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10/07/2019 | CJUE | N°C-89/18

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, A contre Udlændinge- og Integrationsministeriet., 10/07/2019, C-89/18


ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

10 juillet 2019 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Décision no 1/80 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial de conjoints – Nouvelle restriction – Raison impérieuse d’intérêt général – Intégration réussie – Gestion efficace des flux migratoires – Proportionnalité »

Dans l’affaire C‑89/18,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Østre Landsret

(cour d’appel de la région Est, Danemark), par décision du 24 janvier 2018, parvenue à la Cour le 8 février 2018, dans la procédure

A...

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

10 juillet 2019 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Décision no 1/80 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial de conjoints – Nouvelle restriction – Raison impérieuse d’intérêt général – Intégration réussie – Gestion efficace des flux migratoires – Proportionnalité »

Dans l’affaire C‑89/18,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Østre Landsret (cour d’appel de la région Est, Danemark), par décision du 24 janvier 2018, parvenue à la Cour le 8 février 2018, dans la procédure

A

contre

Udlændinge- og Integrationsministeriet,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteure), vice‑présidente de la Cour, Mme C. Toader, MM. A. Rosas et M. Safjan, juges,

avocat général : M. G. Pitruzzella,

greffier : Mme R. Şereş, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 13 décembre 2018,

considérant les observations présentées :

– pour A, par Mes T. Ryhl et C. Friis Bach Ryhl, advokater,

– pour le gouvernement danois, par M. J. Nymann-Lindegren et Mme M. Wolff, en qualité d’agents, assistés de Me R. Holdgaard, advokat,

– pour la Commission européenne, par MM. M. Van Hoof et D. Martin ainsi que par Mme L. Grønfeldt, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 mars 2019,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 13 de la décision no 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association. Le conseil d’association a été institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a
été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l’« accord d’association »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant A à l’Udlændinge- og Integrationsministeriet (ministère des Étrangers et de l’Intégration, Danemark), anciennement Ministeriet for Flygtninge, Indvandrere og Integration (ministère des Réfugiés, des Immigrés et de l’Intégration), au sujet du rejet par ce dernier de sa demande tendant à obtenir un permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

L’accord d’association

3 Il découle de l’article 2, paragraphe 1, de l’accord d’association que celui-ci a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc.

4 Aux termes de l’article 12 de l’accord d’association, « les Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles [39 CE], [40 CE] et [41 CE] pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles ».

La décision no 1/80

5 L’article 13 de la décision no 1/80 dispose :

« Les États membres de la Communauté et la Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d’accès à l’emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire respectif en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi. »

6 Aux termes de l’article 14 de cette décision :

« 1.   Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques.

2.   Elles ne portent pas atteinte aux droits et obligations découlant des législations nationales ou des accords bilatéraux existant entre la Turquie et les États membres de la Communauté, dans la mesure où ils prévoient, en faveur de leurs ressortissants, un régime plus favorable. »

Le droit danois

7 Aux termes de l’article 9 de la Udlændingeloven (loi sur les étrangers), dans sa version applicable à l’affaire au principal :

« 1.   Sur demande, un titre de séjour peut être délivré :

1) à tout étranger âgé de plus de 24 ans, vivant dans les liens du mariage ou dans un concubinage durable avec une personne résidente au Danemark également âgée de plus de 24 ans :

[...]

d) qui est titulaire d’un titre de séjour permanent au Danemark depuis plus de trois ans,

[...]

7.   Sauf motifs spéciaux tenant notamment à l’unité du foyer familial, un titre de séjour [...] en application du paragraphe 1, point 1, sous b) à d), ne peut être délivré que si les liens de rattachement des époux ou des concubins avec le Danemark sont plus forts que ceux [qu’ils ont] avec un autre pays. [...] »

8 Selon la juridiction de renvoi, il ressort des travaux préparatoires relatifs à l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers que, dans le cadre de l’appréciation de la question de savoir si les liens de rattachement des époux ou des concubins avec le Danemark sont plus forts que ceux qu’ils ont avec un autre pays, les autorités nationales compétentes doivent tenir compte de tous les éléments mis à leur disposition.

9 Lesdites autorités doivent procéder à une mise en balance entre, d’une part, les liens de rattachement du regroupant avec le Danemark et, d’autre part, ceux de son conjoint ou de son concubin avec son pays d’origine. Elles doivent également tenir compte des liens de rattachement du regroupant avec le pays d’origine de son conjoint.

10 En particulier, les autorités nationales compétentes doivent tenir compte, notamment, de la durée et de la nature du séjour des époux dans leurs pays d’origine respectifs, les liens familiaux des époux avec le Danemark par rapport à ceux de même nature avec le pays d’origine du conjoint du regroupant, les connaissances linguistiques des époux et les liens de rattachement éducatifs ou professionnels de ces derniers avec le Danemark ou avec un autre pays.

Le litige au principal et les questions préjudicielles

11 La requérante au principal, A, est une ressortissante turque, née en Turquie, qui s’est mariée le 24 mai 1983 avec B, également de nationalité turque. Le couple a eu quatre enfants nés en Turquie avant de divorcer le 24 juin 1998.

12 Le 7 janvier 1999, B s’est marié avec une ressortissante allemande résidant au Danemark. En sa qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union, B a bénéficié d’un titre de séjour au Danemark à partir du 6 juillet 1999. Le 27 avril 2006, il s’est vu délivrer un titre de séjour permanent en vertu des dispositions danoises transposant la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de
séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO 2004, L 158, p. 77, et rectificatifs JO 2004, L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).

13 Les quatre enfants issus de l’union entre A et B ont également bénéficié de permis de séjour au Danemark au titre du regroupement familial avec B.

14 Le divorce entre B et son épouse de nationalité allemande a été prononcé le 25 juin 2009. Par la suite, B s’est remarié avec A au Danemark le 28 août 2009. Le 3 septembre 2009, invoquant son mariage avec B, travailleur salarié dans cet État membre, A a introduit auprès de l’Udlændingestyrelsen (office danois des migrations, Danemark), anciennement Udlændingeservice (service des étrangers), une demande de titre de séjour au Danemark.

15 Par décision du 26 mai 2010, l’office danois des migrations a rejeté cette demande conformément aux dispositions de l’article 9 de la loi sur les étrangers.

16 Par décision du 30 septembre 2010, le ministère des Étrangers et de l’Intégration a rejeté le recours introduit par A contre la décision du 26 mai 2010, au motif que A et B ne satisfaisaient pas à la condition posée à l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers. En effet, selon ce ministère, les liens de rattachement que A et B conservaient avec la Turquie étaient plus forts que ceux qu’ils avaient avec le Danemark.

17 Plus particulièrement, le ministère des Étrangers et de l’Intégration a, notamment, relevé que A et B sont nés en Turquie, y ont été élevés et y ont fréquenté l’école. Ils auraient également mené une longue vie familiale dans cet État tiers, ayant eu, au cours de cette période, quatre enfants.

18 Le 10 mars 2014, A a saisi le Retten i Aalborg (tribunal de première instance d’Aalborg, Danemark) d’un recours en annulation de la décision du ministère des Étrangers et de l’Intégration du 30 septembre 2010, en demandant que sa demande de regroupement familial soit réexaminée. L’affaire a été renvoyée devant le Københavns Byret (tribunal municipal de Copenhague, Danemark) le 26 mai 2014. Le 14 décembre 2016, cette dernière juridiction a renvoyé l’affaire devant l’Østre Landsret (cour d’appel de
la région Est, Danemark), le droit national autorisant les tribunaux de première instance à renvoyer devant les cours d’appel les affaires qui soulèvent des questions de principes afin qu’elles statuent en premier ressort.

19 La juridiction de renvoi considère, en substance, que la mesure nationale en cause au principal constitue une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80. Toutefois, elle relève que la Cour a déjà jugé, notamment dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247), que de « nouvelles restrictions », au sens de cette disposition, peuvent être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général, telles que l’objectif
consistant à garantir une intégration réussie des ressortissants d’État tiers dans l’État membre d’accueil, à condition qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et n’aillent pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

20 Dans ce cadre, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la question de savoir si la mesure nationale en cause au principal, telle que mise en œuvre par les autorités compétentes, est proportionnée au regard de l’objectif poursuivi.

21 Dans ces conditions, l’Østre Landsret (cour d’appel de la région Est) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Dans une situation où ont été introduites de “nouvelles restrictions” au regroupement familial d’époux qui, a priori, sont contraires [à] l’article 13 de la décision no 1/80, dont la justification est que les arrêts du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247), et du 10 juillet 2014, Dogan (C‑138/13, EU:C:2014:2066), admettent la considération relative à une “intégration réussie”, une règle telle que celle figurant à l’article 9, paragraphe 7, [de la loi sur les étrangers] – qui veut
notamment que, de manière générale, le regroupement familial d’un ressortissant d’un État tiers bénéficiant d’un titre de séjour au Danemark avec son conjoint soit subordonné au fait que les liens de rattachement du couple avec le Danemark soient plus forts que ceux qu’ils peuvent avoir avec la Turquie – peut-elle être considérée comme pouvant être “justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne pas aller au-delà
de ce qui est nécessaire pour l’atteindre” ?

2) S’il est répondu par l’affirmative à la première question, à savoir que, a priori, la condition relative à l’existence de liens de rattachement doit être considérée comme permettant de garantir l’objectif d’intégration, est-ce qu’alors, sans se heurter aux critères d’appréciation de l’existence d’une restriction ou de la proportionnalité :

[a)] est permise une pratique suivant laquelle, lorsque le conjoint titulaire d’un titre de séjour dans l’État membre (le regroupant) y est arrivé à l’âge de 12 ou 13 ans ou après, une importance particulière est attachée aux éléments suivants dans le cadre de l’appréciation de ses liens de rattachement avec cet État membre :

— soit l’intéressé a séjourné légalement dans l’État membre pendant environ douze ans ;

— soit il a séjourné dans l’État membre et y a exercé pendant au moins quatre à cinq ans un emploi stable impliquant un degré important de contacts et de communication avec des collègues et éventuellement avec des clients dans la langue de cet État membre, sans interruptions majeures ;

— soit il a séjourné dans l’État membre et y a exercé pendant au moins sept à huit ans un emploi stable n’impliquant pas un degré important de contacts et de communication avec des collègues et éventuellement avec des clients dans la langue de cet État membre, sans interruptions majeures ;

[b)] est permise une pratique suivant laquelle le fait que le regroupant ait gardé des liens de rattachement forts avec son pays d’origine en y faisant des séjours fréquents ou de longue durée soit considéré comme ne permettant pas de satisfaire à la condition relative aux liens de rattachement alors que de brefs séjours pour des vacances ou des congés scolaires ne constituent pas un facteur s’opposant à l’autorisation ;

[c)] est permise une pratique suivant laquelle le fait qu’il s’agisse d’une situation de “marié, divorcé, remarié” milite très fortement contre une reconnaissance de la satisfaction de la condition relative aux liens de rattachement ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

22 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’une mesure nationale qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans l’État membre concerné et son conjoint à la condition que leurs liens de rattachement avec cet État membre soient plus forts que ceux qu’ils ont avec un État tiers constitue une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition, et,
dans l’affirmative, si une telle mesure peut être justifiée par l’objectif consistant à garantir une intégration réussie des ressortissants d’État tiers dans l’État membre concerné.

23 À cet égard, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour que la clause de standstill énoncée à l’article 13 de la décision no 1/80 prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure interne qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc de la libre circulation des travailleurs sur le territoire national à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à la date d’entrée en vigueur de ladite décision à l’égard
de l’État membre concerné (arrêt du 29 mars 2017, Tekdemir, C‑652/15, EU:C:2017:239, point 25 et jurisprudence citée).

24 En l’occurrence, il est constant que la mesure nationale en cause au principal, à savoir l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers, a été introduite après la date de l’entrée en vigueur de la décision no 1/80 au Danemark, et qu’elle a durci, en matière de regroupement familial, les conditions de la première admission sur le territoire danois à l’égard des conjoints de ressortissants turcs résidant légalement dans cet État membre, par rapport à celles applicables lors de l’entrée en
vigueur dans ledit État membre de la décision no 1/80.

25 Par ailleurs, il ressort du dossier soumis à la Cour que B est un travailleur turc exerçant une activité salariée au Danemark et que son conjoint, A, souhaite le rejoindre dans cet État membre. Ainsi qu’il ressort en substance des points 15 et 16 du présent arrêt, les autorités nationales compétentes ont rejeté la demande de regroupement familial introduite par A sur le fondement de l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers.

26 Dès lors que la situation de B, travailleur turc régulièrement intégré sur le marché du travail au Danemark, se rapporte à une liberté économique, en l’occurrence la libre circulation des travailleurs, il y a lieu de considérer qu’une telle situation relève du champ d’application de l’article 13 de la décision no 1/80 (arrêt du 12 avril 2016, Genc, C‑561/14, EU:C:2016:247, point 36).

27 Par conséquent, c’est à la seule situation du travailleur turc résidant dans l’État membre concerné, en l’occurrence B, qu’il convient de se référer pour déterminer s’il y a lieu, au titre de la clause de standstill visée à l’article 13 de la décision no 1/80, d’écarter l’application d’une mesure nationale telle que celle en cause au principal, s’il s’avère que celle-ci est de nature à affecter sa liberté d’exercer une activité salariée dans cet État membre (voir, en ce sens, arrêt du 12 avril
2016, Genc, C‑561/14, EU:C:2016:247, point 37).

28 Dans ce contexte, il convient de rappeler qu’une réglementation nationale durcissant les conditions du regroupement familial des travailleurs turcs résidant légalement dans l’État membre concerné, par rapport à celles applicables lors de l’entrée en vigueur dans cet État membre de la décision no 1/80, constitue une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de cette décision, à l’exercice par ces travailleurs turcs de la libre circulation des travailleurs dans ledit État membre (arrêt du
7 août 2018, Yön, C‑123/17, EU:C:2018:632, point 64 et jurisprudence citée).

29 Il en est ainsi puisque la décision d’un ressortissant turc de se rendre dans un État membre pour y exercer une activité salariée peut être influencée négativement lorsque la législation de cet État rend difficile ou impossible le regroupement familial, de telle sorte que ledit ressortissant peut, le cas échéant, se voir obligé de choisir entre son activité dans l’État membre concerné et sa vie de famille en Turquie (voir, en ce sens, arrêt du 7 août 2018, Yön, C‑123/17, EU:C:2018:632, points 61
et 62).

30 En l’occurrence, en durcissant les conditions d’admission du conjoint d’un ressortissant turc, travailleur régulier sur le marché du travail danois, aux fins du regroupement familial, la mesure nationale en cause au principal constitue, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général, au point 15 de ses conclusions, une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, à l’exercice par B de la libre circulation des travailleurs dans l’État membre concerné.

31 Or, ainsi qu’il découle de la jurisprudence de la Cour, une restriction qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc de la libre circulation des travailleurs sur le territoire national à des conditions plus restrictives que celles applicables à la date d’entrée en vigueur de la décision no 1/80 est prohibée sauf si elle relève des limitations visées à l’article 14 de cette décision ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, est
propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 7 août 2018, Yön, C‑123/17, EU:C:2018:632, point 72 et jurisprudence citée).

32 À cet égard, il est constant que la mesure nationale en cause au principal ne relève pas des limitations visées à l’article 14 de la décision no 1/80.

33 La juridiction de renvoi indique que l’objectif poursuivi à l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers consisterait à garantir une intégration réussie des ressortissants d’États tiers au Danemark. Selon le gouvernement danois, la mesure nationale en cause au principal poursuit également l’objectif tenant à la gestion efficace des flux migratoires.

34 S’agissant, en premier lieu, de l’objectif consistant à garantir une intégration réussie, la Cour a déjà jugé qu’un tel objectif peut, eu égard à l’importance accordée, dans le cadre du droit de l’Union, aux mesures d’intégration, constituer une raison impérieuse d’intérêt général, aux fins de l’article 13 de la décision no 1/80 (arrêt du 12 avril 2016, Genc, C‑561/14, EU:C:2016:247, points 55 et 56).

35 Il convient, dès lors, d’examiner si l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers, qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement au Danemark et son conjoint à la condition que leurs liens de rattachement avec cet État membre soient plus forts que ceux qu’ils ont avec un État tiers, est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

36 À cet égard, s’agissant du caractère approprié de la mesure nationale en cause au principal afin de garantir la réalisation de l’objectif poursuivi, il y a lieu de constater que, selon ladite mesure, l’intégration réussie au Danemark du conjoint d’un travailleur turc résidant légalement dans cet État membre ne peut être garantie, lorsque leurs liens de rattachement sont plus forts avec un État tiers qu’avec le Danemark.

37 Or, les liens entretenus avec l’État tiers tant par le conjoint déjà présent sur le territoire danois que par la requérante au principal n’ayant que peu d’incidences sur les chances de cette dernière de parvenir à une intégration réussie dans cet État membre, la mesure nationale en cause au principal ne permet pas d’établir, au stade de l’examen d’une demande de permis de séjour au titre du regroupement familial, que l’intégration réussie du demandeur au Danemark ne saurait être garantie.

38 En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance, au point 31 de ses conclusions, ladite mesure ne permet pas d’apprécier les perspectives d’intégration du conjoint d’un travailleur turc résidant légalement au Danemark ou du couple qu’il compose avec ledit travailleur dans cet État membre.

39 En l’occurrence, il ressort du dossier soumis à la Cour que les autorités nationales compétentes ont considéré que B conservait des liens plus forts avec la Turquie qu’avec le Danemark. Or, force est de constater que B est un travailleur turc régulièrement intégré sur le marché du travail danois, qui réside légalement avec ses enfants dans cet État membre depuis plusieurs années. Il en résulte que les liens d’un ressortissant turc avec son État d’origine ne sont pas en mesure de limiter les
perspectives d’intégration de ce dernier, la relation avec cet État et avec celle de l’État membre d’accueil n’étant pas de nature à s’exclure réciproquement.

40 En outre, d’une part, l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers ne prévoit aucune mesure d’intégration susceptible d’améliorer les perspectives d’intégration du conjoint d’un travailleur turc résidant légalement au Danemark, qui souhaite rejoindre celui-ci dans cet État membre.

41 D’autre part, il ressort du dossier soumis à la Cour que l’appréciation par les autorités nationales compétentes de la condition posée à l’article 9, paragraphe 7, de la loi sur les étrangers repose sur des critères diffus et imprécis, entraînant des pratiques diverses et imprévisibles, en méconnaissance du principe de sécurité juridique.

42 Il s’ensuit que la mesure nationale en cause au principal n’est pas propre à garantir la réalisation de l’objectif consistant à garantir l’intégration réussie des ressortissants d’États tiers au Danemark.

43 En second lieu, en ce qui concerne l’objectif tenant à la gestion efficace des flux migratoires invoqué par le gouvernement danois, la Cour a déjà jugé qu’un tel objectif peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général de nature à justifier une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80 (arrêt du 29 mars 2017, Tekdemir, C‑652/15, EU:C:2017:239, point 39).

44 Toutefois, ledit gouvernement a précisé, dans ses observations écrites, que la mesure nationale en cause au principal est propre à assurer l’objectif tenant à une gestion efficace des flux migratoires, car elle permet de limiter le regroupement familial de conjoints aux seuls cas où la probabilité d’intégration au Danemark du demandeur d’un titre de séjour sera plus élevée.

45 Or, ainsi qu’il ressort des points 37 et 38 du présent arrêt, ladite mesure ne permet pas d’apprécier les perspectives d’intégration du demandeur d’un permis de séjour au titre du regroupement familial au Danemark.

46 Dans ces conditions, la mesure en cause au principal n’est pas propre à garantir la réalisation de l’objectif tenant à la gestion efficace des flux migratoires.

47 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’une mesure nationale qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans l’État membre concerné et son conjoint à la condition que leurs liens de rattachement avec cet État membre soient plus forts que ceux qu’ils ont avec un État tiers constitue une « nouvelle restriction », au sens
de cette disposition. Une telle restriction n’est pas justifiée.

Sur la seconde question

48 Eu égard à la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

Sur les dépens

49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

  L’article 13 de la décision no 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, adoptée par le conseil d’association institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du
Conseil, du 23 décembre 1963, doit être interprété en ce sens qu’une mesure nationale qui subordonne le regroupement familial entre un travailleur turc résidant légalement dans l’État membre concerné et son conjoint à la condition que leurs liens de rattachement avec cet État membre soient plus forts que ceux qu’ils ont avec un État tiers constitue une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition. Une telle restriction n’est pas justifiée.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le danois.


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : C-89/18
Date de la décision : 10/07/2019
Type de recours : Recours préjudiciel, Recours préjudiciel - non-lieu à statuer

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par l'Østre Landsret.

Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Décision n° 1/80 – Article 13 – Clause de standstill – Regroupement familial de conjoints – Nouvelle restriction – Raison impérieuse d’intérêt général – Intégration réussie – Gestion efficace des flux migratoires – Proportionnalité.

Relations extérieures

Accord d'association


Parties
Demandeurs : A
Défendeurs : Udlændinge- og Integrationsministeriet.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pitruzzella
Rapporteur ?: Silva de Lapuerta

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2019:580

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