ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
25 avril 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Articles 49 et 54 TFUE – Liberté d’établissement – Société établie dans un État membre mais exerçant ses activités dans un autre État membre – Fonctionnement et gestion de la société – Réglementation nationale prévoyant l’application de la loi de l’État membre dans lequel une société exerce ses activités – Restriction à la liberté d’établissement – Justification – Protection des intérêts des créanciers, des associés minoritaires et des salariés – Lutte contre les pratiques
abusives et les montages artificiels – Proportionnalité »
Dans l’affaire C‑276/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), par décision du 11 avril 2022, parvenue à la Cour le 22 avril 2022, dans la procédure
Edil Work 2 Srl,
S.T. Srl
contre
STE Sàrl,
en présence de :
CM,
LA COUR (troisième chambre),
composée de Mme K. Jürimäe (rapporteure), présidente de chambre, M. L. Bay Larsen, vice-président de la Cour, faisant fonction de juge de la troisième chambre, MM. N. Piçarra, N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,
avocat général : Mme L. Medina,
greffier : Mme M. Krausenböck, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 juillet 2023,
considérant les observations présentées :
– pour Edil Work 2 Srl et S.T. Srl, par Me R. Vaccarella, avvocato,
– pour STE Sàrl, par Mes A. Pontecorvo et P. Sammarco, avvocati,
– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. F. Meloncelli, avvocato dello Stato,
– pour la Commission européenne, par MM. G. Braun, L. Malferrari et M. Mataija, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 19 octobre 2023,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 49 et 54 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Edil Work 2 Srl et S.T. Srl à STE Sàrl au sujet de la légalité du transfert de la propriété du complexe immobilier dénommé Castello di Tor Crescenza (ci-après le « Château ») en faveur des deux premières sociétés.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le considérant 2 de la directive (UE) 2019/2121 du Parlement européen et du Conseil, du 27 novembre 2019, modifiant la directive (UE) 2017/1132 en ce qui concerne les transformations, fusions et scissions transfrontalières (JO 2019, L 321, p. 1), énonce :
« La liberté d’établissement est l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union. En vertu de l’article 49, second alinéa, [TFUE], lu en combinaison avec l’article 54 [TFUE], la liberté d’établissement pour les sociétés comporte, notamment, la constitution et la gestion de ces sociétés dans les conditions définies par le droit de l’État membre d’établissement. Cela a été interprété par la Cour de justice de l’Union européenne comme englobant le droit pour une société régie par le droit d’un
État membre de se transformer en une société régie par le droit d’un autre État membre pour autant qu’il est satisfait aux conditions définies par le droit de cet autre État membre et, en particulier, au critère retenu par ce dernier aux fins du rattachement d’une société à son ordre juridique national. »
Le droit italien
4 L’article 25 de la legge n. 218 – Riforma del sistema italiano di diritto internazionale privato (loi no 218, portant réforme du système italien de droit international privé), du 31 mai 1995 (GURI no 128, du 3 juin 1995, p. 1, ci-après la « loi no 218/1995 »), prévoit :
« 1. Les sociétés, les associations, les fondations et toute autre entité publique ou privée, même dépourvue de nature associative, sont régies par la loi de l’État dans le territoire duquel a été accomplie la procédure de constitution. Toutefois, la loi italienne s’applique si le siège de l’administration est situé en Italie ou si l’objet principal de l’entité se trouve en Italie.
2. En particulier, sont régis par la loi applicable à l’entité :
a) la nature juridique ;
b) le nom ou la raison sociale ;
c) la constitution, la transformation et la dissolution ;
d) la capacité ;
e) la formation, les pouvoirs et les modalités de fonctionnement des organes ;
f) la représentation de l’entité ;
g) les modalités d’acquisition et de perte de la qualité d’associé ou de membre, et les droits et obligations attachés à cette qualité ;
h) la responsabilité découlant des obligations de l’entité ;
i) les conséquences des infractions à la loi ou à l’acte constitutif.
3. Le transfert du siège statutaire dans un autre État et la fusion d’entités ayant leur siège dans des États différents ne produisent d’effet que s’ils sont effectués conformément aux droits des États concernés. »
5 L’article 2381, deuxième alinéa, du Codice civile (code civil), est libellé comme suit :
« Si les statuts ou l’assemblée générale le permettent, le conseil d’administration peut déléguer ses pouvoirs à un comité de direction composé de certains de ses membres, ou à un ou plusieurs de ses membres. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
6 Le Château, situé dans les environs de Rome (Italie), constituait le seul bien du patrimoine d’Agricola Torcrescenza Srl, société dont l’activité consistait en la gestion de ce bien immobilier. Pendant l’année 2004, cette société a, d’abord, changé sa dénomination, en devenant STA Srl et a, ensuite, transféré son siège social au Luxembourg, où elle s’est transformée en une société luxembourgeoise, STE, tout en continuant à exploiter le Château.
7 En 2010, lors d’une assemblée générale extraordinaire de STE, qui s’est tenue au Luxembourg, S.B. a été nommée comme administratrice unique. À cette occasion, S.B. a nommé F.F., qui n’était ni actionnaire ni membre du conseil d’administration de STE, en tant que mandataire général, en lui attribuant le pouvoir d’accomplir « tous les actes et les opérations nécessaires, sans exception ni exclusion, dans le respect des limites de l’objet social » (ci-après l’« attribution de pouvoirs litigieuse »).
8 En 2012, F.F., agissant au nom et pour le compte de STE, a transféré la propriété du Château à S.T., qui l’a ultérieurement transférée à Edil Work 2. En 2013, STE a assigné devant le Tribunale di Roma (tribunal de Rome, Italie) S.T. et Edil Work 2 afin d’obtenir l’annulation des deux transferts de la propriété du Château, au motif que l’attribution de pouvoirs litigieuse était, selon le droit italien, illégale.
9 Jugeant cette attribution régulière, le Tribunale di Roma (tribunal de Rome) a rejeté le recours. L’arrêt de cette juridiction ayant été reformé par la Corte d’appello di Roma (cour d’appel de Rome, Italie), Edil Work 2 et S.T. ont introduit un pourvoi devant la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), qui est la juridiction de renvoi.
10 Cette juridiction observe qu’il ressort de l’article 25, paragraphe 3, de la loi no 218/1995 que le droit italien autorise la transformation, réalisée au moyen du transfert du siège social dans un autre État membre, des sociétés italiennes en sociétés étrangères, pourvu que le transfert soit valable tant dans l’État membre d’origine que dans l’État membre de destination.
11 Toutefois, selon la juridiction de renvoi, se pose la question de savoir si la constitution de STE en tant que société luxembourgeoise implique de soumettre les actes de gestion de cette société, qui a pourtant conservé le centre de ses activités en Italie, à la loi luxembourgeoise.
12 À cet égard, cette juridiction relève, d’une part, que le critère général permettant de déterminer la loi applicable à l’attribution de pouvoirs litigieuse est, au sens de l’article 25, paragraphe 1, de la loi no 218/1995, celui du lieu où la société a été constituée.
13 Or, conformément à la seconde phrase de cette disposition, la loi italienne s’appliquerait aux sociétés dont « l’objet principal » se situe en Italie. Dans la mesure où le centre d’activité de STE, à savoir le Château, qui est son seul actif, se trouve en Italie, la loi applicable à l’attribution de pouvoirs litigieuse serait la loi italienne.
14 Or, aux termes de l’article 2381, deuxième alinéa, du code civil, le conseil d’administration d’une société à responsabilité limitée ne peut déléguer ses pouvoirs qu’aux seuls membres de ce conseil. Ainsi, l’attribution de ces pouvoirs à un sujet tiers à la société serait illégale.
15 La juridiction de renvoi observe, d’autre part, que, selon la jurisprudence de la Cour, la liberté d’établissement comprend le droit pour une société constituée conformément au droit d’un État membre de se transformer en une société d’un autre État membre, pour autant que les conditions prévues par le droit de cet autre État membre soient remplies et, notamment, que le critère de rattachement fixé par ce dernier soit satisfait. Il s’ensuit que le fait que seul le siège statutaire soit transféré,
et non l’administration centrale ou le principal établissement, n’exclurait pas en soi l’applicabilité de la liberté d’établissement en vertu de l’article 49 TFUE.
16 Par ailleurs, selon cette disposition, la liberté d’établissement comporterait non seulement la constitution mais également la « gestion d’entreprises ». Les activités de gestion devraient se faire, conformément au considérant 2 de la directive 2019/2121, dans les conditions définies par le droit de l’État membre d’établissement, à savoir, en l’occurrence, le Grand-Duché de Luxembourg.
17 Dans ces conditions, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Les articles 49 et 54 [TFUE] s’opposent-ils à ce qu’un État membre, dans lequel une société (société à responsabilité limitée) a été constituée à l’origine, applique à celle-ci les dispositions de son droit national relatives au fonctionnement et à la gestion de [cette] société dans le cas où [ladite] société, après avoir transféré son siège social et s’être constituée à nouveau selon le droit de l’État membre de destination, conserve le centre de ses activités dans l’État membre de départ et
où l’acte de gestion en cause a un effet déterminant sur l’activité de la société ? »
Sur la question préjudicielle
18 À titre liminaire, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler la question qui lui est soumise. À ces fins, la Cour peut extraire de l’ensemble des éléments
fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige au principal [arrêt du 16 février 2023, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Enfant à naître au moment de la demande d’asile), C‑745/21, EU:C:2023:113, point 43].
19 Dans la présente affaire, la juridiction de renvoi demande à la Cour si les articles 49 et 54 TFUE s’opposent à ce que les actes de gestion d’une société se trouvant dans la situation de STE soient régis par le droit italien, en se référant à la circonstance que cette société a été constituée en tant que société d’un État membre, à savoir la République italienne, et qu’elle a ensuite transféré son siège social et s’est constituée selon le droit d’un autre État membre, à savoir le Grand-Duché de
Luxembourg, tout en conservant le centre de ses activités dans le premier État membre.
20 Or, il ressort des informations dont dispose la Cour, qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, qu’aucune restriction n’a été imposée lors de ce transfert et de cette transformation sociétaire.
21 Le transfert du siège social et la transformation de la société italienne STA en la société luxembourgeoise STE ne faisant dès lors pas partie des circonstances pertinentes pour répondre à la question soulevée par la juridiction de renvoi, il convient de reformuler la question préjudicielle en ce sens que cette juridiction demande, en substance, si les articles 49 et 54 TFUE s’opposent à une législation d’un État membre qui prévoit, de manière générale, l’application de son droit national aux
actes de gestion d’une société établie dans un autre État membre mais exerçant la partie principale de ses activités dans le premier État membre.
22 À cet égard, il convient, en premier lieu, de déterminer si la situation en cause dans le litige au principal relève de la liberté d’établissement.
23 L’article 49 TFUE, lu en combinaison avec l’article 54 TFUE, accorde le bénéfice de la liberté d’établissement aux sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union européenne (arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 32).
24 En vertu de l’article 49, second alinéa, TFUE, lu en combinaison avec l’article 54 TFUE, la liberté d’établissement pour les sociétés visées à ce dernier article comporte, notamment, la constitution et la gestion de ces sociétés dans les conditions définies par la législation de l’État membre d’établissement pour ses propres sociétés (arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 33).
25 Par ailleurs, lesdites sociétés ont le droit d’exercer leur activité dans un autre État membre, la localisation de leur siège statutaire, de leur administration centrale ou de leur principal établissement servant à déterminer, à l’instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l’ordre juridique d’un État membre (voir, en ce sens, arrêt du 5 novembre 2002, Überseering, C‑208/00, EU:C:2002:632, point 57).
26 En l’absence d’uniformisation en droit de l’Union, la définition du lien de rattachement déterminant le droit national applicable à une société relève, conformément à l’article 54 TFUE, de la compétence de chaque État membre, cet article ayant mis sur le même pied le siège statutaire, l’administration centrale et le principal établissement d’une société en tant que lien d’un tel rattachement (arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 34).
27 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi, premièrement, que STE a été constituée en 2004 en tant que société luxembourgeoise, deuxièmement, que cette société a son siège statutaire au Luxembourg et, troisièmement, qu’elle exerce la partie principale de ses activités dans un autre État membre, à savoir la République italienne.
28 Eu égard à la jurisprudence figurant aux points 23 à 26 du présent arrêt, il convient de considérer que la situation de cette société et, en particulier, les actes de gestion qu’elle adopte à propos des activités qu’elle exerce en Italie, relèvent de la liberté d’établissement.
29 Dans ces conditions, il y a lieu de déterminer, en deuxième lieu, si la législation d’un État membre qui prévoit l’application de son droit national aux actes de gestion d’une société établie dans un autre État membre, au motif que cette société exerce la partie principale de ses activités dans le premier État membre, constitue une restriction à la liberté d’établissement.
30 Doivent être considérées comme des restrictions à la liberté d’établissement, au sens de l’article 49 TFUE, toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté (arrêts du 5 octobre 2004, CaixaBank France, C‑442/02, EU:C:2004:586, point 11, et du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 46).
31 Or, il importe de relever qu’une réglementation d’un État membre prévoyant que les sociétés établies dans un autre État membre qui exercent la partie principale de leurs activités dans le premier État membre doivent respecter, dans le cadre de la réalisation de leurs actes de gestion, outre les obligations résultant, le cas échéant, du droit de leur État membre d’établissement, le droit du premier État membre, pourrait rendre plus difficile la gestion de telles sociétés, dès lors qu’elle pourrait
obliger celles-ci à se conformer aux exigences imposées par ces deux ensembles normatifs.
32 Il s’ensuit qu’une telle réglementation est susceptible de rendre moins attrayant l’exercice de la liberté d’établissement et constitue, par conséquent, une entrave à l’exercice de la liberté d’établissement.
33 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que STE est une société de droit luxembourgeois, dont le siège statutaire se situe au Luxembourg. Cependant, il ressort également de la décision de renvoi que, en ce qui concerne ses actes de gestion, l’application de l’article 25, paragraphe 1, seconde phrase, de la loi no 218/1995, soumet cette société au droit italien, au seul motif qu’elle exerce la partie principale de ses activités en Italie.
34 Dans ces conditions, une société se trouvant dans la situation de STE pourrait être soumise, de manière cumulative, tant au droit luxembourgeois qu’au droit italien. Or, une telle application cumulative du droit de deux États membres peut rendre plus difficile la gestion de cette société.
35 Il convient d’analyser, dès lors et en troisième lieu, si une restriction à la liberté d’établissement résultant d’une réglementation telle que celle en cause au principal pourrait être néanmoins justifiée.
36 Il résulte d’une jurisprudence constante qu’une restriction à la liberté d’établissement ne saurait être admise que si elle se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. Il convient encore qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (voir, en ce sens, arrêts du 13 décembre 2005, Marks & Spencer, C‑446/03, EU:C:2005:763, point 35, et du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo,
C‑106/16, EU:C:2017:804, point 52).
37 À cet égard, il convient de relever, d’emblée, que la juridiction de renvoi n’indique pas les raisons qui justifieraient la restriction à la liberté d’établissement que comporte l’application de l’article 25, paragraphe 1, seconde phrase, de la loi no 218/1995 aux actes de gestion d’une société valablement constituée en vertu du droit d’un autre État membre et exerçant la partie principale de ses activités sur le territoire italien. De telles indications ne ressortent pas non plus du libellé de
cette disposition ni de celui de l’article 2381 du code civil.
38 Il ressort, en revanche, des écritures du gouvernement italien, premièrement, que la restriction à la liberté d’établissement en cause se justifie par l’objectif de la protection des actionnaires, des créanciers, des salariés et des tiers.
39 À cet égard, il convient de rappeler que la protection des intérêts des créanciers, des travailleurs et des associés minoritaires figure parmi les raisons impérieuses d’intérêt général reconnues par la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 54 et jurisprudence citée).
40 Ainsi, les articles 49 et 54 TFUE ne s’opposent pas, en principe, à des mesures d’un État membre visant à ce que les intérêts des créanciers, des associés minoritaires ainsi que des travailleurs d’une société qui a été constituée conformément au droit d’un autre État membre mais qui exerce la partie principale de ses activités sur le territoire national ne soient pas indûment affectés.
41 Toutefois, conformément à la jurisprudence citée au point 36 du présent arrêt, la restriction en cause au principal doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif de protection des créanciers, des actionnaires minoritaires ainsi que des travailleurs et ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
42 Or, si l’article 25, paragraphe 1, seconde phrase, de la loi no 218/1995 devait être interprété en ce sens qu’il implique que tout acte de gestion d’une société valablement constituée selon le droit d’un autre État membre mais exerçant la partie principale de ses activités en Italie devait être soumis à la législation italienne, il ne serait pas possible de vérifier l’existence, dans un cas concret, d’un risque d’atteinte aux intérêts des créanciers, des actionnaires minoritaires ou des
travailleurs. En effet, il importe de préciser qu’un tel risque peut dépendre, notamment, du type d’acte adopté et varier en fonction de la composition de l’actionnariat de la société en cause. En outre, la législation de l’État membre où la société en cause s’est constituée peut avoir pris en considération les intérêts susmentionnés, circonstance dont l’application automatique de la législation italienne ne permet pas de tenir compte.
43 Dans ces conditions, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des intérêts mentionnés au point 39 du présent arrêt.
44 Deuxièmement, le gouvernement italien fait valoir que la réglementation nationale en cause au principal vise à lutter contre les pratiques abusives, en faisant obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique.
45 À cet égard, il convient de rappeler que, certes, les États membres ont la possibilité de prendre toute mesure de nature à prévenir ou à sanctionner les fraudes (voir, en ce sens, arrêts du 9 mars 1999, Centros, C‑212/97, EU:C:1999:126, point 38, et du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 61).
46 Par ailleurs, la lutte contre l’évasion fiscale et la fraude peut justifier une restriction à la liberté d’établissement prévue à l’article 49 TFUE pourvu que l’objet spécifique d’une telle restriction soit de faire obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dans le but d’éluder l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national (voir, en ce sens, arrêts du 12 septembre
2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, C‑196/04, EU:C:2006:544, point 55, ainsi que du 20 janvier 2021, Lexel, C‑484/19, EU:C:2021:34, point 49).
47 Toutefois, la Cour a jugé, d’une part, que n’est pas constitutif, en soi, d’abus le fait d’établir le siège, statutaire ou réel, d’une société en conformité avec la législation d’un État membre dans le but de bénéficier d’une législation plus avantageuse (voir, en ce sens, arrêts du 9 mars 1999, Centros, C‑212/97, EU:C:1999:126, point 27, et du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 40).
48 D’autre part, la seule circonstance qu’une société, tout en ayant son siège dans un État membre, exerce la partie principale de ses activités dans un autre État membre, ne saurait fonder une présomption générale de fraude et justifier une mesure portant atteinte à l’exercice d’une liberté fondamentale garantie par le traité (voir, par analogie, arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 63).
49 Or, en l’occurrence, si la réglementation en cause au principal devait être interprétée en ce sens qu’elle impose l’application systématique de la loi italienne à tout acte de gestion d’une société établie dans un autre État membre mais exerçant la partie principale de ses activités en Italie, elle reviendrait à instaurer une présomption selon laquelle les comportements d’une telle société seraient abusifs. Une telle règlementation, eu égard aux considérations exposées aux points 47 et 48 du
présent arrêt, serait disproportionnée (voir, par analogie, arrêt du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 64).
50 Dans ces conditions, il convient de répondre à la question posée que les articles 49 et 54 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation d’un État membre qui prévoit, de manière générale, l’application de son droit national aux actes de gestion d’une société établie dans un autre État membre mais exerçant la partie principale de ses activités dans le premier État membre.
Sur les dépens
51 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
Les articles 49 et 54 TFUE doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à une législation d’un État membre qui prévoit, de manière générale, l’application de son droit national aux actes de gestion d’une société établie dans un autre État membre mais exerçant la partie principale de ses activités dans le premier État membre.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’italien.