exécution peuvent se consulter, par tout moyen approprié, en vue de faciliter l’application efficace du présent article. »

8 L’article 10 de cette directive énonce, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.   L’autorité d’exécution a recours, chaque fois que cela s’avère possible, à une mesure d’enquête autre que celle prévue dans la décision d’enquête européenne lorsque :

a) la mesure d’enquête indiquée dans la décision d’enquête européenne n’existe pas dans le droit de l’État d’exécution ; ou

b) la mesure d’enquête indiquée dans la décision d’enquête européenne ne serait pas disponible dans le cadre d’une procédure nationale similaire.

2.   Sans préjudice de l’article 11, le paragraphe 1 ne s’applique pas aux mesures d’enquête ci-après, auxquelles il doit toujours être possible de recourir au titre du droit de l’État d’exécution :

[...]

c) l’audition d’un témoin, d’un expert, d’une victime, d’un suspect, d’une personne poursuivie ou d’un tiers sur le territoire de l’État d’exécution ;

[...] »

9 Aux termes de l’article 13 de ladite directive :

« 1.   L’autorité d’exécution transfère sans retard indu à l’État d’émission les éléments de preuve obtenus ou déjà en la possession des autorités compétentes de l’État d’exécution à la suite de l’exécution de la décision d’enquête européenne.

Lorsque cela est demandé dans la décision d’enquête européenne, et dans la mesure du possible en vertu du droit de l’État d’exécution, les éléments de preuve sont transférés immédiatement aux autorités compétentes de l’État d’émission qui prêtent assistance dans le cadre de l’exécution de la décision d’enquête européenne conformément à l’article 9, paragraphe 4.

[...]

4.   Lorsque les objets, documents ou données concernés sont déjà pertinents pour d’autres procédures, l’autorité d’exécution peut, à la demande expresse de l’autorité d’émission et après consultation de celle-ci, transférer temporairement ces éléments de preuve, à condition qu’ils soient renvoyés à l’État d’exécution dès qu’ils ne sont plus nécessaires à l’État d’émission ou à tout autre moment ou toute autre occasion convenus entre les autorités compétentes. »

10 L’article 15, paragraphe 1, de la même directive prévoit :

« La reconnaissance ou l’exécution de la décision d’enquête européenne peut être reportée dans l’État d’exécution lorsque :

[...]

b) les objets, documents ou données concernés sont déjà utilisés dans le cadre d’une autre procédure, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus nécessaires à cette fin. »

11 L’article 22, paragraphe 1, de la directive 2014/41 énonce :

« Une décision d’enquête européenne peut être émise en vue du transfèrement temporaire d’une personne détenue dans l’État d’exécution aux fins de l’exécution d’une mesure d’enquête en vue de l’obtention de preuves requérant la présence de cette personne sur le territoire de l’État d’émission, sous réserve qu’elle soit renvoyée dans le délai fixé par l’État d’exécution. »

12 L’article 23, paragraphe 1, de cette directive est ainsi libellé :

« Une décision d’enquête européenne peut être émise en vue du transfèrement temporaire d’une personne détenue dans l’État d’émission aux fins de l’exécution d’une mesure d’enquête en vue de l’obtention de preuves requérant sa présence sur le territoire de l’État d’exécution. »

13 Selon l’article 24, paragraphe 1, de ladite directive :

« Lorsqu’une personne qui se trouve sur le territoire de l’État d’exécution doit être entendue comme témoin ou expert par les autorités compétentes de l’État d’émission, l’autorité d’émission peut émettre une décision d’enquête européenne en vue d’entendre le témoin ou l’expert par vidéoconférence ou par un autre moyen de transmission audiovisuelle, conformément aux paragraphes 5 à 7.

L’autorité d’émission peut également émettre une décision d’enquête européenne aux fins d’entendre un suspect ou une personne poursuivie par vidéoconférence ou par un autre moyen de transmission audiovisuelle ».

14 Le formulaire de décision d’enquête européenne, qui figure à l’annexe A de la même directive, comporte, notamment, une rubrique intitulée « Mesure(s) d’enquête à exécuter », qui contient plusieurs cases à cocher, parmi lesquelles la case « audition d’un suspect ou d’une personne poursuivie », ainsi qu’une rubrique intitulée « Motifs de l’émission de la décision d’enquête européenne », dans laquelle l’autorité judiciaire de l’État d’émission est invitée à exposer les raisons pour lesquelles une
telle décision est émise.

Le droit français

15 L’article 694-16 du code de procédure pénale dispose :

« Une décision d’enquête européenne est une décision judiciaire émise par un État membre, appelé État d’émission, demandant à un autre État membre, appelé État d’exécution, en utilisant des formulaires communs à l’ensemble des États, de réaliser dans un certain délai sur son territoire des investigations tendant à l’obtention d’éléments de preuve relatifs à une infraction pénale ou à la communication d’éléments de preuve déjà en sa possession.

La décision d’enquête peut également avoir pour objet d’empêcher provisoirement sur le territoire de l’État d’exécution toute opération de destruction, de transformation, de déplacement, de transfert ou d’aliénation d’éléments susceptibles d’être utilisés comme preuve.

Elle peut aussi avoir pour objet le transfèrement temporaire dans l’État d’émission d’une personne détenue dans l’État d’exécution, afin de permettre la réalisation dans l’État d’émission d’actes de procédure exigeant la présence de cette personne, ou le transfèrement temporaire dans l’État d’exécution d’une personne détenue dans l’État d’émission aux fins de participer sur ce territoire aux investigations demandées.

Les preuves mentionnées aux deux premiers alinéas peuvent également porter sur la violation par une personne des obligations résultant d’une condamnation pénale, même si cette violation ne constitue pas une infraction. »

16 L’article 696-44 de ce code prévoit :

« Au cas de poursuites répressives exercées à l’étranger, lorsqu’un gouvernement étranger juge nécessaire la notification d’un acte de procédure ou d’un jugement à un individu résidant sur le territoire français, la pièce est transmise suivant les formes prévues aux articles 696-8 et 696-9, accompagnée, le cas échéant, d’une traduction française. La signification est faite à personne, à la requête du ministère public. L’original constatant la notification est renvoyé par la même voie au
gouvernement requérant. »

Le litige au principal et la question préjudicielle

17 Le 1er mars 2021, les autorités judiciaires espagnoles ont émis une décision d’enquête européenne destinée aux autorités judiciaires françaises afin que soit notifiée à AK, détenue en France, une ordonnance de mise en accusation rendue le 30 septembre 2009 par le Juzgado Central de Instrucción no 4 de la Audiencia Nacional (tribunal central d’instruction no 4 de la Cour centrale, Espagne) et que cette personne puisse, en présence de son avocat, « manifester ce que de droit sur les faits concernés
». Cette ordonnance était assortie d’un ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution de 30000 euros.

18 Le 19 juillet 2021, un juge d’instruction du tribunal judiciaire de Paris (France) a, par procès-verbal, notifié à AK, en présence de son avocat, l’ordonnance de mise en accusation, a remis à l’intéressée et à son avocat une copie de cette ordonnance en langue espagnole et a recueilli ses déclarations. Le 20 juillet 2021, AK a déposé une requête en annulation de cette audition devant la cour d’appel de Paris (France) au motif que la demande des autorités espagnoles ne constituait pas une décision
d’enquête européenne, telle que définie à l’article 694‑16 du code de procédure pénale.

19 Le 20 avril 2022, la cour d’appel de Paris a rejeté ce recours en jugeant, notamment, que les autorités judiciaires espagnoles avaient demandé non seulement que l’ordonnance de mise en accusation soit notifiée à AK mais également que celle‑ci puisse « manifester ce que de droit sur les faits concernés ». Cette juridiction a également relevé, d’une part, que la décision des autorités judiciaires espagnoles précisait, à la rubrique « Motifs de l’émission de la décision d’enquête européenne », que
les actes sollicités s’inscrivaient « dans le cadre de la vérification de la commission des faits avec toutes les circonstances qui peuvent influer sur sa qualification et la culpabilité des délinquants » et, d’autre part, que, bien que ces autorités n’aient pas coché la case « audition d’un suspect ou d’une personne poursuivie » dans la rubrique « Mesure(s) d’enquête à exécuter », elles avaient clairement demandé que les déclarations de AK sur les faits qu’elle était suspectée d’avoir commis
soient recueillies par procès‑verbal. La cour d’appel de Paris en a conclu que, en demandant que l’intéressée précise, en présence de son avocat et dans le respect des droits de la défense, son positionnement sur les faits, les autorités judiciaires espagnoles avaient sollicité la réalisation d’investigations tendant à l’obtention d’éléments de preuve relatifs à une infraction pénale.

20 AK a introduit un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour de cassation (France), qui est la juridiction de renvoi. Elle a soutenu que l’émission d’une décision d’enquête européenne ne peut pas avoir pour objet de faire connaître les charges retenues contre une personne et de lui notifier la saisine d’une juridiction de jugement, une telle notification relevant d’autres instruments de coopération judiciaire, particulièrement de l’article 696‑44 du code de procédure pénale.

21 Dans le cadre de l’instance devant la Cour de cassation, l’avocat général près cette juridiction a, en revanche, considéré que la décision adoptée par les autorités judiciaires espagnoles contenait des mesures d’enquête portant, de manière indissociable, sur la notification de l’ordonnance de mise en accusation de AK et sur le recueil de ses observations par un magistrat en présence de son avocat, afin de respecter ses droits de la défense, et que cette décision visait, partant, à la réalisation
d’investigations tendant à l’obtention d’éléments de preuve relatifs à une infraction pénale.

22 La juridiction de renvoi, qui souligne que la directive 2014/41 a été transposée dans l’ordre juridique français par les articles 694-15 et suivants du code de procédure pénale, fait observer que la Cour ne s’est jamais prononcée sur le champ d’application matériel de la décision d’enquête européenne et, plus spécifiquement, sur le point de savoir s’il inclut la notification d’un acte de mise en accusation assorti d’un ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution.

23 Dans ces conditions, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Les articles 1er et 3 de la directive 2014/41 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils permettent à l’autorité judiciaire d’un État membre d’émettre ou de valider une décision d’enquête européenne visant, d’une part, à la notification à la personne mise en cause d’une ordonnance de mise en accusation, comportant de surcroît un ordre d’incarcération et de dépôt d’une caution, d’autre part, à son audition afin qu’elle puisse, en présence de son avocat, faire toutes observations utiles sur
les faits énoncés dans ladite ordonnance ? »

La procédure devant la Cour

24 En réponse à une demande d’informations adressée par la Cour le 27 octobre 2023, la juridiction de renvoi a indiqué, le 23 novembre 2023, d’une part, que AK avait été remise aux autorités judiciaires espagnoles le 9 septembre 2022, en exécution de trois arrêts rendus par la cour d’appel de Paris les 26 septembre 2018 et 9 octobre 2019 et, d’autre part, que le procès-verbal d’audition du 19 juillet 2021 avait été transmis aux autorités judiciaires espagnoles.

Sur la question préjudicielle

25 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 1er et 3 de la directive 2014/41 doivent être interprétés en ce sens qu’une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre, d’une part, de notifier à la personne concernée une ordonnance de mise en accusation la concernant, assortie d’un ordre de détention préventive et de dépôt d’une caution, et, d’autre part, de permettre à cette personne de
faire valoir ses observations sur les faits énoncés dans cette ordonnance constitue une mesure d’enquête, susceptible de faire l’objet d’une décision d’enquête européenne, au sens de cette directive.

26 Aux termes de l’article 1er de la directive 2014/41, la décision d’enquête européenne est une décision judiciaire qui a été émise ou validée par une autorité judiciaire de l’État membre d’émission afin de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans l’État membre d’exécution en vue d’obtenir des preuves. Quant à l’article 3 de cette directive, il précise que la décision d’enquête européenne couvre toute mesure d’enquête, à l’exception, en principe, de la création d’une
équipe commune d’enquête et de l’obtention de preuves dans le cadre de cette équipe.

27 À cet égard, il importe de relever, en premier lieu, que la directive 2014/41 ne définit pasdavantage ce qu’il convient d’entendre par « mesure d’enquête », au sens de ses articles 1er et 3, pas plus qu’elle ne renvoie au droit des États membres pour définir une telle notion. Cette dernière doit donc recevoir une interprétation autonome en droit de l’Union, qui tienne compte non seulement des termes de ces dispositions, mais aussi de leur contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation
dont elles font partie [voir, en ce sens, arrêt du 30 avril 2024, M.N. (EncroChat), C‑670/22, EU:C:2024:372, point 109].

28 Premièrement, en ce qui concerne le libellé des articles 1er et 3 de la directive 2014/41, la notion de « mesure d’enquête » à des fins répressives renvoie, dans son sens usuel, à tout acte d’investigation destiné à établir l’existence d’un fait répréhensible, les circonstances dans lesquelles il a été commis ainsi que l’identité de son auteur. Une telle interprétation est confirmée par l’affirmation, contenue notamment à cet article 1er, selon laquelle la mesure d’enquête doit viser à ce que
l’État membre d’émission obtienne des « preuves ».

29 Deuxièmement, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 28 à 30 de ses conclusions, le contexte dans lequel s’insèrent les articles 1er et 3 de la directive 2014/41 corrobore cette interprétation.

30 Ainsi, tout d’abord, l’article 10, paragraphe 2, tout comme les articles 24 à 31 de la directive 2014/41 énumèrent une série de mesures d’enquête qui, toutes, visent à obtenir des éléments destinés à établir les faits ou l’identité de leur auteur.

31 Ensuite, s’il découle des articles 22 et 23 de cette directive qu’une décision d’enquête européenne peut aussi avoir pour objet le transfèrement d’une personne détenue, ces articles précisent néanmoins qu’un tel transfèrement ne peut avoir lieu qu’aux fins de l’exécution d’une mesure d’enquête en vue de l’obtention de preuves requérant la présence de cette personne sur le territoire de l’État membre vers lequel son transfèrement est demandé. En revanche, il ressort du considérant 25 de ladite
directive que, lorsque la personne concernée doit être transférée dans un autre État membre aux fins de poursuites, y compris pour y être renvoyée devant une juridiction de jugement, un mandat d’arrêt européen doit être émis, sans qu’une décision d’enquête européenne puisse s’y substituer.

32 Enfin, il ressort des articles 13 et 15 de la directive 2014/41 que la finalité de l’émission d’une décision d’enquête européenne consiste à ce que les éléments de preuve obtenus ou déjà en la possession des autorités de l’État membre d’exécution soient transférés vers l’État membre d’émission (voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Finanzamt für Steuerstrafsachen und Steuerfahndung Münster, C‑66/20, EU:C:2021:670, point 41). La mesure d’enquête doit donc viser, en définitive, à ce que
l’État membre d’exécution transmette certains éléments de preuve à l’État membre d’émission, ces éléments de preuve étant identifiés, à cet article 13, paragraphe 4, et à cet article 15, paragraphe 1, sous b), comme étant des objets, des documents ou des données.

33 Troisièmement, l’objectif poursuivi par la directive 2014/41 confirme également une telle interprétation de la notion de « mesures d’enquête ».

34 En effet, d’une part, cette directive a pour objet de remplacer le cadre fragmentaire et complexe existant en matière d’obtention de preuves dans les affaires pénales revêtant une dimension transfrontalière et tend, par l’instauration d’un système simplifié et plus efficace fondé sur un instrument juridique dénommé « décision d’enquête européenne », à faciliter et à accélérer la coopération judiciaire [arrêt du 30 avril 2024, M.N. (EncroChat), C‑670/22, EU:C:2024:372, point 86]. Il s’ensuit que,
en adoptant ladite directive, le législateur de l’Union a entendu améliorer la coopération judiciaire en matière d’obtention de preuves dans les affaires pénales transfrontalières.

35 D’autre part, l’objectif de simplification et d’efficacité de la coopération judiciaire poursuivi par la directive 2014/41 nécessite une identification simple et non équivoque des éléments-clés du mécanisme de la décision d’enquête européenne [voir, en ce sens, arrêt du 2 mars 2023, Staatsanwaltschaft Graz (Service des affaires fiscales pénales de Düsseldorf), C‑16/22, EU:C:2023:148, point 43]. Or, la notion même de « mesure d’enquête » figure parmi de tels éléments‑clés de sorte que cet objectif
milite également en faveur d’une définition simple et usuelle de cette notion, telle que celle exposée au point 28 du présent arrêt.

36 En second lieu, il convient d’examiner si les mesures sollicitées par une décision telle que celle en cause au principal constituent des mesures d’enquête, au sens de la directive 2014/41.

37 S’agissant, premièrement, de la demande faite par les autorités judiciaires d’un État membre aux autorités judiciaires d’un autre État membre de notifier à la personne en cause l’ordonnance de mise en accusation la concernant, il y a lieu de relever qu’une telle notification ne saurait constituer, en tant que telle, une mesure d’enquête au sens de cette directive. En effet, pareille notification n’a pas pour objet d’obtenir des éléments de preuve, mais constitue une obligation procédurale
destinée à faire évoluer l’action publique ouverte contre la personne qui en fait l’objet. Dès lors, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 34 de ses conclusions, la notification d’un tel acte dans un autre État membre est, en principe, régie non par ladite directive, mais par l’article 5 de la convention du 29 mai 2000.

38 Deuxièmement, la circonstance que, comme en l’occurrence, l’ordonnance de mise en accusation est assortie d’un ordre de dépôt d’une caution pécuniaire ne modifie en rien ce constat, l’obligation de verser une telle caution ne constituant pas non plus une mesure d’enquête, au sens de la directive 2014/41, ainsi qu’il ressort des points 27 à 35 du présent arrêt.

39 S’agissant, troisièmement, de l’ordre de détention provisoire dont peut être également assortie l’ordonnance de mise en accusation, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, hormis les cas de transfèrement de personnes déjà détenues aux fins de la réalisation d’une mesure d’enquête, visés aux articles 22 et 23 de cette directive, la décision d’enquête européenne n’est pas de nature à porter atteinte au droit à la liberté de la personne concernée, consacré à l’article 6 de la charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne [arrêt du 8 décembre 2020, Staatsanwaltschaft Wien (Ordres de virement falsifiés), C‑584/19, EU:C:2020:1002, point 73].

40 Il s’ensuit que, hormis les cas visés à ces articles 22 et 23 et qui n’apparaissent pas pertinents en l’occurrence, une décision d’enquête européenne ne peut contenir une demande visant à placer ou à maintenir en détention la personne faisant l’objet de cette demande.

41 S’agissant, quatrièmement, de la demande d’audition de la personne faisant l’objet de l’ordonnance de mise en accusation, il est vrai que l’article 10, paragraphe 2, sous c), et l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2014/41 mentionnent expressément l’audition d’un suspect ou d’une personne poursuivie parmi les mesures susceptibles de faire l’objet d’une décision d’enquête européenne, au sens de cette directive.

42 Cela étant, ainsi que M. l’avocat général l’a, en substance, souligné au point 41 de ses conclusions, pour qu’elle puisse relever du champ d’application de la directive 2014/41, une telle demande d’audition doit avoir pour finalité l’obtention d’éléments de preuve, au sens de cette directive. Inversement, une audition qui viserait seulement à permettre à la personne poursuivie de faire valoir ses observations sur la procédure de mise en accusation diligentée contre elle ne saurait être considérée
comme étant une mesure d’enquête, au sens de ladite directive. En l’occurrence, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer l’objet exact de la demande d’audition de AK formulée par les autorités judiciaires espagnoles.

43 Afin de fournir une réponse complète à la juridiction de renvoi, il convient encore de préciser, tout d’abord, que, si cette demande d’audition n’avait pas pour objet la collecte de preuves, les autorités françaises n’auraient pu légalement donner suite, sur le fondement de la directive 2014/41, à la décision adoptée par les autorités judiciaires espagnoles.

44 En revanche, si ladite demande d’audition avait pour objet la collecte de preuves et si les autorités judiciaires espagnoles avaient mentionné, dans la décision en cause au principal, que, en vertu de leur droit national, l’audition de AK ne pouvait avoir lieu qu’après la notification de l’ordonnance de mise en accusation, il y aurait lieu de considérer que, par dérogation à ce qui a été indiqué au point 37 du présent arrêt, une telle notification pouvait être sollicitée par le biais d’une
décision d’enquête européenne. En effet, il découle de l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2014/41 que l’autorité d’exécution est, en principe, tenue de respecter les formalités et les procédures expressément indiquées par l’autorité d’émission.

45 Ainsi, dans ce dernier cas, les autorités judiciaires françaises auraient été, en principe, tenues, sans préjudice des motifs de non‑reconnaissance, de refus et de report prévus par la directive 2014/41, d’exécuter la décision en cause au principal en ce qu’elle portait tant sur la notification de l’ordonnance de mise en accusation de AK que sur l’audition de cette dernière, à l’exclusion de l’ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution dont était assortie cette ordonnance.

46 Toutefois, une telle exécution partielle de la décision en cause au principal n’aurait pu avoir lieu qu’après que, en vertu de l’article 9, paragraphe 6, de la directive 2014/41, les autorités françaises aient vérifié auprès des autorités espagnoles que ces dernières ne s’opposaient pas à ce que ladite demande ne soit exécutée que partiellement.

47 En effet, il ressort de l’obligation de coopération loyale, inscrite à l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, TUE, que, afin d’assurer une coopération efficace en matière pénale, les autorités d’émission et d’exécution d’une décision d’enquête européenne doivent faire pleinement usage des instruments prévus par la directive 2014/41 de façon à favoriser la confiance mutuelle à la base de cette coopération [voir, par analogie, arrêt du 18 avril 2023, E. D. L. (Motif de refus fondé sur la
maladie), C‑699/21, EU:C:2023:295, points 45 et 46].

48 Enfin, si la demande d’audition de AK avait pour objet la collecte de preuves et qu’aucune mention telle que celle visée au point 44 du présent arrêt ne figurait dans la décision des autorités espagnoles en cause au principal, il y aurait lieu de considérer que, sans préjudice des motifs de non-reconnaissance, de refus et de report prévus par la directive 2014/41, les autorités françaises auraient été, en principe, tenues de faire droit à cette seule demande d’audition, après avoir vérifié auprès
des autorités judiciaires espagnoles que ces dernières ne s’opposaient pas à ce que cette demande ne soit exécutée que partiellement.

49 Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que les articles 1er et 3 de la directive 2014/41 doivent être interprétés en ce sens que :

– une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de notifier à une personne une ordonnance de mise en accusation la concernant ne constitue pas, en tant que telle, une décision d’enquête européenne, au sens de cette directive ;

– une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de placer une personne en détention provisoire à des fins autres que celles visées aux articles 22 et 23 de ladite directive, ou de lui imposer le dépôt d’une caution, ne constitue pas une décision d’enquête européenne, au sens de la même directive ;

– une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de permettre à une personne de faire valoir ses observations sur les faits énoncés dans l’ordonnance de mise en accusation la concernant constitue une décision d’enquête européenne, au sens de la directive 2014/41, pour autant que cette demande d’audition vise à collecter des éléments de preuve.

Sur les dépens

50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

  Les articles 1er et 3 de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil, du 3 avril 2014, concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale,

  doivent être interprétés en ce sens que :

  – une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de notifier à une personne une ordonnance de mise en accusation la concernant ne constitue pas, en tant que telle, une décision d’enquête européenne, au sens de cette directive ;

  – une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de placer une personne en détention provisoire à des fins autres que celles visées aux articles 22 et 23 de ladite directive, ou de lui imposer le dépôt d’une caution, ne constitue pas une décision d’enquête européenne, au sens de la même directive ;

  – une décision par laquelle une autorité judiciaire d’un État membre demande à une autorité judiciaire d’un autre État membre de permettre à une personne de faire valoir ses observations sur les faits énoncés dans l’ordonnance de mise en accusation la concernant constitue une décision d’enquête européenne, au sens de la directive 2014/41, pour autant que cette demande d’audition vise à collecter des éléments de preuve.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le français.

( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : C-583/23
Date de la décision : 09/01/2025
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par Cour de cassation - Chambre criminelle.

Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne en matière pénale – Champ d’application matériel – Notion de “mesure d’enquête” – Notification d’une ordonnance de mise en accusation assortie d’un ordre de détention provisoire et de dépôt d’une caution – Audition de la personne mise en cause.

Coopération judiciaire en matière pénale

Espace de liberté, de sécurité et de justice


Parties
Demandeurs : AK
Défendeurs : Ministère public.

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Lycourgos

Origine de la décision
Date de l'import : 11/01/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2025:6

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