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09/06/2022 | CJUE | N°C-69/21

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, X contre Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid., 09/06/2022, C-69/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 9 juin 2022 ( 1 )

Affaire C‑69/21

X

contre

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid

[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s-Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à ’s‑Hertogenbosch, Pays-Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Contrôles frontaliers, asile et immigration – Politique d’immigration – Directive 2008/115/CE – Retour des ressortissants de pays tiers en s

éjour irrégulier – Ressortissant atteint d’une maladie grave et faisant l’objet d’une procédure de retour – Traitement médical visant à so...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 9 juin 2022 ( 1 )

Affaire C‑69/21

X

contre

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid

[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s-Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à ’s‑Hertogenbosch, Pays-Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Contrôles frontaliers, asile et immigration – Politique d’immigration – Directive 2008/115/CE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Ressortissant atteint d’une maladie grave et faisant l’objet d’une procédure de retour – Traitement médical visant à soulager la douleur – Traitement indisponible dans le pays d’origine – Refus de reporter l’éloignement – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 4 – Droit à ne pas subir des
traitements inhumains et dégradants – Article 7 – Droit au respect de la vie privée »

1. Dans la présente affaire, la Cour est interrogée sur les conditions auxquelles l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers peut faire obstacle à l’exécution de son éloignement au titre de la directive 2008/115/CE ( 2 ).

2. La Cour a déjà jugé, dans l’arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées) ( 3 ), que l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») peut, en principe, constituer une limite à l’exécution d’une mesure d’éloignement au sens de la directive 2008/115. En l’occurrence, la Cour est appelée à fournir, eu égard à sa jurisprudence et à celle de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), des éclaircissements
sur le critère retenu dans cet arrêt afin d’identifier le seuil de gravité au-delà duquel il peut y avoir une violation de l’interdiction de traitements inhumains et dégradants.

3. En particulier, la Cour est appelée à se prononcer dans la présente affaire sur les questions de savoir, d’une part, si une augmentation de la douleur éprouvée par un ressortissant d’un pays tiers en raison de son éloignement, sans aucune modification des symptômes de sa maladie, est de nature à caractériser une « détérioration », ou un « déclin », de l’état de santé de ce ressortissant au sens de la jurisprudence pertinente et, d’autre part, si les États membres sont en droit de prévoir un délai
strict dans lequel cette détérioration ou ce déclin doit se produire.

4. En outre, la Cour devra se prononcer sur les critères juridiques à appliquer en cas de conflit entre l’exécution de l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers et le droit de ce dernier au respect de sa vie privée, tel qu’il figure à l’article 7 de la Charte, en précisant si l’état de santé de ce ressortissant doit être pris en compte en tant que composante de sa vie privée.

I. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

5. Sont pertinents dans la présente affaire les articles 1er, 5 et 9 de la directive 2008/115, ainsi que les articles 4, 7 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte.

B.   Le droit néerlandais

6. L’article 64 de la Vreemdelingenwet 2000 (loi de 2000 sur les étrangers, ci-après la « loi sur les étrangers ») dispose :

« La reconduite à la frontière est reportée tant que l’état de santé de l’étranger ou d’un membre de sa famille ne permet pas de voyager. »

7. La Vreemdelingencirculaire 2000 (circulaire de 2000 sur les étrangers, ci-après la « circulaire sur les étrangers ») prévoit :

« [...]

7. Pas de reconduite à la frontière pour des raisons de santé

7.1. Généralités

L’[Immigratie – en naturalisatiedienst (IND) (service de l’immigration et des naturalisations, Pays‑Bas)] peut accorder le report du départ en vertu de l’article 64 de la [loi sur les étrangers] lorsque :

– d’un point de vue médical, l’étranger n’est pas en état de voyager ; ou

– il existe un risque réel de violation de l’article 3 de la [convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH)] pour des raisons médicales.

7.1.1. L’étranger n’est pas en état de voyager

L’étranger obtient un report du départ en vertu de l’article 64 de la [loi sur les étrangers] si le [Bureau Medische Advisering (BMA) (bureau de conseil médical du ministère de la Sécurité et de la Justice, Pays‑Bas)] indique que, d’un point de vue médical, l’état de santé de l’étranger ou d’un membre de sa famille ne permet pas de voyager.

[...]

7.1.3. Risque réel de violation de l’article 3 de la CEDH pour des raisons médicales

L’étranger obtient un report du départ en vertu de l’article 64 de la [loi sur les étrangers] lorsqu’il existe un risque réel de violation de l’article 3 de la CEDH pour des raisons médicales.

Il n’existe un risque réel de violation de l’article 3 de la CEDH que lorsque :

– il ressort de l’avis du BMA qu’il est fort probable que l’absence de traitement médical provoquera une situation d’urgence médicale ; et

– le traitement médical nécessaire n’est pas disponible dans le pays d’origine ou de résidence permanente ; ou

– si le traitement médical est disponible, il apparaît qu’il n’est manifestement pas accessible.

Situation d’urgence médicale

Par situation d’urgence médicale, l’IND entend la situation dans laquelle l’étranger souffre d’une affection dont il est établi, en vertu des connaissances médico-scientifiques actuelles, que l’absence de traitement entraînera dans un délai de trois mois le décès, l’invalidité ou une autre forme de grave préjudice psychique ou physique.

[...] »

II. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

8. X est un ressortissant russe, né en 1988, qui a développé, à seize ans, une forme rare de cancer du sang pour laquelle il est actuellement soigné aux Pays-Bas. Son traitement médical consiste, notamment, en la pratique des phlébotomies ainsi qu’en l’administration du cannabis thérapeutique à des fins de gestion de la douleur. L’administration de ce traitement à base de cannabis n’est pas autorisée en Russie.

9. Le 31 octobre 2013, X a introduit une première demande d’asile aux Pays-Bas. Le Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid a toutefois considéré que le Royaume de Suède était responsable du traitement de cette demande. Cette décision est devenue définitive.

10. Le 13 décembre 2013, X a, en vertu de l’article 64 de la loi sur les étrangers, demandé le report de son éloignement en raison de ses problèmes médicaux. Le défendeur a rejeté cette demande par une décision du 24 décembre 2013, elle aussi devenue définitive.

11. Le 19 mai 2016, X a introduit une nouvelle demande d’asile aux Pays-Bas, le délai dans lequel il pouvait être transféré à la Suède ayant expiré. À l’appui de cette demande, X a fait valoir que le traitement médical qui lui avait été administré en Russie lui occasionnait des effets secondaires et qu’il avait, par la suite, découvert que la prise de cannabis à des fins thérapeutiques convenait mieux à son état de santé. L’usage de cannabis n’étant pas autorisé dans son pays d’origine, il avait
cultivé des plants de cannabis à des fins médicinales, ce qui lui avait causé des problèmes tels qu’il avait désormais besoin d’une protection internationale. À l’occasion de ladite demande, X avait également sollicité, à nouveau, un report de son éloignement en vertu de l’article 64 de la loi sur les étrangers.

12. Après avoir reçu l’avis du BMA, le secrétaire d’État a, par décision du 29 mars 2018, rejeté la demande d’asile de X en considérant que les problèmes auxquels le demandeur prétendait avoir été confronté en Russie n’étaient pas crédibles. Il a également décidé que le demandeur ne pouvait pas obtenir de titre de séjour ordinaire et a refusé de faire droit à sa demande de suspendre, en vertu de l’article 64 de la loi sur les étrangers, l’exécution de son obligation de retour.

13. Par un jugement du 20 décembre 2018, confirmé par le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas) le 28 mars 2019, le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s-Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à ’s-Hertogenbosch, Pays-Bas) a partiellement annulé cette décision. Ainsi, s’il a confirmé que X ne pouvait pas revendiquer le statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire, il a toutefois ordonné au secrétaire d’État d’examiner une nouvelle fois tant l’argument de X tiré de son
droit à obtenir un titre de séjour sur le fondement de l’article 8 de la CEDH que sa demande de mise en œuvre de l’article 64 de la loi sur les étrangers.

14. Le 19 février 2020, le secrétaire d’État a, à nouveau, refusé d’octroyer à X un titre de séjour d’une durée limitée, au titre de l’article 8 de la CEDH, ainsi qu’un report de son éloignement. Par le même acte, le secrétaire d’État a adopté une décision de retour qui enjoignait à X de quitter le territoire des Pays-Bas dans un délai de quatre semaines.

15. X a introduit un recours contre cette décision devant la juridiction de renvoi. Il estime qu’un titre de séjour doit lui être délivré en vertu de l’article 8 de la CEDH ou que, à tout le moins, un report d’éloignement doit lui être accordé en vertu de l’article 64 de la loi sur les étrangers. À cet égard, il soutient que le traitement de la douleur au moyen de cannabis lui est à ce point essentiel qu’il ne pourrait plus mener une vie décente si ce traitement était interrompu. Il indique, en
particulier, que, dans le cas d’une telle interruption, la douleur serait à ce point importante qu’il ne pourrait plus dormir ni se nourrir, ce qui aurait des conséquences non seulement physiques, mais également psychiques, en le rendant dépressif et suicidaire.

16. La juridiction de renvoi relève, d’emblée, que, conformément à la réglementation néerlandaise, une expulsion peut être reportée lorsque, d’un point de vue médical, l’étranger n’est pas en état de voyager ou qu’il existe un risque réel de violation de l’article 3 de la CEDH pour des motifs médicaux. Cette dernière hypothèse suppose qu’il ressorte de l’avis du BMA, d’une part, que l’interruption du traitement médical engendrera, selon toute vraisemblance, une « situation d’urgence médicale » et,
d’autre part, que le traitement idoine n’est pas disponible dans le pays d’origine, ou que l’étranger ne pourra pas y accéder.

17. Dans le cadre de la procédure d’asile entamée le 19 mai 2016, X a déposé différents documents médicaux visant à étayer son allégation selon laquelle ses problèmes de santé sont de nature à justifier la suspension de son éloignement.

18. Dans ses avis rendus à la demande du secrétaire d’État, le BMA a indiqué notamment que, si, en l’absence de phlébotomies, on pouvait s’attendre à ce que X soit confronté à une situation d’urgence médicale à court terme, ce traitement était néanmoins disponible en Russie. En revanche, le BMA a considéré que, l’effet médicinal du cannabis n’étant pas démontré, il était impossible de se prononcer sur les conséquences médicales d’une interruption d’un traitement à base de cannabis. Le BMA a
également observé qu’il n’avait été signalé aucun trouble lié à la douleur qui ferait craindre la mort de X ou la dépendance de ce dernier dans les actes ordinaires de la vie. Le BMA a donc estimé qu’il ne pouvait pas être affirmé que l’usage de cannabis prévient la survenance d’une situation d’urgence médicale à court terme. Le BMA a enfin indiqué qu’il existe suffisamment d’autres antidouleurs susceptibles d’être administrés à X.

19. Selon la juridiction de renvoi, il ressort toutefois des informations présentées par X que ses médecins traitants considèrent que le cannabis thérapeutique constitue le seul traitement adéquat contre la douleur et que les autres analgésiques sont contre-indiqués. Par ailleurs, cette juridiction est d’avis que X a démontré à suffisance de droit que le traitement à base de cannabis thérapeutique n’est prescrit et utilisé que lorsque les autres solutions contre la douleur se sont révélées non
seulement inefficaces, mais aussi contre-indiquées.

20. La juridiction de renvoi constate également qu’aucun traitement antidouleur approprié, y compris au moyen de cannabis thérapeutique, n’était disponible dans le pays d’origine de X. Dès lors, si aucun report de l’éloignement ne lui est accordé, son traitement contre la douleur sera interrompu et l’intensité de cette dernière augmentera. À cet égard, cette juridiction rappelle que X a présenté des informations dont il ressort que la douleur est rendue tout juste supportable grâce à
l’administration du cannabis thérapeutique. Ces informations ne permettent toutefois pas de déterminer si l’augmentation de la douleur causée par l’interruption de son traitement provoquera une détérioration des symptômes de la maladie, même s’il est probable, au vu des informations dont dispose la juridiction de renvoi, que tel ne sera pas le cas.

21. Avant de solliciter une expertise médicale relative à l’augmentation de l’intensité de la douleur à laquelle X risque d’être confronté s’il n’est plus traité avec du cannabis thérapeutique, la juridiction de renvoi estime donc nécessaire d’établir, par une interprétation du droit de l’Union, le cadre juridique régissant la prise en compte d’un tel facteur.

22. À cet égard, la juridiction de renvoi relève, en premier lieu, que la Cour n’a pas encore interprété l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, lu en combinaison avec les articles 1er et 4 de celle-ci, afin de déterminer si des motifs médicaux peuvent faire obstacle à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers, lorsque les symptômes de sa maladie ne sont pas susceptibles de s’aggraver, mais que l’intensité de sa douleur augmentera considérablement, en cas de retour, au motif que le
traitement médical approprié n’est pas disponible dans son pays d’origine.

23. En deuxième lieu, cette juridiction observe que, selon la jurisprudence constante du Raad van State (Conseil d’État), s’appuyant sur l’exigence d’une dégradation rapide de l’état de santé au sens de l’arrêt Paposhvili c. Belgique ( 4 ), seules les conséquences médicales survenant dans les trois mois suivant l’interruption du traitement médical doivent être prises en considération pour déterminer si une telle interruption entraînera une situation d’urgence médicale. Selon la juridiction de
renvoi, la Cour EDH n’a toutefois pas fixé de délai explicite dans ledit arrêt. Dès lors, elle estime nécessaire de déterminer si les conséquences liées à l’interruption du traitement médical d’un ressortissant d’un pays tiers gravement malade, en cas de retour dans son pays d’origine, peuvent ne relever de l’article 4 de la Charte que si elles se produisent dans une période de trois mois, quelle que soit la nature de la pathologie et quel que soit le traitement médical.

24. En troisième lieu, la juridiction de renvoi relève que le Raad van State (Conseil d’État) a jugé que l’article 64 de la loi sur les étrangers impose également d’examiner si la mesure d’éloignement, en tant que telle, d’un ressortissant d’un pays tiers présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave peut conduire à un risque réel de violation de l’article 3 de la CEDH. Toutefois, cette appréciation interviendrait uniquement lors de l’examen de la capacité d’un tel
ressortissant à voyager, de sorte qu’il n’est jamais demandé au BMA si des conséquences médicales peuvent résulter du seul éloignement et que ces conséquences ne sont pas prises en compte afin d’établir si une « situation d’urgence médicale », au sens de la circulaire sur les étrangers, s’oppose à un tel éloignement, lorsque le traitement médical que ledit ressortissant reçoit n’est pas disponible ou n’est pas accessible dans le pays d’origine.

25. Dans le cadre d’un tel contrôle, une augmentation des conséquences psychiques, telles qu’un risque de suicide, pourra difficilement, selon cette juridiction, faire obstacle à l’éloignement alors qu’elle peut provoquer une situation d’urgence médicale.

26. En quatrième lieu, la juridiction de renvoi estime qu’il convient de déterminer si la situation médicale d’un ressortissant et le fait qu’il reçoive un traitement médical, dans l’État membre où il séjourne, peuvent constituer des éléments de la vie privée dont le respect doit être assuré au sens de l’article 7 de la Charte et de l’article 8 de la CEDH.

27. En l’occurrence, X soutient que son traitement médical relève du respect dû à sa vie privée et fait obstacle à son éloignement.

28. Dans ces circonstances, la juridiction de renvoi se demande si les autorités compétentes d’un État membre doivent examiner s’il convient de reconnaître un droit de séjour, en vertu du droit au respect de la vie privée, au ressortissant d’un pays tiers en raison de ses graves problèmes médicaux et du traitement médical qu’il reçoit dans cet État et si le respect de la vie privée de ce ressortissant constitue un élément à prendre en considération afin de statuer sur sa demande de report de la
mesure d’éloignement dont il fait l’objet.

29. Dans ces conditions, le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s‑Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à ’s-Hertogenbosch, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Une augmentation significative de l’intensité de la douleur causée par l’absence d’un traitement médical peut-elle, sans modification des symptômes de la maladie, constituer une situation contraire à l’article 19, paragraphe 2, de la [Charte], lu en combinaison avec les articles 1er et 4 de celle-ci, si aucun report de l’obligation de départ résultant de la [directive 2008/115] n’est accordé ?

2) Est-il conforme à l’article 4 de la Charte, lu en combinaison avec l’article 1er de celle-ci, de prévoir un délai fixe dans lequel les effets de l’absence d’un traitement médical doivent se manifester pour que les obstacles médicaux à l’obligation de retour résultant de la [directive 2008/115] soient acceptés ? S’il n’est pas contraire au droit de l’Union de prévoir un délai fixe, un État membre peut-il définir un délai général identique pour toutes les pathologies et toutes les conséquences
médicales possibles ?

3) Est-il conforme à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, lu en combinaison avec les articles 1er et 4 de celle-ci, et à la [directive 2008/115] de prévoir que les conséquences de la reconduite à la frontière de facto ne doivent s’apprécier qu’au moment de déterminer si, et dans quelles conditions, l’étranger peut voyager ?

4) L’article 7 de la Charte, lu en combinaison avec les articles 1er et 4 de celle-ci, dans le contexte de la [directive 2008/115], requiert-il d’apprécier l’état de santé de l’étranger et le traitement qu’il reçoit de ce fait dans l’État membre au moment d’examiner si le respect de la vie privée impose d’autoriser le séjour ? L’article 19, paragraphe 2, de la Charte, lu en combinaison avec les articles 1er et 4 de celle-ci, dans le contexte de la [directive 2008/115], requiert-il de tenir
compte de la vie privée et de la vie familiale au sens de l’article 7 de la Charte au moment de déterminer si des problèmes médicaux peuvent faire obstacle à la reconduite à la frontière ? »

30. Des observations écrites ont été déposées par X, le gouvernement néerlandais et la Commission européenne.

31. Ces mêmes parties ont été entendues lors de l’audience qui s’est tenue le 7 mars 2022.

III. Analyse

A.   Sur la compétence de la Cour et la recevabilité des questions préjudicielles

32. Le gouvernement néerlandais soutient, en premier lieu, que les questions préjudicielles sont irrecevables dans la mesure où elles ont été posées prématurément par la juridiction de renvoi. Dès lors que la directive 2008/115 s’applique uniquement lorsque le ressortissant d’un pays tiers concerné se trouve dans une situation de séjour irrégulier, l’interprétation de celle-ci, lue en combinaison avec la Charte, ne serait, d’après ce gouvernement, pas nécessaire à la solution du litige au principal,
la juridiction de renvoi devant d’abord établir si X est en droit d’obtenir un titre de séjour aux Pays-Bas.

33. Pour écarter cet argument, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, les juridictions nationales sont libres de saisir celle-ci à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié ( 5 ), de sorte qu’un renvoi préjudiciel ne peut être considéré comme étant irrecevable en raison du seul fait qu’il a été opéré à un stade précoce de la procédure nationale. Du reste, la Cour a déjà accepté de répondre à des questions préjudicielles qui lui ont été déférées par une
juridiction nationale avant que cette dernière ait examiné si le litige pouvait être résolu en vertu de la seule législation nationale ( 6 ).

34. En deuxième lieu, le gouvernement néerlandais estime que la deuxième question préjudicielle est irrecevable dans la mesure où elle porte sur la légalité d’un délai strict applicable aux fins de l’appréciation de la dégradation de l’état de santé de tout ressortissant d’un pays tiers en cas d’exécution de son éloignement, alors même que ce délai ne constituerait pas un élément déterminant pour la solution du litige au principal.

35. Cet argument ne saurait être retenu. En effet, la décision de retour adoptée à l’encontre de X était notamment fondée sur l’exclusion de la possibilité qu’une situation d’urgence médicale à court terme se produise en cas de renvoi. Or, il ne fait pas de doute que, conformément à la réglementation néerlandaise applicable, l’existence d’une situation d’urgence médicale s’apprécie à l’aune du délai de trois mois prévu par la circulaire sur les étrangers. J’ajoute que la question relative à la
légalité de ce délai devient d’autant plus centrale qu’il ressort de la décision de renvoi, contrairement à ce qu’affirme le gouvernement néerlandais dans ses observations écrites, que les douleurs de X sont liées à la maladie dont il est atteint et qu’aucun traitement de substitution permettant d’apaiser ses douleurs n’existe dans son pays d’origine, la Russie.

36. En troisième et dernier lieu, le gouvernement néerlandais considère que la Cour est incompétente pour connaître de la quatrième question préjudicielle, dans la mesure où celle-ci concernerait le point de savoir si un droit de séjour peut être tiré de l’article 8 de la CEDH. Cette question serait, par ailleurs, irrecevable, selon ce gouvernement, dans le cas où la juridiction de renvoi chercherait à savoir si l’article 7 de la Charte impose aux États membres d’accorder un droit de séjour à tout
ressortissant d’un pays tiers se trouvant dans la situation de X.

37. Je dois exprimer, une nouvelle fois, mon désaccord avec l’argumentation du gouvernement néerlandais. D’une part, il est constant que ladite question ne porte pas sur l’article 8 de la CEDH, mais bien sur l’article 7 de la Charte. D’autre part, le point de savoir si un droit de séjour doit être accordé audit ressortissant d’un pays tiers relève de l’appréciation au fond de la quatrième question préjudicielle ( 7 ).

38. J’estime, par conséquent, que la Cour est compétente pour connaître du présent renvoi préjudiciel et que celui-ci est recevable dans son intégralité.

B.   Sur le fond

1. Sur les première et deuxième questions

39. Par ses deux premières questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2008/115, lue en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’un ressortissant d’un pays tiers, gravement malade et en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre, fasse l’objet d’une mesure d’éloignement, dans le cas où il sera exposé, en raison de l’indisponibilité légale, dans son pays
d’origine, du seul traitement antalgique efficace, à une augmentation significative de sa douleur, sans modification des autres symptômes de la maladie, ou, à tout le moins, lorsque cette augmentation significative de sa douleur se manifestera dans un délai supérieur à trois mois après son retour dans son pays d’origine.

a) Observations liminaires

40. À titre liminaire, il convient d’observer que, selon les informations fournies par la juridiction de renvoi, X, ressortissant du pays tiers concerné, ne peut prétendre au statut de réfugié, à la protection subsidiaire ou à un titre de séjour ordinaire aux Pays-Bas. X se trouve dans une situation de « séjour irrégulier », au sens de l’article 3, point 2, de la directive 2008/115, dans la mesure où il est présent sur le territoire des Pays-Bas sans remplir les conditions d’entrée énoncées à
l’article 5 du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) ( 8 ) ou d’autres conditions d’entrée, de séjour ou de résidence dans cet État. Il s’ensuit que la situation de X est soumise aux dispositions de cette directive.

41. Celle-ci impose notamment aux États membres d’adopter une décision de retour à l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier (article 6) et de prendre toutes les mesures nécessaires pour exécuter une telle décision en l’absence de départ volontaire de celui-ci (article 8). L’exécution des procédures nationales de retour constituant une mise en œuvre de la directive 2008/115, au sens de l’article 51 de la Charte, cette dernière trouve à s’appliquer dans la présente
affaire.

42. En raison de la grave maladie dont X est atteint, pourraient faire obstacle à l’exécution de son éloignement, selon la juridiction de renvoi, l’article 4 de la Charte (« Nul ne peut être soumis à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») et l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci (« Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à [...] [des] traitements inhumains ou dégradants »). Cette interdiction étant
réaffirmée, en substance, à l’article 5 de la directive 2008/115, il y a lieu de faire référence, dans les deux premières questions telles que reformulées, à ce dernier, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte.

43. Ainsi qu’il ressort des explications relatives à la Charte ( 9 ), le droit figurant à l’article 4 de la Charte correspond à celui qui est garanti par l’article 3 de la CEDH, tandis que l’article 19, paragraphe 2, de la Charte reflète la jurisprudence pertinente de la Cour EDH relative à l’article 3 de la CEDH. Il en découle, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, que le sens et la portée de ces deux dispositions doivent être les mêmes que le sens et la portée conférés par la
CEDH à son article 3, sauf si cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour.

44. La question de savoir si, et éventuellement dans quelles conditions, l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte ( 10 ) s’opposent à l’éloignement par un État membre d’un ressortissant d’un pays tiers qui est gravement malade et en situation de séjour irrégulier dépend ainsi d’un examen des arrêts rendus par la Cour EDH dans les affaires N. c. Royaume-Uni ( 11 ) et Paposhvili et des arrêts, largement tributaires des principes établis par la Cour EDH, émis par la Cour dans les
affaires Abdida, C. K. e.a. ( 12 ) et MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées). Cet examen permettra en effet d’identifier le critère juridique applicable pour vérifier la conformité dudit éloignement à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants.

45. Avant d’entamer l’analyse, il est nécessaire d’expliquer brièvement les raisons pour lesquelles la jurisprudence de la Cour découlant des arrêts N. S. e.a., Jawo et Ibrahim e.a. ( 13 ), lesquels ont transposé les enseignements de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce de la Cour EDH ( 14 ), n’est pas applicable aux circonstances de l’affaire au principal, ainsi que l’ont soutenu toutes les parties intéressées lors de l’audience.

46. Dans ces arrêts, la Cour a jugé que le transfert d’un demandeur de protection internationale d’un État membre à un autre méconnaît l’interdiction des traitements inhumains et dégradants lorsque cette personne est « entièrement dépendante de l’aide publique » et que « l’indifférence des autorités [de ce dernier État] aurait pour conséquence que [celle-ci] se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui
permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine » ( 15 ).

47. Il est certes peu contestable, à mon avis, que, eu égard au caractère absolu de l’article 4 de la Charte, ce critère puisse être également utilisé lorsqu’un État membre envisage de procéder au renvoi d’un ressortissant d’un pays tiers, en séjour irrégulier, vers son pays d’origine. Il importe toutefois de relever que, en l’occurrence, X se borne à soutenir que son renvoi vers la Russie porterait gravement atteinte à sa santé et il n’allègue à aucun moment qu’il serait entièrement dépendant de
l’aide publique et qu’il se trouverait, en cas de renvoi en Russie, dans une situation de « dénuement matériel extrême » en raison de l’indifférence des autorités de ce pays. Or il me semble que la jurisprudence susmentionnée exige l’existence d’un lien de cause à effet entre ce dénuement matériel extrême, causé par l’indifférence des autorités nationales concernées, et la dégradation de l’état de santé de l’intéressé. Une telle jurisprudence ne trouve donc pas à s’appliquer dans l’affaire qui
nous occupe.

b) L’article 3 de la CEDH en tant que garantie contre le refoulement dans la jurisprudence de la Cour EDH

48. Le constat ayant ouvert la voie à l’appréciation de la conformité à l’article 3 de la CEDH des mesures d’éloignement adoptées par les autorités publiques à l’encontre de personnes atteintes d’une maladie grave figure dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni ( 16 ). Dans cet arrêt, la Cour EDH a considéré que l’examen d’une mesure d’expulsion au titre de l’article 3 de la CEDH ne peut être subordonné à la circonstance que le risque pour la personne soumise à l’un des traitements interdits découle d’actes
intentionnels des autorités publiques du pays de destination. Selon elle, rien ne lui interdit d’examiner des situations où ce risque provient de facteurs qui ne peuvent engager, directement ou indirectement, la responsabilité de ces autorités ou qui, pris isolément, n’enfreignent pas par eux-mêmes les dispositions de cet article.

49. Cette approche a été développée dans l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni, selon lequel « [l]a souffrance due à une maladie survenant naturellement [...] peut relever de l’article 3 [de la CEDH] si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement – que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures – dont les autorités peuvent être tenues pour responsables » ( 17 ).

50. S’agissant d’une décision d’expulsion d’un individu atteint du sida, la Cour EDH a jugé, dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni, que l’exécution de cette décision exposerait cet individu à un risque réel de mourir dans des circonstances particulièrement douloureuses et constituerait un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la CEDH. À cet égard, elle a souligné que, bien que les non‑nationaux qui sont sous le coup d’une décision d’expulsion ne peuvent, en principe, revendiquer le droit de rester
sur le territoire de l’État d’accueil afin de continuer à bénéficier de l’assistance médicale et sociale leur étant assurée par cet État, la violation de l’article 3 de la CEDH était motivée par les « circonstances très exceptionnelles » de l’affaire en cause et les « considérations humanitaires impérieuses » qui étaient en jeu ( 18 ). La Cour EDH a notamment tenu compte du fait que le destinataire de la décision d’expulsion se trouvait à un stade terminal de sa maladie et que le retrait abrupt
des prestations médicales fournies dans l’État d’accueil, ainsi que l’absence d’un traitement adéquat dans son pays d’origine, réduiraient son espérance de vie et lui causeraient des souffrances physiques et mentales aiguës ( 19 ).

51. Dans l’affaire N. c. Royaume-Uni ( 20 ), la Cour EDH a été invitée, en substance, à fixer ce seuil à un niveau moins élevé, en adoptant une interprétation moins étroite de la notion de « circonstances très exceptionnelles ».

52. Cette affaire concernait l’éloignement d’une personne séropositive se trouvant dans un état stable grâce au traitement médical qui lui était administré dans l’État d’accueil. Il n’était toutefois pas contesté que, en cas d’interruption de ce traitement, l’état de santé de l’intéressée se serait dégradé rapidement et cette dernière serait décédée en l’espace de quelques années à la suite d’une période d’inconfort et de souffrance. À cet égard, la requérante alléguait, premièrement, qu’elle
n’avait pas les moyens d’acheter les médicaments nécessaires aux fins dudit traitement dans son pays d’origine, l’Ouganda, et, deuxièmement, que sa famille qui y résidait n’était ni désireuse ni en mesure de la soigner si elle était gravement malade.

53. La Cour EDH a néanmoins estimé que le seuil élevé de gravité établi dans son arrêt D. c. Royaume-Uni, et appliqué dans sa jurisprudence ultérieure devait être maintenu ( 21 ).

54. Afin d’établir si ladite affaire N. c. Royaume-Uni était marquée par des circonstances très exceptionnelles, elle s’est ainsi attachée à la gravité de l’état de santé de la requérante au moment où l’éloignement était envisagé, sans se livrer à un examen détaillé du point de savoir si celle-ci pouvait effectivement obtenir le traitement et les soins nécessaires dans le pays de destination. Plus précisément, la Cour EDH a considéré que le fait que la requérante n’était pas, à l’époque du prononcé
de l’arrêt, dans un état critique et était apte à voyager était de nature à exclure l’existence de « circonstances très exceptionnelles » et, partant, une violation de l’article 3 de la CEDH. Aux fins d’une telle appréciation, le fait que, en cas d’expulsion vers l’Ouganda, l’intéressée aurait connu une dégradation de sa situation, et notamment une réduction de son espérance de vie, n’était, selon cette juridiction, pas pertinent ( 22 ).

55. Plus récemment, la Cour EDH a considéré, dans l’arrêt Paposhvili, que l’application de l’article 3 de la CEDH aux seuls éloignements des personnes se trouvant au seuil de la mort, comme elle l’avait fait depuis l’arrêt N. c. Royaume-Uni ( 23 ), avait eu pour effet de priver du bénéfice de cette disposition les étrangers gravement malades ne se trouvant pas dans un état aussi critique. L’exigence de garantir l’effectivité de l’article 3 de la CEDH imposait ainsi, selon elle, d’interpréter
l’expression « autres cas très exceptionnels » en ce sens que la protection consacrée à ladite disposition doit être également reconnue à ces personnes ( 24 ).

56. Plus précisément, la Cour EDH a estimé qu’il convient d’entendre par « autres cas très exceptionnels »« les cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé
entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie » ( 25 ).

57. Dans cette affaire, le requérant était atteint d’une maladie extrêmement grave. D’après les informations qu’il avait fournies, son état de santé était stabilisé grâce au traitement dont il bénéficiait en Belgique et, si ce traitement avait dû être interrompu, son espérance de vie moyenne aurait été inférieure à six mois. La Cour EDH a considéré que les affirmations du requérant, selon lesquelles ledit traitement n’était pas disponible dans son pays d’origine et selon lesquelles ce requérant ne
disposait d’aucune garantie d’avoir accès aux autres formes de traitement de sa maladie disponibles dans ce pays, étaient crédibles ( 26 ). Une violation de l’article 3 de la CEDH pouvait ainsi être constatée, selon la Cour EDH, en l’absence d’évaluation par les autorités nationales compétentes du risque encouru par le requérant à l’aune des données relatives à son état de santé et à l’existence de traitements adéquats en Géorgie ( 27 ).

58. Le critère retenu dans l’arrêt Paposhvili afin de vérifier si l’exécution d’une mesure d’éloignement à l’encontre d’une personne gravement malade constitue un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 3 de la CEDH, a tout récemment été confirmé dans l’arrêt rendu par la grande chambre de la Cour EDH dans l’affaire Savran c. Danemark ( 28 ).

59. Quant à la portée de ce critère, une précision s’impose. Si celui-ci implique certainement un élargissement de la portée de l’article 3 de la CEDH, résultant de la définition d’un seuil de gravité permettant d’inclure les personnes n’étant pas proches de la mort parmi les bénéficiaires de la protection offerte par cet article, la Cour EDH a été particulièrement soucieuse de mettre en évidence le caractère relatif de cet élargissement ( 29 ), tel qu’il ressort notamment de trois éléments.
Premièrement, elle a réitéré que les cas dans lesquels l’article 3 de la CEDH fait obstacle à l’exécution de l’éloignement d’une personne gravement malade sont « très exceptionnels ». Deuxièmement, elle a indiqué que ces cas « correspondent à un seuil élevé pour l’application de l’article 3 [de la CEDH] dans les affaires relatives à l’éloignement des étrangers gravement malades ». Troisièmement, le seuil de gravité qu’elle a fixé implique que le déclin de l’état de santé de la personne soumise à
une mesure d’éloignement soit non seulement « grave » et « irréversible », mais également « rapide ». Alors que les deux premiers éléments sont des attributs essentiels du préjudice risqué lorsqu’il est question d’une violation purement virtuelle, même si elle est prévisible, de la CEDH ( 30 ), ce dernier élément ne trouve d’autre explication que celle tenant à l’intention de limiter autant que possible le cercle d’individus pouvant bénéficier de la protection prévue à l’article 3 de la CEDH.

c) L’article 4 de la Charte en tant que garantie contre le refoulement dans la jurisprudence de la Cour

60. S’agissant de la jurisprudence pertinente de la Cour, il convient d’observer que cette dernière a, à quatre reprises, expressément identifié le critère devant être appliqué pour déterminer si le déplacement forcé d’une personne gravement malade constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH.

61. Dans l’affaire Abdida, la Cour a considéré, compte tenu de l’arrêt de la Cour EDH dans l’affaire N. c. Royaume-Uni ( 31 ), que l’exécution d’une décision de retour impliquant l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers atteint d’une maladie grave vers un pays où les traitements adéquats n’existent pas enfreint l’article 4 de la Charte dans des cas très exceptionnels. Elle a, par ailleurs, précisé que ces derniers cas sont caractérisés par la gravité et le caractère irréparable du préjudice
résultant de l’éloignement du ressortissant vers un pays dans lequel il existe un risque sérieux que ce dernier soit soumis à des traitements inhumains et dégradants. L’effectivité du recours exercé contre une telle décision de retour exige, selon la Cour, que ce recours soit assorti d’un effet suspensif, étant donné que l’exécution de cette décision exposerait ledit ressortissant à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé ( 32 ). Ce critère a ensuite été
repris dans l’arrêt CPAS de Seraing ( 33 ).

62. Dans l’affaire C. K. e.a., la Cour était interrogée sur la question de savoir si le transfert de la Slovénie vers la Croatie, dans le cadre du système de Dublin, d’une demandeuse d’asile présentant une affection psychique particulièrement grave, à savoir une dépression post-partum et des tendances suicidaires périodiques, constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

63. À cet égard, la Cour a d’abord indiqué que, compte tenu de la jurisprudence de la Cour EDH, il ne pouvait pas être exclu que le transfert d’un demandeur puisse, en lui-même, entraîner, pour l’intéressé, un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, indépendamment de la qualité de l’accueil et des soins disponibles dans l’État membre concerné ( 34 ).

64. Quant au critère à appliquer pour vérifier l’existence d’une violation de l’article 4 de la Charte dans cette hypothèse, la Cour a considéré que le transfert d’un demandeur d’asile constitue un traitement inhumain et dégradant s’il entraîne un risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de celui-ci ( 35 ). Elle a ensuite ajouté que, une fois que le demandeur a fourni des éléments objectifs suffisants pour prouver la particulière gravité de son état
de santé ainsi que les conséquences significatives et irrémédiables d’un transfert sur celui-ci, il appartient aux autorités nationales compétentes d’examiner ces éléments, en prenant en compte l’ensemble des conséquences qui résulteraient du transfert, sans s’arrêter aux seules conséquences du transport physique du demandeur d’asile ( 36 ).

65. Cette approche a été confirmée et appliquée dans le cadre de la directive 2008/115 par la grande chambre de la Cour dans l’arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées). La Cour était appelée à se prononcer sur la question de savoir si la protection subsidiaire devait être accordée à un ressortissant ayant été torturé par les autorités de son pays d’origine et dont les sévères séquelles psychologiques pourraient s’aggraver de manière substantielle en cas de renvoi dans son
pays d’origine.

66. Dans le cadre de l’examen de cette question, elle a notamment souligné que, selon la jurisprudence de la Cour EDH relative à la l’éloignement des personnes gravement malades, il est nécessaire que les souffrances résultant d’un éloignement atteignent un minimum de gravité pour engendrer une violation de l’article 3 de la CEDH et a rappelé que cette appréciation est effectuée par la Cour EDH en appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Paposhvili ( 37 ).

67. À ce stade de son raisonnement, il était légitime de s’attendre à ce que la Cour fasse sien ce critère en affirmant que celui-ci doit également être employé pour définir les situations dans lesquelles l’article 4 de la Charte s’oppose à l’éloignement d’une personne gravement malade. Or le point suivant de l’arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées) énonce que, « [d]ans la même perspective, l’article 4 de la Charte doit être interprété en ce sens que l’éloignement d’un
ressortissant d’un pays tiers, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, constitue un traitement inhumain et dégradant [...] si cet éloignement entraîne le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé » ( 38 ).

68. Le critère appliqué ici, auquel la Cour a déjà recouru dans l’arrêt C. K. e.a. ( 39 ), diffère de celui issu de l’arrêt Paposhvili. S’il est vrai, en effet, que l’expression « détérioration significative et irrémédiable » semble sémantiquement équivalente à celle de « déclin grave et irréversible », il y a toutefois lieu de constater que ce critère n’exige ni que la dégradation de l’état de santé de l’intéressé engendre des « souffrances intenses » ou une « réduction significative de l’espérance
de vie », ni que cette dégradation soit également « rapide ». Sur ce dernier point, la Cour a en effet précisé que la mise en œuvre dudit critère implique la prise en compte de « l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient de l’éloignement » ( 40 ).

69. Il en découle que la Cour a entendu fixer le seuil de gravité pertinent pour l’application de l’article 4 de la Charte dans ces types d’affaires à un niveau inférieur à celui qui est requis par l’article 3 de la CEDH selon l’arrêt Paposhvili, de sorte que le premier article s’oppose à l’éloignement d’une personne gravement malade dans un éventail de situations plus large que le second. En d’autres termes, cette jurisprudence de la Cour reflète un choix d’interprétation plus protecteur du droit
de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants.

70. Ce choix relève, du reste, des prérogatives de la Cour. S’il est vrai, en effet, que l’article 52, paragraphe 3, de la Charte exige que les droits qui y sont visés et qui correspondent aux droits garantis par la CEDH soient compris comme ayant le même sens et la même portée que ces derniers, il est désormais constant que, tant que la CEDH ne constitue pas un instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union, l’exigence de cohérence poursuivi par cette disposition ne peut
pas porter atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour elle-même. Il s’ensuit que la Cour peut légitimement conférer auxdits droits un sens et une portée différents par rapport aux droits inscrits dans la CEDH, à condition que son interprétation aboutisse à un niveau de protection plus élevé que celui garanti par cette dernière ( 41 ), ce résultat étant acquis en l’espèce.

71. Cette lecture de l’arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées) est confortée par le fait que, dans cet arrêt, l’expression « dans la même perspective » relie le critère énoncé par la Cour au rappel du critère issu de l’arrêt Paposhvili, l’emploi d’une telle expression témoignant, par définition, d’un rapport de similitude et non d’équivalence substantielle.

d) Application à l’affaire au principal

72. À titre liminaire, il convient de rappeler que, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, X souffre d’une maladie particulièrement grave requérant un traitement médical spécifique. Il est incontesté que, s’il était expulsé, X pourrait néanmoins obtenir ce traitement, attendu que ce dernier est disponible et accessible en Russie. En revanche, X n’aurait plus, en cas d’expulsion, accès au traitement à base de cannabis qui lui a été prescrit par le médecin et lui est administré actuellement aux
fins de la gestion de la douleur engendrée par sa maladie, ce traitement n’étant pas autorisé en Russie. S’il paraît peu probable que l’interruption dudit traitement provoque une aggravation de sa maladie, la juridiction de renvoi estime que, compte tenu de la documentation pertinente produite par le requérant dans la procédure au principal, une telle interruption occasionnerait une augmentation de la souffrance éprouvée par X, tout autre traitement analgésique susceptible de lui être administré
en Russie étant inapproprié.

73. Dans ces conditions, il convient de se demander si le constat d’une augmentation de la souffrance peut, à lui seul, être susceptible de caractériser une « détérioration de l’état de santé » aux fins de l’application de la jurisprudence de la Cour rappelée dans la section précédente des présentes conclusions. J’estime que la réponse doit nécessairement être affirmative. Il y a lieu de rappeler, en effet, que cette jurisprudence est fondée sur la prémisse, posée par la Cour EDH, que la simple
souffrance due à une maladie, survenant naturellement ou non, peut relever de l’article 3 de la CEDH si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement, tel qu’une expulsion, dont les autorités peuvent être tenues pour responsables ( 42 ). En outre, il est observé qu’aucun autre élément ressortant de ladite jurisprudence de la Cour n’est de nature à justifier une interprétation selon laquelle l’article 4 de la Charte est applicable uniquement lorsque l’augmentation de la
souffrance résultant de l’éloignement est accompagnée par une modification des symptômes chez la personne concernée. À titre d’illustration, l’article 4 de la Charte a été appliqué dans l’arrêt MP au motif que l’expulsion du requérant aurait eu pour effet d’aggraver ses souffrances psychologiques, indépendamment de toute modification des symptômes du stress post-traumatique grave et de la dépression sévère dont il était atteint ( 43 ).

74. J’ai bien pris en compte les inquiétudes manifestées au cours de la procédure par le gouvernement néerlandais, selon lesquelles, eu égard au caractère subjectif de la douleur, de simples allégations du destinataire de la mesure d’éloignement ne devraient pas être considérées comme étant suffisantes pour conclure à une violation de l’article 4 de la Charte. J’invite donc la Cour à saisir cette occasion pour préciser expressément, à l’instar de ce que la Cour EDH a fait dans l’arrêt Paposhvili,
qu’il appartient à ce ressortissant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si cette mesure était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants ( 44 ).

75. Par ailleurs, l’éloignement dudit ressortissant serait incompatible avec l’article 4 de la Charte uniquement si le seuil de gravité établi par la jurisprudence de la Cour est atteint. Il est, partant, nécessaire de vérifier si l’éloignement de X entraînerait un risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé.

76. Bien qu’un tel examen, largement tributaire des circonstances factuelles propres au cas d’espèce, incombe à la juridiction de renvoi lors de l’appréciation des résultats de l’expertise ordonnée dans la procédure au principal, les éléments ressortant du dossier permettent, selon moi, de formuler les considérations suivantes.

77. Il résulte de la décision de renvoi, d’une part, que X a produit des documents démontrant qu’il est atteint d’une maladie grave qui lui cause, entre autres, des migraines, des maux de ventre, des douleurs dans le cou, les os, les muscles et les nerfs, et que ces douleurs sont rendues actuellement à peine supportables grâce à l’administration d’un traitement à base de cannabis thérapeutique. En outre, X fait état du fait que l’interruption du traitement à base de cannabis thérapeutique
impliquerait une augmentation de la douleur telle qu’il ne pourrait plus dormir ni se nourrir et que le caractère permanent de cette douleur génèrerait, à plus long terme, l’apparition de troubles psychiques, sous la forme de pensées dépressives et suicidaires. D’autre part, il ressort de cette décision que ce traitement, qui est le seul traitement antidouleur adéquat pour X, les alternatives étant même contre-indiquées, n’est légalement pas disponible en Russie.

78. Si la réalité de l’ensemble de ces éléments était établie, la juridiction de renvoi devrait, à mon sens, conclure que l’éloignement de X ne peut être, en l’occurrence, exécuté au motif qu’il entraînerait un risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de celui-ci ( 45 ).

79. Eu égard à la deuxième partie des deux premières questions, telles que reformulées, je rappelle que la question de savoir si l’aggravation de la douleur résultant d’un éventuel éloignement de X vers son pays d’origine interviendrait « rapidement » après l’exécution de celui-ci ne revêt aucune pertinence en vue de déterminer si le seuil de gravité est atteint et si, ainsi, l’article 4 de la Charte est violé.

80. Alors que l’arrêt Paposhvili requérait que le déclin de l’état de santé soit non seulement « grave » et « irréversible », mais également « rapide », la Cour s’est en effet limitée, dans le cadre de son interprétation autonome de l’article 4 de la Charte, à exiger, ainsi qu’il a été vu ci-dessus, que l’état de santé se dégrade de manière significative et irrémédiable en raison de l’éloignement.

81. Je ne crois pas que la Cour devrait aligner son interprétation, plus protectrice, sur celle de la Cour EDH.

82. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence la plus ancienne de la Cour EDH, cette dernière est en droit d’apprécier si l’éloignement d’un étranger est de nature à violer le droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants en raison de la souffrance susceptible d’en résulter dans le pays de destination, bien qu’il s’agisse d’une violation non encore avérée de la CEDH. Cette interprétation est nécessaire, d’après cette juridiction, pour garantir
l’effectivité de ce droit, en tant que droit absolu et valeur fondamentale des sociétés démocratiques, étant donné que le préjudice résultant de l’éloignement serait grave et irréparable ( 46 ).

83. Cela étant, le fait pour la Cour de retenir également, dans son arrêt à venir, cette exigence de rapidité dans la survenance du préjudice (en l’espèce, la rapidité du déclin de l’état de santé) risquerait, me semble-t-il, d’être interprété comme une atténuation du caractère absolu du droit consacré à l’article 4 de la Charte, en raison d’une mise en balance entre ce droit et le pouvoir des États membres de contrôler l’entrée et le séjour des ressortissants d’un pays tiers sur leur territoire.
C’est d’ailleurs précisément le souci de mieux garantir le caractère absolu de cette disposition qui, me semble-t-il, a conduit la Cour à poursuivre, dans sa jurisprudence, un niveau de protection plus élevé du droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants ( 47 ).

84. Les considérations qui précèdent impliquent nécessairement que l’article 4 de la Charte s’oppose à une pratique nationale, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, consistant à fixer un délai strict dans lequel l’augmentation significative et irrémédiable de la douleur du ressortissant soumis à l’éloignement devrait obligatoirement se manifester.

85. Partant, je propose à la Cour de répondre aux deux premières questions, telles que reformulées, que l’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un ressortissant d’un pays tiers, gravement malade et en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre, fasse l’objet d’une mesure d’éloignement, dans le cas où il sera exposé, en raison de l’indisponibilité légale, dans
son pays d’origine, du seul traitement antalgique efficace, à une augmentation significative et irrémédiable de sa douleur. Le délai dans lequel une telle augmentation se manifestera ne revêt aucune pertinence aux fins de cette appréciation.

86. Il convient enfin de rappeler que, si la juridiction de renvoi devait considérer que X ne peut pas être renvoyé en Russie au motif que cet éloignement l’exposerait à un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte, l’éloignement de celui-ci devrait être obligatoirement reporté en vertu de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2008/115.

87. Le report de cet éloignement ne peut pas avoir pour conséquence, selon moi, de priver d’effet la décision de retour adoptée par l’autorité néerlandaise compétente, ainsi que l’a avancé la Commission lors de l’audience ( 48 ). Je ne vois pas, en effet, comment on pourrait considérer qu’une telle conséquence découle de l’arrêt CPAS de Seraing ( 49 ), alors même que la Cour a jugé, dans cet arrêt, que la problématique de l’octroi d’un effet suspensif de plein droit concerne nécessairement la
décision de retour et, éventuellement, la décision d’éloignement l’accompagnant ( 50 ).

88. Ainsi que l’a fait valoir le gouvernement néerlandais à l’audience, il importe de relever que, quand bien même l’éloignement serait différé, il n’y a aucune raison pour que la décision de retour, qui constate l’irrégularité du séjour, perde ses effets, d’autant plus que la Cour a déjà jugé que, lorsqu’ils sont confrontés à un ressortissant d’un pays tiers se trouvant dans une situation de séjour irrégulier, les États membres sont tenus d’adopter à son égard une décision de retour car « il serait
contraire tant à l’objet de la directive 2008/115 [...] qu’au libellé de l’article 6 de cette directive, de tolérer l’existence d’un statut intermédiaire de ressortissants de pays tiers qui se trouveraient sur le territoire d’un État membre sans droit ni titre de séjour [...], mais à l’égard desquels aucune décision de retour valide ne subsisterait » ( 51 ).

2. Sur la troisième question

89. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les conséquences de la mesure d’éloignement sur l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers ne soient prises en compte qu’au moment de déterminer si, et le cas échéant dans quelles conditions, celui-ci est en état de voyager.

90. Plus précisément, il ressort de la décision de renvoi que, en vertu du droit néerlandais, les conséquences médicales susceptibles de découler d’une mesure d’éloignement ne sont examinées dans l’avis émis par le BMA que pour autant qu’elles surviennent au cours de l’exécution de l’éloignement proprement dit, sans que soient prises en compte les conséquences médicales, de nature psychologique, susceptibles de se manifester en raison de l’indisponibilité ou de l’inaccessibilité, dans le pays de
destination, des soins nécessaires à la prise en charge de ces conséquences médicales.

91. D’un point de vue strictement juridique, les doutes de la juridiction de renvoi semblent porter sur l’applicabilité du cadre juridique ressortant de l’arrêt C. K ( 52 )., rendu dans le domaine du système de Dublin, dans le contexte de la directive 2008/115. Cette juridiction se dit bien consciente du fait que cet arrêt indique les obligations dont un État membre doit s’acquitter pour pouvoir procéder au transfert d’un ressortissant d’un pays tiers qui présente des tendances suicidaires.
Cependant, elle estime que les obligations imposées par la Cour ne concernent que les conditions de voyage de ce ressortissant, ce qui s’explique par le fait que l’État procédant au transfert peut, en vertu du principe de confiance mutuelle fondant le système de Dublin, présumer que les soins disponibles dans les autres États membres soient suffisants pour traiter la maladie dont souffre ledit ressortissant.

92. Il y a lieu de relever, d’emblée, que le caractère général et absolu de l’article 4 de la Charte, dont l’article 5 de la directive 2008/115 impose en substance le respect, implique que le cadre juridique établi dans ledit arrêt C. K. est, en principe, également applicable au transfert d’une personne vers un pays tiers, tel qu’un éloignement exécuté au titre de la directive 2008/115. Transposé dans ce dernier contexte, ce cadre juridique s’articule autour des principes suivants.

93. L’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, constitue, en lui-même, un traitement inhumain et dégradant lorsqu’il entraîne le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé ( 53 ).

94. Il appartient aux autorités nationales compétentes d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact de cet éloignement sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant en considération « l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables » résultant de l’éloignement. Cela implique que l’État membre procédant à l’éloignement doit non seulement organiser cet éloignement de manière à ce que tous les soins nécessaires soient garantis au ressortissant d’un pays tiers concerné au cours de son
transfert physique vers l’État de destination, au moyen d’un accompagnement médical adéquat, mais il doit également s’assurer que, dès son arrivée dans cet État, ce ressortissant puisse bénéficier des soins médicaux indispensables pour éviter tout risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé ( 54 ).

95. Compte tenu de ces considérations, je suggère à la Cour de répondre à la troisième question préjudicielle que l’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les conséquences de la mesure d’éloignement sur l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers ne soient prises en compte qu’au moment de déterminer si, et le cas échéant dans quelles conditions, celui-ci est en
état de voyager. Ces conséquences doivent être également appréciées lors de la vérification, dès son arrivée dans l’État de destination, que ce ressortissant pourra bénéficier des soins médicaux indispensables pour éviter tout risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé.

3. Sur la quatrième question

96. Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en premier lieu, si la directive 2008/115, lue en combinaison avec les articles 1er, 4 et 7 de la Charte, doit être interprétée en ce sens que les problèmes médicaux graves d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre et les soins de santé qu’il reçoit doivent être pris en compte afin de déterminer si cet État membre est tenu de lui reconnaître un droit de séjour.

97. Il convient de constater que la Cour a déjà jugé que « la directive 2008/115 ne porte que sur le retour de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier et n’a donc pas pour objet d’harmoniser dans leur intégralité les règles des États membres relatives au séjour des étrangers » et que « les normes et les procédures communes instaurées par la directive 2008/115 ne portent que sur l’adoption de décisions de retour et l’exécution de ces décisions » ( 55 ). Cela signifie que les conditions
relatives à la reconnaissance d’un droit de séjour aux ressortissants des pays tiers ne sont pas régies par cette directive, mais relèvent de la compétence du législateur national.

98. À cet égard, il importe d’ajouter que l’article 6, paragraphe 4, de ladite directive ne confère pas aux États membres la faculté de légiférer en vertu du droit de l’Union, mais se limite à reconnaître le pouvoir de ces États en vertu du droit national d’octroyer un droit de séjour, notamment pour des motifs humanitaires, afin d’expliciter l’articulation d’un tel droit avec la décision de retour ( 56 ).

99. L’exercice dudit pouvoir ne constitue donc pas une mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51 de la Charte, de sorte que la question de savoir si une demande de titre de séjour doit être accueillie ne saurait être appréciée au regard des dispositions de cette dernière. L’invocation de la Charte, et notamment de l’article 7 de celle-ci, lue en combinaison avec la directive 2008/115, ne pourrait en aucun cas conduire à reconnaître à X un droit de séjour découlant du droit de
l’Union.

100. En second lieu, la quatrième question déférée par la juridiction de renvoi vise, en substance, à déterminer si la directive 2008/115, lue en combinaison avec les articles 1er, 4 ainsi que l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprétée en ce sens que les États membres doivent tenir compte de l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers, en tant que composante de sa vie privée, lorsqu’ils examinent s’il convient de reporter son éloignement.

101. À la différence des deux premières questions préjudicielles, cette question ne fait pas référence à l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers en vue d’établir si l’exécution de l’éloignement de ce ressortissant peut s’analyser en un traitement inhumain et dégradant. L’état de santé n’est évoqué que comme une composante de la vie privée. Les articles 1er, 4 ainsi que l’article 19, paragraphe 2, de la Charte ne paraissent donc pas pertinents aux fins de la réponse à donner à la présente
question.

102. Une obligation tenant au respect du droit à la vie privée et familiale peut être dégagée, à mon sens, de l’article 5, sous b), de la directive 2008/115, selon lequel les États membres doivent tenir dûment compte de la vie familiale dans la mise en œuvre de cette directive.

103. La Cour a récemment jugé que la finalité de l’article 5 de la directive 2008/115 est de garantir, dans le cadre de la procédure de retour établie par celle-ci, le respect de plusieurs droits fondamentaux ( 57 ). Ce constat implique, premièrement, que l’expression « vie familiale » doit être lue comme se référant au droit à la vie privée et familiale, tel que consacré à l’article 7 de la Charte, et, deuxièmement, que l’obligation de tenir dûment compte de ce droit n’est pas remplie par la simple
prise en compte des éléments pertinents de la vie privée et familiale du ressortissant d’un pays tiers concerné, ainsi que l’a soutenu, lors de l’audience, le gouvernement néerlandais ( 58 ). À ce dernier égard, l’arrêt K.A. e.a. (Regroupement familial en Belgique), cité à l’audience par ce gouvernement, n’est pas de nature à justifier une interprétation contraire, dès lors que, dans cet arrêt, la Cour s’est limitée à considérer que la prise en compte desdits éléments par les autorités
nationales compétentes, lorsqu’ils leur sont fournis par l’intéressé, constitue un préalable nécessaire à l’adoption d’une décision de retour ( 59 ).

104. Au vu de ces considérations, je suis d’avis que la présente question devrait être examinée par la Cour sous l’angle de l’article 5, sous b), de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 7 de la Charte, ainsi que de l’article 9 de cette directive (« Report de l’éloignement »).

105. Il convient ainsi de fournir d’abord à la juridiction de renvoi le cadre juridique régissant l’appréciation par les autorités nationales compétentes de la légalité de l’exécution de l’éloignement de X au regard du droit au respect de la vie privée de ce dernier, en précisant si, et, le cas échéant, dans quelles conditions, l’état de santé de X doit être pris en considération dans ce cadre ( 60 ).

106. Contrairement à ce qui a été soutenu à l’audience par le gouvernement néerlandais, cette appréciation doit nécessairement être effectuée par les autorités nationales compétentes lorsqu’elles examinent une demande de report de l’éloignement telle que celle en cause dans l’affaire au principal, indépendamment du fait que la question soit couramment examinée par ces autorités lors de l’évaluation des demandes de séjour.

107. S’agissant du droit au respect de la vie privée, il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, l’article 7 de celle-ci doit en principe recevoir une interprétation lui conférant le même sens et la même portée que l’article 8 de la CEDH, ce qui rend nécessaire de se pencher sur la jurisprudence de la Cour EDH relative à cette disposition.

108. Il ressort de cette jurisprudence que, afin d’établir une violation de l’article 8 de la CEDH en l’occurrence, l’autorité nationale compétente doit procéder à une appréciation de proportionnalité, consistant en une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée de X et le pouvoir de l’État néerlandais d’expulser les étrangers qui ne satisfont pas aux conditions d’entrée et de séjour sur son territoire.

109. En effet, il ne fait guère de doute, d’une part, que l’exécution éventuelle de l’éloignement de X vers la Russie s’analyserait en une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de celui-ci ( 61 ) et, d’autre part, qu’une telle mesure trouve sa base juridique dans la législation nationale (article 64 de la loi sur les étrangers, tel qu’interprété au point A/37 de la circulaire homonyme) et poursuit un des « buts légitimes » énumérés à l’article 8, paragraphe 2, de la CEDH (« défense de
l’ordre »). Dans ces conditions, cette dernière disposition prescrit de vérifier si la mesure en question est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but recherché, ce qui se traduit, selon la Cour EDH, par un examen de proportionnalité ( 62 ).

110. Les traits essentiels de cet examen ont été principalement identifiés par la Cour EDH dans les affaires combinant immigration irrégulière et droit au respect de la vie familiale. Dans l’arrêt Pormes c. Pays-Bas, cette juridiction a toutefois indiqué que les principes formulés et les facteurs pris en compte dans ces affaires peuvent être appliqués mutatis mutandis à la situation d’un étranger qui a établi des liens, constitutifs d’une vie privée, sur le territoire d’un État pendant sa période de
séjour irrégulier ( 63 ). Cela implique ce qui suit.

111. La portée du droit au respect de la vie privée dépend, en principe, de la situation particulière de l’étranger et de l’intérêt général. Sauf à ce que l’étranger soit qualifié d’« immigré établi », car titulaire d’une autorisation de séjour dans l’État d’accueil, l’existence de « raisons très solides » n’est pas nécessaire pour que le droit d’expulser de cet État prime sur le droit de l’étranger au respect de sa vie privée ( 64 ).

112. Dans le cas où l’étranger concerné aurait établi une vie privée dans l’État d’accueil à une époque où il savait que son statut au regard des règles d’immigration était tel que le maintien de cette vie privée au sein de cet État aurait d’emblée revêtu un caractère précaire, l’expulsion de cet étranger serait susceptible de violer l’article 8 de la CEDH uniquement « dans des circonstances exceptionnelles » ( 65 ).

113. Les facteurs pertinents aux fins de la mise en balance du droit au respect de la vie privée et de l’intérêt général sont l’étendue des liens sociaux, culturels et familiaux dans l’État d’accueil et dans le pays de destination ainsi que l’existence d’éléments relatifs au contrôle de l’immigration ou de considérations d’ordre public militant en faveur de l’expulsion ( 66 ). Il s’agit là d’une liste non exhaustive qui n’exclut nullement la prise en compte d’autres facteurs liés aux circonstances
particulières de l’espèce, tels que des facteurs d’ordre médical ( 67 ). Ces derniers ont trait à l’état de santé du requérant et à l’évolution qu’il est susceptible de connaître si la mesure d’éloignement est mise en œuvre ( 68 ).

114. Il importe, en effet, de relever que, selon la Cour EDH, la santé doit être vue comme une composante de la vie privée, dès lors que la notion de « vie privée », qui doit être comprise largement et ne se prête pas à une définition exhaustive, englobe également l’intégrité physique et morale d’une personne ( 69 ). Au sujet de l’intégrité morale, cette juridiction a déjà indiqué que la sauvegarde de la santé mentale est un préalable inéluctable à la jouissance effective du droit au respect de la
vie privée, entendu comme un droit « à l’identité et à l’épanouissement personnel » et « de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur » ( 70 ). Il me semble raisonnable de considérer que l’intégrité physique constitue également un tel préalable.

115. À cet égard, je rappelle que la Cour EDH n’exclut pas qu’un traitement qui ne peut pas être qualifié d’« inhumain ou dégradant » au sens de l’article 3 de la CEDH puisse néanmoins nuire à l’intégrité physique et morale au point d’enfreindre cet article sous l’angle de la vie privée. Dans le prolongement de cette approche, elle a en substance considéré, dans l’arrêt Paposhvili, que l’éloignement d’un étranger peut constituer une violation de l’article 8 de la CEDH alors qu’aucune entorse à
l’article 3 de celle-ci ne peut être constatée ( 71 ).

116. En particulier, lorsqu’on est en présence d’une situation où l’éloignement risquerait d’aggraver l’état de santé de l’intéressé au point que ce dernier ne serait plus en mesure de développer des liens constitutifs d’une vie privée, ces facteurs d’ordre médical peuvent avoir un poids important dans le cadre de la mise en balance à effectuer pour déterminer le caractère proportionné de cet éloignement.

117. S’il résultait, à l’issue d’un examen de proportionnalité ainsi caractérisé, que le droit au respect de la vie privée d’un ressortissant d’un pays tiers risque d’être méconnu en raison de son éloignement, l’obligation d’interprétation conforme de tout acte de droit dérivé aux droits fondamentaux, telle que réaffirmée au considérant 24 de la directive 2008/115, imposerait de conclure que l’éloignement ne peut être exécuté.

118. Cela ne signifie pourtant pas qu’un report de l’éloignement devrait nécessairement être accordé en vertu de l’article 9, paragraphe 1, de cette directive. Selon cette disposition, le report de l’éloignement n’est en effet obligatoire que si l’exécution de celui-ci reviendrait à enfreindre le principe de non‑refoulement [sous a)] ou dans le cas où un effet suspensif serait reconnu au recours formé à l’encontre de la décision d’éloignement [sous b)]. S’agissant de la première hypothèse, elle ne
concerne pas le droit au respect de la vie privée. Quant à la seconde, il ne saurait être a priori exclu que l’atteinte au droit au respect de la vie privée, en cas d’exécution de l’éloignement du ressortissant d’un pays tiers gravement malade, puisse être considérée comme étant « grave et irréparable » au sens de l’arrêt Abdida ( 72 ) et ainsi justifier de reconnaître au recours un effet suspensif. Je dois néanmoins admettre que j’éprouve des difficultés à imaginer une situation dans laquelle
tel serait le cas.

119. Dans ses observations écrites, la Commission soutient que des facteurs d’ordre médical, qui ne conduisent pas à une situation contraire au principe de non‑refoulement mais qui, en raison de leur nature moins grave, ne sont pertinents qu’en tant que composantes du droit au respect de la vie privée du ressortissant d’un pays tiers soumis à une mesure d’éloignement, peuvent être pris en compte par les États membres, conformément à l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2008/115, lors de la
détermination du moment de l’éloignement.

120. Je ne partage pas ce point de vue. Il me paraît évident, en effet, que la faculté de reporter l’éloignement, conférée aux États membres par l’article 9, paragraphe 2, sous a), de cette directive, concerne les situations dans lesquelles « l’état physique ou mental » du ressortissant d’un pays tiers concerné rend le transfert physique de celui-ci vers son pays d’origine inopportun ou impossible à la date prévue à l’origine. Si cet état physique ou mental était imputable à une violation du droit
au respect de la vie privée dudit ressortissant, cette hypothèse figurerait plutôt au paragraphe 1 de cette disposition, lequel prévoit un report obligatoire de l’éloignement dans deux cas de figure où l’exécution de celui-ci serait de nature à enfreindre un droit fondamental ( 73 ).

121. Par conséquent, il y a lieu de reconnaître que la directive 2008/115 reste muette sur les conséquences juridiques d’un constat par les autorités nationales compétentes que l’exécution de l’éloignement reviendrait à violer le droit du ressortissant d’un pays tiers au respect de sa vie privée. Aucune disposition de la directive 2008/115 ne régit en effet de telles conséquences, ces dernières relevant ainsi de la compétence du législateur national.

122. À la lumière de l’ensemble de ces considérations, je propose à la Cour de répondre à la quatrième question préjudicielle que l’article 5, sous b), de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 7 de la Charte, et l’article 9 de cette directive doivent être interprétés en ce sens que les États membres peuvent tenir compte de l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers, comme une composante de sa vie privée, lorsqu’ils apprécient si l’exécution de l’éloignement de celui-ci est
susceptible de violer le droit au respect de la vie privée de ce ressortissant, les conséquences juridiques d’un éventuel constat de violation relevant de la compétence du législateur national.

IV. Conclusion

123. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats ’s-Hertogenbosch (tribunal de La Haye, siégeant à ’s‑Hertogenbosch, Pays-Bas), telles que reformulées :

1) L’article 5 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un ressortissant d’un pays tiers, gravement malade et en séjour irrégulier
sur le territoire d’un État membre, fasse l’objet d’une mesure d’éloignement, dans le cas où il sera exposé, en raison de l’indisponibilité légale, dans son pays d’origine, du seul traitement antalgique efficace, à une augmentation significative et irrémédiable de sa douleur. Le délai dans lequel une telle augmentation se manifestera ne revêt aucune pertinence aux fins de cette appréciation.

2) L’article 5 de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les conséquences de la mesure d’éloignement sur l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers ne soient prises en compte qu’au moment de déterminer si, et éventuellement dans quelles conditions, celui-ci est en état de voyager. Ces conséquences doivent être également appréciées lors de la vérification, dès son
arrivée dans l’État de destination, que ce ressortissant pourra bénéficier des soins médicaux indispensables pour éviter tout risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé.

3) L’article 5, sous b), de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 7 de la Charte, et l’article 9 de cette directive doivent être interprétés en ce sens que les États membres peuvent tenir compte de l’état de santé d’un ressortissant d’un pays tiers, comme une composante de sa vie privée, lorsqu’ils apprécient si l’exécution de l’éloignement de celui-ci est susceptible de violer le droit au respect de la vie privée de ce ressortissant, les conséquences juridiques d’un éventuel
constat de violation relevant de la compétence du législateur national.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98).

( 3 ) Arrêt du 24 avril 2018 (C‑353/16, ci-après l’ MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées) , EU:C:2018:276).

( 4 ) Cour EDH, 13 décembre 2016, ci-après l’« arrêt Paposhvili », CE:ECHR:2016:1213JUD004173810.

( 5 ) Voir, notamment, arrêt du 26 juin 2019, Addiko Bank (C‑407/18, EU:C:2019:537, points 35 et 39).

( 6 ) Arrêt du 29 octobre 2020, Veselības ministrija (C‑243/19, EU:C:2020:872, point 63).

( 7 ) Voir arrêt du 29 mars 2012, 3M Italia (C‑417/10, EU:C:2012:184, point 23).

( 8 ) JO 2016, L 77, p. 1.

( 9 ) JO 2007, C 303, p. 17.

( 10 ) Dans un souci de simplification, je me référerai, dans la suite des présentes conclusions, au seul article 4 de la Charte, dans la mesure où l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci constitue une application au cas de l’éloignement de l’interdiction de traitements inhumains et dégradants consacrée à cet article 4.

( 11 ) Cour EDH 27 mai 2008, CE:ECHR:2008:0527JUD002656505.

( 12 ) Arrêt du 18 décembre 2014, Abdida (C‑562/13, EU:C:2014:2453), et du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127).

( 13 ) Arrêts du 21 décembre 2011 (C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865) ; du 19 mars 2019 (C‑163/17, EU:C:2019:218), et du 19 mars 2019 (C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219).

( 14 ) Cour EDH, 21 janvier 2011, CE:ECHR:2011:0121JUD003069609.

( 15 ) Arrêts du 19 mars 2019, Jawo (C‑163/17, EU:C:2019:218, point 92), et du 19 mars 2019, Ibrahim e.a. (C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, point 90). Mise en italique par mes soins.

( 16 ) Cour EDH, 2 mai 1997, CE:ECHR:1997:0502JUD003024096), §§ 49 et 50.

( 17 ) Cour EDH, 29 avril 2002, CE:ECHR:2002:0429JUD000234602, § 52. Mise en italique par mes soins.

( 18 ) Cour EDH, 2 mai 1997, D. c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1997:0502JUD003024096, § 54.

( 19 ) Ibidem, §§ 50 à 52.

( 20 ) Cour EDH, 27 mai 2008, CE:ECHR:2008:0527JUD002656505.

( 21 ) Ibidem, § 43.

( 22 ) Ibidem, §§ 50 et 51.

( 23 ) Cour EDH, 27 mai 2008, CE:ECHR:2008:0527JUD002656505.

( 24 ) Arrêt Paposhvili, §§ 181 et 183.

( 25 ) Ibidem, § 183. Mise en italique par mes soins.

( 26 ) Ibidem, §§ 194 à 198.

( 27 ) Ibidem, §§ 205 et 206.

( 28 ) Cour EDH, 7 décembre 2021, CE:ECHR:2021:1207JUD005746715.

( 29 ) Voir, en ce sens, Mavronicola N., « Specifying the Non-Refoulement Duty under Article 3 ECHR », Torture, Inhumanity and Degradation under Article 3 of the ECHR: Absolute Rights and Absolute Wrongs, Hart Publishing, Oxford, 2021, p. 181.

( 30 ) Cour EDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1989:0707JUD001403888, § 90.

( 31 ) Cour EDH, 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2008:0527JUD002656505.

( 32 ) Arrêt du 18 décembre 2014, Abdida (C‑562/13, EU:C:2014:2453, points 45 à 50).

( 33 ) Arrêt du 30 septembre 2020 (C‑402/19, EU:C:2020:759, point 36).

( 34 ) Arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, points 68 et 71 à 73).

( 35 ) Arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 74).

( 36 ) Arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, points 75 et 76).

( 37 ) Arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), points 36 à 40.

( 38 ) Arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), point 41. Mise en italique par mes soins.

( 39 ) Arrêt du 16 février 2017 (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127).

( 40 ) Arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), points 41 et 42. Mise en italique par mes soins. Voir, également, arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 76).

( 41 ) Arrêts du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 47) ; du 14 septembre 2017, K. (C‑18/16, EU:C:2017:680, point 50), et du 20 mars 2018, Menci (C‑524/15, EU:C:2018:197, points 22 et 23). Voir, également, mes conclusions dans les affaires jointes Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság (C‑924/19 PPU et C‑925/19 PPU, EU:C:2020:294, points 148 et 149).

( 42 ) Voir arrêts du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 68) et MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), points 38 et 39.

( 43 ) Voir arrêt MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), point 43.

( 44 ) Arrêt Paposhvili, § 186.

( 45 ) Sauf modification de la législation russe, cette détérioration apparaîtrait en effet, dans les faits, irrémédiable.

( 46 ) Cour EDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1989:0707JUD001403888, § 91.

( 47 ) Arrêts du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 59) et MP (Protection subsidiaire d’une victime de tortures passées), point 36.

( 48 ) Je n’ignore pas qu’une telle interprétation reviendrait à renforcer la protection juridique des ressortissants des pays tiers se trouvant dans une situation d’« éloignabilité de longue durée », ceux-ci étant, en principe, exclus de la jouissance des nombreux droits socio-économiques en raison du caractère irrégulier de leur séjour. Aussi regrettable que soit leur situation, cela n’autorise pas une lecture erronée de la directive 2008/115.

( 49 ) Arrêt du 30 septembre 2020 (C‑402/19, EU:C:2020:759).

( 50 ) Arrêt du 30 septembre 2020, CPAS de Seraing (C‑402/19, EU:C:2020:759, points 43 à 48). Voir, également, arrêt du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, point 56).

( 51 ) Arrêt du 3 juin 2021, Westerwaldkreis (C‑546/19, EU:C:2021:432, point 57).

( 52 ) Arrêt du 16 février 2017 (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127).

( 53 ) Voir arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 73).

( 54 ) Voir arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a. (C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, points 76 et 81 à 85).

( 55 ) Arrêt du 8 mai 2018, K.A. e.a. (Regroupement familial en Belgique) (C‑82/16, EU:C:2018:308, point 44).

( 56 ) Voir, à cet égard, arrêts du 10 juillet 2014, Julián Hernández e.a. (C‑198/13, EU:C:2014:2055, point 44), et du 19 novembre 2019, TSN et AKT (C‑609/17 et C‑610/17, EU:C:2019:981, points 49 et 50).

( 57 ) Arrêt du 11 mars 2021, État belge (Retour du parent d’un mineur) (C‑112/20, EU:C:2021:197, point 35).

( 58 ) Il y a lieu de remarquer que l’utilisation par le législateur de l’Union de l’expression « tenir dûment en compte » au lieu de « respecter », ce dernier verbe étant utilisé uniquement par référence au principe de non‑refoulement, n’infirme pas une telle lecture. Cette différence rédactionnelle s’explique en effet, selon moi, par le fait que le principe de non‑refoulement ne peut pas, en raison de son caractère absolu, faire l’objet de limitations, à la différence des droits tels que le droit
à la vie privée et familiale ou l’intérêt supérieur de l’enfant. Ainsi, les autorités compétentes de tout État membre devront dûment tenir compte du droit à la vie privée et familiale du ressortissant d’un pays tiers soumis à une procédure de retour lorsqu’elles apprécient si les limitations à ce droit, telles qu’elles résultent de la mise à exécution d’une mesure d’éloignement, sont légitimes et proportionnées.

( 59 ) Arrêt du 8 mai 2018 (C‑82/16, EU:C:2018:308, points 102 à 104).

( 60 ) En revanche, le volet « vie familiale » ne sera pas examiné dans les présentes conclusions, dès lors que X a confirmé à l’audience que sa demande n’est nullement fondée sur l’existence de liens familiaux aux Pays-Bas.

( 61 ) Voir, notamment, Cour EDH, 7 décembre 2021, Savran c. Danemark, CE:ECHR:2021:1207JUD005746715, § 179.

( 62 ) Voir, notamment, Cour EDH, 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, CE:ECHR:2006:1018JUD004641099, § 54.

( 63 ) Cour EDH, 14 décembre 2020, CE:ECHR:2020:0728JUD002540214, § 58.

( 64 ) Ibidem, §§ 52, 53 et 59. Le statut d’« immigré établi » n’est donc pas une condition à laquelle est subordonnée l’applicabilité du droit au respect de la vie privée mais bien un élément qui détermine le niveau de protection qui doit être reconnu à ce droit dans une situation donnée.

( 65 ) Ibidem, §§ 57 et 58.

( 66 ) Ibidem, §§ 56 et 58.

( 67 ) Voir, à cet égard, Cour EDH, 7 décembre 2021, Savran c. Danemark, CE:ECHR:2021:1207JUD005746715, § 184.

( 68 ) Ibidem, § 192.

( 69 ) Voir, notamment, Cour EDH, 25 juin 2019, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie, CE:ECHR:2019:0625JUD004172013, § 126.

( 70 ) Voir, notamment, Cour EDH, 7 décembre 2021, Savran c. Danemark, CE:ECHR:2021:1207JUD005746715, § 172, qui se réfère, à cet égard, à l’arrêt du 6 février 2001, Bensaid c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2001:0206JUD004459998, § 47.

( 71 ) Arrêt Paposhvili, § 225.

( 72 ) Voir arrêt du 18 décembre 2014, Abdida (C‑562/13, EU:C:2014:2453, point 50).

( 73 ) Il s’agit du droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants et du droit à une protection juridictionnelle effective.


Synthèse
Formation : Grande chambre
Numéro d'arrêt : C-69/21
Date de la décision : 09/06/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Articles 4, 7 et 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Interdiction des traitements inhumains ou dégradants – Respect de la vie privée et familiale – Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition – Droit de séjour pour raisons médicales – Normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Directive 2008/115/CE – Ressortissant d’un pays tiers atteint d’une maladie grave – Traitement médical visant à soulager la douleur – Traitement indisponible dans le pays d’origine – Conditions dans lesquelles l’éloignement doit être reporté.

Droits fondamentaux

Justice et affaires intérieures

Politique d'asile

Charte des droits fondamentaux

Espace de liberté, de sécurité et de justice


Parties
Demandeurs : X
Défendeurs : Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pikamäe

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:451

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