CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 3 mai 2018 ( 1 )
Affaire C‑249/17
Ryanair Ltd
contre
The Revenue Commissioners
[demande de décision préjudicielle formée par la Supreme Court (Cour suprême, Irlande)]
« Recours préjudiciel – Législation fiscale – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Notion d’“assujetti” – Dépenses exposées pour bénéficier de services dans le cadre de l’acquisition de la totalité des parts d’une entreprise – Droit à la déduction de la taxe payée en amont – Échec de l’acquisition d’un concurrent »
I. Introduction
1. Ce sont à nouveau l’interprétation de la notion d’« assujetti » et la détermination d’une « activité économique » au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE ( 2 ) qui se trouvent au cœur du présent litige. Cette affaire donnera à la Cour l’occasion de préciser le champ d’application de sa jurisprudence relative au droit à la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) par des sociétés holding.
2. En 2006, la compagnie aérienne Ryanair a tenté de prendre le contrôle de la compagnie aérienne irlandaise Aer Lingus. Si cette acquisition a échoué pour des raisons tenant au droit de la concurrence, Ryanair avait déjà exposé des dépenses importantes pour bénéficier de services de conseil et autres, en lien avec l’acquisition envisagée. C’est ainsi que Ryanair a demandé à bénéficier de la déduction des taxes qu’elle avait dû acquitter en amont, ce qui lui a été refusé par l’administration fiscale
irlandaise.
3. La jurisprudence de la Cour a certes reconnu la possibilité pour un assujetti de faire valoir un droit à la déduction des taxes payées en amont pour des investissements restés infructueux. Le différend découle toutefois en l’espèce de ce que la jurisprudence a considéré que la simple acquisition et la détention de parts ne constituaient pas une activité économique au sens de la directive TVA. Telle est la raison pour laquelle, selon la jurisprudence de la Cour, une société holding dont le seul
objet consiste en la prise de participations ne peut pas se prévaloir du droit à la déduction de la TVA ( 3 ).
4. Cependant, à la différence des situations de holding classiques, une entreprise opérationnelle (donc un assujetti) voulait en l’espèce procéder à ce que l’on appelle une acquisition stratégique d’une entreprise concurrente. La question se pose donc de savoir si la limitation du droit à la déduction de la TVA résultant de la jurisprudence dénommée « jurisprudence holding» ( 4 ) est vraiment applicable à la présente affaire. Pour saisir la dimension économique de l’affaire, il est en effet
nécessaire de prendre en considération, dans le cadre d’une analyse fonctionnelle, l’importance d’une prise de participation pour l’activité économique déjà existante.
II. Le cadre juridique
5. Les dispositions du droit de l’Union applicables à la période d’imposition considérée sont celles de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme ( 5 ) (ci-après la « sixième directive »). Leur contenu est conforme aux dispositions correspondantes de la directive TVA ( 6 ).
6. L’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA (anciennement article 4, paragraphes 1 et 2, de la sixième directive) prévoit :
« 1. Est considéré comme “assujetti” quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.
Est considérée comme “activité économique” toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence.
[…] »
7. Conformément à l’article 167 de la directive TVA, « [l]e droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible ». L’article 168 de cette directive (formant auparavant, avec la disposition précédente, l’article 17 de la sixième directive) dispose :
« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :
a) la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;
[…] »
III. Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles
8. La partie requérante dans l’affaire au principal, Ryanair Ltd, est une compagnie aérienne privée dont le siège se situe en Irlande. Le 23 octobre 2006, Ryanair a lancé une offre publique d’achat dans le but d’acquérir la totalité des actions d’Aer Lingus. Aer Lingus est l’ancienne compagnie aérienne publique irlandaise, dont les actions, à la suite de sa privatisation en 2006, ont été introduites en bourse le 2 octobre de la même année.
9. Par décision du 27 juin 2007, la Commission européenne a déclaré que la concentration était incompatible avec le marché commun ( 7 ). Pour cette raison, Ryanair n’a pu acquérir qu’environ 29 % des parts d’Aer Lingus.
10. Dans le cadre de cette offre publique d’achat, Ryanair a bénéficié de services soumis à la TVA dont elle a demandé la déduction. Cette demande a cependant été rejetée par The Revenue Commissioners (administration fiscale irlandaise, partie défenderesse dans l’affaire au principal).
11. Ryanair a formé un recours contre la décision de rejet devant la Tax Appeals Commission (commission des recours en matière fiscale, Irlande) puis devant le Circuit Court (tribunal itinérant, Irlande). Ce dernier a procédé à une appréciation des faits contraignante et a saisi la High Court (Haute Cour, Irlande), dans le cadre d’un recours national présentant des similitudes avec le renvoi préjudiciel, de la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, il y avait ouverture du droit à
déduction de la TVA payée en amont. Cette juridiction a également conclu que Ryanair n’avait pas droit à la déduction.
12. Ryanair a interjeté appel contre le jugement de la High Court (Haute Cour) devant la Supreme Court (Cour suprême). Par décision du 8 mai 2017, parvenue à la Cour le 12 mai 2017, la Supreme Court (Cour suprême) a sursis à statuer et a soumis à la Cour, en application de l’article 267 TFUE, les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’intention future de fournir des services de gestion à la société cible d’une acquisition (en cas de succès de l’acquisition concernée) est-elle suffisante afin d’établir que l’acquéreur potentiel exerce une activité économique aux fins de l’article 4 de la [sixième directive], de telle sorte que la TVA appliquée à cet acquéreur potentiel pour les biens ou services fournis en vue de faciliter l’acquisition puisse éventuellement être traitée comme une TVA en amont de l’activité économique
envisagée, consistant à fournir de tels services de gestion ?
2) Peut-on considérer qu’il existe un “lien direct et immédiat” suffisant, conformément à la condition identifiée par la Cour dans [l’arrêt du 27 septembre 2001, Cibo Participations, C‑16/00, EU:C:2001:495], entre des services professionnels fournis dans le cadre de cette acquisition potentielle et des services en aval, consistant dans la fourniture potentielle de services de gestion à la cible de l’acquisition (en cas de succès de l’acquisition concernée), permettant ainsi de déduire la TVA
afférente aux services professionnels susmentionnés ? »
13. Dans la procédure devant la Cour, Ryanair, l’Irlande et la Commission ont déposé des observations écrites. Toutes les parties étaient présentes à l’audience de plaidoiries qui s’est tenue le 14 mars 2018.
IV. Appréciation en droit
14. Les deux questions préjudicielles portent sur le droit à la déduction de la TVA dans le cas de dépenses exposées en lien avec l’acquisition, voulue mais ayant finalement échoué, de la totalité des actions d’une société dans le but de son achat. Dès lors, il convient de les traiter ensemble.
15. Par sa première question, la Supreme Court (Cour suprême) aimerait savoir, en substance, si l’intention de l’acquéreur de fournir des services de gestion à sa filiale en cas d’acquisition réussie est suffisante pour le qualifier d’assujetti au sens de la directive TVA.
16. La Supreme Court (Cour suprême) demande au fond s’il est possible de combiner deux lignes de jurisprudence. En effet, d’une part, la Cour a étendu le droit à déduction aux investissements restés infructueux : le droit à la déduction des frais engagés pour lancer une activité économique peut également être invoqué lorsque le lancement de cette activité échoue et que les opérations imposables escomptées ne sont pas réalisées ( 8 ). Seule compte l’intention de l’assujetti, à prouver par des
éléments objectifs, d’exercer une activité économique ( 9 ). D’autre part, selon la jurisprudence, l’activité économique requise d’une société holding pour qu’elle bénéficie du droit à déduction peut notamment consister à fournir des services de gestion à la société dans laquelle elle a acquis une participation ( 10 ).
17. Par sa seconde question, la Supreme Court (Cour suprême) aimerait ensuite savoir s’il existe un lien direct et immédiat entre les dépenses exposées dans le cadre de l’acquisition des actions et les services de gestion envisagés, lien nécessaire pour l’exercice du droit à déduction.
A. Le contexte de la distinction entre un holding financier et une entreprise opérationnelle
18. La « jurisprudence holding » à laquelle se réfère la Supreme Court (Cour suprême) par sa première question s’est développée en prenant pour référence les purs holdings financiers dont le seul objet consiste à prendre des participations dans d’autres entreprises et qui ne mènent pas d’activités opérationnelles propres. Leurs uniques recettes consistent en des dividendes, lesquels ne représentent pas des recettes tirées de l’exploitation d’un bien mais résultent de la simple propriété du bien ( 11
).
19. Il s’ensuit que selon la jurisprudence de la Cour, les purs holdings financiers, qui n’ajoutent pas à leurs activités, par exemple, des services de gestion rémunérés, ne peuvent pas être considérés comme des assujettis au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA ( 12 ), puisqu’ils n’exercent pas d’activité économique. Par conséquent, ils ne peuvent pas non plus faire valoir le droit à déduction prévu à l’article 168 de cette directive.
20. Dans ce contexte, la Supreme Court (Cour suprême) se demande si cette jurisprudence a également un impact en l’espèce, dans la mesure où c’est bien une participation que Ryanair voulait acquérir, et qu’elle l’a acquise en effet, même si cette participation s’est néanmoins avérée moindre que prévu.
21. Il n’est certes pas contesté que Ryanair doit être pleinement considérée comme un assujetti au sens de la directive TVA pour ce qui concerne ses recettes tirées de ses activités de transport aérien. L’objectif entrepreneurial de l’acquisition de la participation est également évident : en rachetant un concurrent, Ryanair voulait augmenter son chiffre d’affaires et vraisemblablement bénéficier d’effets de synergie et de réseau.
22. Pourtant, pour se voir reconnaître l’exercice d’une activité économique et, partant, le droit à la déduction de la taxe payée en amont, Ryanair devrait avant tout, selon la « jurisprudence holding », avoir eu l’intention de fournir à Aer Lingus des services de gestion rémunérés (voir titre B.). Toutefois, selon cette approche, l’ampleur des services de gestion envisagés serait totalement indifférente. La question se pose donc de savoir si la déduction dans le cadre des dépenses effectuées pour
l’acquisition de la participation ne devrait pas être ventilée (voir titre C.). En effet, outre les revenus tirés des services de gestion entrent éventuellement en compte d’autres revenus sous forme de dividendes, autrement plus importants, qui n’ouvrent pas en tant que tels le droit à déduction.
23. Ni le « détour » par les services de gestion rémunérés, ni les problèmes de ventilation causés par l’application de cette solution ne sont toutefois nécessaires si l’on retient le lien fonctionnel entre l’acquisition des parts d’une société et l’activité principale opérationnelle (voir titre D.). Si l’on prend en considération la fonction de l’acquisition envisagée pour l’activité opérationnelle, les coûts qu’entraîne l’acquisition font face aux revenus générés par l’activité. Par conséquent
seul compte le lien direct et immédiat entre ces deux postes (voir titre E.).
24. Dans la mesure où la Supreme Court (Cour suprême) est cependant partie du principe que la « jurisprudence holding » était applicable en l’espèce, nous nous attacherons d’abord à examiner si Ryanair pourrait faire valoir son droit à déduction dans ce cadre.
B. Le droit à la déduction intégrale conformément à la « jurisprudence holding »
25. Comme nous l’avons exposé précédemment au point 18 des présentes conclusions, la simple détention d’une participation ne permet pas de considérer qu’une activité économique est exercée. En revanche, selon une jurisprudence constante, la Cour souligne que l’acquisition et la détention d’une participation représentent une activité économique au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, lorsque la participation est accompagnée d’une immixtion directe ou indirecte dans la gestion de la
société concernée ( 13 ). Une telle immixtion peut par exemple consister en la fourniture de services administratifs, financiers et commerciaux à cette société ( 14 ). Ce critère a cependant été posé uniquement parce que, pour être considérée comme assujettie, une société holding pure doit exercer des activités soumises à la TVA conformément aux articles 2 et 9 de la directive TVA ( 15 ).
26. Dans un cas comme en l’espèce, cette conclusion s’applique également [et la Supreme Court (Cour suprême) le demande expressément] lorsque les services de gestion envisagés ne sont, au bout du compte, pas fournis. En effet, afin de garantir la neutralité complète du système de TVA à l’égard de l’assujetti, les dépenses engagées pour la préparation d’une activité économique doivent elles aussi ouvrir le droit à déduction ( 16 ). Seule compte l’intention, confirmée par des éléments objectifs,
d’exercer une activité économique ( 17 ). Cela vaut même dans le cas où il est connu, dès la première liquidation de la taxe, que l’activité économique envisagée devant donner lieu à des opérations imposables ne sera pas exercée ( 18 ).
27. Si l’on combine les deux lignes de jurisprudence mentionnées par la Supreme Court (Cour suprême), la reconnaissance de Ryanair en tant qu’assujettie dépendrait donc de son intention, au moment où elle a recours aux services en cause, de fournir à Aer Lingus des services de gestion imposables en cas d’acquisition réussie. Cette intention a été constatée par le Circuit Court (tribunal itinérant) de manière contraignante pour la procédure au principal. Ainsi que la Commission l’a souligné lors de
l’audience de plaidoiries, la circonstance que l’offre d’achat a finalement échoué et que, pour cette raison, aucune immixtion dans la gestion d’Aer Lingus n’a été ou n’est possible, ne saurait conduire à une exclusion ultérieure du droit à déduction de la taxe payée en amont.
C. Limitation du droit à déduction en raison d’une faible rémunération des services de gestion ?
28. Dans la pratique cependant, se référer au seul critère de la prestation de services de gestion rémunérés conduit à des constructions qui semblent artificielles. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, l’ampleur de ces services de gestion rémunérés importe peu pour fonder le droit à la déduction intégrale de la TVA ( 19 ). Ainsi, il arrive souvent que l’impôt préalable soit fortement excédentaire, c’est-à-dire qu’il existe une disproportion marquée entre les revenus générés en aval par la
prestation de services de gestion et les dépenses engagées en amont, au titre desquelles la déduction de la TVA est demandée.
29. La jurisprudence de la Cour permet donc finalement aux sociétés holding qui acquièrent des participations de faire valoir un droit étendu à la déduction de la TVA pour autant qu’elles fournissent ne serait‑ce que des services de gestion rémunérés à la société concernée, et ce indifféremment de leur montant. C’est la raison pour laquelle la Commission a expressément proposé, lors de la procédure devant la Cour, que le droit à déduction dans le cadre d’une prise de participation ne soit ouvert que
dans une juste proportion par rapport aux revenus générés en aval par la prestation de services de gestion.
30. Dès lors se pose cependant la question, dans un second temps, de savoir comment déterminer cette juste proportion. Une simple mise en rapport du montant respectif des services de gestion et des dividendes néglige le fait que la détention d’actions n’engendre pas de coûts récurrents. L’excédent d’impôt préalable décrit ci-dessus ne se produit en outre que pendant la période d’imposition au cours de laquelle a lieu l’acquisition des actions. La situation est différente si les services de gestion
sont fournis contre rémunération pendant plusieurs années. De surcroît, dans le cas d’espèce, il ne s’agit que d’un projet d’acquisition dans lequel les problèmes de calcul s’accumulent. Les dividendes à percevoir ne pourraient au mieux qu’être grossièrement estimés.
31. Par ailleurs, toute détention d’action par un assujetti n’implique pas nécessairement l’exercice d’une activité non économique à côté des activités opérationnelles. Cela est en effet irréconciliable avec le principe de neutralité de la TVA ( 20 ). Selon l’approche de la Commission, tout assujetti qui détient également des actions ne pourrait faire valoir, pour ses frais généraux de gestion d’entreprise, qu’une partie de la taxe payée en amont, même s’il ne fait pas de doute que ces coûts ont été
générés par son activité économique ( 21 ). En effet, la détention d’actions en tant que telle n’engendre tout au plus que des coûts réduits et le montant des dividendes est également indépendant des autres frais généraux.
32. Pour ces raisons, le point de vue de la Commission ne convainc pas.
D. Le droit à la déduction intégrale selon une approche fonctionnelle de l’acquisition de la participation
33. Une approche fonctionnelle, en revanche, qui se concentre sur l’activité principale, opérationnelle, de l’assujetti et qui s’appuie sur le lien entre cette activité économique et l’acquisition des parts d’une société, ne pose pas les problèmes que nous venons de décrire. En particulier, selon cette approche, ce sont les revenus générés par l’activité opérationnelle qui sont mis en rapport avec les coûts de l’acquisition. Nous sommes même d’avis que dans des cas comme en l’espèce, une telle
approche fonctionnelle découle déjà de la jurisprudence de la Cour.
34. En effet, la situation classique pour les configurations de pur holding, dans laquelle la fourniture de services de gestion soumis à la TVA est quasiment la condition pour partir de l’hypothèse qu’une activité économique est exercée, fait défaut dans des cas comme en l’espèce. Comme nous l’avons mentionné, Ryanair exerce déjà une activité sur le marché du transport aérien et en tire les revenus correspondants. Il semblerait artificiel dans ce contexte de s’attacher à la prestation future de
services de gestion rémunérés.
35. Une approche fonctionnelle est mieux adaptée à la dimension économique de l’affaire : bien qu’en l’espèce, le rachat d’un concurrent ait dû être réalisé par l’achat d’actions, l’affaire est nettement plus proche de la situation dans laquelle une entreprise projette de racheter tous les équipements de travail et les locaux d’un concurrent que de la situation dans laquelle une entreprise aimerait acquérir une participation dans le seul but de toucher des dividendes.
36. Ainsi que la Commission l’a également admis lors de l’audience de plaidoiries, l’acquéreur aurait, dans la première de ces situations, indiscutablement le droit à la déduction intégrale de la taxe payée en amont. Cela résulterait tant des dispositions spéciales éventuellement applicables à la cession totale de l’entreprise (article 19, paragraphe 1, de la directive TVA) que des règles générales. Même dans le cas d’une fusion complète avec la société faisant l’objet du rachat, le droit à la
déduction de la taxe payée en amont pour les coûts d’acquisition ne serait pas remis en cause. Une limitation du droit à déduction dans le cas d’une « simple » acquisition de 100 % des parts d’une société ébranlerait aussi le principe de la neutralité de l’imposition à l’égard de la forme juridique.
37. Il s’ensuit que l’immixtion directe dans l’administration au moyen de services de gestion ne représente aucunement, dans la jurisprudence de la Cour, le seul cas dans lequel la détention d’une action peut constituer une activité économique. Au contraire, la Cour conclut toujours à l’existence d’une activité économique lorsque l’acquisition ou la détention d’une action revêt un caractère entrepreneurial typique ( 22 ). Cela est le cas, par exemple, des transactions professionnelles sur les
valeurs mobilières ou lorsque l’acquisition et la détention d’actions constituent le prolongement direct, permanent et nécessaire de l’activité taxable ( 23 ).
38. L’achat stratégique d’une entreprise, par laquelle l’acquéreur (une société) poursuit l’objectif de développer ou de transformer ses activités opérationnelles, doit être considéré comme un prolongement direct, permanent et nécessaire de l’activité taxable. Bien qu’elle aille de pair avec l’achat d’actions, une telle acquisition représente une mesure destinée à la réalisation d’opérations (élargies) imposables.
E. Le lien entre l’acquisition de la participation et les revenus de l’activité opérationnelle
39. Dans cette dernière approche, la question du lien entre les coûts générés par l’acquisition de la participation et les services de gestion envisagés ne se pose plus ( 24 ). L’approche fonctionnelle s’attache en revanche au lien entre l’acquisition des parts de la société et les revenus (escomptés) des activités opérationnelles de transport aérien. En ce qui concerne ces opérations, le montant de la taxe payée en amont et celui des revenus en aval ne présentent aucune disproportion, de sorte
qu’une ventilation ne s’impose pas non plus.
40. Conformément à la jurisprudence de la Cour, de telles dépenses présentent un lien direct et immédiat avec certaines opérations en aval lorsqu’elles font partie des éléments constitutifs de leur prix ( 25 ). D’autre part, la déduction de la taxe payée en amont peut être demandée par une entreprise pour ses frais généraux, qui sont les éléments constitutifs du prix de ses produits ( 26 ).
41. Les dépenses réalisées en lien avec l’acquisition des actions d’Aer Lingus représentent sans conteste des éléments constitutifs du prix des opérations en aval de transport aérien (envisagées) après l’acquisition d’Aer Lingus. Si Ryanair devait travailler de manière rentable, ces coûts devraient également, d’une façon ou d’une autre, être intégrés dans le prix des vols. La prise de contrôle d’Aer Lingus aurait été l’occasion d’améliorer la performance de l’ensemble de l’entreprise et, partant, de
générer grâce à la société mère et à sa filiale les revenus escomptés en aval. Une telle influence sur la conduite d’une entreprise concurrente ne peut s’exercer que si l’acquéreur détient la majorité des actions de la société cible.
42. Conformément à la jurisprudence de la Cour, le fait que cette prise de contrôle n’ait finalement pas eu lieu et qu’Aer Lingus n’ait pas poursuivi ses activités sous le contrôle total de Ryanair n’a, comme nous l’avons exposé précédemment (point 26), aucune influence sur cette conclusion. Ici également, seule compte l’intention, confirmée par des circonstances objectives, d’exercer une activité économique ( 27 ). Le fait que la prise de contrôle d’Aer Lingus n’ait finalement pas eu lieu ne
saurait remettre en cause a posteriori une telle intention ( 28 ).
V. Conclusion
43. Nous proposons par conséquent de répondre aux questions préjudicielles comme suit :
1) L’acquisition de la totalité des parts d’une société dans l’intention de développer de manière directe, permanente et nécessaire l’activité imposable de l’acquéreur (une société) constitue dans les circonstances de l’espèce (par exemple dans le cadre de ce que l’on appelle une acquisition stratégique) une activité économique au sens de l’article 4 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes
sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (désormais article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée).
2) Les dépenses relatives à cette acquisition stratégique, engagées par l’acquéreur (une société), présentent un lien direct et immédiat avec l’activité imposable de ce dernier, de sorte que la TVA prélevée sur ces dépenses est pleinement déductible dans les limites de cette activité.
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( 1 ) Langue originale : l’allemand.
( 2 ) Directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après la « directive TVA »).
( 3 ) Arrêts du 20 juin 1991, Polysar Investments Netherlands (C‑60/90, EU:C:1991:268, point 17) ; du 14 novembre 2000, Floridienne et Berginvest (C‑142/99, EU:C:2000:623, point 17), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 20).
( 4 ) Arrêts du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 21) ; du 29 octobre 2009, AB SKF (C‑29/08, EU:C:2009:665, points 30 et 31) ; du 6 septembre 2012, Portugal Telecom (C‑496/11, EU:C:2012:557, point 34), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 21).
( 5 ) JO 1997, L 145, p. 1.
( 6 ) Afin de simplifier le mode de citation, nous nous référerons par la suite aux dispositions de la directive TVA.
( 7 ) Décision C(2007) 3104 du 27 juin 2007 (affaire COMP/M.4439). Le recours en annulation dirigé contre cette décision a été rejeté par le Tribunal, voir arrêt du 6 juillet 2010, Ryanair/Commission (T‑342/07, EU:T:2010:280).
( 8 ) Arrêts du 14 février 1985, Rompelman (268/83, EU:C:1985:74, point 24) ; du 29 février 1996, INZO (C‑110/94, EU:C:1996:67, point 17), et du 22 octobre 2015, Sveda (C‑126/14, EU:C:2015:712, point 20).
( 9 ) Voir récemment arrêt du 21 septembre 2017, SMS group (C‑441/16, EU:C:2017:712, point 46).
( 10 ) Arrêts du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 21) ; du 6 septembre 2012, Portugal Telecom (C‑496/11, EU:C:2012:557, point 34), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 21).
( 11 ) Arrêts du 22 juin 1993, Sofitam (C‑333/91, EU:C:1993:261, point 13) ; du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 19), et du 6 septembre 2012, Portugal Telecom (C‑496/11, EU:C:2012:557, point 32).
( 12 ) Arrêts du 20 juin 1991, Polysar Investments Netherlands (C‑60/90, EU:C:1991:268, point 17) ; du 14 novembre 2000, Floridienne et Berginvest (C‑142/99, EU:C:2000:623, point 17), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 20).
( 13 ) Arrêts du 20 juin 1991, Polysar Investments Netherlands (C‑60/90, EU:C:1991:268, point 14) ; du 14 novembre 2000, Floridienne et Berginvest (C‑142/99, EU:C:2000:623, point 17) ; du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 19), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 20).
( 14 ) Arrêts du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 21) ; du 6 septembre 2012, Portugal Telecom (C‑496/11, EU:C:2012:557, point 34), et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 21).
( 15 ) Une immixtion non rémunérée (« simple ») n’est donc pas suffisante lorsqu’il n’existe à côté aucune opération en aval imposable, voir ordonnances du 12 juillet 2001, Welthgrove (C‑102/00, EU:C:2001:416, points 16 et 17), et du 12 janvier 2017, MVM (C‑28/16, EU:C:2017:7, point 34).
( 16 ) Arrêts du 14 février 1985, Rompelman (268/83, EU:C:1985:74, point 23) ; du 8 juin 2000, Schloßstrasse (C‑396/98, EU:C:2000:303, point 39), et du 22 octobre 2015, Sveda (C‑126/14, EU:C:2015:712, point 20).
( 17 ) Arrêts du 14 février 1985, Rompelman, (268/83, EU:C:1985:74, point 24) ; du 8 juin 2000, Schloßstrasse (C‑396/98, EU:C:2000:303, point 40), et du 21 septembre 2017, SMS group (C‑441/16, EU:C:2017:712, point 46).
( 18 ) Arrêt du 8 juin 2000, Breitsohl (C‑400/98, EU:C:2000:304, points 34 et suivants).
( 19 ) Voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 25), et conclusions de l’avocat général Mazák dans l’affaire Securenta (C‑437/06, EU:C:2007:777, points 30 et suivants).
( 20 ) Voir, en ce qui concerne ce principe, arrêts du 22 juin 1993, Sofitam (C‑333/91, EU:C:1993:261, point 10) ; du 26 mai 2005, Kretztechnik (C‑465/03, EU:C:2005:320, point 33), et du 29 octobre 2009, AB SKF (C‑29/08, EU:C:2009:665, point 55). Toutefois, dans l’affaire MVM, à la différence du cas d’espèce, le lien entre les services en amont et les activités opérationnelles ne faisaient absolument aucun doute (voir ordonnance du 12 janvier 2017, MVM, C‑28/16, EU:C:2017:7, point 39).
( 21 ) Dans l’affaire MVM, la Cour a jugé qu’un holding de nature mixte, qui ne fournit pas de services de gestion à ses filiales et tire, par ailleurs, des revenus de ses propres activités opérationnelles (location de réseaux de gaz et d’électricité), ne peut faire valoir qu’en partie la taxe versée en amont pour l’achat de services de conseil lorsque le coût de ces services peut être considéré comme relevant des frais généraux pour la partie opérationnelle de ses activités (voir ordonnance du
12 janvier 2017, MVM, C‑28/16, EU:C:2017:7, points 46 et 47).
( 22 ) Voir, en ce qui concerne l’approche typologique de l’activité économique au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, nos conclusions dans l’affaire Posnania Investment (C‑36/16, EU:C:2017:134, point 25).
( 23 ) Arrêts du 20 juin 1996, Wellcome Trust (C‑155/94, EU:C:1996:243, point 35) ; du 6 février 1997, Harnas & Helm (C‑80/95, EU:C:1997:56, point 16) ; du 14 novembre 2000, Floridienne et Berginvest (C‑142/99, EU:C:2000:623, point 29) ; du 8 février 2007, Investrand (C‑435/05, EU:C:2007:87, points 32 à 36) ; du 29 octobre 2009, AB SKF (C‑29/08, EU:C:2009:665, point 31), et du 30 mai 2013, X (C‑651/11, EU:C:2013:346, point 52).
( 24 ) La Cour a, par ailleurs, déjà explicitement rejeté un lien direct et immédiat entre ces opérations (voir arrêt du 27 septembre 2001, Cibo Participations, C‑16/00, EU:C:2001:495, point 32). La formulation dans l’arrêt du 29 octobre 2009, AB SKF (C‑29/08, EU:C:2009:665, point 64), est source de confusion à cet égard. Il est possible de faire valoir ces coûts en tant que frais généraux (voir arrêts du 6 septembre 2012, Portugal Telecom, C‑496/11, EU:C:2012:557, point 37, et du 16 juillet 2015,
Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt, C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 25).
( 25 ) Arrêts du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 31), du 26 mai 2005, Kretztechnik (C‑465/03, EU:C:2005:320, point 35), du 29 octobre 2009, AB SKF (C‑29/08, EU:C:2009:665, point 57), et du 17 octobre 2013, Iberdrola e.a. (C‑566/11, C‑567/11, C‑580/11, C‑591/11, C‑620/11 et C‑640/11, EU:C:2013:660, point 28).
( 26 ) Arrêts du 27 septembre 2001, Cibo Participations (C‑16/00, EU:C:2001:495, point 33), du 26 mai 2005, Kretztechnik (C‑465/03, EU:C:2005:320, point 37), du 6 septembre 2012, Portugal Telecom (C‑496/11, EU:C:2012:557, point 37), et du 17 octobre 2013, Iberdrola e.a. (C‑566/11, C‑567/11, C‑580/11, C‑591/11, C‑620/11 et C‑640/11, EU:C:2013:660, point 29).
( 27 ) Voir, en ce sens, arrêts du 14 février 1985, Rompelman, (268/83, EU:C:1985:74, point 24) ; du 29 février 1996, INZO (C‑110/94, EU:C:1996:67, point 17) ; du 22 octobre 2015, Sveda (C‑126/14, EU:C:2015:712, point 20), et du 21 septembre 2017, SMS group (C‑441/16, EU:C:2017:712, point 46).
( 28 ) À cet égard, la juridiction de renvoi mentionne explicitement que la question de savoir si une telle intention de Ryanair est confirmée par des circonstances objectives ou si ces dernières infirment plutôt une telle intention a été définitivement tranchée dans le cadre du litige au principal. Cela a également été souligné par toutes les parties durant l’audience de plaidoiries.