ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
19 décembre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union – Article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Accès à un tribunal indépendant et impartial – Responsabilité d’un État membre pour des dommages causés aux particuliers par une violation du droit de l’Union – Violation par une juridiction nationale statuant en dernier ressort en matière de taxe sur
la valeur ajoutée (TVA) – Compétence d’une juridiction statuant en dernier ressort en ayant la qualité de partie défenderesse au litige – Composition de la formation de jugement »
Dans l’affaire C‑369/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie), par décision du 9 juin 2023, parvenue à la Cour le 9 juin 2023, dans la procédure
« Vivacom Bulgaria »EAD
contre
Varhoven administrativen sad,
Natsionalna agentsia za prihodite,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de président de la quatrième chambre, M. C. Lycourgos (rapporteur), président de la troisième chambre, MM. S. Rodin, J. Passer et Mme O. Spineanu-Matei, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour « Vivacom Bulgaria » EAD, par Mes S. Kostov et S. Yordanova, advokati,
– pour le Varhoven administrativen sad, par Mmes A. Adamova-Petkova, T. Kutsarova-Hristova et M. M. Semov, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement bulgare, par Mme T. Mitova et M. R. Stoyanov, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes K. Herrmann et E. Rousseva, ainsi que M. P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 11 juillet 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant « Vivacom Bulgaria » EAD au Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie) et à la Natsionalna agentsia za prihodite (Agence nationale des recettes publiques, Bulgarie) (ci-après la « NAP ») au sujet de la réparation du préjudice que Balgarska telekomunikatsionna kompania EAD (ci-après « BTK »), devenue Vivacom Bulgaria, aurait subi du fait d’une violation du droit de l’Union.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE dispose :
« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »
4 L’article 47 de la Charte prévoit :
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. »
Le droit bulgare
Le code de procédure administrative
5 L’article 1er, point 3, de l’Administrativnoprotsesualen kodeks (code de procédure administrative), dans sa version applicable à la procédure au principal (DV no 94, du 29 novembre 2019) (ci-après le « code de procédure administrative »), est rédigé comme suit :
« Le présent code régit la procédure d’indemnisation des dommages causés par des actes, actions ou inactions illicites d’autorités administratives et des agents, ainsi que de dommages résultant de l’activité juridictionnelle des tribunaux administratifs et du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême). »
6 Aux termes de l’article 128, paragraphe 1, point 6, de ce code :
« Relèvent de la compétence des tribunaux administratifs toutes les affaires relatives à des demandes d’indemnisation [...] de dommages résultant de l’activité juridictionnelle des tribunaux administratifs et du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême). »
7 L’article 203 dudit code dispose :
« (1) Les actions en indemnisation de dommages subis par des citoyens ou par des personnes morales à la suite d’actes, d’actions ou d’inactions illicites d’autorités administratives et de leurs agents sont examinées selon la procédure prévue au présent chapitre.
(2) Les questions non régies par le présent code concernant la responsabilité pécuniaire au titre du paragraphe 1 sont régies par les dispositions du zakon za otgovornostta na darzhavata i obshtinite za vredi [loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés (DV no 60, du 5 août 1988)] ou par le zakon za izpalnenie na nakazaniyata i zadarzhaneto pod strazha [loi relative à l’exécution des peines et à la détention provisoire (DV no 25, du 3 avril 2009)].
(3) Le présent chapitre porte également sur les actions en indemnisation de dommages causés par une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union, la responsabilité pécuniaire et la recevabilité de l’action étant régies par les règles de la responsabilité extracontractuelle de l’État pour violation du droit de l’Union. »
La loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés
8 L’article 2c du zakon za otgovornostta na darzhavata i obshtinite za vredi (loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés), dans sa version applicable à la procédure au principal (DV no 94, du 29 novembre 2019) (ci-après la « loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés »), est libellé comme suit :
« (1) Lorsque le dommage résulte d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union, les actions sont examinées par les juridictions selon les modalités du :
1. code de procédure administrative, en ce qui concerne les dommages [...] causés par l’activité juridictionnelle des juridictions administratives et du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) ;
2. code de procédure civile, dans les cas autres que ceux visés au point 1 [...].
(2) Lorsqu’une action au sens du paragraphe 1 est dirigée contre plusieurs défendeurs, elle est examinée selon les modalités du code de procédure administrative si la partie à la procédure est un tribunal administratif, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) ou une personne morale pour des dommages causés dans le cadre d’une activité administrative ou à l’occasion de celle-ci. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
9 Entre l’année 2007 et l’année 2008, BTK Mobile EOOD, aux droits de laquelle a succédé BTK, a adressé à deux sociétés roumaines des factures ayant pour objet la fourniture de cartes et de bons prépayés pour des services de télécommunications. Dans ces factures, ces opérations étaient considérées comme étant des prestations de services dont le lieu d’exécution était situé en Roumanie et qui, partant, n’étaient pas imposables à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en Bulgarie.
10 Le 20 juin 2012, la NAP a émis à l’égard de BTK un avis d’imposition rectificatif établissant des dettes de TVA correspondant auxdites factures. En effet, selon elle, les opérations en cause devaient être qualifiées de prestations de services dont le lieu d’exécution était situé en Bulgarie et étaient, dès lors, imposables dans cet État membre.
11 Par un jugement du 22 novembre 2013, complété par un jugement du 28 janvier 2014, l’Administrativen sad Sofia grad (tribunal administratif de la ville de Sofia, Bulgarie) a confirmé cet avis d’imposition rectificatif en ce qui concerne les périodes fiscales comprises entre le mois de décembre 2007 et le mois de juin 2008, tout en considérant que les opérations en cause étaient des livraisons de biens dont le lieu d’exécution était situé en Bulgarie. Par un arrêt, devenu définitif, du 16 décembre
2014, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) a entièrement confirmé le jugement de première instance.
12 Par un recours introduit le 12 décembre 2019 devant l’Administrativen sad Sofia grad (tribunal administratif de la ville de Sofia) et dirigé contre la NAP et le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), BTK a sollicité, sur le fondement de l’article 2c de la loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, l’octroi de dommages et intérêts à hauteur de la somme acquittée en vertu de l’avis
d’imposition rectificatif ainsi que des intérêts légaux, pour un montant total de 1 808 638, 32 leva bulgares (BGN) (environ 925000 euros). Cette société a également demandé l’octroi des intérêts légaux sur une partie de cette somme, pour la période allant de l’introduction du recours jusqu’à son règlement définitif.
13 Ces montants correspondraient au préjudice découlant d’une violation suffisamment caractérisée, par la NAP et par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), de certaines dispositions de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), dans sa version applicable entre le mois de décembre 2007 et le mois de juin 2008 (ci-après la « directive TVA »), telles qu’interprétées par la Cour dans
l’arrêt du 3 mai 2012, Lebara (C‑520/10, EU:C:2012:264).
14 Par un jugement du 18 avril 2022, l’Administrativen sad Sofia grad (tribunal administratif de la ville de Sofia) a rejeté le recours de BTK, en jugeant notamment que ni la NAP ni le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) n’avaient violé de manière caractérisée le droit de l’Union. La NAP aurait qualifié à bon droit les opérations en cause de prestations de services et n’aurait pas méconnu le droit de l’Union en considérant que l’une des conditions pour pouvoir fixer le lieu
d’exécution de ces prestations dans un État membre autre que la République de Bulgarie, à savoir l’obtention des cartes et des bons prépayés par des assujettis établis dans un tel État membre, n’était pas remplie.
15 L’Administrativen sad Sofia grad (tribunal administratif de la ville de Sofia) a également considéré que la qualification de livraisons de biens et non de prestations de services, par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), des opérations en cause était contraire à la directive TVA et à l’arrêt du 3 mai 2012, Lebara (C‑520/10, EU:C:2012:264). Toutefois, indépendamment de cette erreur, le recours contre l’avis d’imposition rectificatif n’aurait pas pu aboutir à un résultat
différent, dès lors qu’il n’était pas établi que les destinataires des livraisons des cartes et des bons prépayés étaient bien des assujettis établis dans un autre État membre. Par ailleurs, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) aurait constaté à juste titre l’absence d’identité des circonstances de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 3 mai 2012, Lebara (C‑520/10, EU:C:2012:264)de celles à l’origine de l’adoption par la NAP de l’avis d’imposition rectificatif en cause.
16 BTK a saisi le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) d’un pourvoi en cassation visant à faire annuler le jugement de première instance du 18 avril 2022, lequel serait entaché d’une violation du droit matériel, d’une violation substantielle des règles de procédure et d’un défaut de motivation. BTK fait notamment valoir que la violation du droit de l’Union issue de la qualification erronée par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) des opérations en cause
ressortirait de la procédure d’infraction EU Pilot 8498/1/TAXU, engagée contre la République de Bulgarie par la Commission européenne. Cette violation, qui procèderait d’une méconnaissance manifeste de la jurisprudence de la Cour, serait suffisamment caractérisée au regard des critères énoncés au point 43 de l’arrêt du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391).
17 Dans ce contexte, BTK a demandé au Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), qui est la juridiction de renvoi, de saisir la Cour à titre préjudiciel. Cette partie reconnaît que la formation de jugement de cette juridiction, saisie du litige au principal, est différente de celle qui a rendu l’arrêt du 16 décembre 2014 visé au point 11 du présent arrêt. Toutefois, il existerait des doutes légitimes quant à l’impartialité de l’ensemble des formations de cette juridiction, cette
dernière ayant été défenderesse en première instance et ayant déjà exprimé l’avis selon lequel le recours introduit contre elle était irrecevable ou, en tout état de cause, non fondé.
18 La juridiction de renvoi, tout en observant que BTK n’a pas invoqué d’arguments concrets quant à l’impartialité subjective ou objective de la formation de jugement, considère avoir besoin d’éclaircissements concernant sa compétence pour connaître du litige au principal, avant de pouvoir se prononcer sur le fond de celui-ci.
19 Cette juridiction expose que, au regard des spécificités du contentieux administratif, le législateur bulgare a prévu que les actions en indemnisation de dommages résultant de l’activité juridictionnelle des tribunaux administratifs et du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) relèvent de la compétence des juridictions administratives dont la juridiction de renvoi est celle qui statue en dernière instance. Elle se demande si cette législation satisfait aux exigences de
l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, consacrant la protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, et de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, concernant l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial.
20 La jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme concernant des recours introduits contre la République de Bulgarie ne permettrait pas de déterminer de manière définitive si une juridiction peut connaître d’un recours dans le cadre duquel elle est défenderesse, sans que cela entraîne une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la
« CEDH »).
21 Ainsi, la juridiction de renvoi indique que, dans les arrêts de la Cour EDH du 10 avril 2008, Mihalkov c. Bulgarie (CE:ECHR:2008:0410JUD006771901), et du 5 avril 2018, Boyan Gospodinov c. Bulgarie (CE:ECHR:2018:0405JUD002841707), la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, dans le contexte des actions en responsabilité engagées contre l’État en relation avec l’activité d’une juridiction, du fait du rattachement professionnel des
juges à cette juridiction, partie au litige, et de la circonstance que le paiement des indemnités qui pouvaient être accordées devait être imputé sur le budget de la juridiction concernée.
22 En revanche, dans les arrêts de la Cour EDH du 18 juin 2013, Valcheva et Abrashev c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC000619411), ainsi que du 18 juin 2013, Balakchiev et autres c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC006518710), la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une absence de violation de la CEDH en raison du fait que l’indemnisation des dommages causés par l’activité de chaque juridiction proviendrait d’un poste budgétaire spécifique de celle-ci.
23 La juridiction de renvoi précise que, en l’occurrence, les règles budgétaires applicables au paiement d’éventuels dommages et intérêts consécutivement à la décision se prononçant sur le litige au principal sont analogues à celles décrites dans les affaires citées au point précédent et que les budgets des juridictions destinés à l’indemnisation pourraient être augmentés, le cas échéant, par le Conseil supérieur de la magistrature à la demande de la juridiction concernée. Ainsi, la rémunération des
magistrats et leurs conditions d’emploi au sein d’une juridiction ne dépendraient pas des dommages et intérêts éventuellement dus par celle-ci.
24 Dans ces conditions, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la [Charte] s’opposent-ils à une disposition nationale telle que l’article 2c, paragraphe 1, point 1, [de la loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés], lu en combinaison avec l’article 203, paragraphe 3, et l’article 128, paragraphe 1, point 6, [du code de procédure administrative], en vertu de laquelle une action en réparation du préjudice causé par une violation du droit de l’Union
commise par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), dans laquelle ce dernier est partie défenderesse, doit être examinée par cette même juridiction en dernière instance ? »
Sur la question préjudicielle
25 Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction connaît en dernière instance, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, d’une affaire relative à la responsabilité de l’État découlant d’une violation alléguée du droit de l’Union du fait d’un arrêt rendu
par cette juridiction, dans laquelle cette dernière a la qualité de défenderesse.
26 À cet égard, il convient de rappeler, d’une part, que, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer aux justiciables le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, dont fait partie celui de la TVA, en cause au principal.
27 D’autre part, il importe de relever que l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui énonce notamment le droit fondamental à un tribunal indépendant et impartial, s’applique aux États membres, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Tel est le cas en l’occurrence, dès lors que le litige au principal porte sur la responsabilité de l’État du fait d’une violation alléguée de la directive TVA.
28 Dans la mesure où la Charte énonce des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union. Selon les explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6, paragraphe 1,
de la CEDH. La Cour doit, par conséquent, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue dans la présente affaire assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 46 ainsi que jurisprudence citée).
29 Par ailleurs, il convient de rappeler que l’exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lesquels revêtent une importance cardinale en tant que garanties de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE,
notamment la valeur de l’État de droit (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 49 ainsi que jurisprudence citée).
30 Aux termes d’une jurisprudence constante, cette exigence d’indépendance comporte deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de
jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 50 ainsi que jurisprudence citée).
31 Le second aspect, d’ordre interne, rejoint la notion d’« impartialité » et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Cet aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 51 ainsi que jurisprudence citée).
32 Ainsi, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, notamment quant à la neutralité de l’instance en cause par rapport aux intérêts qui s’affrontent [voir, en ce sens, arrêt du 8 mai 2024, Asociaţia Forumul Judecătorilor din România (Associations de magistrats), C‑53/23, EU:C:2024:388, point 51 et jurisprudence citée].
33 Concernant la condition d’« impartialité », au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, son appréciation objective, qui est seule pertinente en l’espèce au regard des interrogations de la juridiction de renvoi, consiste à déterminer si cette instance offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité. Ainsi, il convient de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle des juges, certains faits
vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ces derniers. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pour se prononcer sur l’existence de raisons de redouter que ces exigences d’indépendance ou d’impartialité objective ne soient pas remplies dans une affaire donnée, le point de vue d’une partie entre en ligne de compte, mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à
savoir si les appréhensions en cause peuvent être considérées comme objectivement justifiées [voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, points 128 et 129 ainsi que jurisprudence citée].
34 C’est à la lumière de cette jurisprudence qu’il convient d’examiner le cas particulier qui fait l’objet de la question soumise à la Cour, à savoir celui d’une juridiction qui connaît en dernière instance, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, d’une affaire relative à la responsabilité de l’État découlant d’une violation alléguée du droit de l’Union du fait d’un arrêt rendu par cette juridiction, dans laquelle cette dernière a la qualité de défenderesse.
35 À cet égard, il y a lieu d’observer, en premier lieu, que le principe de cette responsabilité concerne non pas la responsabilité personnelle du juge, mais celle de l’État. Or, il n’apparaît pas que la possibilité de voir engagée, sous certaines conditions, la responsabilité de l’État pour des décisions juridictionnelles contraires au droit de l’Union comporte des risques particuliers de remise en cause de l’indépendance d’une juridiction statuant en dernier ressort (voir, en ce sens, arrêt du
30 septembre 2003, Köbler, C‑224/01, EU:C:2003:513, point 42).
36 La Cour a également rappelé que, en l’absence de réglementation du droit de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Sous la réserve que les États membres doivent assurer, dans chaque cas, une protection effective aux droits individuels dérivés de l’ordre
juridique de l’Union, il n’appartient pas à la Cour d’intervenir dans la solution des problèmes de compétence que peut soulever, sur le plan de l’organisation judiciaire nationale, la qualification de certaines situations juridiques fondées sur le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 30 septembre 2003, Köbler, C‑224/01, EU:C:2003:513, points 46 et 47 ainsi que jurisprudence citée).
37 Dès lors, il n’est pas interdit par principe à un État membre de désigner une juridiction comme compétente pour connaître en dernière instance, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union découlant, le cas échéant, de l’un des arrêts de cette juridiction, pourvu que les mesures nécessaires soient prises pour garantir l’indépendance et l’impartialité de ladite juridiction, au sens de la
jurisprudence citée aux points 30 à 33 du présent arrêt.
38 En deuxième lieu, s’agissant du fait que, dans un litige tel que celui au principal, la juridiction statuant en dernier ressort est susceptible d’avoir pris position, en tant que partie défenderesse en première instance, sur les questions de fait et de droit qui font l’objet de ce litige, il convient d’observer que ce statut procédural n’est pas de nature à remettre en cause l’impartialité de cette juridiction, à condition que les membres de la formation de jugement saisie dudit litige en
dernière instance n’aient participé en aucune manière à la défense de ladite juridiction en première instance.
39 À cet égard, il convient de relever que la circonstance que la Cour de justice de l’Union européenne, en tant qu’institution, soit partie défenderesse à l’instance ne fait pas obstacle à ce qu’un litige puisse être jugé par la Cour (voir, en ce sens, arrêts du 25 mai 2000, Kögler/Cour de justice, C‑82/98 P, EU:C:2000:282, et du 4 mai 2023, KY/Cour de justice de l’Union européenne, C‑100/22 P, EU:C:2023:377). De même, le droit fondamental à un tribunal indépendant et impartial, tel qu’énoncé à
l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, n’est pas violé lorsque la Cour est la juridiction saisie d’un pourvoi introduit par l’Union européenne, représentée par l’institution Cour de justice de l’Union européenne (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion, C‑150/17 P, EU:C:2018:1014, point 36).
40 Cela étant, lorsque le président de la Cour de justice de l’Union européenne, en tant que président de cette institution, a pris la décision de former un pourvoi contre un arrêt du Tribunal concernant ladite institution, le droit fondamental à un tribunal indépendant et impartial de l’autre partie à la procédure n’est considéré comme étant garanti que lorsque le président de la Cour en tant que juridiction n’intervient pas dans le traitement juridictionnel de l’affaire, étant remplacé dans ses
fonctions par le vice-président (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion, C‑150/17 P, EU:C:2018:1014, point 38).
41 Si, certes, il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner si la condition mentionnée au point 38 du présent arrêt est respectée dans le litige au principal, la Cour peut, toutefois, dans le cadre de la coopération judiciaire instaurée à l’article 267 TFUE, à partir des éléments du dossier, fournir à cette juridiction les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui pourraient lui être utiles dans l’appréciation des effets de telle ou telle disposition de celui-ci (voir, en ce sens,
arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 60 ainsi que jurisprudence citée).
42 En l’occurrence, comme l’a indiqué Vivacom Bulgaria et ainsi qu’il ressort des observations de la partie défenderesse au principal, la position du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême), en tant que partie défenderesse en première instance, a été exprimée par un fonctionnaire de cette juridiction mandaté par le président de celle-ci. En revanche, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que les membres de la formation de jugement saisie de l’affaire au principal ont
eu un rôle quelconque dans la défense du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême). Il appartient cependant à la juridiction de renvoi de vérifier ces informations.
43 Dans ces circonstances, si elles devaient être confirmées, la jurisprudence, rappelée par Vivacom Bulgaria, selon laquelle la notion d’« indépendance » implique que l’instance concernée ait la qualité de tiers par rapport à l’autorité qui a adopté la décision frappée d’un recours (voir, en ce sens, arrêts du 21 janvier 2020, Banco de Santander, C‑274/14, EU:C:2020:17, point 62, ainsi que du 7 mai 2024, NADA e.a., C‑115/22, EU:C:2024:384, point 46), ne serait pas incompatible avec la compétence
d’une juridiction statuant en dernier ressort de connaître d’un pourvoi en cassation dans une affaire dans laquelle elle a la qualité de défenderesse.
44 En troisième lieu, en ce qui concerne l’exigence d’indépendance et d’impartialité des juges, il convient de rappeler que les règles applicables au statut de ceux-ci et à l’exercice de leur fonction de juge doivent permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés, et d’écarter ainsi une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ceux-ci
qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables dans une société démocratique et un État de droit (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 53 ainsi que jurisprudence citée).
45 À cet égard, tout d’abord, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que les juges du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) ne bénéficient pas, conformément à la réglementation bulgare, des garanties de nature à assurer leur indépendance et leur impartialité, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.
46 Ensuite, la décision de renvoi indique que la rémunération et les conditions d’emploi de ces juges ne dépendent pas du paiement d’éventuels dommages et intérêts par cette juridiction. Dans ces conditions, les règles budgétaires régissant le paiement d’éventuels dommages et intérêts consécutivement à la décision tranchant le litige au principal ne sont pas de nature à susciter un doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance ou à l’impartialité de ces juges.
47 Enfin, il y a lieu d’observer que le simple fait que plusieurs formations de jugement d’une juridiction sont successivement en charge d’affaires concernant des problématiques juridiques distinctes issues d’une même situation ne saurait suffire à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance ou à l’impartialité de cette juridiction dans chacune de ces affaires.
48 Comme relevé par Mme l’avocate générale au point 39 de ses conclusions, il ressort en revanche des arrêts de la Cour EDH du 29 juillet 2004, San Leonard Band Club c. Malte (CE:ECHR:2004:0729JUD007756201), et du 7 juillet 2020, Scerri c. Malte (CE:ECHR:2020:0707JUD003631818), que, dans l’hypothèse où les mêmes juges auraient à se prononcer, dans une instance donnée, sur la question de savoir s’ils ont commis des erreurs d’interprétation ou d’application du droit dans une décision antérieure, une
violation de l’article 6 de la CEDH devrait être constatée.
49 Il convient également de rappeler que la Cour a jugé que le droit fondamental à un tribunal indépendant et impartial, tel qu’énoncé à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, est respecté lorsque le Tribunal de l’Union européenne, saisi d’une demande en indemnité tendant à réparer le prétendu préjudice résultant du dépassement du délai raisonnable de jugement, statue sur cette demande dans une formation différente de celle ayant eu à connaître du litige qui a donné lieu à la procédure dont la
durée est critiquée (voir, en ce sens, arrêts du 26 novembre 2013,Gascogne Sack Deutschland/Commission, C‑40/12 P, EU:C:2013:768, point 96, et du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion, C‑150/17 P, EU:C:2018:1014, points 36 et 37 ainsi que jurisprudence citée).
50 Or, en l’occurrence, il résulte de la décision de renvoi, ainsi que des observations écrites présentées par Vivacom Bulgaria, qu’aucun des juges composant la formation de jugement saisie du litige au principal n’a siégé dans celle ayant rendu l’arrêt qui est à l’origine de ce litige. Il suffit ainsi de constater, sans qu’il soit nécessaire que la Cour se prononce sur le point de savoir s’il serait compatible avec les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation lui est demandée que les
deux formations de jugement soient composées, ne serait-ce que partiellement, des mêmes juges, que, dans les circonstances du litige au principal, un doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance ou à l’impartialité du Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême) ne peut découler de la composition respective de ces deux formations de jugement.
51 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question préjudicielle que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction connaît en dernière instance, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, d’une affaire, dans laquelle cette juridiction a la qualité de défenderesse, relative à la
responsabilité de l’État découlant d’une violation alléguée du droit de l’Union du fait d’un arrêt rendu par ladite juridiction, pourvu que cette réglementation nationale et les mesures prises pour le traitement de cette affaire permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de la juridiction concernée.
Sur les dépens
52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction connaît en dernière instance, dans le cadre d’un pourvoi en cassation, d’une affaire, dans laquelle cette juridiction a la qualité de défenderesse, relative à la responsabilité de l’État découlant d’une violation alléguée du droit de
l’Union du fait d’un arrêt rendu par ladite juridiction, pourvu que cette réglementation nationale et les mesures pour le traitement de cette affaire permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de la juridiction concernée.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le bulgare.