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03/05/2017 | CJUE | N°C-300/16

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Commission européenne contre Frucona Košice a.s., 03/05/2017, C-300/16


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 3 mai 2017 ( 1 )

Affaire C‑300/16 P

Commission européenne

contre

Frucona Košice a.s.

« Pourvoi – Aides d’état – Critère de l’opérateur privé – Conditions d’applicabilité et d’application de ce critère – Appréciation globale – Charge de la preuve – Appréciation des éléments de preuve »

1.  Par son pourvoi, la Commission européenne demande à la Cour d’annuler l’arrêt rendu par

le Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire T‑103/14 ( 2 ). Par cet arrêt, le Tribunal a annulé la décision no 2014/342/UE de la Commission, du 16 octo...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 3 mai 2017 ( 1 )

Affaire C‑300/16 P

Commission européenne

contre

Frucona Košice a.s.

« Pourvoi – Aides d’état – Critère de l’opérateur privé – Conditions d’applicabilité et d’application de ce critère – Appréciation globale – Charge de la preuve – Appréciation des éléments de preuve »

1.  Par son pourvoi, la Commission européenne demande à la Cour d’annuler l’arrêt rendu par le Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire T‑103/14 ( 2 ). Par cet arrêt, le Tribunal a annulé la décision no 2014/342/UE de la Commission, du 16 octobre 2013, concernant l’aide d’état no SA.18211 (C 25/05) (ex NN 21/05), mise à exécution par la République slovaque en faveur de Frucona Košice a.s. ( 3 ).

2.  Le présent pourvoi porte sur la question suivante : quand et comment la Commission doit-elle procéder à l’application de ce qu’il convient d’appeler le « critère de l’opérateur privé» ( 4 ) ? Cette affaire concerne plus particulièrement l’étendue des obligations incombant à la Commission quant à l’application de ce critère et à l’appréciation du comportement d’une autorité publique revêtant la qualité de créancier du bénéficiaire de l’aide présumée.

I. Les antécédents du litige

3. S’agissant des antécédents du présent litige, il ressort de l’arrêt attaqué les éléments suivants.

4. La partie défenderesse, Frucona Košice a.s. (ci‑après « Frucona »), est une société de droit slovaque qui était active, notamment, dans le secteur de la production de boissons alcoolisées.

5. Entre les mois de novembre 2002 et 2003, Frucona a bénéficié de plusieurs reports de paiement de dettes fiscales. Ces dettes fiscales étaient constituées de droits d’accises impayés. Ces reports de paiement ont été accordés à Frucona après la constitution, par cette dernière, de garanties financières en faveur du Daňový úrad Košice IV (bureau des impôts de Košice IV, Slovaquie, ci‑après l’« autorité fiscale locale »).

6. Le 25 février 2004, en raison de difficultés financières, Frucona n’était pas en mesure d’acquitter les droits d’accises dont elle était redevable au titre du mois de janvier 2004. À la suite d’un changement législatif intervenu à compter du 1er janvier 2004, Frucona ne pouvait plus obtenir de report de paiement de ces droits d’accises.

7. En conséquence, Frucona s’est retrouvée en situation d’endettement au sens du zákon č. 328/1991 Zb. o konkurze a vyrovnaní (loi no 328/1991 relative à la liquidation judiciaire et au concordat).

8. Le 8 mars 2004, Frucona a introduit une demande d’ouverture d’une procédure de concordat devant le Krajský súd v Košiciach (cour régionale de Košice, Slovaquie). Dans sa demande, Frucona a proposé de payer à chacun de ses créanciers 35 % de la somme qu’elle leur devait. La dette totale de Frucona s’élevait à environ 644,6 millions de couronnes slovaques (SKK) (environ 21,4 millions d’euros). Les dettes fiscales représentaient de loin la majeure partie de ce montant, à hauteur d’environ
640,8 millions de SKK (environ 21,27 millions euros).

9. Par décision du 29 avril 2004, le Krajský súd v Košiciach (cour régionale de Košice) a autorisé l’ouverture de la procédure de concordat.

10. Le 9 juillet 2004, les créanciers de Frucona, y compris l’autorité fiscale locale, ont accepté la proposition de concordat au cours d’une audience organisée à cet effet. Dans le cadre de cette procédure, l’autorité fiscale locale agissait en tant que créancier distinct. L’autorité fiscale locale bénéficiait de ce statut en raison des garanties constituées en sa faveur par Frucona en contrepartie des reports de paiement des droits d’accises susmentionnés.

11. Avant le 9 juillet 2004, Frucona avait soumis à l’autorité fiscale locale un rapport d’audit établi par une société d’audit indépendante. Ce rapport devait permettre à l’autorité fiscale locale d’évaluer les avantages respectifs du concordat et de la liquidation judiciaire.

12. Le 21 juin 2004, l’administration fiscale slovaque a effectué une inspection sur place dans les locaux de Frucona. Lors de cette inspection, la situation financière de Frucona, à la date du 17 juin 2004, a été déterminée.

13. Par décision du 14 juillet 2004, le Krajský súd v Košiciach (cour régionale de Košice) a homologué le concordat. Conformément à ce dernier, la créance de l’administration fiscale slovaque devait être remboursée à concurrence de 35 %, soit un montant à payer d’environ 224,3 millions de SKK (environ 7,45 millions d’euros).

14. Par lettre du 20 octobre 2004, l’autorité fiscale locale a indiqué à Frucona que les modalités du concordat, selon lesquelles une partie de la dette fiscale ne devait pas être remboursée, constituaient une aide d’État indirecte soumise à l’autorisation de la Commission.

15. Le 17 décembre 2004, Frucona a payé à l’autorité fiscale locale un montant de 224,3 millions de SKK (environ 7,45 millions d’euros), correspondant à 35 % de sa dette fiscale totale. Par décision du 30 décembre 2004, le Krajský súd v Košiciach (cour régionale de Košice) a prononcé la clôture de la procédure de concordat. Le 18 août 2006, cette même juridiction a réduit le montant devant être payé à l’autorité fiscale locale à 224,1 millions de SKK (environ 7,44 millions d’euros).

A. La procédure administrative

16. Le 15 octobre 2004, une plainte a été introduite auprès de la Commission concernant une aide d’État présumée illégale en faveur de Frucona.

17. Par lettre du 4 janvier 2005, à la suite d’une demande d’informations, la République slovaque a informé la Commission de la possibilité que Frucona ait reçu une aide illégale. La République slovaque a demandé à la Commission d’autoriser cette aide en tant qu’aide au sauvetage accordée à une entreprise en difficulté.

18. Après avoir recueilli des informations complémentaires, la Commission a, par lettre du 5 juillet 2005, notifié à la République slovaque sa décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen, prévue désormais à l’article 107, paragraphe 2, TFUE, concernant la mesure en cause ( 5 ).

19. Par lettre du 10 octobre 2005, la République slovaque a communiqué ses observations sur la mesure en cause à la Commission. Frucona a fait de même, par lettre du 24 octobre 2005. Les observations de Frucona ont été transmises à la République slovaque pour permettre à cette dernière de réagir, ce qu’elle a fait par lettre du 16 décembre 2005.

B. La décision initiale

20. En date du 7 juin 2006, la Commission a adopté la décision 2007/254/CE, concernant l’aide d’État C 25/05 (ex NN 21/05) mise à exécution par la République slovaque en faveur de Frucona Košice a.s. ( 6 ). Aux termes de cette décision, l’aide d’État mise à exécution par la République slovaque en faveur de Frucona (416515990 SKK) (environ 13,83 millions d’euros) était incompatible avec le marché commun et devait être récupérée.

C. La procédure devant le Tribunal et devant la Cour

21. Le 12 janvier 2007, Frucona a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de la décision initiale.

22. Par arrêt du 7 décembre 2010 ( 7 ), le Tribunal a rejeté ce recours comme étant non fondé.

23. Par arrêt du 24 janvier 2013, Frucona Košice/Commission ( 8 ), la Cour a annulé l’arrêt du Tribunal. La Cour a considéré qu’en ayant omis de prendre en compte, dans l’appréciation du critère de l’opérateur privé, la durée de la procédure de liquidation judiciaire, la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation ou, pour autant qu’elle ait pris cet élément en considération, elle avait omis de motiver la décision initiale à suffisance de droit. La Cour a renvoyé l’affaire devant le
Tribunal pour que ce dernier statue sur les moyens soulevés devant lui sur lesquels il ne s’était pas prononcé.

24. À la suite de l’arrêt Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32), afin de remédier aux lacunes mises en évidence par la Cour, la Commission a adopté la décision litigieuse le 16 octobre 2013. Aux termes de cette décision, la décision initiale a été annulée.

25. Par la suite, par voie d’ordonnance motivée du 21 mars 2014 ( 9 ), le Tribunal a constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur le recours en annulation de la décision initiale.

D. La décision litigieuse

26. La décision litigieuse a été adoptée afin de remédier aux erreurs entachant la décision initiale, telles qu’identifiées dans l’arrêt Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32) (considérant 10 de la décision litigieuse).

27. La Commission a estimé notamment qu’il était nécessaire d’examiner la question de savoir si, en acceptant la proposition de concordat et, partant, la remise de 65 % de sa créance, l’autorité fiscale locale s’était comportée envers Frucona comme un opérateur privé en économie de marché. La Commission a précisé à cet égard que la position de créancier de Frucona de ladite autorité était inhabituellement forte. Cette autorité se trouvait dans une situation juridique et économique plus favorable que
les créanciers privés de Frucona. L’autorité fiscale locale détenait en effet plus de 99 % de toutes les créances enregistrées et était un créancier distinct, dont les créances pouvaient être honorées à tout moment au cours de la procédure de liquidation judiciaire grâce au produit de la vente des actifs garantis (considérant 80 de la décision litigieuse).

28. S’agissant du critère de l’opérateur privé, la Commission a notamment observé que l’applicabilité de ce critère dépend de ce que l’État membre concerné accorde un avantage économique à une entreprise autrement qu’en sa qualité de puissance publique. En outre, la Commission a observé que, si l’État membre invoque ce critère au cours de la procédure administrative, il lui incombe, en cas de doute, d’établir sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs et vérifiables que la mesure mise en
œuvre ressortit à sa qualité d’opérateur privé. À cet égard, la Commission se réfère à l’arrêt Commission/EDF ( 10 ) (considérant 82 de la décision litigieuse).

29. La Commission a noté par la suite que « la République slovaque indique que, à son sens, la mesure concernée constitue une aide d’État. Elle reconnaît que, au moment du concordat, la question de l’aide d’État n’avait tout simplement pas été envisagée et elle avait demandé que la mesure en cause soit considérée comme une aide au sauvetage. Il semble par conséquent que les exigences de la jurisprudence […] n’ont, en l’espèce, pas été respectées et que la mesure contestée constitue une aide d’État
au sens de l’article 107, paragraphe 1, du TFUE » (considérant 83 de la décision litigieuse).

30. La Commission a poursuivi en observant que Frucona avait contesté la qualification d’aide d’État de la mesure concernée. Frucona avait également produit des documents émanant d’auditeurs, à l’appui de son point de vue (considérant 84 de la décision litigieuse).

31. Par la suite, la Commission a vérifié si la République slovaque s’était comportée comme un créancier privé à l’égard de Frucona.

32. Premièrement, la Commission a comparé, au regard des preuves présentées par Frucona, les procédures de concordat et de liquidation judiciaire (considérants 88 à 119 de la décision litigieuse). Deuxièmement, la Commission a comparé les procédures de concordat et d’exécution fiscale (considérants 120 à 127 de la décision litigieuse). Troisièmement, la Commission a apprécié les autres éléments de preuve produits par les autorités slovaques et par Frucona (considérants 128 à 138 de la décision
litigieuse). En substance, la Commission a estimé que tant la procédure de liquidation judiciaire que celle d’exécution fiscale constituaient, pour l’autorité fiscale locale, des solutions alternatives plus avantageuses que la proposition de concordat (considérants 119, 124 et 127 de la décision litigieuse).

33. La Commission a conclu que les conditions du critère de l’opérateur privé n’avaient pas été respectées et que la République slovaque avait accordé à Frucona un avantage que celle-ci n’aurait pas pu obtenir dans des conditions de marché (considérant 139 de la décision litigieuse). La Commission a ajouté que l’annulation de la dette approuvée par l’autorité fiscale locale dans le cadre du concordat constituait une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE (considérant 140 de la
décision litigieuse). La Commission a également considéré que cette aide n’était pas compatible avec le marché intérieur (considérant 182 de la décision litigieuse).

34. L’article 1er du dispositif de la décision litigieuse prévoit que la décision initiale est annulée. En son article 2, la décision litigieuse dispose que l’aide d’État mise à exécution par la République slovaque en faveur de Frucona, d’un montant de 416515990 SKK (environ 13,83 millions d’euros), est incompatible avec le marché intérieur. À l’article 3, la Commission ordonne à la République slovaque la récupération de l’aide en cause, majorée d’intérêts de retard. En vertu de l’article 4, la
République slovaque est tenue d’informer la Commission, dans un délai de deux mois à compter de la notification de cette décision, des mesures qu’elle a prises pour s’y conformer. L’article 5 de la décision litigieuse précise que la République slovaque est le destinataire de la décision.

II. La procédure devant le Tribunal

35. Par requête déposée en date du 17 février 2014, Frucona a demandé au Tribunal d’annuler la décision litigieuse.

36. Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a annulé la décision litigieuse et a condamné la Commission aux dépens.

III. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

37. Par son pourvoi, formé en date du 26 mai 2016, la Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

– annuler l’arrêt attaqué ;

– rejeter le recours en annulation et condamner Frucona aux dépens ;

– à titre subsidiaire, renvoyer l’affaire devant le Tribunal et réserver les dépens.

38. Frucona demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner la Commission aux dépens.

39. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries lors de l’audience du 15 février 2017.

IV. Analyse

40. La Commission invoque six moyens à l’appui de son pourvoi. Les quatre premiers moyens concernent la conclusion du Tribunal selon laquelle le critère de l’opérateur privé était applicable. Les deux autres moyens du pourvoi portent sur l’application du critère de l’opérateur privé.

41. Les moyens relatifs à l’applicabilité du critère de l’opérateur privé traitent plus particulièrement des questions suivantes. Le premier moyen du pourvoi est tiré d’une interprétation erronée de la décision litigieuse du Tribunal. Par ce moyen, la Commission allègue que c’est à tort que le Tribunal a interprété ladite décision comme concluant à l’applicabilité du critère de l’opérateur privé à la mesure en cause. Le deuxième moyen est tiré de ce que l’arrêt attaqué est entaché d’une erreur de
droit, car le Tribunal a estimé que ledit critère pouvait être invoqué par le bénéficiaire de la mesure en cause. Le troisième moyen est tiré d’une violation du principe de l’autorité de la chose jugée et du principe ne ultra petita. La Commission affirme que le Tribunal a violé ces principes en considérant que, dès lors que la Cour avait fait application du critère de l’opérateur privé dans l’affaire Frucona I, elle avait également, implicitement mais nécessairement, considéré ce critère comme
étant applicable. Enfin, le quatrième moyen est tiré de ce que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que la Commission ne saurait distinguer, en vue de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé, les différentes alternatives à la mesure litigieuse.

42. S’agissant des deux autres moyens, ces derniers portent sur la manière dont le critère de l’opérateur privé a été appliqué. Le cinquième moyen est tiré de ce que l’arrêt attaqué est entaché d’une erreur de droit, car le Tribunal a créé une nouvelle exigence à laquelle la Commission doit se conformer en appliquant le critère de l’opérateur privé. La Commission affirme que l’arrêt attaqué, allant à l’encontre d’une jurisprudence bien établie, lui impose de reconstituer d’office le comportement de
l’hypothétique opérateur privé idéal, rationnel et pleinement informé. Par son sixième moyen, la Commission soutient que le Tribunal a également commis une erreur, dans l’arrêt attaqué, en concluant à une violation, par la Commission, de son obligation de procéder à un examen diligent et impartial.

43. Je commencerai par examiner les deuxième et quatrième moyens du pourvoi. En effet, ces moyens ont une incidence sur l’analyse subséquente des premier et troisième moyens du pourvoi. Cependant, avant de pouvoir procéder à cet examen, des propos introductifs s’imposent.

A. Propos introductifs

44. Premièrement, il s’avère utile de rappeler la raison d’être du critère de l’opérateur privé (en l’espèce, le critère du créancier privé), ainsi que l’objectif poursuivi par ledit critère.

45. En vertu de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. À ce titre, la notion d’« aide » utilisée en droit de l’Union (en matière d’aides d’état) revêt une large acception.
Cette notion englobe tout type d’aide directe ou indirecte : elle inclut toutes les mesures, sous quelque forme que ce soit, qui allègent les charges qui normalement grèvent le budget d’une entreprise ( 11 ).

46. Cependant, une réserve importante trouve ici à s’appliquer. À supposer même qu’une mesure émane de ressources d’état, ladite mesure ne tombe pas sous le coup de l’article 107 TFUE si le bénéficiaire pouvait obtenir le même avantage que celui qui a été mis à sa disposition au moyen de ressources d’État dans des circonstances qui correspondent aux conditions normales du marché ( 12 ). Que l’état ait agi en qualité d’investisseur, de créancier ou de vendeur, ce principe s’applique avec la même
rigueur. Afin de déterminer si l’entreprise bénéficiaire aurait pu obtenir le même avantage dans des conditions normales de marché, la Commission fait usage du critère de l’opérateur privé. L’objectif de ce critère est d’apprécier si l’état a octroyé un avantage à une entreprise en ne se comportant pas comme l’aurait fait un opérateur privé dans le cadre d’une opération donnée.

47. En d’autres termes, le critère de l’opérateur privé est un outil que la Commission utilise afin de déterminer s’il existe un avantage économique, ce dernier constituant l’un des éléments nécessaires de l’aide d’état.

48. C’est sans aucun doute pour cette raison que la Cour a considéré que ce critère ne constitue pas une exception ne s’appliquant que sur la demande d’un État membre, lorsqu’il a été constaté que les éléments constitutifs de la notion d’« aide d’État », visés à l’article 107, paragraphe 1, TFUE, sont réunis ( 13 ). Lorsqu’il est applicable, le critère de l’opérateur privé figure parmi les éléments que la Commission est tenue de prendre en compte aux fins d’établir l’existence d’une aide d’état ( 14
).

49. Secondement, il convient de formuler à titre liminaire une brève observation portant sur la charge de la preuve et le degré de preuve requis en droit des aides d’état.

50. Afin de déterminer si une mesure constitue une aide d’état au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, la Commission doit procéder à un examen diligent et impartial. Un tel examen garantit que la Commission dispose, lors de l’adoption de la décision finale, des éléments les plus complets et fiables possibles pour ce faire. En effet, il convient de garder à l’esprit que c’est à la Commission qu’il incombe de démontrer que la mesure litigieuse constitue une aide d’état au sens de l’article 107,
paragraphe 1, TFUE.

51. C’est à la lumière des principes susmentionnés qu’il convient d’examiner le présent pourvoi.

B. Sur les deuxième et quatrième moyens du pourvoi

1.  Argumentation des parties

52. Par son deuxième moyen, la Commission soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que le bénéficiaire d’une aide pouvait se prévaloir du critère de l’opérateur privé ( 15 ). Selon la Commission, le critère de l’opérateur privé vise à révéler l’« état d’esprit subjectif » de l’état membre qui a octroyé l’aide présumée. Par conséquent, ce critère ne peut être invoqué par qui que ce soit d’autre. En l’espèce, l’état membre a clairement et constamment considéré que ladite mesure
constituait une aide d’état.

53. Quand bien même le Tribunal aurait considéré à raison que le bénéficiaire d’une aide pouvait invoquer le critère de l’opérateur privé, la Commission soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en omettant d’exiger du bénéficiaire que ce dernier établisse sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs et vérifiables que l’état membre avait agi en qualité d’opérateur privé.

54. Frucona soutient que la conclusion retenue par le Tribunal était correcte. La jurisprudence de la Cour indique clairement que le bénéficiaire de l’aide peut se prévaloir du critère de l’opérateur privé.

55. S’agissant de l’argument de la Commission selon lequel le critère de l’opérateur privé porte sur l’état d’esprit de l’état membre concerné, Frucona estime que la jurisprudence insiste sur le fait que l’état membre doit agir en qualité d’opérateur économique. Frucona affirme que, en l’espèce, il n’existe aucun doute quant à la qualité en laquelle l’autorité fiscale locale a agi.

56. Par son quatrième moyen, la Commission allègue que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que cette dernière ne saurait distinguer, en vue de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé, les différentes alternatives à la mesure litigieuse ( 16 ).

57. La Commission soutient que l’applicabilité du critère de l’opérateur privé suppose que l’état membre concerné ou le bénéficiaire produise des éléments de preuve permettant de déterminer si l’autorité publique a agi comme l’aurait fait un opérateur privé devant faire face au même choix. Selon la Commission, le critère de l’opérateur privé n’est pas applicable lorsqu’aucun élément de preuve n’a été produit aux fins de démontrer que l’autorité publique avait envisagé une ligne de conduite
particulière.

58. D’après Frucona, l’analyse du Tribunal concernant l’applicabilité du critère de l’opérateur privé est correcte. Lorsque le critère de l’opérateur privé est applicable, la Commission ne peut limiter son appréciation à une seule alternative potentielle à la mesure en cause, tout en omettant d’en examiner une autre.

2.  Appréciation

59. Par ses deuxième et quatrième moyens, la Commission allègue que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que le critère de l’opérateur privé peut également trouver à s’appliquer lorsque l’état membre concerné ne l’a pas invoqué. Selon la Commission, l’applicabilité du critère de l’opérateur privé est subordonnée à des conditions strictes. Selon les conclusions de la Commission, le critère de l’opérateur privé est applicable lorsque 1) l’état membre concerné a invoqué ledit
critère, 2) l’« état d’esprit subjectif » de l’état membre révèle que ce dernier avait pour intention d’agir en qualité d’opérateur privé et 3) l’état membre a effectivement envisagé une ligne de conduite particulière en adoptant la mesure en cause.

60. D’emblée, je dois souligner que le présent pourvoi est intrinsèquement contradictoire. La Commission affirme, en substance, qu’elle n’était pas tenue d’appliquer le critère de l’opérateur privé car l’état membre concerné ne s’en était pas prévalu au cours de la procédure administrative. Dans le cadre de la procédure administrative, la République slovaque a admis que la mesure en cause constituait une aide d’état. La République slovaque a demandé que cette mesure soit considérée comme une aide au
sauvetage. En même temps, cependant, la Commission admet que la décision litigieuse fasse application du critère de l’opérateur privé pour conclure que l’annulation de la dette fiscale constitue une aide d’état au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. En d’autres termes, le point de départ du présent pourvoi est le suivant : bien que la décision litigieuse fasse application du critère de l’opérateur privé, ce dernier n’est pas applicable.

61. Un examen plus attentif du pourvoi révèle toutefois que la Commission tente de limiter artificiellement son obligation d’appliquer le critère de l’opérateur privé ; en substance, la Commission tente de renverser la charge de la preuve.

62. Ainsi que je l’expliquerai ci-après, la jurisprudence ne permet pas d’étayer la thèse soutenue par la Commission.

(a)  Le critère de l’opérateur privé est applicable lorsque l’État membre concerné agit en qualité d’opérateur économique

63. Il convient de souligner d’emblée que la question de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé doit être résolue sur la base de critères objectifs quant à la qualité revêtue par l’état dans son action. Ce critère est applicable, plus particulièrement, lorsque l’état membre a agi en qualité d’opérateur économique (et non en qualité d’autorité publique) en accordant un avantage économique à une entreprise ( 17 ).

64. S’agissant spécifiquement d’un créancier public, la Cour a déjà jugé, en son arrêt Frucona I, que le critère de l’opérateur privé s’applique « lorsqu’un créancier public octroie des facilités de paiement pour une dette qui lui est due par une entreprise» ( 18 ). Dans de telles circonstances, il convient de comparer le comportement de l’autorité publique à celui d’un créancier privé cherchant à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur connaissant des difficultés
financières ( 19 ). En d’autres termes, il convient d’appliquer le critère de l’opérateur privé lorsque le comportement de l’état aurait pu être adopté, ne fût‑ce qu’en principe, par un opérateur privé agissant dans le but d’obtenir un gain ou de limiter ses pertes. Autrement, l’application de ce critère n’aurait que peu de sens, voire aucun.

65. Dans la présente affaire, un créancier public (l’autorité fiscale locale) a octroyé « des facilités de paiement pour une dette qui lui est due par une entreprise ». Par conséquent, à première vue, la nécessité d’appliquer le critère de l’opérateur privé pourrait sembler manifeste.

66. Cependant, la Commission soutient, en s’appuyant sur l’arrêt Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318), que le critère de l’opérateur privé n’est pas applicable en l’espèce.

67. L’arrêt Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318) n’est d’aucun secours à la Commission.

68. Dans l’affaire Commission/EDF, un doute était né quant à la qualité en laquelle l’état membre avait agi. Le point de savoir si l’état membre avait agi en qualité d’opérateur économique (en tant qu’actionnaire d’une entreprise publique) ou en tant qu’autorité publique n’était pas clair. Cette situation résultait de la forme revêtue par la mesure adoptée. Bien qu’il ait prétendu avoir agi en qualité d’actionnaire, l’état membre a utilisé des moyens de nature fiscale afin d’octroyer une exonération
fiscale à l’entreprise concernée. C’est dans ce contexte sans doute particulier que la Cour a considéré que, si l’état membre se prévaut du critère de l’opérateur privé, il se doit également d’établir sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs et vérifiables que la mesure mise en œuvre ressortit à sa qualité d’opérateur privé plutôt qu’à sa qualité d’autorité publique ( 20 ). Après avoir pris en considération les éléments de preuve devant, le cas échéant, être produits à cet égard, la
Cour a précisé qu’il appartient dès lors à la Commission d’effectuer une appréciation globale prenant en compte, outre les éléments fournis par cet État membre, tout autre élément pertinent en l’espèce lui permettant de déterminer si la mesure en cause ressortit à la qualité d’actionnaire ou à celle de puissance publique dudit État membre. La Cour a admis que, pour les besoins de cette appréciation (préliminaire), l’objectif poursuivi par la mesure concernée pouvait constituer un élément
pertinent ( 21 ).

69. Il convient de souligner les trois éléments suivants.

70. Premièrement, dans l’arrêt Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318), la Cour a simplement affirmé que, en cas de doute quant à la qualité en laquelle l’état membre avait agi et pour autant que l’état membre ait invoqué le critère de l’opérateur privé, il incombait à cet état membre de produire des éléments de preuve à l’appui de sa position. Cependant, il ne ressort pas de cette affirmation que seul un état membre peut se prévaloir du critère de l’opérateur privé.

71. L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Land Burgenland (à l’occasion de laquelle un doute similaire était né quant à la qualité en laquelle l’état membre avait agi) confirme l’exactitude de cette interprétation. Dans le contexte propre à cette affaire, la Cour avait estimé que la Commission n’était pas tenue d’appliquer le critère de l’opérateur privé. Selon la Cour, la raison en était la suivante : ni l’état membre, ni l’autorité ayant octroyé l’aide présumée, ni le bénéficiaire de l’aide
présumée n’avaient produit d’éléments de preuve concernant l’applicabilité du critère de l’opérateur privé au cours de la procédure administrative ( 22 ). Comme le Tribunal l’a relevé dans l’arrêt attaqué, cette affirmation corrobore également le point de vue selon lequel, outre l’État membre concerné, le bénéficiaire d’une aide peut se prévaloir du critère de l’opérateur privé ( 23 ).

72. Abstraction faite des spécificités de ces affaires, le fait d’admettre que le bénéficiaire de l’aide présumée puisse se prévaloir du critère de l’opérateur privé correspond au raisonnement qui sous‑tend la procédure administrative : cette procédure vise à garantir que la Commission dispose de toutes les informations pertinentes afin de procéder à une appréciation objective, pour les besoins de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Il serait contraire à l’objectif de cette procédure de restreindre
la possibilité pour les parties intéressées (et, en particulier, le bénéficiaire de l’aide présumée) de produire des arguments et des éléments de preuve concernant l’existence (ou, comme en l’espèce, l’absence) d’une aide d’état, notamment en invoquant le critère de l’opérateur privé. Il en est ainsi bien que seul l’état membre soit stricto sensu partie à cette procédure.

73. Deuxièmement, l’argument selon lequel l’applicabilité du critère de l’opérateur privé dépend de l’« état d’esprit subjectif » de l’état membre semble découler d’une affirmation de la Cour dans l’arrêt Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:418) : selon cette affirmation, l’objectif poursuivi par la mesure (et, à ce titre, l’intention de l’état) peut être pertinent afin de déterminer si le critère de l’opérateur privé est applicable. Cependant, ainsi que je l’ai expliqué ci‑dessus, le critère de
l’opérateur privé est applicable lorsque l’état membre concerné a agi en qualité d’opérateur économique. L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Commission/EDF explique simplement la manière dont il convient d’établir cette qualité, sur la base d’une appréciation globale, lorsqu’un doute existe au sujet de la qualité en laquelle l’autorité publique a agi. C’est dans ce contexte que l’intention de l’état peut constituer un facteur pertinent.

74. Dans la présente affaire, est dénuée de pertinence la question de savoir si la République slovaque considérait que le concordat envisagé constituait une aide d’état ou de savoir si les autorités fiscales locale et centrale étaient en désaccord quant à l’approbation de l’annulation de la dette fiscale ( 24 ). Afin de déterminer si le critère de l’opérateur privé trouve à s’appliquer, il convient de prendre pour point de départ la nature (économique) de l’action de l’état membre et non la façon
dont, subjectivement, cet état membre pensait agir ou les lignes de conduite alternatives envisagées par cet état membre avant d’adopter la mesure en cause. Perçu à travers ce prisme, l’« état d’esprit subjectif » de l’état membre (qu’il s’agisse des autorités centrales ou de leur bureau local) peut constituer un élément pertinent en vue de déterminer la qualité revêtue par l’état membre dans son action, pour autant qu’un doute existe à cet égard.

75. Rien, dans le dossier, ne suggère l’existence d’un tel doute ( 25 ).

76. Troisièmement, il me faut souligner que, dans l’arrêt Commission/EDF (C‑124/10 P, EU:C:2012:418), la Cour a précisé qu’il appartenait à la Commission de déterminer si ledit critère devait être appliqué. En conséquence, lorsqu’il apparaît que le critère de l’opérateur privé pourrait être applicable, la Commission doit demander à l’état membre concerné de lui fournir toutes les informations pertinentes lui permettant de déterminer si ce critère doit s’appliquer ( 26 ). En d’autres termes, peu
importe qui invoque le critère de l’opérateur privé : par principe, c’est à la Commission qu’il incombe d’apprécier si ce critère doit être appliqué, pour peu que son applicabilité ne soit pas évidente (en raison, notamment, de la forme que revêt la mesure en cause). À cette fin, la Commission doit demander à l’état membre concerné (ou à toute autre partie concernée) de lui soumettre l’information nécessaire en vue de ladite appréciation. Ce n’est en aucun cas au bénéficiaire de l’aide présumée
qu’il incombe de démontrer, sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs et vérifiables, que ledit critère est applicable. En effet, comme je l’ai déjà souligné ci-dessus, c’est à la Commission qu’il incombe de prouver que la mesure en cause constitue une aide d’état.

77. Conformément à ce principe, lorsqu’un doute existe quant à la nature de l’action d’un état membre, la Commission doit préalablement déterminer en quelle qualité ledit état membre a agi. Pour peu que l’appréciation globale requise quant aux éléments de preuve pertinents démontre que l’état membre a agi en qualité d’opérateur économique, la Commission se doit alors d’appliquer le critère de l’opérateur privé. En ce sens, au lieu d’alléger la charge de la Commission sur le plan de l’investigation,
la Cour, dans l’arrêt Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:418), ajoute une étape préliminaire à l’appréciation de l’existence d’un avantage.

78. Je note que, dans la présente affaire, la décision litigieuse ne comporte aucune trace d’une telle appréciation préliminaire et que le critère de l’opérateur privé a de facto été appliqué afin de déterminer si un avantage existait.

79. En toute hypothèse, dès lors qu’il n’existait aucun doute quant à la qualité en laquelle l’autorité fiscale locale avait agi, c’est à juste titre que le Tribunal a jugé que le critère de l’opérateur privé était applicable.

80. Cela m’amène au quatrième moyen du pourvoi.

(b)  L’application du critère de l’opérateur privé fait partie intégrante d’un examen impartial et diligent

81. À l’instar de ce qu’elle affirme dans son deuxième moyen, la Commission estime, au titre du quatrième moyen, que le Tribunal a également commis une erreur de droit en jugeant que, dès lors que le critère de l’opérateur privé est applicable en tant que tel, la Commission ne saurait distinguer, en vue de l’applicabilité de ce critère, les différentes alternatives à la mesure litigieuse ( 27 ).

82. Plus spécifiquement, la Commission soutient que le critère de l’opérateur privé était inapplicable en vue de la comparaison entre la procédure d’exécution fiscale et la procédure de concordat. Selon la Commission, la raison en est que ni l’état membre ni le bénéficiaire n’ont présenté d’éléments de preuve indiquant que l’autorité fiscale locale avait envisagé une procédure d’exécution et conclu que ladite procédure serait moins avantageuse que le concordat ( 28 ).

83. Les motifs pour lesquels ce moyen devrait être rejeté ont déjà été exposés ci-dessus. J’ajouterai cependant les observations suivantes.

84. Le quatrième moyen du pourvoi a pour fondement la même prémisse que le deuxième moyen. Il repose sur l’idée selon laquelle le critère de l’opérateur privé n’est pas applicable concernant la procédure d’exécution fiscale, car ni l’état membre ni le bénéficiaire de l’aide présumée n’ont démontré, sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs et vérifiables, que l’autorité fiscale locale avait envisagé ladite procédure d’exécution fiscale.

85. Compte tenu de l’absence de doute quant à la qualité en laquelle l’autorité fiscale locale avait agi, c’est à juste titre que le Tribunal a conclu que le critère de l’opérateur privé était applicable. Contrairement à ce que la Commission semble suggérer, la question des options devant être prises en considération en vue d’apprécier l’existence d’un avantage porte sur l’application effective du critère de l’opérateur privé, et non sur la question de savoir si ce critère est applicable ( 29 ). En
effet, ainsi que le Tribunal l’a souligné, dès lors que le critère de l’opérateur privé est applicable en tant que tel, il y a lieu de considérer que la Commission ne saurait distinguer, en vue de l’applicabilité de ce critère, les différentes alternatives à la mesure litigieuse ( 30 ).

86. À cet égard, le quatrième moyen du pourvoi illustre l’inutilité notable, de manière générale, de la distinction entre applicabilité et application du critère de l’opérateur privé. Cette distinction est source de confusion, comme en l’espèce.

87. Sauf dans des situations telles que l’affaire Commission/EDF, où un doute existe au sujet de la nature de l’action de l’état membre concerné, les conditions d’applicabilité ne peuvent être utilement dissociées des conditions d’application du critère de l’opérateur privé. Le critère de l’opérateur privé constitue précisément l’outil auquel la Commission se doit d’avoir recours afin de déterminer si un avantage économique a été accordé à l’entreprise en cause, plutôt qu’une exception que seul
l’état membre peut utiliser en guise de moyen de défense au cours de la procédure administrative. La question de savoir si, en procédant à l’adoption d’une mesure en qualité d’opérateur économique, l’état membre concerné a effectivement agi comme l’aurait fait un opérateur privé doit être résolue par l’application du critère de l’opérateur privé. C’est dans ce cadre que peut se poser la question de savoir quelles solutions alternatives doivent être comparées à la mesure en cause ( 31 ).

88. En d’autres termes, en l’absence de doute quant à la qualité en laquelle l’état membre concerné a agi (comme en l’espèce), il convient d’appliquer le critère de l’opérateur privé. Comme la Cour l’a expliqué, ce critère est utilisé afin de déterminer si le bénéficiaire de l’aide présumée n’aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d’un opérateur privé. À cette fin, la Commission doit effectuer une appréciation globale, prenant en compte tout élément pertinent en l’espèce.
S’agissant plus particulièrement d’un créancier public, la Commission doit apprécier si l’entreprise bénéficiaire n’aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d’un créancier privé se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle du créancier public et cherchant à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur connaissant des difficultés financières ( 32 ). à l’inverse, si la Commission omettait de procéder à une telle appréciation, elle manquerait
en fait à son obligation de procéder à un examen impartial et diligent.

89. Pour toutes ces raisons, je conclus à l’absence d’erreur dans l’arrêt attaqué, s’agissant de l’appréciation des conditions d’applicabilité du critère de l’opérateur privé. Il convient ainsi de rejeter les deuxième et quatrième moyens du pourvoi comme étant non fondés.

C. Sur le premier moyen du pourvoi

1.  Argumentation des parties

90. Par son premier moyen, la Commission soutient que le Tribunal a fait une interprétation erronée de la décision litigieuse, en lisant cette dernière comme si elle concluait à l’applicabilité du critère de l’opérateur privé ( 33 ). Selon la Commission, une lecture correcte de la décision litigieuse et de la jurisprudence citée dans les considérants concernés démontre clairement que la Commission considérait ce critère comme n’étant pas applicable en l’espèce ( 34 ).

91. Frucona soutient, en substance, que la lecture de la décision litigieuse faite par le Tribunal est correcte.

2.  Appréciation

92. Le premier moyen du pourvoi porte sur une interprétation prétendument erronée de la décision litigieuse. Ainsi que je l’expliquerai brièvement ci-dessous, il convient également de rejeter ce premier moyen, celui-ci étant intimement lié aux deuxième et quatrième moyens.

93. Premièrement, je note que la décision litigieuse n’indique pas expressément que le critère de l’opérateur privé n’est pas applicable. Il est vrai que, en observant isolément le considérant 83 de la décision litigieuse, on pourrait suivre la lecture défendue par la Commission ( 35 ). Cependant, ce considérant peut également être lu comme étant une simple description de la position adoptée par l’état membre, la position de Frucona étant décrite de manière similaire dans le considérant suivant.
Quoi qu’il en soit, selon moi, la décision litigieuse ne contient presque pas d’autre élément de nature à étayer l’interprétation défendue par la Commission. Au lieu d’expliquer clairement la raison pour laquelle le critère de l’opérateur privé ne serait pas applicable, la décision litigieuse en a fait application. En effet, comme je l’ai évoqué ci-dessus, la conclusion de la décision litigieuse quant à l’existence de l’aide est fondée sur l’application du critère de l’opérateur privé ( 36 ).

94. Deuxièmement, en cas de doute au sujet de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé, la Commission aurait dû demander à l’état membre concerné de lui fournir toutes les informations pertinentes, lui permettant d’évaluer si ledit critère était applicable. La décision litigieuse ne comporte aucune trace d’une appréciation quant à l’applicabilité du critère de l’opérateur privé. Le fait que la République slovaque ait considéré la mesure comme constitutive d’une aide d’état dans le cadre de la
procédure administrative (en d’autres termes, après avoir consenti au concordat) n’est guère suffisant aux fins de déterminer que le critère de l’opérateur privé n’est pas applicable. En toute hypothèse, comme expliqué ci‑dessus, aucun doute n’existait en l’espèce : un créancier public avait accordé des facilités de paiement concernant une somme qui lui était due par une entreprise. Pour ce seul motif, il convenait d’appliquer le critère de l’opérateur privé ( 37 ).

95. Troisièmement, comme corollaire aux deux points précédents, il convient de garder à l’esprit que Frucona avait soutenu que la mesure ne constituait pas une aide d’état et avait produit des éléments de preuve, témoignant de ce que la procédure de liquidation judiciaire aurait abouti à un résultat moins favorable pour l’autorité fiscale locale. Même si elle était en toute hypothèse tenue d’appliquer le critère de l’opérateur privé en l’espèce, la Commission semble avoir fait application dudit
critère précisément pour cette raison ( 38 ).

96. Pour ces motifs, je ne suis pas enclin à suivre la lecture alternative de la décision litigieuse défendue par la Commission. Il ne peut être fait grief au Tribunal d’avoir interprété erronément la décision litigieuse sur ce point dans l’arrêt attaqué. Par conséquent, il convient également de rejeter le premier moyen du pourvoi.

D. Sur le troisième moyen du pourvoi

1.  Argumentation des parties

97. Par son troisième moyen, la Commission soutient que le Tribunal a fait une application erronée du principe de l’autorité de la chose jugée, a statué ultra vires et a méconnu le principe selon lequel la délimitation du cadre du litige revient aux parties, ainsi que l’article 21 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, l’article 44, paragraphe 1, et l’article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal ( 39 ).

98. La Commission allègue notamment que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que, dans son arrêt Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32), la Cour avait « implicitement mais nécessairement considéré le critère de l’opérateur privé comme étant applicable» ( 40 ). Selon la Commission, dans l’affaire Frucona I, l’applicabilité du critère de l’opérateur privé n’était pas contestée par les parties. Par conséquent, la Cour aurait statué en violation du principe ne ultra petita si elle avait
jugé ledit critère comme n’étant pas applicable.

99. Frucona estime que l’appréciation du Tribunal était correcte et que, en toute hypothèse, la Cour n’est pas liée par les arguments invoqués par les parties. Si la Cour avait estimé que le critère de l’opérateur privé n’était pas applicable, il aurait été erroné qu’elle examine le respect de ce critère.

2.  Appréciation

100. Dans le cadre du troisième moyen du pourvoi, la Commission critique la manière dont le Tribunal a appliqué le principe de l’autorité de la chose jugée. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que la question de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé avait déjà été tranchée dans l’arrêt Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32) car, dans cette affaire, la Cour s’était penchée sur l’application de ce critère.

101. Si la Cour devait rejeter les premier, deuxième et quatrième moyens du pourvoi, comme je le propose, il ne serait pas nécessaire d’examiner le troisième moyen. En effet, le troisième moyen traite d’une problématique que le Tribunal a examinée par souci d’exhaustivité.

102. S’agissant du fond de ce moyen, je partage l’avis de la Commission.

103. Dans l’arrêt Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32), la Cour ne s’est pas prononcée sur l’applicabilité du critère de l’opérateur privé, car elle n’aurait pu le faire sans statuer ultra petita. Il suffit de rappeler que la Cour était invitée à statuer quant à l’application du critère de l’opérateur privé et non quant à son applicabilité. À cet égard, la conclusion suivante, dans l’arrêt attaqué, me paraît singulièrement troublante : dès lors que la Cour aurait pu constater l’inapplicabilité du
critère de l’opérateur privé, mais qu’elle ne l’a pas fait, il y a lieu de considérer qu’elle a entendu entériner l’applicabilité de ce critère en l’espèce ( 41 ).

104. Il est vrai que l’applicabilité est une condition préalable à l’application. Il est tout aussi exact que la Cour ne peut toujours être tenue par les seuls arguments invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions. Autrement, dans certaines circonstances, la Cour pourrait se voir contrainte de fonder ses décisions sur des considérations juridiques erronées. Néanmoins, la Cour ne doit statuer que sur la demande des parties, auxquelles il appartient de délimiter le cadre du litige ( 42 ).

105. Dans l’affaire Frucona I, les parties n’avaient pas soulevé de contestation quant à l’applicabilité du critère de l’opérateur privé. Dans de telles circonstances, si la Cour avait jugé que le critère de l’opérateur privé n’était pas applicable, elle se serait manifestement prononcée sur une question dépassant le cadre du litige. Comme la Commission le souligne à juste titre, la question de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé ne peut être assimilée à une question d’ordre public,
pouvant être soulevée d’office par la Cour en l’absence d’une demande formulée en ce sens par les parties.

106. Par conséquent, je suis d’avis que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que, compte tenu du fait que la Cour avait apprécié l’application du critère de l’opérateur privé dans l’affaire Frucona I, l’applicabilité dudit critère était revêtue de l’autorité de la chose jugée. Cependant, pour autant que la Cour partage mon avis quant aux premier, deuxième et quatrième moyens du pourvoi, ce moyen reste inopérant.

E. Sur les cinquième et sixième moyens du pourvoi

1.  Argumentation des parties

107. Dans le cadre du cinquième moyen, la Commission soutient que le critère de l’opérateur privé lui impose d’établir l’« attitude subjective » de l’autorité publique et de comparer cette attitude subjective à celle qu’un opérateur privé aurait adoptée dans les mêmes circonstances. La Commission affirme que, aux fins de l’application de ce critère, l’information disponible et les évolutions prévisibles au moment où la mesure en cause a été adoptée constituent les seuls éléments de preuve
pertinents. Selon la Commission, l’appréciation de l’application du critère de l’opérateur privé est entachée d’une erreur, car le Tribunal a imposé à la Commission le fait de comparer le comportement de l’autorité publique à celui de l’hypothétique créancier privé idéal, rationnel et pleinement informé. Ce faisant, le Tribunal a créé une exigence supplémentaire que la Commission doit respecter en appliquant le critère de l’opérateur privé ( 43 ).

108. Selon Frucona, l’appréciation du Tribunal était correcte. Cette appréciation était fondée sur le même critère que celui que la Commission avait elle-même appliqué dans la décision litigieuse. Dans l’arrêt attaqué le Tribunal ne crée pas d’exigence nouvelle. Il impose simplement à la Commission d’examiner tous les facteurs pertinents, disponibles et prévisibles au moment où la mesure concernée a été prise.

109. Le sixième moyen du pourvoi est étroitement lié au cinquième. Dans le cadre de ce moyen, la Commission invoque une erreur de droit, dès lors qu’il est possible de lire l’arrêt attaqué comme concluant à une violation de l’obligation d’examen impartial et diligent incombant à la Commission ( 44 ). La Commission considère que la charge de la preuve à son égard est excessive. D’après la Commission, cette situation résulte notamment de ce que le tribunal, dans l’arrêt attaqué, ne fournit pas
suffisamment d’orientations quant à la manière d’atteindre le degré de preuve requis.

110. Selon Frucona, le Tribunal a manifestement reproché à la Commission de ne pas avoir vérifié, notamment, la nature et la méthodologie sous-tendant les évaluations sur lesquelles elle s’est appuyée en appliquant le critère de l’opérateur privé. Selon son point de vue, c’est à juste titre que le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas étayé ses conclusions à suffisance de droit.

2.  Appréciation

111. Les cinquième et sixième moyens du pourvoi sont liés. C’est pour cette raison qu’il convient de les traiter conjointement.

112. Ces deux derniers moyens concernent la comparaison, d’une part, entre la procédure de concordat et la procédure de liquidation judiciaire et, d’autre part, entre la procédure de concordat et la procédure d’exécution fiscale. Ces moyens se concentrent plus particulièrement sur l’étendue des obligations de la Commission dans le cadre de l’application du critère de l’opérateur privé. La Commission soutient que l’arrêt attaqué est entaché d’une erreur de droit, car le Tribunal n’a pas démontré que
la décision litigieuse comportait une erreur manifeste d’appréciation quant à l’application du critère de l’opérateur privé.

(a)  Sur les paramètres d’appréciation

113. De prime abord, les paramètres déterminant l’appréciation à effectuer aux fins de l’application du critère de l’opérateur privé ont déjà été définis par la Cour dans sa jurisprudence.

114. D’une part, dans l’arrêt Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32), la Cour a jugé que la Commission devait effectuer une appréciation globale afin de vérifier si l’entreprise bénéficiaire n’aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d’un créancier privé se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle du créancier public et cherchant à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur connaissant des difficultés financières. Cette appréciation doit
prendre en compte tout élément pertinent en l’espèce lui permettant de déterminer si l’entreprise bénéficiaire n’aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d’un tel créancier privé ( 45 ). Dans cette affaire, la Cour a également relevé que devait être considérée comme étant pertinente toute information susceptible d’influencer de manière non négligeable le processus décisionnel d’un créancier privé normalement prudent et diligent, se trouvant dans une situation la plus proche
possible de celle du créancier public et cherchant à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur aux prises avec des difficultés de paiement ( 46 ).

115. D’autre part, sans nul doute afin de circonscrire les obligations pesant sur la Commission dans le cadre de l’application du critère de l’opérateur privé, la Cour a considéré que seuls étaient pertinents les éléments disponibles et les évolutions prévisibles au moment où la décision de procéder à l’investissement a été prise ( 47 ).

116. Avant d’examiner les deux derniers moyens du pourvoi de la Commission, je souhaiterais brièvement aborder un autre point, concernant la compétence de la Cour statuant sur pourvoi : il n’appartient pas à la Cour de réexaminer, dans le cadre d’un pourvoi, les faits ou les éléments de preuve. En effet, plutôt que de solliciter un réexamen des faits ou des éléments de preuve, la Commission soutient que, tout en examinant les éléments versés au dossier, le Tribunal a créé une nouvelle exigence à
l’égard de la Commission concernant l’application du critère de l’opérateur privé.

(b)  Sur la compétence du Tribunal aux fins d’apprécier les éléments versés au dossier

117. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que, en appliquant le critère de l’opérateur privé, la Commission se devait de déterminer si, aux fins d’obtenir le paiement des sommes qui lui étaient dues, un opérateur privé normalement prudent et diligent se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle des autorités slovaques n’aurait manifestement pas accepté la proposition de concordat. À cet effet, afin d’identifier la solution alternative la plus avantageuse, elle devait
comparer, en fonction des intérêts d’un créancier privé, les avantages et désavantages de chacune desdites procédures ( 48 ).

118. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a d’abord examiné la procédure de liquidation judiciaire, en tant qu’alternative potentielle au concordat. Le Tribunal a examiné les coefficients de liquidation appliqués par la Commission dans la décision litigieuse quant aux créances à court terme, ainsi qu’aux actifs immobilisés (site de production et machines) ( 49 ). Le Tribunal a conclu que les éléments du dossier de la procédure administrative n’étaient pas de nature à étayer à suffisance de droit
l’évaluation, par la Commission, du produit probable d’une liquidation judiciaire. En outre, le Tribunal a estimé que, afin de remédier à cette lacune, la Commission aurait dû chercher à obtenir des informations supplémentaires aux fins de vérifier et d’étayer ses conclusions ( 50 ).

119. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a ensuite examiné la procédure d’exécution fiscale. Dans ce contexte, il a réaffirmé que les conclusions fondées sur l’évaluation des actifs immobilisés et des créances n’étaient pas étayées à suffisance de droit ( 51 ). Le Tribunal a poursuivi en identifiant trois autres vices qui, selon lui, affectaient la décision litigieuse sur le plan de l’évaluation de la procédure d’exécution fiscale : la Commission avait omis d’examiner adéquatement la durée de cette
procédure, d’évaluer les coûts y afférents et de tenir compte du fait que l’entreprise aurait pu être amenée à déposer le bilan au cours de ladite procédure ( 52 ).

120. La Commission soutient que les conclusions du Tribunal aboutissent à la création d’une exigence nouvelle, à laquelle elle doit se conformer lorsqu’elle applique le critère de l’opérateur privé : elle se doit de reconstituer d’office le comportement de l’hypothétique opérateur privé idéal, rationnel et pleinement informé.

121. Selon moi, les griefs de la Commission sont hors de propos.

122. À cet égard, il convient particulièrement d’observer que le Tribunal doit non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également déterminer si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées ( 53 ).

123. En substance, le Tribunal a estimé que tel n’était pas le cas en l’espèce. Le Tribunal a abouti à cette conclusion tant concernant l’évaluation de la procédure de liquidation judiciaire que concernant la procédure d’exécution fiscale ( 54 ).

124. Au sujet des coefficients de liquidation, la Commission soutient que l’arrêt attaqué ne comporte aucune indication quant aux informations supplémentaires que la Commission aurait dû solliciter aux fins d’atteindre le degré de preuve requis. L’exigence imposée ainsi à la Commission contredirait la raison d’être du critère de l’opérateur privé, consistant à apprécier l’« état d’esprit subjectif » de l’autorité publique au moment de la décision.

125. Selon moi, un examen attentif de l’arrêt attaqué ne corrobore pas ce point de vue. En effet, il ressort de l’arrêt attaqué que, concernant les actifs immobilisés, la décision litigieuse n’aurait pas justifié le recours à un coefficient de liquidation de 97 % ( 55 ). S’agissant de la question des créances, la décision litigieuse n’apporte aucune justification quant au choix d’un coefficient de liquidation de 59 %. ( 56 ) En d’autres termes, le problème identifié par le Tribunal est le suivant :
la décision litigieuse est fondée sur des hypothèses non étayées concernant la valeur des actifs de l’entreprise en cas de liquidation.

126. Les développements qui précèdent m’amènent à évoquer l’arrêt du 21 mars 2013, Commission/Buczek Automotive (C‑405/11 P, EU:C:2013:186), auquel le Tribunal fait référence dans l’arrêt attaqué. La Commission tente d’établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Commission/Buczek Automotive. La Commission souligne notamment que la nature des erreurs relevées dans l’affaire Commission/Buczek Automotive n’est pas comparable à celle des erreurs relevées en première instance dans la
présente affaire : dans l’affaire Commission/Buczek Automotive, il a été constaté, sur un point, que le dossier administratif ne comportait aucun élément de preuve de nature à étayer la conclusion de la Commission ( 57 ). La Commission note également que la présente affaire est différente en ce que la décision litigieuse ne tente pas d’établir quel aurait été le comportement d’un opérateur privé.

127. Premièrement, la prétendue différence entre ces deux affaires relève d’une distinction artificielle : à supposer qu’il y ait une différence, il ne peut s’agir que d’une différence de degré. Dans l’affaire Commission/Buczek Automotive, aucun élément de preuve étayant la conclusion selon laquelle seule la procédure de faillite permettait un recouvrement efficace des créances n’avait été présenté. De manière similaire, le Tribunal, dans l’arrêt attaqué, a constaté que la décision litigieuse
aboutissait à une série de conclusions non étayées par des éléments de preuve suffisamment solides dans le dossier administratif ( 58 ). Secondement, il me semble que la décision litigieuse établit de facto quel aurait été le comportement d’un opérateur privé. Elle conclut qu’un opérateur privé n’aurait pas consenti à la proposition de concordat : un opérateur privé aurait privilégié l’une des solutions alternatives par rapport audit concordat ( 59 ).

128. En tout état de cause, il convient d’observer que le Tribunal, dans l’arrêt attaqué, ne s’appuie pas simplement sur l’arrêt Commission/Buczek Automotive (C‑405/11 P, EU:C:2013:186). Le Tribunal fait également référence à des principes bien établis, selon lesquels l’appréciation (globale) de la Commission doit être fondée sur des éléments matériellement exacts, fiables et cohérents ( 60 ). Plus fondamentalement, comme la Cour l’a souligné, doit être pris en compte dans cette appréciation tout
élément pertinent, susceptible de permettre à la Commission de déterminer si l’entreprise bénéficiaire n’aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d’un créancier privé : doit être considérée comme étant pertinente toute information susceptible d’influencer de manière non négligeable le processus décisionnel d’un créancier privé normalement prudent et diligent, se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle du créancier public ( 61 ).

129. Les juridictions de l’Union européenne n’ont pas à se substituer à la Commission dans ses appréciations économiques complexes en matière d’aides d’état. Néanmoins, le fait est que le juge de l’Union doit pouvoir vérifier que ces appréciations sont fondées sur des éléments de preuve rigoureux.

130. Sans doute pourrait-on faire valoir que le Tribunal a retenu une approche stricte. Selon moi, la Commission a tort de soutenir que la conclusion du Tribunal dans l’arrêt attaqué aboutit à la création d’une nouvelle exigence, visant à reconstituer le comportement d’un opérateur privé hypothétique, idéal et rationnel.

131. Rien n’indique dans l’arrêt attaqué que le Tribunal , impose à la Commission d’aller au-delà des informations qui étaient disponibles au moment où la mesure en cause a été adoptée. En ayant examiné les éléments du dossier concernant les coefficients de liquidation, le Tribunal a simplement conclu que les éléments de preuve fournis n’étaient pas suffisants aux fins d’étayer les conclusions exposées dans la décision litigieuse quant au respect du critère de l’opérateur privé. En d’autres termes,
le Tribunal n’était pas convaincu que les éléments de preuve présentés suffisent à établir l’existence d’un avantage, eu égard au fait que tous les éléments pertinents n’avaient pas été pris en considération.

132. En effet, la situation en l’espèce n’est guère différente de l’affaire Commission/Tetra Laval, dans la mesure où le Tribunal n’a pas ajouté de condition relative au degré de preuve requis dans la présente affaire. Le Tribunal a simplement considéré que les éléments de preuve produits n’étaient pas de nature à convaincre du bien-fondé de la thèse défendue par la Commission ( 62 ).

133. Il est difficile de définir la limite entre conclusions étayées et conclusions non étayées de manière générale. C’est pour cette raison qu’il convient de confier au Tribunal le soin d’effectuer l’appréciation nécessaire des éléments de preuve, dans la présente affaire, sans intervention inutile de la part de la Cour.

134. J’en viens aux arguments de la Commission concernant l’appréciation de la procédure d’exécution fiscale, lesquels appellent les observations suivantes.

135. S’agissant de l’appréciation des actifs et des coefficients de liquidation appliqués, la conclusion retenue doit être identique à celle concernant la procédure de liquidation judiciaire : compte tenu de sa compétence aux fins d’examiner les faits, ainsi que des éléments de preuve, c’est à juste titre que le Tribunal a formulé la conclusion qui était la sienne.

136. En outre, j’observe que la Commission n’a pas spécifiquement remis en cause l’analyse du Tribunal relative aux trois autres vices qui, selon lui, affectaient également la décision litigieuse : l’absence d’examen adéquat de la durée de la procédure d’exécution fiscale, des coûts afférents à cette procédure et du risque que l’entreprise soit amenée à déposer le bilan au cours de ladite procédure.

137. Il paraît difficile de soutenir qu’un créancier privé normalement prudent et diligent dans une situation la plus proche possible de celle de l’autorité fiscale locale pourrait simplement ignorer ces facteurs. La Cour a déjà estimé dans l’arrêt Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32), s’agissant de la liquidation judiciaire, que la durée de cette procédure constituait un élément susceptible d’influencer, de manière non négligeable, le processus décisionnel d’un créancier privé normalement prudent et
diligent ( 63 ). Il doit nécessairement en aller de même pour la procédure d’exécution fiscale. En outre, les coûts afférents à cette procédure et la prise en compte de la possibilité d’un dépôt de bilan au cours de cette procédure constituent sans nul doute des facteurs particulièrement pertinents pour tout créancier normalement prudent et diligent, cherchant à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur connaissant des difficultés financières. À mon sens, ce constat
suffit à lui seul à justifier la conclusion selon laquelle la Commission n’avait pas pris en compte toutes les informations pertinentes aux fins de l’application du critère de l’opérateur privé, conformément à la jurisprudence établie dans l’arrêt Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32) ( 64 ).

138. Dès lors que la Commission n’a pas contesté ces constats, visés dans l’arrêt attaqué, ses arguments concernant les erreurs d’appréciation dans l’application du critère de l’opérateur privé quant à la procédure d’exécution fiscale doivent, en toutes circonstances, être considérés comme étant inopérants.

139. En conclusion, c’est à la Commission qu’il incombe d’effectuer un examen impartial et diligent aux fins de déterminer si une mesure constitue une aide d’état au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Ce faisant, la Commission se doit de fonder ses conclusions sur des éléments de preuve matériellement exacts, fiables et cohérents. Ces éléments de preuve doivent comprendre toutes les informations pertinentes aux fins de conclure qu’une mesure donnée constitue une aide d’état. Dans la présente
affaire, le Tribunal a jugé que les conclusions formulées dans la décision litigieuse quant aux avantages et aux désavantages des solutions alternatives à la procédure de concordat n’étaient pas fondées sur toutes les informations pertinentes. À cet égard, le Tribunal n’a pas ajouté de nouvelle condition relative au degré de preuve requis.

140. Je considère, par conséquent, que les cinquième et sixième moyens du pourvoi devraient également être rejetés comme étant non fondés.

F. Conclusion

141. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner la Commission européenne aux dépens.

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( 1 ) Langue originale : l’anglais.:

( 2 ) Arrêt du 16 mars 2016, Frucona Košice/Commission (T‑103/14, EU:T:2016:152, ci-après l’« arrêt attaqué »).

( 3 ) JO 2014, L 176, p. 38, ci-après la « décision litigieuse ».

( 4 ) En fonction des circonstances, ce critère est également appelé, entre autres, critère de l’investisseur privé, du créancier privé ou du vendeur privé.

( 5 ) Aide d’État no C 25/2005 (ex NN 21/2005) – Mesure en faveur de Frucona Košice (JO 2005, C 233, p. 47).

( 6 ) JO 2007, L 112, p. 14, ci-après la « décision initiale ».

( 7 ) Arrêt du 7 décembre 2010, Frucona Košice/Commission (T‑11/07, EU:T:2010:498).

( 8 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona Košice/Commission (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, ci-après l’« arrêt Frucona I »).

( 9 ) Ordonnance du 21 mars 2014, Frucona Košice/Commission (T‑11/07 RENV, non publiée, EU:T:2014:173).

( 10 ) Arrêt du 5 juin 2012, Commission/EDF (C‑124/10 P, EU:C:2012:318, points 81 à 85).

( 11 ) Voir, parmi bien d’autres, arrêts du 23 février 1961, De Gezamenlijke Steenkolenmijnen in Limburg/Haute Autorité (30/59, EU:C:1961:2, p. 19), ainsi que du 15 mars 1994, Banco Exterior de España (C‑387/92, EU:C:1994:100, points 12 et 13). Voir, plus récemment, arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, points 68 et 69 ainsi que jurisprudence citée).

( 12 ) Arrêts du 24 janvier 2013, Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, point 70) et du 5 juin 2012, Commission/EDF (C‑124/10 P, EU:C:2012:318, point 78 ainsi que jurisprudence citée).

( 13 ) Voir arrêts du 3 avril 2014, Commission/Pays-Bas et ING Groep (C‑224/12 P, EU:C:2014:213, point 32), ainsi que du 5 juin 2012, Commission/EDF (C‑124/10 p, EU:C:2012:318, point 103).

( 14 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, point 71 ainsi que jurisprudence citée).

( 15 ) Points 109 à 118 de l’arrêt attaqué.

( 16 ) Point 247 de l’arrêt attaqué.

( 17 ) S’agissant d’un investisseur public, voir arrêt Commission/EDF, point 81.

( 18 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, point 71 et jurisprudence citée).

( 19 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C‑73/11 P, EU:C:2013:32, point 72 et jurisprudence citée).

( 20 ) Arrêt du 5 juin 2012, Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318, point 82).

( 21 ) Arrêt du 5 juin 2012, Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:418, points 86 et 87).

( 22 ) Arrêt du 24 octobre 2013, Land Burgenland e.a./Commission (C‑214/12 P, C‑215/12 P et C‑223/12 P, EU:C:2013:682, points 57, 60 et 61).

( 23 ) Point 113 de l’arrêt attaqué.

( 24 ) Les considérants 83 et 128 à 132 de la décision litigieuse témoignent de ce que la direction centrale des impôts était opposée à la proposition de concordat et que la République slovaque considérait que ledit concordat constituait une aide d’état.

( 25 ) Au contraire, ainsi que je l’expliquerai de manière plus détaillée ci-dessous, la décision litigieuse fait application du critère de l’opérateur privé pour conclure que l’annulation de la dette fiscale constitue une aide d’état.

( 26 ) Voir arrêts du 5 juin 2012, Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:418, point 104), ainsi que du 3 avril 2014, Commission/Pays-Bas et ING Groep (C‑224/12 P, EU:C:2014:213, point 33).

( 27 ) Point 247 de l’arrêt attaqué.

( 28 ) Point 245 de l’arrêt attaqué.

( 29 ) Arrêt du 24 octobre 2013, Land Burgenland e.a./Commission (C‑214/12 P, C‑215/12 P et C‑223/12 P, EU:C:2013:682).

( 30 ) Point 247 de l’arrêt attaqué.

( 31 ) À la lecture du considérant 121 de la décision litigieuse, on peut constater que la procédure d’exécution fiscale a été examinée comme une solution alternative à la procédure de concordat au regard du critère de l’opérateur privé, bien que l’autorité fiscale locale n’ait pas envisagé spécifiquement d’avoir recours à cette procédure.

( 32 ) Voir arrêts du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 73 et jurisprudence citée), ainsi que du 5 juin 2012, Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318, point 86).

( 33 ) Points 99 à 104 de l’arrêt attaqué.

( 34 ) Considérants 80 à 84 et 128 à 132 de la décision litigieuse.

( 35 ) Voir point 29 ci-dessus.

( 36 ) Considérants 139 et 140 de la décision litigieuse.

( 37 ) Voir point 73 des présentes conclusions.

( 38 ) Considérants 84 et 85 de la décision litigieuse.

( 39 ) Points 119 à 126 de l’arrêt attaqué.

( 40 ) Point 123 de l’arrêt attaqué.

( 41 ) Point 125 de l’arrêt attaqué.

( 42 ) Arrêt du 21 septembre 2010, Suède e.a./API et Commission (C‑514/07 P, C‑528/07 P et C‑532/07 P, EU:C:2010:541, point 65).

( 43 ) Points 137 et 180 à 213 de l’arrêt attaqué.

( 44 ) Points 191 à 195 de l’arrêt attaqué.

( 45 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, points 72 et 73 ainsi que jurisprudence citée).

( 46 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 78).

( 47 ) Arrêt du 5 juin 2012, Commission/EDF (C-124/10 P, EU:C:2012:318, point 105).

( 48 ) Point 137 de l’arrêt attaqué.

( 49 ) Points 185 à 200 de l’arrêt attaqué.

( 50 ) Points 201 et 235 de l’arrêt attaqué.

( 51 ) Points 277 et 278 de l’arrêt attaqué.

( 52 ) Points 279 à 283 de l’arrêt attaqué.

( 53 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 76 et jurisprudence citée).

( 54 ) Points 201, 278 et 284 de l’arrêt attaqué.

( 55 ) Point 191 de l’arrêt attaqué.

( 56 ) Point 198 de l’arrêt attaqué.

( 57 ) Arrêt du 21 mars 2013, Commission/Buczek Automotive (C‑405/11 P, EU:C:2013:186, point 60).

( 58 ) Points 191, 194, 196, 199, 279 et 283 de l’arrêt attaqué.

( 59 ) Considérants 119 et 124 de la décision litigieuse.

( 60 ) Arrêts du 15 février 2005, Commission/Tetra Laval (C‑12/03 P, EU:C:2005:87, point 39), et du 2 septembre 2010, Commission/Scott (C‑290/07 P, EU:C:2010:480, point 65). Voir, également, arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 76).

( 61 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 78).

( 62 ) Voir arrêt du 15 février 2005, Commission/Tetra Laval (C‑12/03 P, EU:C:2005:87, point 41).

( 63 ) Arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 81).

( 64 ) Voir, à cet effet, arrêt du 24 janvier 2013, Frucona I (C-73/11 P, EU:C:2013:32, point 77).


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : C-300/16
Date de la décision : 03/05/2017
Type d'affaire : Pourvoi - non fondé
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi – Aides d’État – Notion d’“aide” – Notion d’“avantage économique” – Critère du créancier privé – Conditions d’applicabilité – Application – Obligations d’enquête incombant à la Commission européenne.

Aides accordées par les États

Concurrence


Parties
Demandeurs : Commission européenne
Défendeurs : Frucona Košice a.s.

Composition du Tribunal
Avocat général : Wahl

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2017:331

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