ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
11 mai 2023 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Transports aériens – Règlement (CE) no 261/2004 – Indemnisation des passagers aériens en cas d’annulation d’un vol – Article 5, paragraphe 3 – Exonération de l’obligation d’indemnisation – Notion de “circonstances extraordinaires” – Absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un membre de l’équipage indispensable pour assurer le vol »
Dans les affaires jointes C‑156/22 à C‑158/22,
ayant pour objet trois demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart, Allemagne), par décisions du 3 février 2022, parvenues à la Cour le 17 février 2022, dans les procédures
TAP Portugal
contre
flightright GmbH (C‑156/22),
Myflyright GmbH (C‑157/22 et C‑158/22),
LA COUR (troisième chambre),
composée de Mme K. Jürimäe, présidente de chambre, MM. M. Safjan (rapporteur), N. Piçarra, N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,
avocat général : Mme L. Medina,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour TAP Portugal, par Mes K. Brecke, B. Liebert et U. Steppler, Rechtsanwälte,
– pour flightright GmbH, par Mes M. Michel et R. Weist, Rechtsanwälte,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement portugais, par Mmes P. Barros da Costa, C. Chambel Alves, L. Guerreiro et M. P. Pisco Santos, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. G. Braun, G. Wilms et Mme N. Yerrell, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 9 février 2023,
rend le présent
Arrêt
1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91 (JO 2004, L 46, p. 1).
2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges opposant TAP Portugal (ci-après « TAP ») à flightright GmbH (affaire C‑156/22) et à Myflyright GmbH (affaires C‑157/22 et C‑158/22) au sujet du droit à indemnisation des passagers au titre du règlement no 261/2004, à la suite de l’annulation d’un vol due au décès inopiné du copilote de l’avion peu avant le départ prévu du vol.
Le cadre juridique
3 Les considérants 1, 14 et 15 du règlement no 261/2004 énoncent :
« (1) L’action de la Communauté [européenne] dans le domaine des transports aériens devrait notamment viser à garantir un niveau élevé de protection des passagers. Il convient en outre de tenir pleinement compte des exigences de protection des consommateurs en général.
[...]
(14) [...] [L]es obligations des transporteurs aériens effectifs devraient être limitées ou leur responsabilité exonérée dans les cas où un év[è]nement est dû à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises. De telles circonstances peuvent se produire, en particulier, en cas d’instabilité politique, de conditions météorologiques incompatibles avec la réalisation du vol concerné, de risques liés à la sécurité, de
défaillances imprévues pouvant affecter la sécurité du vol, ainsi que de grèves ayant une incidence sur les opérations d’un transporteur aérien effectif.
(15) Il devrait être considéré qu’il y a circonstance extraordinaire, lorsqu’une décision relative à la gestion du trafic aérien concernant un avion précis pour une journée précise génère un retard important, un retard jusqu’au lendemain ou l’annulation d’un ou de plusieurs vols de cet avion, bien que toutes les mesures raisonnables aient été prises par le transporteur aérien afin d’éviter ces retards ou annulations. »
4 L’article 5 de ce règlement, intitulé « Annulations », dispose :
« 1. En cas d’annulation d’un vol, les passagers concernés :
[...]
c) ont droit à une indemnisation du transporteur aérien effectif conformément à l’article 7, à moins qu’ils soient informés de l’annulation du vol :
i) au moins deux semaines avant l’heure de départ prévue, ou
ii) de deux semaines à sept jours avant l’heure de départ prévue si on leur offre un réacheminement leur permettant de partir au plus tôt deux heures avant l’heure de départ prévue et d’atteindre leur destination finale moins de quatre heures après l’heure d’arrivée prévue, ou
iii) moins de sept jours avant l’heure de départ prévue si on leur offre un réacheminement leur permettant de partir au plus tôt une heure avant l’heure de départ prévue et d’atteindre leur destination finale moins de deux heures après l’heure prévue d’arrivée.
[...]
3. Un transporteur aérien effectif n’est pas tenu de verser l’indemnisation prévue à l’article 7 s’il est en mesure de prouver que l’annulation est due à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.
[...] »
5 L’article 7, paragraphe 1, dudit règlement, intitulé « Droit à indemnisation », est ainsi libellé :
« Lorsqu’il est fait référence au présent article, les passagers reçoivent une indemnisation dont le montant est fixé à :
a) 250 euros pour tous les vols de 1500 kilomètres ou moins ;
b) 400 euros pour tous les vols intracommunautaires de plus de 1500 kilomètres et pour tous les autres vols de 1500 à 3500 kilomètres ;
c) 600 euros pour tous les vols qui ne relèvent pas des points a) ou b).
Pour déterminer la distance à prendre en considération, il est tenu compte de la dernière destination où le passager arrivera après l’heure prévue du fait du refus d’embarquement ou de l’annulation. »
Les litiges au principal et la question préjudicielle
6 Les trois affaires jointes se rapportent à l’annulation d’un seul et même vol, les passagers concernés ayant cédé leurs droits nés de cette annulation, respectivement, aux sociétés flightright (affaire C‑156/22) ainsi que Myflyright (affaires C‑157/22 et C‑158/22), lesquelles fournissent une assistance juridique aux passagers aériens.
7 Le 17 juillet 2019, TAP devait, en tant que transporteur aérien effectif, assurer un vol au départ de Stuttgart (Allemagne) et à destination de Lisbonne (Portugal), le départ étant prévu pour 6 h 05.
8 Le même jour à 4 h 15, le copilote qui devait accomplir le vol concerné a été retrouvé mort dans son lit d’hôtel. Choqué par cet événement, l’ensemble de l’équipage s’est déclaré inapte à voler. Aucun membre du personnel de remplacement n’étant disponible hors de la base de TAP, le vol de 6 h 05 a été annulé. Par la suite, un équipage de remplacement a quitté Lisbonne à destination de Stuttgart à 11 h 25 et y est arrivé à 15 h 20. Les passagers ont ensuite été acheminés à Lisbonne par un vol de
remplacement programmé à 16 h 40.
9 TAP a refusé de verser à flightright et à Myflyright l’indemnisation prévue à l’article 7, paragraphe 1, du règlement no 261/2004, en invoquant que le décès inopiné du copilote constituait une circonstance extraordinaire, au sens de l’article 5, paragraphe 3, de ce règlement.
10 Dans les trois affaires en question, TAP a été condamnée par l’Amtsgericht Nürtingen (tribunal de district de Nürtingen, Allemagne) à verser cette indemnisation, au motif que, à l’instar d’une maladie inattendue et subite, le décès imprévisible et soudain d’un membre de l’équipage (ci-après les « maladies ou décès inopinés ») ne constitue pas un événement extérieur frappant le transporteur, car il relève d’un risque inhérent aux activités du transporteur aérien.
11 TAP a interjeté appel devant le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart, Allemagne), la juridiction de renvoi. Cette dernière explique que, selon ses recherches, une partie de la jurisprudence allemande partage l’approche suivie par l’Amtsgericht Nürtingen (tribunal de district de Nürtingen), à l’instar également de la Cour de cassation française. En revanche, une juridiction néerlandaise aurait récemment jugé que la maladie inopinée d’un membre d’équipage doit être assimilée à un
événement extérieur échappant à la maîtrise du transporteur aérien.
12 Considérant que le transporteur aérien doit, en principe, se porter garant de l’aptitude au vol et de la disponibilité de son personnel et que, partant, il est également tenu, en principe, de disposer d’une certaine réserve de personnel de remplacement, la juridiction de renvoi relève néanmoins que la problématique en cause est controversée tant dans la jurisprudence européenne que dans la doctrine.
13 Dans ces conditions, le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans les trois affaires dont elle est saisie, la question préjudicielle suivante :
« L’article 5, paragraphe 3, du règlement [...] no 261/2004 doit-il être interprété en ce sens qu’il existe une circonstance extraordinaire au sens de cette disposition lorsqu’un vol au départ d’un aéroport situé en dehors de la base du transporteur aérien effectif est annulé, au motif que, peu avant le départ de ce vol, de manière inopinée et imprévisible pour le transporteur aérien, un membre de l’équipage affecté audit vol (en l’espèce : le copilote), qui a pleinement satisfait aux examens
médicaux réguliers prescrits, décède ou tombe gravement malade au point de ne pas être en mesure d’accomplir le vol ? »
14 Par décision du président de la Cour du 4 avril 2022, les affaires C‑156/22 à C‑158/22 ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de l’arrêt.
Sur la question préjudicielle
15 Par sa question identique dans les trois affaires dont elle est saisie, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens que l’absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un membre de l’équipage indispensable pour assurer un vol, intervenue peu de temps avant le départ prévu de ce vol, relève de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition.
16 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 5, paragraphe 1, sous c), du règlement no 261/2004, les passagers concernés par l’annulation d’un vol ont droit à une indemnisation du transporteur aérien effectif, conformément à l’article 7, paragraphe 1, de ce règlement, à moins qu’ils aient été préalablement informés de cette annulation dans le respect des délais prévus à l’article 5, paragraphe 1, sous c), i) à iii), dudit règlement.
17 L’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, lu à la lumière des considérants 14 et 15 de celui-ci, exonère toutefois le transporteur aérien effectif de cette obligation d’indemnisation s’il est en mesure de prouver que l’annulation est due à des « circonstances extraordinaires » qui n’auraient pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.
18 Selon une jurisprudence constante de la Cour, la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, désigne des événements qui, par leur nature ou leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci, ces deux conditions étant cumulatives et leur respect devant faire l’objet d’une appréciation au cas par cas [arrêts du 23 mars 2021, Airhelp,
C‑28/20, EU:C:2021:226, point 23, et du 7 juillet 2022, SATA International – Azores Airlines (Défaillance du système de ravitaillement en carburant), C‑308/21, EU:C:2022:533, point 20].
19 Cela étant, compte tenu, d’une part, de l’objectif de ce règlement, énoncé au considérant 1 de celui-ci, d’assurer un niveau élevé de protection des passagers et, d’autre part, du fait que l’article 5, paragraphe 3, dudit règlement déroge au principe du droit à indemnisation des passagers en cas d’annulation de leur vol, la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition, doit faire l’objet d’une interprétation stricte (arrêt du 23 mars 2021, Airhelp, C‑28/20,
EU:C:2021:226, point 24 et jurisprudence citée).
20 Il convient de commencer par déterminer si l’absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un membre de l’équipage indispensable pour assurer un vol, intervenue peu de temps avant le départ prévu de ce dernier, est susceptible de constituer, par sa nature ou par son origine, un événement qui n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien effectif.
21 À cet égard, il y a lieu de constater que les mesures relatives au personnel du transporteur aérien effectif relèvent de l’exercice normal des activités de ce dernier. Tel est le cas des mesures relatives aux conditions de travail et de rémunération du personnel d’un tel transporteur (arrêt du 23 mars 2021, Airhelp, C‑28/20, EU:C:2021:226, point 29), dont relèvent les mesures relatives à la planification des équipages et des horaires de travail du personnel.
22 Dès lors, les transporteurs aériens effectifs peuvent être, de manière ordinaire, confrontés, dans l’exercice de leur activité, à l’absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un ou de plusieurs membres du personnel indispensables pour assurer un vol, y compris peu de temps avant le départ de ce dernier. Partant, la gestion d’une telle absence demeure intrinsèquement liée à la question de la planification de l’équipage et des horaires de travail du personnel, de sorte qu’un tel
événement inopiné est inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien effectif.
23 Il convient de préciser que, lorsque, comme en l’occurrence, l’absence tient au décès inopiné d’un membre du personnel indispensable pour assurer un vol, intervenue peu de temps avant le départ de ce dernier, une telle situation, aussi tragique et ultime soit-elle, ne se distingue pas, d’un point de vue juridique, de celle dans laquelle un vol ne peut être assuré au motif qu’un tel membre du personnel est tombé malade, de manière inopinée, peu de temps avant le départ du vol. Ainsi, c’est
l’absence même, en raison de la maladie ou du décès, d’un ou de plusieurs membres de l’équipage, fût-elle inopinée, et non la cause médicale précise de cette absence qui constitue un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité de ce transporteur de sorte que ce dernier doit s’attendre à la survenance de tels imprévus dans le cadre de la planification de ses équipages et des horaires de travail de son personnel.
24 Par ailleurs, le fait qu’une telle absence inopinée s’est produite alors que le membre de l’équipage concerné avait pleinement satisfait aux examens médicaux réguliers prescrits par la réglementation applicable ne saurait remettre en cause la conclusion indiquée au point 22 du présent arrêt. En effet, toute personne, y compris celle ayant passé avec succès des examens médicaux réguliers, peut, à tout moment, être victime d’une maladie ou d’un décès inopinés.
25 La première des deux conditions cumulatives mentionnées au point 18 du présent arrêt n’étant pas satisfaite, il n’est pas nécessaire de vérifier le respect de la seconde de ces conditions.
26 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée de manière identique dans les trois affaires au principal que l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens que l’absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un membre de l’équipage indispensable pour assurer un vol, intervenue peu de temps avant le départ prévu de ce vol, ne relève pas de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette
disposition.
Sur les dépens
27 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
L’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91,
doit être interprété en ce sens que :
l’absence inopinée, en raison de la maladie ou du décès, d’un membre de l’équipage indispensable pour assurer un vol, intervenue peu de temps avant le départ prévu de ce vol, ne relève pas de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.