ARRÊT DE LA COUR (dixième chambre)
14 novembre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 273 – TVA due par un établissement assujetti – Réglementation nationale prévoyant la responsabilité solidaire de l’administrateur de l’établissement – Présomption de responsabilité de l’administrateur en cas d’absence de notification de l’incapacité de l’établissement de payer la TVA due – Principe de proportionnalité »
Dans l’affaire C‑613/23 [Herdijk] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), par décision du 6 octobre 2023, parvenue à la Cour le 6 octobre 2023, dans la procédure
KL
contre
Staatssecretaris van Financiën,
LA COUR (dixième chambre),
composée de M. D. Gratsias (rapporteur), président de chambre, MM. S. Rodin et Z. Csehi, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : Mme A. Lamote, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 juillet 2024,
considérant les observations présentées :
– pour KL, par M. J. F. van Dijk,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. K. Bulterman et M. J. M. Hoogveld, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. M. Herold et P. Vanden Heede, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation, à la lumière du principe de proportionnalité, de l’article 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant KL au Staatssecretaris van Financiën (secrétaire d’État aux Finances, Pays‑Bas) au sujet de certains rappels de taxe sur le chiffre d’affaires.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 273, premier alinéa, de la directive 2006/112 relève du titre XI de celle-ci, qui prévoit les obligations des assujettis et de certaines personnes non assujetties au sujet, notamment, du paiement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), de l’identification de l’assujetti, de la facturation, de la comptabilité, des déclarations de TVA et des états récapitulatifs. Cette disposition est ainsi libellée :
« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière. »
Le droit néerlandais
4 L’article 36 de l’Invorderingswet 1990 (loi de 1990 sur le recouvrement des impôts, ci-après la « loi sur le recouvrement ») prévoit :
« 1. Est solidairement responsable des dettes d’impôt sur le salaire, de taxe sur le chiffre d’affaires, de droits d’accise, de taxes à la consommation sur les boissons non alcoolisées, le tabac à mâcher et le tabac à priser, de taxes visées à l’article 1er de la [Wet belastingen op milieugrondslag (loi instituant des taxes pour la protection de l’environnement)] et de taxe sur les jeux et paris dus par un établissement doté de la personnalité juridique au sens de l’[Algemene wet inzake
rijksbelastingen (code des impôts)] et ayant la pleine capacité juridique, pour autant qu’il soit assujetti à l’impôt sur les sociétés : tout administrateur, conformément aux dispositions énoncées aux paragraphes suivants.
2. Dès qu’il s’avère qu’il ne peut pas payer l’impôt sur le salaire, la taxe sur le chiffre d’affaires, les droits d’accise, la taxe à la consommation sur les boissons non alcoolisées, la taxe à la consommation sur le tabac à mâcher ou le tabac à priser, une des taxes visées à l’article 1er de la loi instituant des taxes pour la protection de l’environnement ou la taxe sur les jeux et paris, l’établissement visé au paragraphe 1 est tenu de le notifier par écrit au receveur et, à la demande de ce
dernier, de transmettre et de produire des informations et pièces supplémentaires. Tout administrateur est habilité à s’acquitter de cette obligation au nom de l’établissement. Les modalités relatives à la teneur de cette notification, à la nature et à la teneur des informations à transmettre et des pièces à produire, de même qu’aux délais impartis pour procéder à la notification, à la transmission des informations et à la production des pièces sont fixées par ou en vertu d’un arrêté de portée
générale.
3. Au cas où l’établissement s’est acquitté de manière conforme de l’obligation qui lui incombe en vertu du paragraphe 2, un administrateur est responsable s’il est établi à suffisance que le défaut de paiement de la dette fiscale est la conséquence d’une mauvaise gestion manifeste qui lui est imputable au cours des trois années précédant le jour de la notification.
4. Au cas où l’établissement ne s’est pas acquitté, ou pas de manière conforme, de l’obligation qui lui incombe en vertu du paragraphe 2, un administrateur est responsable au titre des dispositions du paragraphe 3, étant entendu que le défaut de paiement est présumé avoir eu lieu à cause de lui et que la période de trois années est réputée prendre cours le jour où l’établissement est resté en défaut. Seul est autorisé à renverser cette présomption l’administrateur qui établit à suffisance que ce
n’est pas à cause de lui que l’établissement ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombe au titre du paragraphe 2.
[...]
6. La seconde phrase du paragraphe 4 ne s’applique pas à l’ancien administrateur.
[...] »
5 L’article 7 de l’Uitvoeringsbesluit Invorderingswet 1990 (arrêté d’exécution de la loi de 1990 sur le recouvrement des impôts) est libellé comme suit :
« 1. La notification, visée à l’article 36, paragraphe 2, de la loi [sur le recouvrement], a lieu au plus tard dans les deux semaines suivant le jour où l’impôt dû aurait dû être versé ou acquitté en application de l’article 19 du code des impôts [...]
2. En cas d’incapacité de paiement relative à un rappel d’impôt émis en raison du fait que l’impôt dû est supérieur à celui qui, d’après la déclaration, a été ou aurait dû être versé ou acquitté, et si ce fait n’est pas imputable au dol ou à une faute lourde de l’établissement, la notification peut avoir lieu, par dérogation au paragraphe 1, au plus tard dans les deux semaines suivant l’expiration du délai fixé par ce rappel.
3. La notification précise les circonstances qui ont entraîné l’absence de versement ou d’acquittement, dans la déclaration, de l’impôt dû ou l’absence de paiement de celui-ci. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
6 KL était administrateur et actionnaire unique d’une société holding. La société holding était, jusqu’au 29 mars 2019, administrateur et actionnaire unique d’une société d’exploitation. À cette date, la société holding a cédé à un tiers les parts qu’elle détenait dans la société d’exploitation.
7 La société d’exploitation s’est vu adresser des rappels d’impôts sur les salaires pour les mois de décembre 2018 à février 2019 et des rappels de taxe sur le chiffre d’affaires pour les mois de novembre 2018 à février 2019. Ces rappels ont été assis sur les déclarations faites par la société d’exploitation. La société d’exploitation n’a pas acquitté lesdits rappels.
8 Par décision du 5 juillet 2019, l’Ontvanger van de Belastingdienst (receveur des impôts, Pays-Bas) a tenu KL pour responsable, sur le fondement de l’article 36 de la loi sur le recouvrement, des rappels d’impôts et de taxe non acquittés. Il a également tenu KL pour responsable du paiement des intérêts fiscaux visés dans les rappels d’impôts et de taxe ainsi que de celui des frais imputés.
9 KL a contesté la décision du 5 juillet 2019 devant le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays-Bas), qui l’a débouté de son action. Par arrêt du 1er juillet 2021, rendu à la suite de l’appel que KL a interjeté contre le jugement de cette juridiction, le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye, Pays-Bas) a constaté que la société d’exploitation ne s’était pas acquittée de son obligation de notification, au sens de l’article 36, paragraphe 2, de la loi sur le recouvrement, pour les impôts
sur les salaires et la taxe sur le chiffre d’affaires dont elle était redevable pour les périodes visées au point 7 du présent arrêt.
10 Le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) a, néanmoins, jugé que KL avait été tenu à tort pour responsable des impôts sur les salaires et de la taxe sur le chiffre d’affaires dus pour le mois de février 2019 dès lors qu’il avait démissionné de son poste d’administrateur de la société holding avec effet au 29 mars 2019. En effet, à cette dernière date, le délai imparti pour notifier l’incapacité de paiement de l’impôt dû pour le mois de février 2019 n’avait pas encore expiré. Il aurait,
par conséquent, convenu, pour ce mois, de qualifier KL d’ancien administrateur, au sens de l’article 36, paragraphe 6, de la loi sur le recouvrement. Cette juridiction a, ainsi, autorisé KL à renverser, en apportant les preuves appropriées, la présomption établie à l’article 36, paragraphe 4, première phrase, de cette loi, en vertu de laquelle le défaut de paiement des dettes fiscales est imputable à l’administrateur. Selon cette juridiction, KL est parvenu à renverser cette présomption.
11 En revanche, ladite juridiction a jugé que KL devait être tenu pour responsable des dettes d’impôts sur les salaires et de taxe sur le chiffre d’affaires afférentes aux mois de novembre 2018 à janvier 2019, au cours desquels, d’une part, KL était administrateur en exercice de la société holding et, d’autre part, la société d’exploitation n’avait pas dûment notifié son incapacité de paiement de ces impôts et taxes. Il s’en serait suivi que le défaut de paiement des dettes fiscales était réputé dû
à une mauvaise gestion manifeste de la part de KL, qui n’avait pas établi que cette omission ne lui était pas imputable.
12 Le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), qui est la juridiction de renvoi, a été saisi d’un pourvoi contre l’arrêt du 1er juillet 2021. Cette juridiction expose que, selon l’article 36 de la loi sur le recouvrement, il importe de s’acquitter de l’obligation de notification prévue au paragraphe 2 de cet article de manière conforme aux exigences prévues audit article. Si l’établissement s’est acquitté de cette obligation, la responsabilité de l’administrateur pour le paiement de la
dette fiscale de l’établissement ne serait engagée que si l’autorité fiscale prouve que le défaut de paiement de cette dette par l’établissement est dû à une mauvaise gestion manifeste de l’administrateur. En revanche, si l’établissement ne s’est pas dûment acquitté de ladite obligation, le défaut de paiement des dettes fiscales serait réputé trouver sa cause dans la mauvaise gestion manifeste de l’administrateur. L’administrateur n’aurait la possibilité de renverser cette présomption que s’il
établit tout d’abord qu’il n’est pas responsable du fait que l’établissement ne s’est pas dûment acquitté de l’obligation de notification. Selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, la jurisprudence nationale admet que cette circonstance peut être considérée comme étant établie en cas de maladie ou d’accident ou encore lorsque l’administrateur s’est fié à l’avis d’un tiers qu’il était en droit de tenir pour suffisamment expert en la matière.
13 Ainsi, ce ne serait qu’en cas de force majeure ou s’il s’est fié de bonne foi à l’avis d’un tiers qu’il était en droit de tenir pour suffisamment expert en la matière qu’un administrateur pourra établir à suffisance qu’il ne peut être tenu pour responsable du manquement, de la part de l’établissement, à l’obligation de notification pesant sur ce dernier. Il s’agirait, selon la juridiction de renvoi, de circonstances à tel point exceptionnelles que, dans la grande majorité des cas où
l’établissement ne s’est pas acquitté de son obligation de notification ou ne s’en est pas acquitté de manière conforme à la loi sur le recouvrement, un administrateur ne pourrait pratiquement pas apporter la preuve requise.
14 Selon cette juridiction, ce mécanisme de responsabilité solidaire relève du champ d’application de l’article 273 de la directive 2006/112. Ladite juridiction rappelle, en outre, qu’un système de responsabilité sans faute va, en principe, au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public et qu’un tel système méconnaît ainsi le principe de proportionnalité, tel que consacré en droit de l’Union. Ce principe serait, en tout état de cause, méconnu si la personne non fautive
tenue pour responsable du paiement de taxes est totalement étrangère aux agissements du redevable, sur lesquels elle n’a aucune influence. Toutefois, dès lors qu’il exerce au moins une certaine influence sur les actions ou omissions de l’établissement redevable de la taxe, l’administrateur ne saurait être considéré comme une personne qui y est totalement étrangère. La question serait donc de savoir si ces éléments suffisent pour conclure qu’une responsabilité quasiment sans faute de
l’administrateur d’un établissement qui n’a pas dûment notifié son incapacité de paiement de la taxe sur le chiffre d’affaires est compatible avec le principe de proportionnalité, tel que consacré en droit de l’Union.
15 Cette question serait, selon la juridiction de renvoi, d’autant plus pertinente qu’il ressortirait de l’arrêt du Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) que KL n’avait pas fait preuve d’une mauvaise gestion manifeste au cours de la période pour laquelle l’établissement ne s’est pas acquitté de son obligation de notification. Il s’ensuivrait que KL avait agi de bonne foi en déployant toute la diligence d’un opérateur avisé, qu’il avait pris toute mesure raisonnable en son pouvoir et que sa
participation à un abus ou à une fraude était exclue.
16 Dans ces conditions, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le principe de proportionnalité du droit de l’Union s’oppose-t-il à une règle comme celle de l’article 36, paragraphe 4, de la loi [sur le recouvrement], en vertu de laquelle il est en pratique extrêmement difficile pour l’administrateur d’un établissement qui ne s’est pas acquitté, ou pas de manière conforme, de son obligation de notifier son incapacité de paiement [au receveur des impôts], d’échapper à la responsabilité pour des dettes fiscales de cet établissement, notamment celles dues
au titre de la taxe sur le chiffre d’affaires ?
2) Importe-t-il de savoir, pour répondre à la première question, si l’administrateur a agi de bonne foi, en ce qu’il a déployé toute la diligence d’un opérateur avisé, qu’il a pris toute mesure raisonnable en son pouvoir et que sa participation à un abus ou à une fraude est exclue ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
17 Par la première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 273 de la directive 2006/112, lu à la lumière du principe de proportionnalité, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle l’administrateur d’un établissement qui n’a pas respecté l’obligation de notifier son incapacité de payer une dette de TVA doit, afin de se libérer de sa responsabilité solidaire pour le paiement de cette dette, démontrer que le manquement à
cette obligation de notification ne lui est pas imputable.
18 Il convient de relever qu’un mécanisme de responsabilité solidaire tel que celui en cause au principal vise à faciliter le recouvrement de montants de TVA qui n’ont pas été acquittés par une personne morale assujettie dans les délais impératifs établis par les dispositions de la directive 2006/112, de sorte qu’il contribue à assurer l’exacte perception de la TVA. Partant, un tel mécanisme relève, en principe, de la marge d’appréciation dont jouissent les États membres dans le cadre de la mise en
œuvre de l’article 273 de la directive 2006/112 (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, points 61 et 69).
19 Ce constat ne saurait être remis en cause par la circonstance que la personne rendue solidairement responsable, à savoir l’administrateur de la personne morale, n’est pas elle-même, en cette qualité, assujettie à la TVA (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 62).
20 À cet égard, et tout d’abord, il ne ressort pas du libellé de l’article 273 de la directive 2006/112 que les obligations établies par les États membres en vertu de cette disposition ne pourraient viser que des personnes assujetties à la TVA (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 63).
21 Ensuite, cette disposition fait partie du titre XI de la directive 2006/112, dont l’intitulé vise explicitement les « obligations des assujettis et de certaines personnes non assujetties » (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 64).
22 Enfin, l’obligation incombant aux États membres de prendre toutes les mesures propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA peut, dans certaines circonstances, exiger qu’un État membre tienne pour responsables des personnes non assujetties participant à la prise de décisions au sein d’une personne morale assujettie, sous peine de compromettre l’effectivité de telles mesures (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna
praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 65).
23 En dehors des limites qu’il fixe quant au respect de l’égalité de traitement et à l’interdiction de prévoir des formalités liées au passage d’une frontière, l’article 273 de la directive 2006/112 ne précise pas les obligations que les États membres peuvent prévoir. Il confère, dès lors, à ceux-ci une marge d’appréciation quant aux moyens visant à s’assurer la perception de l’intégralité de la TVA due (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i
danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 69 et jurisprudence citée).
24 Néanmoins, les États membres sont tenus d’exercer leur compétence dans le respect du droit de l’Union et de ses principes généraux et, par conséquent, dans le respect du principe de proportionnalité. Ce principe implique que les États membres doivent avoir recours à des moyens qui, tout en permettant d’atteindre efficacement l’objectif poursuivi par le droit interne, portent le moins possible atteinte aux objectifs et aux principes posés par la législation de l’Union concernée. Ainsi, s’il est
légitime que les mesures adoptées par les États membres tendent à préserver le plus efficacement possible les droits du Trésor public, elles ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, points 72 et 73 ainsi que jurisprudence citée).
25 À cet égard, des mesures nationales donnant naissance à un système de responsabilité solidaire sans faute vont au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public. Faire peser la responsabilité du paiement de la TVA sur une personne autre que le redevable de celle-ci, sans lui permettre d’y échapper en rapportant la preuve qu’elle est totalement étrangère aux agissements de ce redevable, doit, dès lors, être considéré comme incompatible avec le principe de
proportionnalité. En effet, il serait manifestement disproportionné d’imputer, de manière inconditionnelle, à ladite personne la perte de recettes fiscales causée par les agissements d’un tiers assujetti sur lesquels elle n’a aucune influence (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788, point 74 et jurisprudence citée).
26 Dans ces conditions, l’exercice de la faculté pour les États membres de désigner un débiteur solidaire autre que le redevable de la taxe aux fins d’assurer une perception efficace de cette dernière doit être justifié par la relation factuelle et/ou juridique existant entre les deux personnes concernées au regard des principes de sécurité juridique et de proportionnalité (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21, EU:C:2022:788,
point 75).
27 Les circonstances qu’une personne autre que le redevable a agi de bonne foi en déployant toute la diligence d’un opérateur avisé, qu’elle a pris toute mesure raisonnable en son pouvoir et que sa participation à un abus ou à une fraude est exclue constituent des éléments à prendre en compte pour déterminer la possibilité d’obliger solidairement cette personne à acquitter la TVA due (arrêt du 13 octobre 2022, Direktor na Direktsia Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika , C‑1/21,
EU:C:2022:788, point 76).
28 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que le régime de responsabilité solidaire en cause au principal présente les caractéristiques suivantes.
29 En premier lieu, la personne désignée comme solidairement responsable doit avoir la qualité d’administrateur de l’établissement assujetti, débiteur de TVA non acquittée. Cette personne peut donc être considérée comme participant à la prise de décisions au sein de ce dernier, ce qui exclut de la considérer comme une personne totalement étrangère aux agissements de cet établissement.
30 En deuxième lieu, si ledit établissement a dûment procédé à la notification de son incapacité de payer une dette fiscale, l’administrateur concerné n’est pas tenu solidairement responsable du paiement de la dette s’y rapportant, sauf si l’autorité fiscale établit que le défaut de paiement résulte d’une mauvaise gestion manifeste de l’administrateur, au cours des trois années précédant le jour de la notification.
31 En troisième lieu, ainsi que le gouvernement néerlandais l’a fait valoir dans ses observations, cette obligation de notification poursuit un objectif légitime spécifique, d’une importance certaine, tenant à ce que l’autorité fiscale soit informée à temps de toute incapacité de paiement, dans le but d’examiner la possibilité d’adopter des mesures appropriées pour éviter ou limiter une perte de recettes fiscales.
32 En quatrième lieu, la notification de l’incapacité de payer une dette fiscale ne paraît pas présenter de difficultés particulières ni en ce qui concerne sa forme ni en ce qui concerne le contenu requis et peut, de surcroît, être complétée ultérieurement sur demande de l’autorité fiscale.
33 En cinquième lieu, la présomption de responsabilité de l’administrateur résultant d’une mauvaise gestion manifeste, qui n’est applicable qu’en cas d’inobservation de l’obligation de notification, peut être renversée, à condition que cet administrateur établisse au préalable que cette inobservation ne lui est pas imputable. Cette dernière condition n’est pas applicable au regard de l’ancien administrateur qui n’était plus en exercice à la date d’expiration du délai de notification, celui-ci
pouvant renverser la présomption de mauvaise gestion manifeste au titre de la période visée par la déclaration de TVA sans devoir établir au préalable que l’inobservation de l’obligation de notification ne lui était pas imputable.
34 Dès lors qu’il ne paraît pas excessivement difficile, pour un établissement ou, le cas échéant, son administrateur, de respecter l’obligation de notification prévue par le droit néerlandais et d’éviter ainsi, en principe, l’engagement de la responsabilité de ce dernier pour les dettes de l’établissement au titre de la TVA, l’inobservation de cette obligation peut être considérée comme constitutive d’un comportement fautif. En outre, à l’instar de ce qu’observe le gouvernement néerlandais, les
conséquences de ce comportement resteraient largement théoriques si l’administrateur pouvait y échapper en justifiant l’inobservation de l’obligation de notification autrement que par des circonstances démontrant qu’elle ne lui est pas imputable.
35 Cela étant, la juridiction de renvoi interroge en particulier la Cour au regard du fait qu’il est, selon elle, « extrêmement difficile » pour un administrateur de démontrer que le manquement à l’obligation de notification de l’incapacité de payer ne lui est pas imputable.
36 À cet égard, compte tenu du principe de proportionnalité, que les États membres doivent observer lorsqu’ils désignent un débiteur solidaire autre que le redevable de la taxe, la déchéance d’un droit survenue en raison de l’inobservation d’un délai doit, à tout le moins, rester inopposable à la personne concernée si cette dernière démontre que l’inobservation en question ne lui est pas imputable, la possibilité d’une telle démonstration ne devant pas être purement théorique en raison d’une
interprétation indûment large de la notion d’imputabilité par l’administration ou par les juridictions nationales.
37 Or, premièrement, il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi que l’administrateur de l’établissement qui a manqué à l’obligation de notifier son incapacité de payer une dette au titre de la TVA peut établir les circonstances qui lui permettent de démontrer qu’il n’est pas responsable du fait que l’établissement ne s’est pas acquitté de cette obligation.
38 Deuxièmement, selon les mêmes indications, relèvent de telles circonstances non seulement des cas de force majeure, mais aussi le fait pour l’administrateur de s’être fié à l’avis d’un tiers qu’il était en droit de tenir pour suffisamment expert en la matière.
39 Troisièmement, l’article 36, paragraphe 4, seconde phrase, de la loi sur le recouvrement n’établit pas une liste limitative des circonstances que l’administrateur peut invoquer, ce qui laisse supposer que celui-ci peut prendre appui sur toute circonstance susceptible d’établir à suffisance que le manquement de l’établissement de s’acquitter de l’obligation de notifier son incapacité de paiement ne lui est pas imputable.
40 Au demeurant, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, si l’administrateur parvient à établir que l’inobservation de cette obligation ne lui est pas imputable, il lui est également loisible de démontrer que l’incapacité de paiement de la part de l’établissement ne résulte pas d’une mauvaise gestion manifeste de sa part au cours des trois années précédant la date d’échéance de paiement. Dès lors que, dans cette hypothèse, l’administrateur ne doit invoquer que des circonstances
excluant une mauvaise gestion manifeste de sa part, le fait de supporter la charge de cette preuve n’apparaît pas comme constituant une obligation procédurale exorbitante ou contraire à la jurisprudence exposée au point 25 du présent arrêt.
41 Par conséquent, il convient de répondre à la première question que l’article 273 de la directive 2006/112, lu à la lumière du principe de proportionnalité, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle l’administrateur d’un établissement qui n’a pas respecté l’obligation de notifier son incapacité de payer une dette de TVA doit, afin de se libérer de sa responsabilité solidaire pour le paiement de cette dette, démontrer que le manquement à
cette obligation de notification ne lui est pas imputable, pour autant que la réglementation en question ne limite pas la possibilité de démontrer cette circonstance aux seuls cas de force majeure mais permet à l’administrateur d’invoquer toute circonstance susceptible de démontrer qu’il n’est pas responsable de l’inobservation de ladite obligation de notification.
Sur la seconde question
42 Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à la Cour de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises, en extrayant de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale,
et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige [arrêt du 29 juillet 2024, CU et ND (Assistance sociale – Discrimination indirecte), C‑112/22 et C‑223/22, EU:C:2024:636, point 30 ainsi que jurisprudence citée].
43 Il ressort, en l’occurrence, de la demande de décision préjudicielle que KL a été considéré comme étant un ancien administrateur de l’établissement débiteur des rappels de TVA concernant le mois de février 2019, au motif que le délai pour notifier l’incapacité de l’établissement de payer la TVA due pour ce mois n’avait pas encore expiré à la date à laquelle la démission de KL du poste d’administrateur avait pris effet.
44 Ainsi, en application de l’article 36, paragraphe 6, de la loi sur le recouvrement, il a été permis à KL de démontrer que le défaut de paiement de la dette au titre de la TVA due pour ledit mois n’était pas la conséquence d’une mauvaise gestion manifeste qui lui aurait été imputable au cours des trois années précédant l’expiration du délai de paiement pour ce même mois. Ainsi que l’indique la juridiction de renvoi, le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) a jugé que KL a pu apporter
cette preuve, qu’il a agi de bonne foi en déployant toute la diligence d’un opérateur avisé, qu’il a pris toute mesure raisonnable en son pouvoir et que sa participation à un abus ou à une fraude était exclue.
45 Toutefois, KL exerçait les fonctions d’administrateur de l’établissement pendant les mois de novembre et de décembre 2018 ainsi que de janvier 2019 et il n’a pas pu démontrer que le manquement à l’obligation de notification de l’incapacité de paiement de cet établissement ne lui était pas imputable, comme il est requis par l’article 36, paragraphe 4, de la loi sur le recouvrement. Ainsi, en application de cette disposition, il ne lui a pas été permis de démontrer que le défaut de paiement de la
dette de TVA au titre de ces mois n’était pas la conséquence d’une mauvaise gestion manifeste de sa part au cours des trois années précédant l’expiration du délai de paiement pour ces mêmes mois. KL a, par conséquent, été tenu solidairement responsable des dettes de l’établissement dont il était l’administrateur pendant les mois de novembre et de décembre 2018 ainsi que de janvier 2019.
46 Au regard de ce qui précède, il y a lieu de considérer que, par la seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 273 de la directive 2006/112, lu à la lumière du principe de proportionnalité, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui a pour effet que l’administrateur d’un établissement ayant omis de notifier l’incapacité de paiement de celui-ci demeure solidairement responsable du paiement d’une dette au titre de la TVA
afférente à une période spécifique, alors qu’il a été libéré d’une dette au même titre afférente à une période immédiatement postérieure après avoir pu démontrer avoir agi de bonne foi et avoir déployé, pendant les trois années précédentes, toute la diligence requise d’un opérateur avisé afin de prévenir l’incapacité de l’établissement d’honorer ses obligations et que sa participation à un abus ou à une fraude est exclue.
47 À cet égard, premièrement, ainsi qu’il a été exposé aux points 31, 32 et 34 du présent arrêt, une obligation, telle que celle prévue par le droit néerlandais, de notifier l’incapacité de paiement poursuit un objectif légitime consistant à informer rapidement l’autorité fiscale de toute incapacité de paiement et son respect ne présente pas de difficultés particulières, de sorte que l’inobservation de cette obligation doit être considérée comme étant constitutive d’un comportement fautif.
48 Deuxièmement, ainsi qu’il découle de l’article 7 de l’arrêté d’exécution de la loi de 1990 sur le recouvrement des impôts la notification de l’incapacité de paiement doit être effectuée au plus tard dans les deux semaines qui suivent l’échéance de paiement de la taxe due. Cette règle implique que, si, comme l’a exposé le gouvernement néerlandais dans ses observations, l’administration fiscale peut considérer qu’une telle notification est valable pour plusieurs périodes d’imposition ultérieures,
une période d’imposition antérieure, non couverte par cette notification, conserve son autonomie en ce qui concerne l’éventuelle responsabilité solidaire de l’administrateur de l’établissement assujetti. Tel est également le cas de la période de référence de trois ans au regard de laquelle sera examinée, selon l’article 36, paragraphe 3, de la loi sur le recouvrement, la question de savoir si l’incapacité de paiement est le résultat d’une mauvaise gestion manifeste de l’administrateur.
49 Ainsi, si une réglementation nationale telle que celle applicable dans l’affaire au principal, qui implique une autonomie des périodes d’imposition, est susceptible d’entraîner la responsabilité solidaire de l’administrateur d’un établissement en cas d’omission de la notification de l’incapacité de paiement des dettes de ce dernier, cette conséquence est atténuée par le fait que, dans certaines circonstances, l’autonomie des périodes d’imposition est tout aussi susceptible de circonscrire la
responsabilité de cet administrateur. En effet, la responsabilité solidaire dudit administrateur laquelle, conformément à l’article 36, paragraphe 4, de la loi sur le recouvrement, est établie lorsque celui-ci n’a pas veillé à ce que l’établissement notifie son incapacité de payer, ne déploie ses effets que pour la période afférente à la notification omise sans affecter une période postérieure pour laquelle cet établissement a dûment notifié l’incapacité de paiement.
50 Il découle de ce qui précède qu’une réglementation telle que celle en cause au principal, qui implique l’autonomie de chaque période d’imposition pour laquelle existe une obligation de notification, ne saurait être considérée comme allant au-delà de ce qui est nécessaire pour la perception exacte de la TVA du seul fait que son application peut avoir des conséquences négatives pour l’administrateur d’un établissement qui a omis de notifier son incapacité de paiement pour une certaine période, tout
en ayant, au demeurant, exercé ses fonctions de bonne foi et sans commettre d’abus ou de fraude.
51 Il convient donc de répondre à la seconde question que l’article 273 de la directive 2006/112, lu à la lumière du principe de proportionnalité, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui a pour effet que l’administrateur d’un établissement ayant omis de notifier l’incapacité de paiement de celui-ci demeure solidairement responsable du paiement d’une dette au titre de la TVA afférente à une période spécifique, alors qu’il a été libéré d’une dette au
même titre afférente à une période immédiatement postérieure après avoir pu démontrer avoir agi de bonne foi et avoir déployé, pendant les trois années précédentes, toute la diligence requise d’un opérateur avisé afin de prévenir l’incapacité de l’établissement d’honorer ses obligations et que sa participation à un abus ou à une fraude est exclue.
Sur les dépens
52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :
1) L’article 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, lu à la lumière du principe de proportionnalité,
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle l’administrateur d’un établissement qui n’a pas respecté l’obligation de notifier son incapacité de payer une dette de taxe sur la valeur ajoutée doit, afin de se libérer de sa responsabilité solidaire pour le paiement de cette dette, démontrer que le manquement à cette obligation de notification ne lui est pas imputable, pour autant que la réglementation en question ne limite pas la possibilité de démontrer cette circonstance aux
seuls cas de force majeure mais permet à l’administrateur d’invoquer toute circonstance susceptible de démontrer qu’il n’est pas responsable de l’inobservation de ladite obligation de notification.
2) L’article 273 de la directive 2006/112, lu à la lumière du principe de proportionnalité,
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui a pour effet que l’administrateur d’un établissement ayant omis de notifier l’incapacité de paiement de celui-ci demeure solidairement responsable du paiement d’une dette au titre de la taxe sur la valeur ajoutée afférente à une période spécifique, alors qu’il a été libéré d’une dette au même titre afférente à une période immédiatement postérieure après avoir pu démontrer avoir agi de bonne foi et avoir déployé, pendant les trois années
précédentes, toute la diligence requise d’un opérateur avisé afin de prévenir l’incapacité de l’établissement d’honorer ses obligations et que sa participation à un abus ou à une fraude est exclue.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le néerlandais.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.