ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
7 novembre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Compétences judiciaires en matière civile – Règlement (UE) no 650/2012 – Article 10, paragraphe 1 – Compétences subsidiaires en matière de successions – Résidence habituelle du défunt au moment de son décès située dans un État tiers – Critère du lieu de situation des biens successoraux dans un État membre – Moment décisif – Appréciation au moment du décès »
Dans l’affaire C‑291/23 [Hantoch] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf, Allemagne), par décision du 27 avril 2023, parvenue à la Cour le 8 mai 2023, dans la procédure
LS
contre
PL,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de M. I. Jarukaitis, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la cinquième chambre, MM. D. Gratsias et E. Regan (rapporteur), juges,
avocat général : M. M. Campos Sánchez-Bordona,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement espagnol, par M. I. Herranz Elizalde, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. L. Hohenecker et W. Wils, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 10 du règlement (UE) no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen (JO 2012, L 201, p. 107).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant LS à PL au sujet de la succession d’une personne décédée en Égypte.
Le cadre juridique
3 Les considérants 7, 23, 30 et 37 du règlement no 650/2012 sont libellés comme suit :
« (7) Il y a lieu de faciliter le bon fonctionnement du marché intérieur en supprimant les entraves à la libre circulation de personnes confrontées aujourd’hui à des difficultés pour faire valoir leurs droits dans le contexte d’une succession ayant des incidences transfrontières. Dans l’espace européen de justice, les citoyens doivent être en mesure d’organiser à l’avance leur succession. Les droits des héritiers et légataires, des autres personnes proches du défunt ainsi que des créanciers de la
succession doivent être garantis de manière effective.
[...]
(23) Compte tenu de la mobilité croissante des citoyens et afin d’assurer une bonne administration de la justice au sein de l’Union et de veiller à ce qu’un lien de rattachement réel existe entre la succession et l’État membre dans lequel la compétence est exercée, le présent règlement devrait prévoir que le facteur général de rattachement aux fins de la détermination, tant de la compétence que de la loi applicable, est la résidence habituelle du défunt au moment du décès. Afin de déterminer la
résidence habituelle, l’autorité chargée de la succession devrait procéder à une évaluation d’ensemble des circonstances de la vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de son décès, prenant en compte tous les éléments de fait pertinents, notamment la durée et la régularité de la présence du défunt dans l’État concerné ainsi que les conditions et les raisons de cette présence. La résidence habituelle ainsi déterminée devrait révéler un lien étroit et stable avec
l’État concerné, compte tenu des objectifs spécifiques du présent règlement.
[...]
(30) Afin de veiller à ce que les juridictions de tous les États membres puissent s’appuyer sur les mêmes motifs pour exercer leur compétence à l’égard de la succession de personnes n’ayant pas leur résidence habituelle sur le territoire d’un État membre au moment du décès, le présent règlement devrait dresser la liste exhaustive, dans l’ordre hiérarchique, des motifs pour lesquels cette compétence subsidiaire peut s’exercer.
[...]
(37) Afin de permettre aux citoyens de profiter, en toute sécurité juridique, des avantages offerts par le marché intérieur, le présent règlement devrait leur permettre de connaître à l’avance la loi applicable à leur succession. Des règles harmonisées de conflits de lois devraient être introduites pour éviter des résultats contradictoires. La règle principale devrait assurer que la succession est régie par une loi prévisible, avec laquelle elle présente des liens étroits. Pour des raisons de
sécurité juridique et afin d’éviter le morcellement de la succession, cette loi devrait régir l’ensemble de la succession, c’est-à-dire l’intégralité du patrimoine composant la succession, quelle que soit la nature des biens et indépendamment du fait que ceux-ci sont situés dans un autre État membre ou dans un État tiers. »
4 Le chapitre II de ce règlement, intitulé « Compétence », comporte, notamment, les articles 4 et 10 de celui-ci.
5 L’article 4 dudit règlement, intitulé « Compétence générale », prévoit :
« Sont compétentes pour statuer sur l’ensemble d’une succession les juridictions de l’État membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès. »
6 L’article 10 du même règlement, intitulé « Compétences subsidiaires », dispose :
« 1. Lorsque la résidence habituelle du défunt au moment du décès n’est pas située dans un État membre, les juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux sont néanmoins compétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession dans la mesure où :
a) le défunt possédait la nationalité de cet État membre au moment du décès ; ou, à défaut,
b) le défunt avait sa résidence habituelle antérieure dans cet État membre, pour autant que, au moment de la saisine de la juridiction, il ne se soit pas écoulé plus de cinq ans depuis le changement de cette résidence habituelle.
2. Lorsque aucune juridiction d’un État membre n’est compétente en vertu du paragraphe 1, les juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux sont néanmoins compétentes pour statuer sur ces biens. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
7 Le défunt, né en Égypte, a vécu et travaillé pendant de nombreuses années en Allemagne, où il a également fondé une famille. À la date de son décès en Égypte, le 18 mars 2017, il avait la double nationalité allemande et égyptienne.
8 Après la cessation de son activité professionnelle en Allemagne, le défunt a séjourné à titre principal en Égypte. Il bénéficiait d’une assurance maladie ainsi que d’une pension de retraite allemandes, dont il transférait, au moyen d’un ordre de virement permanent, les prestations sur un compte auprès d’une banque en Allemagne, conservé à cette seule fin, vers son compte bancaire en Égypte. En raison du versement de sa pension de retraite par le régime allemand des médecins, il était également
assujetti à l’impôt en Allemagne.
9 LS et PL sont les descendants du défunt. PL est l’unique héritier testamentaire.
10 LS a saisi le Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf, Allemagne), la juridiction de renvoi, d’une demande tendant à obtenir de PL certaines informations ainsi que le paiement d’une somme d’argent au titre d’un droit à une réserve héréditaire. Elle estime que cette juridiction est internationalement compétente pour connaître de sa demande. Elle soutient que, à la date de l’ouverture de la succession, le défunt disposait de biens successoraux en Allemagne consistant, outre les
avoirs détenus auprès de la banque allemande, notamment en des créances auprès de l’administration fiscale et d’une compagnie d’assurance maladie privée.
11 PL conteste la compétence internationale de la juridiction de renvoi.
12 Selon cette dernière, le défunt avait sa dernière résidence habituelle, au sens de l’article 4 du règlement no 650/2012, en Égypte. Toutefois, sa compétence juridictionnelle pourrait être fondée, à titre subsidiaire, en application de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement no 650/2012, sur la présence de biens successoraux en Allemagne. Elle nourrit cependant des doutes quant à l’interprétation de cette disposition.
13 En effet, la juridiction de renvoi fait observer que la doctrine allemande est divisée sur la question de savoir à quel moment il faut se placer pour apprécier la condition relative à la présence de biens successoraux dans l’État membre de la juridiction saisie, au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement no 650/2012. Pour certains, c’est le moment du décès qui serait déterminant, alors que d’autres considèrent que c’est celui de l’introduction de la demande en justice.
14 Selon cette juridiction, la réponse à cette question est d’une importance déterminante, dès lors que, en l’occurrence, à la date de son décès, le compte du défunt détenu auprès d’une banque allemande, en tant que bien successoral situé en Allemagne, présentait un solde positif, mais que, à la date de l’introduction du recours au principal, ce compte était déjà liquidé.
15 Dans ces conditions, le Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Aux fins de l’interprétation de l’article 10 du règlement [no 650/2012], pour déterminer s’il existait des biens successoraux dans l’État membre du tribunal saisi, faut-il se placer au moment de l’ouverture de la succession ou au moment de l’introduction de la demande en justice ? »
Sur la question préjudicielle
16 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012 doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer si peut s’exercer la compétence subsidiaire, pour statuer sur l’ensemble de la succession, des juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux, il y a lieu d’examiner si ces biens demeurent situés dans cet État membre au moment de la saisine de ces juridictions ou au moment du décès.
17 Conformément à une jurisprudence constante, aux fins de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il convient de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêt du 1er août 2022, Sea Watch, C‑14/21 et C‑15/21, EU:C:2022:604, point 115 ainsi que jurisprudence citée).
18 S’agissant, en premier lieu, des termes de l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012, il convient de relever que cette disposition établit une règle de compétence prévoyant que, lorsque la résidence habituelle du défunt au moment de son décès n’est pas située dans un État membre, les juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux sont néanmoins compétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession si le défunt possédait la nationalité de cet État membre
au moment de son décès ou, à défaut, s’il avait sa résidence habituelle antérieure dans cet État membre.
19 S’il est vrai que l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012 ne fournit aucune précision quant au moment qui doit être pris en considération pour apprécier si des biens successoraux sont situés dans un État membre, l’article 10, paragraphe 1, sous a), de ce règlement prévoit explicitement que le « moment du décès » constitue la date pertinente tant pour déterminer l’État membre dans lequel était située la résidence habituelle de l’intéressé que pour apprécier la nationalité de celui-ci.
Quant à l’article 10, paragraphe 1, sous b), dudit règlement, il oblige à tenir compte, lorsque le défunt ne possédait pas, au moment de son décès, la nationalité de l’État membre concerné, de sa résidence habituelle « antérieure ».
20 L’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012fonde donc la compétence subsidiaire de l’État membre du lieu de situation des biens successoraux sur des conditions qui sont réalisées au plus tard au moment du décès.
21 En deuxième lieu, s’agissant du contexte dans lequel s’inscrit l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012, il ressort tant des articles 4 et 10 de ce règlement que des considérants 23 et 30 de celui-ci que, pour apprécier si les critères de mise en œuvre de la compétence générale ou de l’une des compétences subsidiaires sont remplis, ledit règlement retient, de manière générale, le moment du décès.
22 Cette circonstance tend également à démontrer que, sauf indication contraire, c’est ce moment qui doit être retenu pour apprécier si un de ces critères de compétence, en l’occurrence, celui relatif à l’existence de biens successoraux dans l’État membre de la juridiction saisie, prévu à l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012, est rempli.
23 Au demeurant, lesdits critères de compétence ont pour objet d’établir les liens de rattachement du défunt avec l’État membre qui exerce la compétence. Dans ces conditions, il est logique de tenir compte de la situation des biens au moment du décès du défunt qui était propriétaire de ceux-ci.
24 En troisième lieu, cette interprétation est corroborée par les objectifs poursuivis par ce règlement, qui, ainsi qu’il ressort des considérants 7 et 37 de celui-ci, consistent, notamment, à s’assurer que les citoyens puissent être en mesure d’organiser à l’avance leur succession, en toute sécurité juridique et de manière prévisible ainsi qu’à garantir de manière effective les droits des héritiers et légataires, des autres personnes proches du défunt et des créanciers de la succession.
25 En effet, la réalisation de ces objectifs serait compromise si la compétence juridictionnelle était susceptible de dépendre de circonstances postérieures au décès, telles que la liquidation ou le transfert vers un autre État membre des biens successoraux postérieurement au décès.
26 Il s’ensuit que, afin de déterminer si, en application de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement no 650/2012, peut s’exercer la compétence subsidiaire de la juridiction saisie au regard de l’existence de biens successoraux dans l’État membre de cette juridiction, il y a lieu de se placer non pas au moment de la saisine de ladite juridiction, mais au moment du décès.
27 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 10, paragraphe 1, du règlement no 650/2012 doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer si peut s’exercer la compétence subsidiaire, pour statuer sur l’ensemble de la succession, des juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux, il y a lieu d’examiner si ces biens sont situés dans cet État membre non pas au moment de la saisine de ces
juridictions, mais au moment du décès.
Sur les dépens
28 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :
L’article 10, paragraphe 1, du règlement (UE) no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen,
doit être interprété en ce sens que :
afin de déterminer si peut s’exercer la compétence subsidiaire, pour statuer sur l’ensemble de la succession, des juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux, il y a lieu d’examiner si ces biens sont situés dans cet État membre non pas au moment de la saisine de ces juridictions, mais au moment du décès.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.