ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
4 juillet 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 7, point 2 – Compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Lieu de la matérialisation du dommage – Entente déclarée contraire à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen – Filiales établies dans différents États membres – Dommage
direct exclusivement subi par les filiales – Action en indemnité de la société mère – Notion d’« unité économique »»
Dans l’affaire C‑425/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Kúria (Cour suprême, Hongrie), par décision du 7 juin 2022, parvenue à la Cour le 28 juin 2022, dans la procédure
MOL Magyar Olaj- és Gázipari Nyrt.
contre
Mercedes-Benz Group AG,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de M. E. Regan, président de chambre, M. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de juge de la cinquième chambre, MM. M. Ilešič (rapporteur), I. Jarukaitis et D. Gratsias, juges,
avocat général : M. N. Emiliou,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour MOL Magyar Olaj- és Gázipari Nyrt., par Mes G. Kutai, D. Petrányi et Sz. Szendrő, ügyvédek,
– pour Mercedes-Benz Group AG, par Mes K. Hetényi, M. Kovács et A. Turi, ügyvédek, Mes M. Kocí et C. von Köckritz, Rechtsanwälte,
– pour le gouvernement tchèque, par M. M. Smolek, Mme A. Edelmannová et M. J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. V. Bottka, G. Meessen et S. Noë, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 février 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant MOL Magyar Olaj- és Gázipari Nyrt. (ci-après « MOL ») à Mercedes-Benz Group AG au sujet d’une demande en réparation introduite par MOL pour le préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de pratiques anticoncurrentielles de Mercedes-Benz Group commises en infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord de l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l’« accord EEE »).
Le cadre juridique
Le règlement (CE) no 864/2007
3 Le considérant 7 du règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II ») (JO 2007, L 199, p. 40), est ainsi libellé :
« Le champ d’application matériel et les dispositions du présent règlement devraient être cohérents par rapport au [règlement no 1215/2012] et les instruments relatifs à la loi applicable aux obligations contractuelles. »
4 L’article 6, paragraphe 3, sous a), de ce règlement, intitulé « Concurrence déloyale et actes restreignant la libre concurrence », dispose :
« La loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un acte restreignant la concurrence est celle du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l’être. »
Le règlement no 1215/2012
5 Les considérants 15 et 16 du règlement no 1215/2012 énoncent :
« (15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les
conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations
non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »
6 Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
7 L’article 5, paragraphe 1, dudit règlement prévoit :
« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du [chapitre II]. »
8 Le chapitre II du règlement no 1215/2012, intitulé « Compétence », contient, notamment, une section 2, intitulée « Compétences spéciales ». L’article 7, point 2, de ce règlement, qui figure sous cette section 2, est ainsi libellé :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
[...]
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
9 MOL, une entreprise établie en Hongrie, détient des participations de contrôle dans plusieurs sociétés filiales établies dans différents États membres, à savoir Moltrans Kft., établie en Hongrie, INA d.d., établie en Croatie, Panta Distribuzione SpA et Nelsa Srl, établies en Italie, RothEnergie GmbH, établie en Autriche, ainsi que Slovnaft a.s., établie en Slovaquie.
10 Le 19 juillet 2016, la Commission européenne a adopté la décision C(2016) 4673 final relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions) (JO 2017, C 108, p. 6).
11 Par cette décision, la Commission a constaté l’existence d’une entente à laquelle ont participé Mercedes-Benz Group et quinze constructeurs internationaux de camions. Elle a estimé que cette entente, ayant pour objet la coordination des prix au niveau des barèmes de prix bruts pour les camions de poids moyen et lourd, était constitutive d’une infraction continue à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE, qui interdisent les ententes et les autres pratiques commerciales restrictives.
La Commission a considéré que cette infraction avait duré entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011 et s’était étendue à l’ensemble de l’Espace économique européen.
12 Les filiales de MOL ont indirectement acheté ou pris à crédit-bail un total de 71 camions à Mercedes-Benz Group pendant la durée de ladite infraction.
13 MOL a introduit, le 14 octobre 2019, une action en paiement de dommages et intérêts contre Mercedes-Benz Group devant la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), au soutien de laquelle elle a prétendu avoir subi un préjudice égal au surcoût que ses filiales ont indûment payé en raison du comportement anticoncurrentiel sanctionné par la Commission.
14 Dans le cadre de cette demande, MOL s’est fondée sur la notion d’« unité économique ». Elle a ainsi invoqué la compétence internationale des juridictions hongroises sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, faisant valoir que son siège social, en tant que centre des intérêts économiques et patrimoniaux du groupe d’entreprises, qu’elle forme avec ses filiales, est le lieu où s’est produit le « fait dommageable », au sens de cette disposition.
15 Mercedes-Benz Group a soulevé une exception d’incompétence, contestant le fait que la juridiction saisie puisse être compétente sur le fondement de la disposition invoquée.
16 La Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale) a fait droit à cette exception et considéré que la règle de compétence spéciale prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 devait être interprétée de manière stricte et ne pouvait être appliquée que s’il existait un lien particulièrement étroit entre la juridiction saisie et l’objet du litige. À cet égard, elle a constaté que c’était non pas MOL qui avait payé les prix artificiellement élevés, mais ses filiales établies dans
d’autres États membres de l’Union européenne, lesquelles ont donc été lésées par la distorsion de concurrence en question. Le préjudice subi par MOL présentait, quant à lui, un caractère purement financier, ce qui ne permettait pas d’assimiler le siège social de MOL au lieu où le fait dommageable s’était produit, au sens de l’article 7, point 2, de ce règlement, et ne suffisait pas à reconnaître la compétence de la juridiction hongroise.
17 La décision de cette juridiction a été confirmée en appel par la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale, Hongrie), qui a déclaré que, selon la jurisprudence de la Cour, la théorie de l’unité économique n’est applicable qu’aux fins d’établir une responsabilité pour infraction au droit de la concurrence et que, en substance, la partie lésée ne peut s’en prévaloir aux fins de la détermination du for. Elle relève que, conformément à l’arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen
Peroxide, (C‑352/13, EU:C:2015:335), la compétence en vertu de l’article 7, point 2, dudit règlement devait être déterminée en fonction du siège de l’entreprise lésée et non de celui de sa société mère.
18 MOL a formé un pourvoi en cassation devant la Kúria (Cour suprême, Hongrie), dans lequel elle a demandé à cette juridiction d’annuler l’ordonnance rendue par la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale) et de poursuivre la procédure devant les juridictions précédemment saisies.
19 MOL a soutenu, en substance, que la théorie de l’unité économique est pertinente pour l’appréciation de la compétence des juridictions hongroises dans le litige au principal et que, en tant que détentrice exclusive du contrôle du groupe d’entreprises qu’elle forme avec ses filiales, elle est directement impliquée dans le fonctionnement, rentable ou déficitaire, de ces dernières.
20 Mercedes-Benz Group a répondu que la requérante au principal n’avait acheté aucun des camions concernés par l’entente en question et qu’elle n’avait donc subi aucun préjudice. En outre, elle a fait valoir que la théorie de l’unité économique n’est pas applicable pour déterminer la compétence des juridictions hongroises et qu’une telle approche n’est pas étayée par la jurisprudence de la Cour.
21 À cet égard, la juridiction de renvoi relève que la jurisprudence de la Cour permet à la victime d’une pratique anticoncurrentielle d’introduire une action en réparation des dommages contre l’une ou l’autre des entités juridiques qui forment une unité économique. Toutefois, la Cour ne se serait pas encore prononcée, dans le cadre de l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, sur le point de savoir si la théorie de l’unité économique peut être valablement invoquée lorsque
cette unité est la victime et non pas l’auteur de l’infraction anticoncurrentielle.
22 Dans ces conditions, la Kúria (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Lorsque la société mère engage une action en dommages et intérêts aux fins de la réparation d’un préjudice qui est lié à un comportement anticoncurrentiel et qui est survenu exclusivement auprès de ses filiales, la compétence de la juridiction peut-elle être fondée sur le siège de la société mère, en tant que lieu où le fait dommageable s’est produit, au sens de l’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012] ?
2) Le fait que, au moment des différentes acquisitions faisant l’objet du litige, certaines de ces filiales n’aient pas appartenu au groupe d’entreprises de la société mère est-il pertinent au regard de l’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012] ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
23 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » couvre le siège social de la société mère qui intente une action en réparation des préjudices subis exclusivement par ses filiales en raison du comportement anticoncurrentiel d’un tiers, au sens de l’article 101 TFUE, s’il est allégué que cette société mère et ces filiales font
partie de la même unité économique.
24 À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante, l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie (voir, notamment, arrêt du 8 février 2024, Inkreal, C‑566/22, EU:C:2024:123, point 15).
25 S’agissant des termes de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, il ressort de cette disposition qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du « lieu où le fait dommageable s’est produit ».
26 La Cour a itérativement jugé que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », au sens de l’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), qui correspond à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’événement causal qui est à l’origine
de ce dommage, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 29 ainsi que jurisprudence citée).
27 La Cour a déjà eu l’opportunité de préciser dans l’arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans (C‑451/18, EU:C:2019:635, point 33), lequel concernait la même infraction aux règles de la concurrence que celle en cause dans le litige au principal, que, lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de
l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans cet État membre (voir également, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 31).
28 Par ailleurs, la Cour a jugé que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne saurait être interprétée de manière extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu. Par conséquent, elle a précisé que cette notion ne saurait être interprétée comme incluant le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial
survenu et subi par elle dans un autre État (arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 28 et jurisprudence citée).
29 La Cour a également dit pour droit qu’un dommage qui n’est que la conséquence indirecte du préjudice éprouvé initialement par d’autres personnes qui ont été directement victimes du dommage matérialisé en un lieu différent de celui où la victime indirecte a ensuite subi le préjudice ne saurait fonder la compétence juridictionnelle au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 29 et jurisprudence
citée).
30 Il ressort de la décision de renvoi que, en l’occurrence, seules les filiales, établies dans différents États membres, ont subi directement le préjudice invoqué par MOL, à savoir le surcoût payé en raison des prix artificiellement élevés appliqués pour l’achat ou la prise en crédit-bail des 71 camions en cause au principal à la suite d’arrangements collusoires constitutifs d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE.
31 Ainsi, il convient de constater qu’est internationalement et territorialement compétente, au titre du lieu de matérialisation du dommage en cause au principal, soit la juridiction dans le ressort de laquelle la filiale s’estimant lésée a acheté ou a pris en crédit-bail les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats ou de prises en crédit-bail effectués par cette filiale dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le siège social de celle-ci.
32 Bien que MOL n’ait pas elle-même acquis de tels camions ni, partant, subi un préjudice direct en raison de ladite infraction, elle fait valoir que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » doit être interprétée à la lumière de la notion d’« unité économique » utilisée en droit de la concurrence.
33 À cet égard, il y a lieu de noter qu’il est généralement considéré qu’une société mère et sa filiale forment une unité économique lorsque, en substance, cette dernière est soumise à une influence déterminante de la première et n’agit pas de manière autonome (voir, en ce sens, arrêts du 27 avril 2017, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑516/15 P, EU:C:2017:314, points 52 et 53, ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal, C‑882/19, EU:C:2021:800, point 43).
34 Dans une telle situation, le groupe sera considéré dans sa totalité comme étant une « entreprise » destinataire des règles du droit de la concurrence, lesquelles doivent être respectées par les membres du groupe en tant qu’ensemble, dans le cadre d’une responsabilité solidaire (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2021, Sumal, C‑882/19, EU:C:2021:800, points 39 à 44 et jurisprudence citée).
35 En l’occurrence, MOL soutient que, dans la mesure où l’infraction au droit de la concurrence entraîne une responsabilité solidaire au sein de l’unité économique dans son ensemble, une application inversée du même principe devrait s’imposer dans le cas d’une demande en réparation du préjudice résultant d’une infraction au droit de la concurrence affectant un membre de l’unité économique.
36 Selon MOL, la notion d’« unité économique » ne saurait avoir une signification différente selon que l’entreprise concernée a la qualité de demandeur ou de défendeur. Par conséquent, le lieu du siège social de la société mère devrait être considéré comme étant le « lieu de la matérialisation du dommage », aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, même si le dommage direct a été exclusivement subi par les filiales de cette société.
37 Ainsi que l’indique M. l’avocat général aux points 71 à 73 de ses conclusions, il y a lieu de relever que, tout d’abord, l’argumentation invoquée par MOL n’est pas étayée par la jurisprudence de la Cour. Ensuite, elle est en contradiction avec les principes sous-jacents à la règle de compétence de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, à savoir aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence, et de cohérence entre le for et la loi applicable. Enfin, la
possibilité de demander réparation du préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence n’est pas entravée par l’inapplicabilité de la théorie de l’unité économique pour la détermination du « lieu de la matérialisation du dommage » aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, dans des conditions comme celles en cause au principal.
38 En ce qui concerne les objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence, il ressort de la jurisprudence de la Cour, d’une part, que les juridictions de l’État membre dans lequel se situe le marché affecté sont les mieux placées pour examiner de tels recours indemnitaires et, d’autre part, qu’un opérateur économique se livrant à des comportements anticoncurrentiels peut raisonnablement s’attendre à être attrait devant les juridictions du lieu où ses comportements ont faussé les
règles d’une concurrence saine (arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 34).
39 En outre, conformément au considérant 15 du règlement no 1215/2012, les règles de compétence devraient s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur en vertu de l’article 4 de ce règlement.
40 S’agissant de l’objectif de cohérence entre le for et la loi applicable, la Cour a dit pour droit qu’une détermination selon laquelle le lieu de la matérialisation du dommage se trouve dans le marché affecté est aussi conforme aux exigences de cohérence prévues au considérant 7 du règlement no 864/2007, dans la mesure où, selon l’article 6, paragraphe 3, sous a), de ce règlement, la loi applicable en cas d’actions en dommages et intérêts en lien avec un acte restreignant la concurrence est celle
du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l’être (arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, points 31 et 32 ainsi que jurisprudence citée).
41 En ce qui concerne, en outre, l’argument relatif à l’entrave à la possibilité de demander réparation du préjudice résultant d’une infraction au droit de la concurrence, qui résulterait de l’inapplicabilité de la notion d’« unité économique » pour la détermination du « lieu de la matérialisation du dommage » aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, il convient de constater, à l’instar de M. l’avocat général au point 97 de ses conclusions, que les règles de
compétence n’empêchent pas les prétendues victimes d’un comportement anticoncurrentiel de faire valoir leurs droits à réparation.
42 Selon la règle principale du for qui ressort du règlement no 1215/2012, il est toujours loisible aux victimes d’une telle infraction de saisir la juridiction du lieu du domicile de l’auteur de l’infraction, conformément à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement.
43 Toutefois, ainsi que cela a été rappelé au point 27 du présent arrêt, l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 permet de saisir au sein du marché affecté par des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens soit la juridiction dans le ressort de laquelle l’entreprise s’estimant lésée a acheté les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats effectués par cette entreprise dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se
trouve le siège social de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 43).
44 Partant, les objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence et de cohérence entre le for et la loi applicable ainsi que l’absence d’entrave à la possibilité de demander réparation du préjudice résultant d’une infraction au droit de la concurrence affectant un membre de l’unité économique s’opposent à une application inversée de la notion d’« unité économique » pour la détermination du lieu de la matérialisation du dommage aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du
règlement no 1215/2012.
45 En outre, la Cour a jugé que l’objectif de sécurité juridique exige que le juge national saisi puisse aisément se prononcer sur sa propre compétence, sans être contraint de procéder à un examen de l’affaire au fond (arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa, C‑375/13, EU:C:2015:37, point 61, et du 8 février 2024, Inkreal, C‑566/22, EU:C:2024:123, point 27).
46 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne couvre pas le siège social de la société mère qui intente une action en réparation des préjudices subis exclusivement par ses filiales en raison du comportement anticoncurrentiel d’un tiers, constitutif d’une infraction à l’article 101 TFUE, même
s’il est allégué que cette société mère et ces filiales font partie de la même unité économique.
Sur la seconde question
47 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la pertinence, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, de la circonstance que, au moment de l’achat de certaines marchandises ayant fait l’objet d’une infraction à l’article 101 TFUE, les filiales concernées n’étaient pas encore contrôlées par la société mère.
48 Il y a lieu de relever que cette question part de la prémisse selon laquelle l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 pourrait être interprété en ce sens que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » est susceptible de viser le siège social de la société mère qui intente une action en réparation des préjudices directs subis par ses filiales en raison du comportement anticoncurrentiel d’un tiers.
49 Compte tenu de la réponse apportée à la première question il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.
Sur les dépens
50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :
L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne couvre pas le siège social de la société mère qui intente une action en réparation des préjudices subis exclusivement par ses filiales en raison du comportement anticoncurrentiel d’un tiers, constitutif d’une infraction à l’article 101 TFUE, même s’il est allégué que cette société mère et ces filiales font partie de la même unité économique.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le hongrois.