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22/12/2022 | CJUE | N°C-279/21

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, X contre Udlændingenævnet., 22/12/2022, C-279/21


 ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

22 décembre 2022 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Article 9 – Décision no 1/80 – Article 10, paragraphe 1 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial – Réglementation nationale introduisant de nouvelles conditions plus restrictives en matière de regroupement familial pour les conjoints de ressortissants turcs titulaires d’un permis de séjour permanent dans l’État membre concerné – Imposition au travailleur turc d’une exigence de réussi

te à un examen attestant d’un certain
niveau de connaissance de la langue officielle de cet État membre – Justif...

 ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

22 décembre 2022 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Article 9 – Décision no 1/80 – Article 10, paragraphe 1 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial – Réglementation nationale introduisant de nouvelles conditions plus restrictives en matière de regroupement familial pour les conjoints de ressortissants turcs titulaires d’un permis de séjour permanent dans l’État membre concerné – Imposition au travailleur turc d’une exigence de réussite à un examen attestant d’un certain
niveau de connaissance de la langue officielle de cet État membre – Justification – Objectif consistant à assurer une intégration réussie »

Dans l’affaire C‑279/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Østre Landsret (cour d’appel de la région Est, Danemark), par décision du 15 mars 2021, parvenue à la Cour le 28 avril 2021, dans la procédure

X

contre

Udlændingenævnet,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal, présidente de chambre, M. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de juge de la deuxième chambre, MM. F. Biltgen (rapporteur), N. Wahl et J. Passer, juges,

avocat général : M. G. Pitruzzella,

greffier : Mme C. Strömholm, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 18 mai 2022,

considérant les observations présentées :

– pour X, par Me E. O. R. Khawaja, advokat,

– pour le gouvernement danois, par Mmes V. Pasternak Jørgensen et M. Søndahl Wolff, en qualité d’agents, assistées de Me R. Holdgaard, advokat,

– pour la Commission européenne, par Mme L. Grønfeldt et M. D. Martin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 septembre 2022,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 9 de l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci‑après
l’« accord d’association »), ainsi que de l’article 10, paragraphe 1, et de l’article 13 de la décision no 1/80 du conseil d’association institué par cet accord, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci‑après la « décision no 1/80 »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant X, une ressortissante turque, à l’Udlændingenævnet (Commission des recours en matière d’immigration, Danemark) au sujet du rejet d’une demande de permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

L’accord d’association

3 Il résulte de l’article 2, paragraphe 1, de l’accord d’association que celui-ci a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc.

4 L’article 9 de cet accord est libellé comme suit :

« Les Parties contractantes reconnaissent que dans le domaine d’application de l’accord, et sans préjudice des dispositions particulières qui pourraient être établies en application de l’article 8, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite en conformité du principe énoncé dans l’article 7 du traité instituant la Communauté. »

La décision no 1/80

5 Ainsi qu’il ressort de son troisième considérant, la décision no 1/80 vise à améliorer, dans le domaine social, le régime dont bénéficient les travailleurs turcs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision no 2/76, du 20 décembre 1976, adoptée par le conseil d’association.

6 Le chapitre II de la décision no 1/80, intitulé « Dispositions sociales », comporte une section 1, elle-même intitulée « Questions relatives à l’emploi et à la libre circulation des travailleurs », dans laquelle figurent les articles 6 à 16 de cette décision.

7 L’article 6 de ladite décision prévoit :

« 1.   Sous réserve des dispositions de l’article 7 relatif au libre accès à l’emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre :

– a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi ;

– a le droit, dans cet État membre, après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d’un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l’emploi de cet État membre ;

– bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d’emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.

[...]

3.   Les modalités d’application des paragraphes 1 et 2 sont fixées par les réglementations nationales. »

8 L’article 10, paragraphe 1, de la même décision dispose :

« Les États membres de la Communauté accordent aux travailleurs turcs appartenant à leur marché régulier de l’emploi un régime caractérisé par l’absence de toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux travailleurs communautaires en ce qui concerne la rémunération et les autres conditions de travail. »

9 L’article 13 de la décision no 1/80 énonce :

« Les États membres de la Communauté et la Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d’accès à l’emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire respectif en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi. »

10 L’article 14, paragraphe 1, de cette décision est libellé comme suit :

« Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques.»

11 Conformément à l’article 16 de ladite décision, les dispositions de la section 1 du chapitre II de celle-ci sont applicables à compter du 1er décembre 1980.

Le droit danois

12 L’article 9 de l’udlændingeloven (loi sur les étrangers), dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après la « loi sur les étrangers »), est libellé comme suit :

« 1.   Sur demande, un titre de séjour peut être délivré :

1) à tout étranger âgé de plus de 24 ans, vivant dans les liens du mariage ou d’un concubinage durable avec une personne résidente au Danemark également âgée de plus de 24 ans :

[...]

d) qui est titulaire d’un titre de séjour permanent au Danemark depuis plus de trois ans,

[...]

12.   Sauf motifs spéciaux tenant notamment à l’unité du foyer familial, un titre de séjour en application du paragraphe 1, point 1, sous d), ne peut être délivré que si la personne résidant sur le territoire danois :

[...]

5) a réussi le test “Prøve i Dansk 1”, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la lov om danskuddannelse til voksne udlændinge m.fl [loi relative aux cours de langue danoise dispensés aux étrangers majeurs], ou un examen de danois de niveau équivalent ou supérieur et,

[...] »

13 La condition de réussite au test « Prøve i Dansk 1 » ou à un examen de danois de niveau équivalent ou supérieur, prévue à l’article 9, paragraphe 12, point 5, de la loi sur les étrangers, a été introduite par la lov nr 572 om ændring af udlændingeloven (loi no 572, portant modification de la loi sur les étrangers), du 18 juin 2012, entrée en vigueur le 1er juillet 2012.

Les faits au principal et les questions préjudicielles

14 X est entrée sur le territoire danois le 14 août 2015 et a introduit le 21 octobre 2015, auprès de l’Udlændingestyrelsen (Office des migrations, Danemark), une demande de permis de séjour au Danemark, au titre du regroupement familial avec son conjoint, Y, ressortissant turc résidant dans cet État membre depuis le 27 septembre 1979 et ayant obtenu un permis de séjour permanent dans ledit État membre au cours de l’année 1985.

15 Dans cette demande, il était indiqué que Y avait achevé une formation en langue danoise portant, notamment, sur le calcul technique, la signalisation des travaux routiers, la compréhension des plans, l’introduction à la branche de travail et les techniques de travail et que, en tout état de cause, en tant que travailleur turc exerçant une activité professionnelle au Danemark depuis l’année 1980, soit depuis plus de 36 ans, notamment en qualité de technicien en mécanique, d’agent de service, de
responsable de magasin ou de responsable d’un entrepôt, Y n’était pas tenu de satisfaire à la condition de réussite à un examen de langue danoise, prévue à l’article 9, paragraphe 12, point 5, de la loi sur les étrangers. Il était également précisé que les quatre enfants adultes de Y, sa mère et tous ses frères et sœurs vivaient au Danemark.

16 Par décision du 1er mars 2016, l’Office des migrations a rejeté cette demande sur le fondement de l’article 9, paragraphe 12, point 5, de la loi sur les étrangers, au motif que Y n’avait pas démontré qu’il avait satisfait à la condition prévue par cette disposition et qu’il n’existait pas de motifs spéciaux justifiant une dérogation à cet égard. L’Office des migrations a ajouté que cette décision n’était pas remise en cause par les clauses de standstill, telles qu’interprétées par la Cour dans
l’arrêt du 10 juillet 2014, Dogan (C‑138/13, EU:C:2014:2066).

17 X a introduit un recours administratif devant l’Udlændinge-Integrations‑og Boligministerium (ministère des Étrangers, de l’Intégration et du Logement, Danemark), devenu l’Udlændinge-og Integrationsministeriet (ministère des Étrangers et de l’Intégration, Danemark) contre la partie de la décision du 1er mars 2016 comportant une appréciation au regard de l’accord d’association et des instruments y afférents, notamment des clauses de standstill. Dans sa requête, X sollicitait que soit réexaminée la
compatibilité de cette décision avec les arrêts du 10 juillet 2014, Dogan (C‑138/13, EU:C:2014:2066), et du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247).

18 Le 25 avril 2016, le Styrelsen for International Rekruttering og Integration (Office du recrutement international et de l’intégration, Danemark) a délivré à X un permis de séjour au Danemark au titre de l’exercice d’une activité salariée qui, après un renouvellement, a expiré le 13 septembre 2021.

19 Le 27 août 2018, X a saisi le Københavns byret (tribunal municipal de Copenhague, Danemark) d’un recours tendant à l’annulation et au renvoi pour réexamen de la décision du ministère des Étrangers et de l’Intégration du 6 décembre 2017 en ce que cette décision confirmait que les clauses de standstill ne s’opposaient pas au rejet de sa demande de regroupement familial en vertu du droit national pertinent. La Commission des recours en matière d’immigration s’est substituée au ministère des
Étrangers et de l’Intégration à titre de partie défenderesse au principal à la suite d’un transfert de compétences.

20 Par une ordonnance du 22 novembre 2019, le Københavns byret (tribunal municipal de Copenhague) a renvoyé l’affaire devant la juridiction de renvoi, l’Østre Landsret (cour d’appel de la région Est, Danemark), qui a accepté de la juger en première instance.

21 En premier lieu, la juridiction de renvoi se demande si une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui subordonne l’obtention d’un permis de séjour au titre du regroupement familial du conjoint d’un ressortissant turc résidant légalement et travaillant dans l’État membre d’accueil à une condition de réussite à un examen de connaissance de la langue de cet État membre, constitue une « nouvelle restriction », au sens de la clause de standstill figurant l’article 13 de la
décision no 1/80, et, dans l’affirmative, si une telle restriction peut être justifiée par l’objectif de garantir une intégration réussie de ce conjoint.

22 La juridiction de renvoi relève, à cet égard, qu’il ressort d’une jurisprudence abondante de la Cour relative à l’article 13 de la décision no 1/80 que la clause de standstill énoncée par cette disposition fait obstacle à l’introduction par un État membre de nouvelles restrictions au regroupement familial avec un conjoint ou des enfants originaires de Turquie, sauf si une telle restriction est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, est propre à garantir la réalisation de
l’objectif légitime poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 10 juillet 2019, A, C‑89/18, EU:C:2019:580).

23 La Cour aurait, certes, déjà reconnu que l’objectif consistant à garantir une intégration réussie peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général (arrêts du 12 avril 2016, Genc, C‑561/14, EU:C:2016:247, points 55 et 56, ainsi que du 10 juillet 2019, A, C‑89/18, EU:C:2019:580, point 34). Toutefois, d’une part, elle ne se serait pas encore prononcée sur le point de savoir si une condition de réussite à un examen linguistique peut être imposée, non pas au membre de la famille sollicitant le
regroupement familial avec le travailleur turc résidant dans l’État membre concerné, mais à ce travailleur. D’autre part, elle aurait jugé qu’une condition imposant au conjoint d’un travailleur turc résidant dans l’État membre concerné, qui demande à entrer sur le territoire de cet État membre au titre du regroupement familial, de prouver au préalable l’acquisition de connaissances linguistiques élémentaires de la langue officielle dudit État membre allait au-delà de ce qui est nécessaire pour
atteindre l’objectif poursuivi, au motif que le défaut de preuve de l’acquisition de connaissances linguistiques suffisantes entraînait automatiquement le rejet de la demande de regroupement familial, sans qu’il soit tenu compte des circonstances particulières de chaque cas (arrêt du 10 juillet 2014, Dogan, C‑138/13, EU:C:2014:2066, point 38).

24 La juridiction de renvoi précise, à cet égard, que, à la suite du prononcé de cet arrêt, le Justitsministeriet (ministère de la Justice, Danemark) a estimé qu’il n’y avait pas lieu de modifier les conditions du regroupement familial établies par la loi sur les étrangers dès lors qu’il peut y être dérogé en présence de motifs spéciaux dont l’existence est appréciée en tenant compte des circonstances particulières de chaque cas.

25 En deuxième lieu, la juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, énoncé à l’article 10, paragraphe 1, de la décision no 1/80, s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal, en ce qu’elle n’est appliquée ni aux ressortissants danois ni aux ressortissants des États membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen (EEE). Elle relève, à cet égard, que, conformément à son
libellé, cette disposition concerne la rémunération et les autres conditions de travail, domaines dont ne semble pas relever la législation nationale en cause au principal.

26 Dans l’hypothèse où la Cour devrait considérer que l’article 10, paragraphe 1, de la décision no 1/80 n’est pas applicable en l’occurrence, la juridiction de renvoi se demande, en troisième lieu, si la règle générale de non-discrimination énoncée à l’article 9 de l’accord d’association est applicable et, dans l’affirmative, si cette disposition s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal.

27 En quatrième et dernier lieu, la juridiction de renvoi se demande si ladite disposition a un effet direct et peut donc être invoquée directement par les particuliers devant les juridictions nationales.

28 Dans ces conditions, l’Østre Landsret (cour d’appel de la région Est) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) La clause de standstill figurant à l’article 13 de la décision no 1/80 s’oppose-t-elle à l’introduction et à l’application d’une disposition nationale qui subordonne le regroupement des conjoints, sauf présence de circonstances exceptionnelles dans le cas d’espèce, à la réussite d’un examen de langue sanctionnant la connaissance de la langue officielle de l’État membre d’accueil par le conjoint/concubin qui, en sa qualité de travailleur turc dans l’État membre concerné, relève de l’accord
d’association et de la décision no 1/80 dans une situation, telle que celle du litige au principal, dans laquelle le travailleur turc a acquis un droit de séjour permanent dans cet État membre en vertu de la législation antérieure, laquelle n’exigeait pas, en tant que condition d’acquisition, la réussite à un examen sanctionnant la connaissance de la langue dudit État ?

2) La règle spécifique de non-discrimination énoncée à l’article 10, paragraphe 1, de la décision no 1/80 est-elle applicable à une disposition nationale qui subordonne le regroupement des conjoints, sauf présence de circonstances exceptionnelles dans le cas d’espèce, à la réussite d’un examen de langue sanctionnant la connaissance de la langue officielle de l’État membre d’accueil par le conjoint/concubin qui, en sa qualité de travailleur turc dans l’État membre concerné, relève de l’accord
d’association et de la décision no 1/80 dans une situation telle que celle du litige au principal, dans laquelle le travailleur turc a acquis un droit de séjour permanent dans cet État membre en vertu de la législation antérieure, laquelle n’exigeait pas, en tant que condition d’acquisition, la réussite à un examen sanctionnant la connaissance de la langue dudit État ?

3) En cas de réponse négative à la [deuxième question], la règle générale de non-discrimination énoncée à l’article 9 de l’accord d’association s’oppose-t-elle à une disposition nationale telle que la disposition susmentionnée dans une situation telle que celle du litige au principal, dans laquelle le travailleur turc a acquis un droit de séjour permanent dans l’État membre concerné en vertu de la législation antérieure, laquelle n’exigeait pas, en tant que condition d’acquisition, la réussite à
un examen de langue sanctionnant la connaissance de la langue officielle de l’État membre d’accueil, alors qu’une telle condition n’est pas appliquée aux ressortissants de l’État membre nordique en question (en l’occurrence le Danemark) et des autres pays nordiques ainsi qu’à d’autres personnes qui ont la nationalité d’un État membre de l’Union (et, partant, n’est pas appliquée aux ressortissants des États membres de l’Union ou de l’EEE) ?

4) En cas de réponse affirmative à la [troisième question], la règle générale de non-discrimination énoncée à l’article 9 de l’accord d’association peut-elle être invoquée directement devant les juridictions nationales ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

29 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’une législation nationale, introduite après l’entrée en vigueur de cette décision dans l’État membre concerné, qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans cet État membre et son conjoint à la condition que ledit travailleur réussisse un examen attestant d’un certain niveau de connaissance de la langue
officielle dudit État membre, constitue une « nouvelle restriction », au sens de cet article, et, dans l’affirmative, si celle‑ci peut être justifiée par l’objectif consistant à garantir une intégration réussie dudit conjoint.

30 Il importe de rappeler que la clause de standstill énoncée à l’article 13 de la décision no 1/80 prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure interne ayant pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc de la libre circulation des travailleurs sur le territoire de l’État membre concerné à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à l’entrée en vigueur de cette décision sur le territoire de cet État membre (arrêt du
2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 19 et jurisprudence citée).

31 En particulier, la Cour a itérativement jugé qu’une réglementation nationale durcissant les conditions du regroupement familial avec des travailleurs turcs résidant légalement dans l’État membre concerné, par rapport à celles applicables lors de l’entrée en vigueur de la décision no 1/80, constitue une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de cette décision, à l’exercice par ces travailleurs turcs de la libre circulation des travailleurs dans cet État membre (voir, en ce sens, arrêts
du 10 juillet 2019, A, C‑89/18, EU:C:2019:580, point 28, et du 2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 20).

32 Il en est ainsi puisque la décision d’un ressortissant turc de se rendre dans un État membre pour y exercer une activité salariée peut être influencée négativement lorsque la législation de cet État membre rend difficile ou impossible le regroupement familial, de telle sorte que ce ressortissant peut, le cas échéant, se voir obligé de choisir entre son activité dans ledit État membre et sa vie de famille en Turquie (arrêt du 10 juillet 2019, A, C‑89/18, EU:C:2019:580, point 29 et jurisprudence
citée).

33 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que la législation nationale en cause au principal, à savoir l’article 9, paragraphe 12, point 5, de la loi sur les étrangers, qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement au Danemark et son conjoint à la condition que ce travailleur réussisse un examen attestant d’un certain niveau de connaissance de la langue officielle de cet État membre, a été introduite après la date d’entrée en vigueur au Danemark
de la décision no 1/80 et qu’elle entraîne un durcissement, en matière de regroupement familial, des conditions régissant l’entrée sur le territoire danois des conjoints de travailleurs turcs résidant légalement dans ledit État membre par rapport à celles qui étaient applicables avant l’entrée en vigueur de cette décision.

34 Dans ces conditions, force est de constater qu’une législation nationale telle que celle en cause au principal constitue une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80.

35 En ce qui concerne la question de savoir si une telle législation peut être justifiée, il convient de rappeler qu’une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, est prohibée sauf si elle relève des limitations visées à l’article 14 de cette décision ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, est propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du
2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 23 et jurisprudence citée).

36 À cet égard, il est constant que la législation nationale en cause au principal ne se justifie pas par des raisons d’ordre public ou de sécurité et de santé publiques visées à l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80.

37 La juridiction de renvoi indique néanmoins que l’objectif poursuivi par cette législation consiste à garantir une intégration réussie du membre de la famille sollicitant l’octroi d’un droit de séjour dans l’État membre concerné au titre du regroupement familial.

38 Il est vrai que la Cour a déjà jugé qu’un tel objectif peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général, aux fins de la décision no 1/80 (arrêts du 12 avril 2016, Genc, C‑561/14, EU:C:2016:247, point 56, ainsi que du 2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 26 et jurisprudence citée).

39 Cela étant, il importe d’examiner si une législation nationale telle que celle en cause au principal est propre à réaliser cet objectif et ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

40 À cet égard, il ressort de la décision de renvoi ainsi que des indications fournies par le gouvernement danois qu’une telle législation vise à garantir l’intégration réussie du membre de la famille d’un travailleur turc résidant légalement au Danemark qui sollicite l’octroi d’un droit de séjour dans cet État membre au titre du regroupement familial en assurant que ce travailleur atteste d’un certain niveau de connaissance du danois et soit, de ce fait, en mesure de prouver qu’il est bien intégré
dans ledit État membre et qu’il peut aider le membre de sa famille concerné à apprendre cette langue et à s’intégrer également dans ce même État membre.

41 Certes, la possession, par un travailleur turc résidant sur le territoire d’un État membre, d’un niveau suffisant de connaissance de la langue officielle de cet État membre, attestée par la réussite à un examen tel que celui prévu par la législation nationale en cause au principal, est de nature à permettre à ce travailleur d’accompagner le membre de sa famille sollicitant un droit de séjour au titre du regroupement familial avec ledit travailleur dans ledit État membre dans son processus
d’intégration dans ce dernier.

42 Cela étant, il convient de relever, d’une part, que, alors même que l’objectif poursuivi par une législation nationale telle que celle en cause au principal est celui de l’intégration réussie du membre de la famille sollicitant le bénéfice du regroupement familial, une telle législation ne permet aucunement la prise en compte des capacités d’intégration qui lui sont propres, mais repose exclusivement sur la prémisse selon laquelle l’intégration réussie de ce dernier n’est pas suffisamment
garantie si le travailleur turc concerné par cette demande de regroupement familial ne remplit pas la condition de réussite portant sur la connaissance de la langue officielle de l’État membre concerné.

43 Ce constat est corroboré par le fait que, lors de l’audience devant la Cour, le gouvernement danois a concédé que, même s’il était avéré que, en l’occurrence, la conjointe d’un tel travailleur maîtrisait parfaitement le danois, sa demande d’octroi d’un droit de séjour au Danemark au titre du regroupement familial serait malgré tout rejetée puisque ce dernier n’a pas satisfait à la condition de réussite à un examen de langue danoise.

44 Il importe, d’autre part, de souligner, ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 34 à 40 de ses conclusions, qu’une législation nationale telle que celle en cause au principal ne permet pas non plus aux autorités compétentes de tenir compte, aux fins de l’appréciation de la possibilité de déroger à l’obligation de réussite à l’examen linguistique qu’elle impose, de facteurs susceptibles de démontrer l’intégration effective du travailleur turc concerné par la demande de
regroupement familial et, partant, du fait que, nonobstant son échec à cet examen, ce travailleur peut, en cas de nécessité, contribuer à l’intégration du membre de sa famille dans cet État membre.

45 En particulier, et sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, il ressort du dossier dont dispose la Cour que la possibilité de déroger à l’obligation de réussite à l’examen de langue danoise pour des motifs spéciaux tenant notamment à l’unité du foyer familial ne trouve à s’appliquer que dans des hypothèses limitées rappelées au point 39 des conclusions de M. l’avocat général et sans permettre la prise en compte, dans le cadre d’une appréciation individuelle, des capacités
d’intégration propres du membre de la famille sollicitant le bénéfice du regroupement familial et de l’intégration effective du travailleur turc concerné par cette demande.

46 Force est, dès lors, de constater qu’une législation nationale telle que celle en cause au principal va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.

47 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’une législation nationale, introduite après l’entrée en vigueur de cette décision dans l’État membre concerné, qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans cet État membre et son conjoint à la condition que ce travailleur réussisse un examen attestant d’un certain niveau de
connaissance de la langue officielle dudit État membre, constitue une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition. Une telle restriction ne peut pas être justifiée par l’objectif consistant à garantir une intégration réussie de ce conjoint dès lors que cette législation ne permet aux autorités compétentes de prendre en compte ni les capacités d’intégration propres à ce dernier, ni des facteurs, autres que la réussite à un tel examen, attestant de l’intégration effective dudit
travailleur dans l’État membre concerné et, partant, de sa capacité à aider son conjoint à s’intégrer dans celui-ci.

Sur les deuxième à quatrième questions

48 Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre aux deuxième à quatrième questions.

Sur les dépens

49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

  L’article 13 de la décision no 1/80 du Conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie,

  doit être interprété en ce sens que :

  une législation nationale, introduite après l’entrée en vigueur de cette décision dans l’État membre concerné, qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans cet État membre et son conjoint à la condition que ce travailleur réussisse un examen attestant d’un certain niveau de connaissance de la langue officielle dudit État membre, constitue une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition. Une telle restriction ne peut pas être justifiée par
l’objectif consistant à garantir une intégration réussie de ce conjoint dès lors que cette législation ne permet aux autorités compétentes de prendre en compte ni les capacités d’intégration propres à ce dernier, ni des facteurs, autres que la réussite à un tel examen, attestant de l’intégration effective dudit travailleur dans l’État membre concerné et, partant, de sa capacité à aider son conjoint à s’intégrer dans celui-ci.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le danois.


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : C-279/21
Date de la décision : 22/12/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par l'Østre Landsret.

Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Article 9 – Décision no 1/80 – Article 10, paragraphe 1 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial – Réglementation nationale introduisant de nouvelles conditions plus restrictives en matière de regroupement familial pour les conjoints de ressortissants turcs titulaires d’un permis de séjour permanent dans l’État membre concerné – Imposition au travailleur turc d’une exigence de réussite à un examen attestant d’un certain niveau de connaissance de la langue officielle de cet État membre – Justification – Objectif consistant à assurer une intégration réussie.

Accord d'association

Libre circulation des travailleurs

Relations extérieures


Parties
Demandeurs : X
Défendeurs : Udlændingenævnet.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pitruzzella
Rapporteur ?: Biltgen

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:1019

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