CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MANUEL CAMPOS SANCHEZ-BORDONA
présentées le 16 février 2016 ( 1 )
Affaire C‑300/15
Charles Kohll et
Sylvie Kohll-Schlesser
contre
Directeur de l’administration des contributions directes
[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal administratif de Luxembourg (Luxembourg)]
«Libre circulation des personnes — Travailleur — Égalité de traitement — Impôt sur le revenu — Pensions nationales et pensions acquises dans un autre État membre — Crédit d’impôt réservé à certaines pensions — Fiche de retenue d’impôt délivrée par l’administration nationale»
1. La jurisprudence de la Cour en matière de fiscalité directe ne cesse de croître, bien qu’elle représente déjà un volume considérable et qu’elle ne se rapporte habituellement qu’aux libertés fondamentales consacrées dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le présent renvoi préjudiciel concerne la compatibilité avec le droit de l’Union d’une disposition de droit luxembourgeois qui, en modifiant l’impôt sur le revenu, accorde un crédit d’impôt aux retraités réunissant certaines
conditions.
2. Pour répondre à la question déférée par le tribunal administratif de Luxembourg (Luxembourg), il convient d’analyser l’incidence de la libre circulation des travailleurs sur le régime d’imposition directe d’un État membre. Il faudra également préciser les critères applicables aux revenus perçus par les retraités ayant exercé cette liberté, que ce soit au regard de l’article 45 TFUE, relatif aux travailleurs, ou à la lumière de la règle générale, à savoir l’article 21 TFUE. Quoi qu’il en soit, la
réponse de la Cour doit servir à clarifier plus encore, si possible, les contours de l’examen des dispositions nationales restrictives de la liberté de circulation et, plus précisément, leur éventuelle justification.
Le droit luxembourgeois
3. Il ressort de la décision de renvoi qu’en vertu de l’article 139 ter, paragraphe 1, de la loi concernant l’impôt sur le revenu (ci-après la «LIR»), dans sa version applicable aux revenus de l’année 2009 et des années suivantes, «à tout contribuable réalisant un revenu résultant de pensions ou de rentes au sens de l’article 96, [paragraphe] 1, 1er et 2e [alinéas], dont le droit d’imposition revient au Luxembourg et étant en possession d’une fiche de retenue d’impôt, il est octroyé un crédit
d’impôt pour pensionnés».
4. En outre, aux termes de l’article 139 ter, paragraphe 2, de la LIR, le crédit d’impôt est imputable et restituable au pensionné exclusivement dans le cadre de la retenue d’impôt sur traitements et salaires opérée par la caisse de pension ou tout autre débiteur de la pension sur la base d’une fiche de retenue d’impôt.
5. Selon la juridiction de renvoi, les documents parlementaires relatifs au projet de loi no 5924 ( 2 ) révèlent que le crédit d’impôt pour salariés et pensionnés a été incorporé dans les dispositions relatives à la retenue d’impôt sur les traitements et salaires afin qu’il soit versé aux salariés et pensionnés exclusivement par des entreprises, des caisses de pension et des autres débiteurs de la pension sur la base des inscriptions faites sur les fiches de retenue d’impôt.
6. Pour sa part, l’article 19 de la convention entre le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume des Pays-Bas tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (ci-après la «convention contre la double imposition») est rédigé comme suit:
«Sous réserve des dispositions du paragraphe 1 de l’article 20, les pensions et autres rémunérations similaires, versées à un résident de l’un des États au titre d’un emploi salarié antérieur, ne sont imposables que dans cet État.»
Les faits et la procédure devant la juridiction nationale
7. Le litige dont la juridiction de renvoi est saisie concerne deux pensions d’origine néerlandaise perçues par M. Charles Kohll et pour lesquelles il est assujetti à l’impôt au Luxembourg: la première lui est versée directement par la société Shell International BV, pour laquelle il a travaillé quelques années, tandis que la seconde l’est par la Sociale Verzekeringsbank (ci-après la «SVB») ( 3 ).
8. Étant donné que les deux pensions néerlandaises ne sont pas soumises à une retenue à la source au Luxembourg, aucun crédit d’impôt pour pensionnés n’a été accordé à M. Kohll pendant les trois années visées dans le litige au principal, à savoir les années 2009, 2010 et 2011.
9. Le 20 février 2013, M. Kohll a introduit auprès du directeur de l’administration des contributions directes ( 4 ) une réclamation dirigée contre le bulletin de l’impôt sur le revenu de l’année 2009, émis le 9 juin 2010, et les bulletins de l’impôt sur le revenu des années 2010 et 2011, tous deux émis le 6 février 2013.
10. Par décision du 23 septembre 2013, le directeur de l’administration des contributions directes a déclaré irrecevable la réclamation contre le bulletin de l’impôt sur le revenu de l’année 2009 au motif qu’elle était tardive et a réformé les bulletins de l’impôt sur le revenu des années 2010 et 2011 in pejus. Il a notamment considéré que le requérant n’avait pas droit au crédit d’impôt pour pensionnés prévu à l’article 139 ter de la LIR pour les années 2010 et 2011, car les pensions qu’il avait
perçues n’avaient pas été soumises à la retenue à la source au Luxembourg.
11. Il ressort du jugement de renvoi que le tribunal administratif de Luxembourg a déclaré irrecevable, pour vice de forme, le recours de Mme Sylvie Kohll-Schlesser, épouse du requérant, relatif à la pension que la SVB lui a versée pour les années litigieuses. Cette réclamation n’est plus en litige.
12. Le requérant a soutenu devant le tribunal administratif de Luxembourg que le refus d’accorder des crédits d’impôt aux personnes dont les pensions ne sont pas soumises à une retenue à la source au Luxembourg exclut ceux qui perçoivent des pensions non soumises à cette retenue, ce qui réserve ainsi l’octroi des crédits d’impôt aux personnes dont la pension est versée par une caisse de pension luxembourgeoise. À cet égard, il ne pense pas qu’en 2008, date des modifications de la LIR qui nous
occupent, l’intention du législateur ait été de priver du droit au crédit d’impôt les pensionnés résidant au Luxembourg, mais dont les revenus proviennent de droits de pension acquis auprès des caisses de pension étrangères et versés par elles. Il estime que cette interprétation enfreint, entre autres, le principe de la libre circulation des personnes (travailleurs) consacrée à l’article 45 TFUE.
13. Pour sa part, le gouvernement luxembourgeois a affirmé que l’article 139 ter de la LIR ne pose aucun problème au regard de la libre circulation des travailleurs au sens de l’article 45 TFUE. Selon lui, M. Kohll n’a été victime d’aucune discrimination puisque la situation différente dans laquelle il se trouve est une conséquence des caractéristiques du crédit d’impôt instauré par le législateur.
14. En outre, le gouvernement luxembourgeois a déclaré que cette différence est objectivement justifiée à la lumière de la finalité de la disposition en cause. Cette différence n’entraverait pas non plus la libre circulation des personnes consacrée à l’article 21 TFUE puisque la disposition nationale litigieuse n’affecte pas la liberté de circuler dans la mesure où elle ne crée pas un obstacle au séjour dans un autre État membre.
15. Le tribunal administratif de Luxembourg souligne que l’article 139 ter de la LIR est susceptible d’entraîner une discrimination indirecte, même s’il ne comporte pas de condition relative à la nationalité du bénéficiaire potentiel, puisqu’il subordonne l’octroi du crédit d’impôt à la condition que le contribuable soit en possession d’une fiche de retenue d’impôt. Cette position serait confortée par le fait que ce crédit d’impôt n’est pas accordé aux personnes percevant des pensions non soumises à
la retenue à la source au Luxembourg, comme celles provenant de l’étranger.
16. Au vu de la difficulté d’interprétation de l’article 139 ter de la LIR et en l’absence d’une jurisprudence de l’Union ayant tranché un problème juridique de même nature, la juridiction de renvoi a décidé de saisir la Cour de la question préjudicielle suivante:
«Le principe de la libre circulation des travailleurs, inscrit, notamment, à l’article 45 TFUE, s’oppose-t-il aux dispositions de l’article 139 ter, paragraphe 1, de la loi modifiée du 4 décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu, dans la mesure où celles-ci réservent aux personnes en possession d’une fiche de retenue d’impôt le bénéfice du crédit d’impôt y visé?»
La procédure devant la Cour et les allégations des parties
La procédure
17. La décision de renvoi a été déposée au greffe de la Cour le 19 juin 2015.
18. Seuls le gouvernement luxembourgeois et la Commission européenne ont présenté des observations écrites dans le délai prévu à l’article 23, deuxième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.
19. Les parties n’ayant pas fait de demande en ce sens, aucune audience de plaidoiries ne s’est tenue.
Le résumé des observations
20. Le gouvernement luxembourgeois ne pense pas que le litige au principal relève de la libre circulation des travailleurs. Il estime que les dispositions nationales en cause n’empêchent ni ne dissuadent le ressortissant d’un État membre de quitter son État d’origine pour exercer son droit à la libre circulation. Il formule cependant une série d’observations subsidiaires au cas où la Cour trancherait en sens contraire.
21. Ainsi, il indique que la disposition litigieuse vise non pas l’ensemble des revenus provenant de pensions, mais uniquement ceux qui sont soumis à retenue d’impôt, ce qui est une conséquence nécessaire des caractéristiques inhérentes au crédit d’impôt. À cet égard, il explique que le versement par les caisses de pension se fait en général à la fin de chaque mois. À cette fin, la loi autorise les caisses de pension à compenser les crédits d’impôt accordés avec les retenues d’impôt positives, de
sorte que la retenue d’impôt réellement appliquée correspond au montant de la retenue brut diminué du crédit d’impôt.
22. Ainsi, il ajoute que l’article 139 ter de la LIR s’inscrit exclusivement dans le cadre de la retenue d’impôt, le crédit d’impôt devant être imputé et, le cas échéant, restitué uniquement par rapport aux revenus de pensions soumis à la procédure de retenue d’impôt. Par conséquent, il estime que subordonner l’octroi de l’avantage fiscal à la condition que le bénéficiaire soit en possession d’une fiche de retenue d’impôt n’entrave ni la libre circulation des travailleurs ni la libre circulation des
personnes consacrée à l’article 21 TFUE.
23. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour conclurait que la disposition nationale litigieuse restreint la liberté de circulation des travailleurs ou, plus largement, des personnes, le gouvernement luxembourgeois a formulé plusieurs observations visant à justifier cette restriction. Celles-ci peuvent être regroupées en deux arguments principaux.
24. En premier lieu, il indique que la restriction à la libre circulation est une conséquence des caractéristiques du crédit d’impôt conçu par le législateur puisque, dans la mesure où elles disposent des informations nécessaires à la gestion des fiches de retenue d’impôt, les caisses de pension sont les mieux à même d’accorder le crédit d’impôt, mais aussi de l’imputer ou de le restituer de manière directe et effective. Sous cet angle, ce serait donc le seul système praticable n’entraînant de
contraintes démesurées ni pour les administrations, les caisses et les autres débiteurs du crédit d’impôt, ni pour les administrés.
25. En second lieu, le gouvernement luxembourgeois considère que ce système est justifié par des considérations d’intérêt général découlant du lien entre le système de perception de l’impôt (en l’occurrence la retenue à la source) et l’application du crédit d’impôt pour pensionnés, lien qu’il qualifie d’élément indispensable à la préservation de la cohérence du régime fiscal. Selon lui, l’article 139 ter est proportionné à l’objectif poursuivi par la LIR et il n’existe aucune mesure moins
contraignante pour parvenir à ce même résultat.
26. Selon la Commission, la décision de renvoi ne contient pas les éléments de fait suffisants qui permettraient d’identifier clairement la règle de droit de l’Union qu’enfreindrait l’article 139 ter de la LIR. Concrètement, elle regrette que l’on ne sache pas si M. Kohll est reparti au Luxembourg, après avoir travaillé aux Pays‑Bas, pour y chercher un emploi ou en occuper un avant de prendre sa retraite, auquel cas il pourrait invoquer à son bénéfice l’article 45 TFUE ( 5 ), ou si son retour au
pays dont il a la nationalité s’explique par son désir de s’installer au Luxembourg au terme de sa carrière, hypothèse dans laquelle il pourrait s’appuyer sur le droit à la libre circulation des personnes consacrée à l’article 21 TFUE ( 6 ).
27. Devant faire face à cette contrainte et eu égard à la similitude du raisonnement applicable à l’examen de la violation de ces deux articles du TFUE, la Commission a procédé à une analyse d’ensemble au terme de laquelle elle a conclu que ces deux règles s’opposent à une disposition nationale telle que celle qui nous occupe en l’espèce.
28. La Commission constate que la règle litigieuse entrave l’exercice des droits conférés aussi bien par l’article 45 TFUE que par l’article 21 TFUE, parce que la situation de M. Kohll est comparable à celle du pensionné contribuable dont les revenus proviennent d’une caisse de pension établie au Luxembourg, comme l’exige la jurisprudence de la Cour ( 7 ).
29. L’exposé des motifs de la loi du 19 décembre 2008 indique, en effet, que l’article 139 ter de la LIR a pour objectif d’aider les plus démunis, parmi lesquels figurent les pensionnés, en augmentant leur revenu disponible. Or, la Commission pense que cet objectif peut être atteint pour tous les pensionnés résidant au Luxembourg, qu’ils perçoivent leur retraite de caisses ou d’autres débiteurs luxembourgeois, ou qu’ils la reçoivent d’un autre État membre tout en étant assujettis à l’impôt au
Luxembourg en vertu de clauses de conventions relatives à la double imposition.
30. En excluant ces derniers du régime du crédit d’impôt, la disposition litigieuse engendrerait une inégalité de traitement susceptible a) de décourager les salariés de travailler dans un autre État membre et d’y acquérir des droits à pension, et b) créerait un désavantage pour les pensionnés qui s’installent au Luxembourg, en les pénalisant au seul motif qu’ils ont exercé leur liberté de circulation dans un autre État membre.
31. C’est précisément parce qu’elle exclut les pensionnés résidents dont les revenus sont assujettis à l’impôt au Luxembourg du régime du crédit fiscal que, selon la Commission, la disposition nationale litigieuse serait inapte à atteindre l’objectif d’intérêt général poursuivi. À cet égard, celle-ci souligne que le crédit d’impôt s’applique quel que soit le montant de la pension à condition qu’elle ne soit pas inférieure à 300 euros par an ou 25 euros par mois, de sorte qu’elle ne cible pas
spécifiquement les catégories les plus fragiles, économiquement et socialement, de la population. Pour cette raison, les contribuables résidents qui perçoivent une pension, fût-elle modeste, provenant d’un autre État membre, mais imposable au Luxembourg, ne bénéficient pas du crédit d’impôt dès lors qu’ils ne sont pas soumis à une retenue à la source dans cet État membre. Le critère qui lie l’avantage (le crédit d’impôt) au lieu d’origine des pensions imposables au Luxembourg ne serait donc pas
du tout approprié pour atteindre l’objectif légitimement poursuivi par le droit national.
32. Pour la Commission, la disposition litigieuse ne saurait pas non plus être justifiée par des difficultés pratiques d’ordre administratif. Elle observe notamment que le crédit d’impôt pourrait être accordé aux pensionnés qui en sont pour l’heure exclus s’ils étaient autorisés à le déduire de leur quote-part lors du calcul de celle-ci par application de l’imposition par voie d’assiette, sans que cela cause les inconvénients démesurés pour l’administration, les caisses et les contribuables évoqués
par le gouvernement luxembourgeois.
33. En outre, la Commission considère que la nécessité de préserver la cohérence du régime fiscal ne saurait pas non plus justifier la mesure incriminée puisqu’il n’apparaît aucun lien direct entre le crédit d’impôt litigieux et la compensation de cet avantage par un prélèvement fiscal déterminé ( 8 ).
34. Enfin, elle estime que le Grand-Duché de Luxembourg ne peut pas déduire une justification de la nécessité de sauvegarder la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres ( 9 ) puisqu’en l’espèce, c’est lui qui détient le droit d’imposition des pensions provenant de l’autre État membre concerné, à savoir le Royaume des Pays-Bas.
L’analyse de la question préjudicielle
À titre liminaire: de la disposition du TFUE applicable
35. Les observations déposées dans le cadre du présent renvoi préjudiciel illustrent les doutes qui entourent la règle à laquelle la situation juridique de M. Kohll devrait être rattachée. Les options sont au nombre de deux: l’article 21, paragraphe 1, TFUE relatif à la liberté de circulation et de résidence des citoyens de l’Union sur le territoire des États membres et l’article 45 TFUE, qui consacre la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne.
36. Le gouvernement luxembourgeois nie que les critères d’application de ces articles soient remplis puisqu’il considère que la disposition litigieuse n’est susceptible ni de dissuader les citoyens d’exercer leur droit à la libre circulation ni de les en empêcher.
37. En revanche, le doute réside, pour la Commission, dans l’absence d’informations permettant de savoir si M. Kohll est retourné dans son pays d’origine, le Luxembourg, pour y travailler avant de partir à la retraite ou s’il s’est installé dans sa patrie après avoir pris sa retraite. Dans la première hypothèse, le litige relèverait de l’article 45 TFUE tandis qu’il relèverait de l’article 21 TFUE dans la seconde.
38. Cette discussion peut être (ou tout du moins paraître) inutile du point de vue pratique, étant donné que la même méthode d’interprétation s’applique pour l’analyse des deux règles de droit primaire en lice, mais je ne m’y soustrairai pas parce qu’il peut toujours être utile de rattacher le cas de figure en cause à une règle déterminée, par exemple, à titre d’orientation pour les litiges futurs.
39. En droit de l’Union, la situation des retraités, en tant que catégorie spécifique de personnes, se rattache à la mention implicite, ou détournée, que l’article 45, paragraphe 3, sous d), TFUE fait du droit du travailleur de demeurer sur le territoire de l’État membre après y avoir occupé un emploi. Ce droit est actuellement régi par l’article 17 de la directive 2004/38/CE ( 10 ), qui énumère plusieurs exceptions bénéficiant aux retraités et aux personnes en incapacité de travail, exceptions en
vertu desquelles est réduit le délai général de cinq années de séjour légal ininterrompu dans l’État membre d’accueil applicable aux citoyens de l’Union et aux membres de leur famille pour l’acquisition du droit de séjour permanent dans cet État membre. Ce régime n’est toutefois pas celui qui est pertinent en l’espèce, et cette liberté fondamentale ne se limite pas au séjour permanent dans un autre État membre.
40. En effet, les faits du litige s’inscrivent dans la lignée des arrêts dans lesquels le droit de libre circulation des travailleurs, protégé par l’article 45 TFUE, a été invoqué à l’encontre de dispositions nationales adoptées dans divers domaines, dont le domaine fiscal. Autrement dit, les faits du litige s’inscrivent dans un contexte plus large que celui du droit de séjour permanent dans l’État d’accueil. Ainsi, la Cour a jugé à plusieurs reprises que certains droits liés à la qualité de
travailleur sont garantis aux travailleurs migrants même si ceux-ci ne se trouvent plus engagés dans un rapport de travail ( 11 ).
41. Toutefois, les retraités ne se sont pas toujours vu reconnaître la qualité de travailleur qui leur aurait permis de se prévaloir de la liberté de circulation spécifique consacrée à l’article 45 TFUE. Ainsi, dans les arrêts Pusa ( 12 ), Turpeinen ( 13 ) et, le plus récent, Hirvonen ( 14 ), jugeant probablement, sans le dire, que la cessation de la relation de travail entraîne, en principe, la perte de la qualité de travailleur au sens de l’article 45 TFUE ( 15 ) pour la personne concernée, la
Cour a dit que cette disposition ne couvre pas les personnes qui ont exercé l’ensemble de leur activité professionnelle dans leur État membre et n’ont fait usage de leur droit de séjourner dans un autre État membre qu’après avoir pris leur retraite, sans aucune intention d’y exercer une activité salariée ( 16 ). Ces litiges ont été tranchés par application de l’article 21 TFUE.
42. En résumé, les personnes qui, après la cessation de leur relation de travail salarié, changent simplement d’État membre de séjour sont couvertes, en droit de l’Union, par l’article 21 TFUE relatif à la liberté de circulation, mais pas par l’article 45 TFUE. En effet, strictement parlant, ces personnes n’exercent plus la liberté de circulation réservée par le TFUE aux travailleurs lorsqu’elles déplacent leur résidence dans un autre État membre puisqu’elles n’ont plus la qualité de travailleur (
17 ).
43. En somme, puisqu’elles ont exercé leur droit à la libre circulation en tant que travailleur salarié, les personnes dont la carrière s’est déroulée, en tout ou partie, dans un État membre autre que leur État d’origine et qui retournent dans ce dernier pour s’y installer et y résider sans avoir l’intention d’y occuper un emploi peuvent invoquer l’article 45 TFUE ( 18 ). Toutefois, la protection assurée par le TFUE dans ces cas couvre uniquement, selon la jurisprudence de la Cour, les
discriminations et les obstacles qui affectent les droits acquis à l’occasion de l’ancien rapport de travail ( 19 ).
44. La décision de renvoi indique que la pension que M. Kohll perçoit directement de l’entreprise Shell International BV et qui représente la majeure partie de ses revenus est due à son ancienne relation de travail avec cette entreprise aux Pays-Bas. Eu égard à la jurisprudence invoquée dans le point précédent, j’estime donc que le revenu tiré de cette pension est protégé par l’article 45 TFUE relatif à la libre circulation des travailleurs.
45. Contrairement à la Commission, je pense qu’il est possible de déterminer la règle du TFUE applicable en l’espèce, que M. Kohll se soit rendu au Luxembourg pour y travailler ou qu’il s’y soit rendu après avoir pris sa retraite. Selon moi, les pensions en cause en l’espèce, puisqu’elles proviennent exclusivement de la période de sa vie que M. Kohll a passée aux Pays-Bas, sont des droits d’un travailleur acquis dans l’exercice de son droit à la libre circulation et méritent de bénéficier de la
protection offerte par l’article 45 TFUE ( 20 ). Dans ces conditions, peu importe, aux fins de la résolution du présent litige, que le requérant soit retourné dans l’État membre dont il est ressortissant pour y continuer sa carrière avant de prendre sa retraite ou directement pour profiter de sa retraite.
46. Il reste à déterminer si ce raisonnement vaut également pour la seconde pension du requérant, celle que la SVB lui verse. On peut déduire de la décision de renvoi qu’il s’agit d’une pension non contributive que l’État néerlandais accorde à toute personne ayant résidé aux Pays-Bas, qu’elle y ait été salariée ou non.
47. Même s’il est vrai, vu les caractéristiques de la pension versée par la SVB, qu’il n’existe pas de lien direct avec la relation de travail, force est de constater que la seule raison d’être de cette pension découle aussi, dans le cas de M. Kohll, de sa relation de travail, bien que ce lien soit indirect dans la mesure où le requérant n’aurait jamais pu y prétendre s’il n’avait pas résidé aux Pays-Bas en raison de ses obligations professionnelles. Au demeurant, l’examen autonome de chaque pension
en cause au regard d’une disposition distincte du TFUE aboutirait à une distinction trompeuse des deux pensions, très éloignée de la réalité de M. Kohll.
48. En somme, les revenus que le requérant au litige au principal tire de ses deux pensions sont des droits acquis en sa qualité de travailleur ayant exercé sa liberté de circulation en tant que travailleur et sont couverts par l’article 45 TFUE, au regard duquel il convient d’examiner la disposition nationale litigieuse.
L’existence d’une restriction à la libre circulation des travailleurs
49. Bien que, dans certains des mémoires présentés dans le cadre du présent recours, l’éventuelle violation de la liberté de circulation des travailleurs semble être liée à l’obligation de posséder une fiche de retenue conformément à l’article 139 ter de la LIR, je pense que cette obligation n’est rien de plus que l’expression matérielle des différentes retenues prélevées lors de chaque exercice fiscal. En elle-même, la fiche de retenue n’a, selon moi, qu’une valeur probatoire et non pas
constitutive du droit à réclamer le crédit d’impôt en cause. Partant, il convient, pour déterminer l’existence d’une infraction à l’article 45 TFUE, de se focaliser davantage sur le régime de la disposition litigieuse que sur la fiche de retenue.
50. Après avoir clarifié ce point, je vais entamer l’analyse de l’éventuelle violation d’une liberté fondamentale du TFUE suivant la méthode habituelle, c’est-à-dire en rappelant la jurisprudence constante selon laquelle les États membres doivent exercer leurs compétences, dans quelque matière que ce soit, dans le respect du droit de l’Union ( 21 ). Cette prémisse n’a rien perdu de sa force puisque l’on constatera, lors de l’analyse de la justification, combien il est important de tenir compte de
certains facteurs qui s’ajoutent aux arguments traditionnels invoqués pour justifier des restrictions de cette nature, tels que la cohérence du régime fiscal ( 22 ), la nécessité de garantir l’efficacité des contrôles fiscaux ou la lutte contre la fraude fiscale ( 23 ).
51. Pour ce qui est de la libre circulation des personnes, la Cour a considéré que les dispositions du TFUE en cette matière visent à faciliter, pour les ressortissants de l’Union, l’exercice d’activités professionnelles de toute nature sur le territoire de l’Union et s’opposent aux mesures nationales qui pourraient les placer dans une position défavorable s’ils souhaitaient exercer une activité économique sur le territoire d’un autre État membre ( 24 ).
52. Plus précisément, en matière de libre circulation des travailleurs, la Cour a dit pour droit que des dispositions nationales qui empêchent ou dissuadent un travailleur ressortissant d’un État membre de quitter son État d’origine pour exercer son droit à la libre circulation constituent des entraves à cette liberté, même si elles s’appliquent indépendamment de la nationalité des travailleurs concernés ( 25 ).
53. En l’espèce, l’article 139 ter de la LIR prive le retraité dont la pension ne provient pas d’une caisse de pension ou de tout autre débiteur luxembourgeois d’un avantage fiscal, qui prend la forme d’un crédit d’impôt. Cette différence de traitement peut dissuader aussi bien des travailleurs au Luxembourg désirant travailler dans un autre État membre que les travailleurs luxembourgeois, ou ressortissants d’un autre État membre, qui aspirent à s’installer sur le territoire luxembourgeois après
avoir pris leur retraite.
54. La disposition nationale litigieuse crée, en outre, une discrimination indirecte ( 26 ) dans la mesure où l’absence de fiche de retenue, avec ses conséquences, aboutira au refus du crédit d’impôt pour les ressortissants d’autres États membres dans une plus grande proportion que pour les Luxembourgeois, puisque ce seront souvent les premiers qui percevront des pensions provenant d’autres États membres de l’Union ( 27 ).
55. Il est certain qu’il n’y aurait pas de différence de traitement si la situation de M. Kohll était distincte de celle d’un retraité dont la pension provient d’une caisse de pension luxembourgeoise. L’examen du contraste entre les situations en cause est typique des affaires de fiscalité directe et de liberté de circulation, et doit être opéré, en raison d’impératifs méthodologiques, avant l’analyse des justifications ( 28 ).
56. La jurisprudence relative au caractère comparable des situations a été principalement établie dans le cadre d’affaires qui opposaient non-résidents et résidents d’un État membre déterminé ( 29 ). La Cour a déclaré à ce sujet qu’un non‑résident qui ne perçoit pas de revenu significatif dans l’État de sa résidence et tire l’essentiel de ses ressources imposables d’une activité exercée dans un autre État membre n’est pas dans une situation objectivement distincte de celle du résident qui exerce une
activité salariée comparable dans ce dernier État membre ( 30 ).
57. Il ressort de ce qui précède que, dans les circonstances décrites au point précédent, résidents et non-résidents se trouvent dans des situations objectivement comparables, ce qui vaut a fortiori pour deux contribuables résidents du même État membre, comme en l’espèce. Étant donné que la convention contre la double imposition soumet les revenus tirés de pensions telles que celles de M. Kohll à l’impôt luxembourgeois, le seul élément différenciateur est l’origine néerlandaise de la pension du
requérant au litige au principal.
58. Toutefois, il serait paradoxal, et même contradictoire, que cet élément transfrontalier, qui permet précisément à M. Kohll d’être protégé par l’article 45 TFUE, serve en même temps d’argument clé qui permettrait de soutenir que le retraité qui perçoit sa pension d’une caisse de pension luxembourgeoise et celui qui la perçoit d’un organisme d’un autre État membre ne se trouvent pas dans des situations objectivement comparables.
59. En outre, l’articulation de cette disposition nationale pourrait, étant donné la finalité de la LIR ( 31 ) (à savoir aider les plus démunis en augmentant leur revenu disponible), ne pas être véritablement cohérente. Bien que ce ne soit pas le cas du requérant dans le litige au principal ( 32 ), les retraités dont la pension de faible montant proviendrait d’un autre État membre ne peuvent pas bénéficier de cet avantage fiscal, alors qu’il est évident que, du point de vue fiscal et matériel, ils
se trouvent dans la même situation que les retraités dont la pension est versée par une caisse de pension luxembourgeoise.
60. En conséquence, j’estime que, du point de vue fiscal, les personnes comme M. Kohll et les pensionnés résidant au Luxembourg dont la pension est versée par une caisse luxembourgeoise se trouvent dans la même situation dans cet État.
61. Enfin, bien que le gouvernement luxembourgeois ne l’ait pas expressément mentionné, on pourrait penser que le montant limité du crédit d’impôt (300 euros au maximum par an) n’a pas un effet dissuasif sur l’exercice, par les travailleurs, de leur droit de libre circulation. À cet égard, il y a lieu de rappeler qu’aux termes d’une jurisprudence constante, même une restriction de faible portée ou d’importance mineure à une liberté fondamentale est prohibée par le traité ( 33 ).
62. Dès lors je constate, à titre de première conclusion intermédiaire, que la disposition litigieuse constitue une restriction à la libre circulation des travailleurs consacrée à l’article 45 TFUE.
La justification de la restriction à la libre circulation des travailleurs
63. Comme chacun sait, l’analyse de la compatibilité d’une disposition nationale contraire à la libre circulation des travailleurs ne s’arrête pas à la preuve que celle-ci représente une entrave à cette liberté. Dans le cadre de cette analyse, la Cour applique la rule of reason ( 34 ), destinée à atténuer les effets de l’intégration de ces dispositions nationales dans le champ d’application de l’article 45 TFUE.
64. Ainsi, selon la Cour, une mesure qui entrave la libre circulation des travailleurs ne peut être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et qu’elle se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. Encore faut-il, en pareil cas, qu’une mesure ayant ces caractéristiques soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ( 35 ); il s’agit là du célèbre «critère de
proportionnalité».
65. J’ai rappelé aux points 24 et 25 des présentes conclusions les deux arguments développés par le gouvernement luxembourgeois pour défendre la compatibilité de sa mesure nationale avec l’article 45 TFUE: d’une part, les conséquences exorbitantes que la modification de celle-ci entraînerait et, d’autre part, la cohérence du régime fiscal.
66. En ce qui concerne le premier argument, le gouvernement luxembourgeois fait référence aux caractéristiques du crédit d’impôt et affirme que la gestion des fiches de retenue d’impôt par les caisses de pension et les autres débiteurs fait qu’ils sont les mieux à même d’accorder le crédit d’impôt, mais aussi de l’imputer ou de le restituer de manière directe et effective. Pour cette raison, il ajoute que toute modification de cette structure aurait des conséquences administratives disproportionnées
pour les administrations, les caisses et les contribuables. Le système de fiches de retenue ne permettrait pas d’inclure les retraités dont les pensions proviennent d’autres États membres parce que les caisses et les autres organismes luxembourgeois ne disposeraient pas des moyens nécessaires au prélèvement des retenues à la source sur ces pensions.
67. Cet argument ne me convainc pas pour trois raisons. La première est que M. Kohll ne demande pas à ce que ses pensions néerlandaises soient nécessairement soumises à la retenue à la source au Luxembourg. Il critique non pas l’exclusion du système de retenue à la source des pensions provenant d’autres États membres, mais le refus absolu de lui octroyer l’avantage fiscal, qui prend la forme d’un crédit d’impôt, visant à augmenter son revenu disponible. Cet avantage fiscal pourrait très bien être
accordé à un autre stade des relations entre l’assujetti et l’administration fiscale, par exemple, lors du dépôt de la déclaration relative à l’impôt sur le revenu, au moyen d’une déduction du montant total de l’impôt. Cela permettrait aux retraités se trouvant dans la même situation que M. Kohll de profiter de l’augmentation correspondante du revenu disponible, conformément à l’objectif de la disposition litigieuse, tel qu’il a été décrit par le gouvernement luxembourgeois.
68. La deuxième raison qui affaiblit, selon moi, la défense montée par le gouvernement luxembourgeois est l’absence d’explication concluante quant aux prétendues contraintes administratives et leur caractère disproportionné. Il ne suffit pas de se référer vaguement aux problèmes de fonctionnement du régime fiscal pour pouvoir les considérer comme établis.
69. La troisième raison, probablement la plus solide, découle de la jurisprudence de la Cour, selon laquelle des difficultés pratiques ne sauraient justifier à elles seules l’atteinte portée à une liberté fondamentale garantie par le traité ( 36 ). Étant donné que le gouvernement luxembourgeois n’a lié ces prétendues difficultés à aucune autre de nature distincte, qui aurait pu contribuer au succès de son premier argument (toujours dans le cadre de l’analyse de l’explication qu’il a donnée), la
restriction à la libre circulation des travailleurs à laquelle conduit l’article 139 ter de la LIR n’est pas justifiée.
70. Le second argument invoqué par le gouvernement luxembourgeois consiste en la nécessité d’assurer la cohérence de son régime fiscal, et met l’accent sur le lien entre le système de recouvrement de l’impôt, à savoir la retenue à la source, et l’application du crédit d’impôt pour pensionnés. Il affirme que la disposition litigieuse est appropriée pour atteindre l’objectif poursuivi par la règle fiscale et qu’il n’existe aucune mesure moins contraignante pour obtenir ce résultat.
71. La sauvegarde de la cohérence du régime fiscal, supposée «justifier» la disposition litigieuse, s’articule autour de l’idée selon laquelle la perte de revenus que l’octroi d’un avantage fiscal entraînerait pour l’administration fiscale nationale est contrebalancée par l’imposition de ce même assujetti pour ses rentes dans un domaine étroitement connecté à celui de l’avantage ( 37 ).
72. Comme la Commission, je considère cependant que la prétendue cohérence du régime fiscal contestée n’a pas été démontrée en l’espèce. Il n’existe notamment aucune connexion directe entre l’avantage fiscal et une imposition qui le compense. La corrélation à laquelle le gouvernement luxembourgeois fait allusion concerne le lien entre avantage fiscal et technique de retenue, mais pas entre cet avantage fiscal et une autre taxe qui aurait été conçue pour compenser la perte de revenus fiscaux
occasionnée par l’octroi du crédit d’impôt. Partant, il convient également de rejeter le second moyen invoqué par le gouvernement luxembourgeois pour défendre la compatibilité de l’article 139 ter de la LIR avec l’article 45 TFUE.
73. La panoplie de justifications susceptibles d’être invoquées dans le cadre de l’appréciation d’ensemble de la libre circulation des travailleurs ne se limite pas aux deux justifications examinées dans les points précédents. De fait, la Cour a constaté la validité d’autres justifications que j’aborderai brièvement, même si le gouvernement luxembourgeois ne les a pas évoquées.
74. Ainsi, en nous limitant au domaine fiscal, la justification fondée sur la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres ( 38 ) pourrait être admise dès lors, notamment, que le régime fiscal en cause vise à prévenir des comportements qui compromettent le droit d’un État membre d’exercer sa compétence fiscale en relation avec les activités réalisées sur son territoire ( 39 ).
75. Comme la Commission l’a affirmé à juste titre, cette justification ne saurait cependant pas être acceptée en l’espèce puisqu’en vertu de l’article 19 de la convention contre la double imposition, le Grand-Duché de Luxembourg dispose du pouvoir d’imposer aussi bien les pensions perçues par les retraités relevant de ses caisses de pension nationales que celles provenant du Royaume des Pays-Bas.
76. Dans le contexte dans lequel la disposition nationale litigieuse s’inscrit selon le gouvernement luxembourgeois, à savoir celui de la politique sociale, la Cour a aussi admis la possibilité d’invoquer certains objectifs revêtant un caractère sociopolitique pouvant constituer une raison impérieuse d’intérêt général; on peut citer, par exemple, l’incitation à la construction de logements à usage locatif afin de satisfaire aux besoins de tels logements de la population allemande ( 40 ) ou la
facilitation de l’acquisition d’un premier logement par les particuliers dans le cadre plus général de la politique sociale de l’État hellénique ( 41 ) ou même des objectifs de politique de développement ( 42 ).
77. Aux termes de la jurisprudence mentionnée dans le point précédent, une mesure établissant un avantage fiscal et constituant une restriction à la libre circulation des travailleurs pourrait être justifiée si elle poursuit un objectif de politique sociale, sous réserve qu’elle soit appropriée pour garantir l’accomplissement de cet objectif et qu’elle n’excède pas ce qui est nécessaire pour l’atteindre.
78. En l’espèce, la loi du 19 décembre 2008, qui a introduit l’article 139 ter dans la LIR, avait pour but, toujours d’après les explications du gouvernement luxembourgeois, d’augmenter le revenu disponible des retraités afin d’aider les plus démunis. Aussi louable que cet objectif soit, force est de constater que la mesure ne semble pas complètement appropriée pour atteindre un objectif à caractère social lorsque, d’une part, elle exclut tous les retraités qui, comme M. Kohll, perçoivent leur
pension en provenance d’un autre État membre et sont soumis à l’impôt au Luxembourg et, d’autre part, elle ne fixe pas de plafond pour les revenus des bénéficiaires puisqu’elle tourne également à l’avantage des pensionnés dont les revenus sont élevés. La disposition litigieuse ne serait donc pas appropriée pour réaliser pleinement la finalité théorique qui l’inspire, de sorte qu’il n’y a pas non plus lieu d’invoquer la finalité de politique sociale.
79. Enfin, et à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour jugerait que la disposition litigieuse est justifiée par l’un des moyens examinés dans les points précédents, j’estime qu’elle ne serait tout de même pas proportionnée à l’objectif poursuivi. Il existe des mesures moins lourdes, du point de vue juridique, pour l’atteindre sans exclure les retraités qui, à l’instar de M. Kohll, perçoivent leur pension en provenance d’un autre État membre. Parmi celles-ci figure, comme je l’ai déjà
indiqué, la possibilité de prévoir une déduction du montant de l’impôt correspondant à la valeur maximale du crédit d’impôt.
80. En somme, je considère que la disposition faisant l’objet du présent renvoi préjudiciel n’est pas justifiée. Je dois donc confirmer ma conclusion intermédiaire antérieure, à savoir que l’article 139 ter, paragraphe 1, de la LIR n’est pas compatible avec le principe de libre circulation des travailleurs consacré à l’article 45 TFUE dans la mesure où elle réserve le crédit d’impôt en faveur des retraités aux seules personnes assujetties au régime de retenue à la source.
Conclusion
81. Compte tenu du raisonnement qui précède, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par le tribunal administratif de Luxembourg:
La libre circulation des travailleurs, prévue à l’article 45 TFUE, s’oppose à une disposition nationale telle que l’article 139 ter, paragraphe 1, de la loi modifiée du 4 décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu dans la mesure où elle réserve le crédit d’impôt en faveur des retraités aux seules personnes assujetties au régime de retenue à la source.
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( 1 ) Langue originale: l’espagnol.
( 2 ) Ce qu’il convient de comprendre, c’est qu’après qu’il a été approuvé en tant que loi du 19 décembre 2008, ce projet a réformé l’encadrement réglementaire des crédits d’impôt de la manière débattue en l’espèce.
( 3 ) La SVB est l’organisme de gestion des assurances nationales des Pays-Bas. Elle gère plusieurs prestations, dont la pension étatique de base, à laquelle ont droit toutes les personnes ayant atteint l’âge de la retraite et résidant, ou ayant résidé, dans cet État membre.
( 4 ) Organe de l’administration fiscale luxembourgeoise compétent, entre autres, pour connaître des réclamations contre les bulletins de l’impôt émis pour les impôts directs.
( 5 ) La Commission fait référence, dans ce contexte, aux arrêts du 28 janvier 1992, Bachmann (C‑204/90, EU:C:1992:35, notamment point 9), et du 30 janvier 2007, Commission/Danemark (C‑150/04, EU:C:2007:69, notamment point 41).
( 6 ) La Commission invoque les arrêts du 9 novembre 2006, Turpeinen (C‑520/04, EU:C:2006:703, point 16), et du 23 avril 2009, Rüffler (C‑544/07, EU:C:2009:258, point 16 ainsi que jurisprudence citée).
( 7 ) Arrêt du 27 novembre 2008, Papillon (C‑418/07, EU:C:2008:659, point 27).
( 8 ) La Commission s’appuie ici sur l’arrêt du 2 octobre 2008, Heinrich Bauer Verlag (C‑360/06, EU:C:2008:531, points 37 à 39 et jurisprudence citée).
( 9 ) Voir arrêt du 13 mars 2014, Bouanich (C‑375/12, EU:C:2014:138, points 81 et 84 à 86).
( 10 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO 2004, L 158, p. 77)
( 11 ) Arrêts du 27 novembre 1997, Meints (C‑57/96, EU:C:1997:564, point 40), et du 12 mai 1998, Martínez Sala (C‑85/96, EU:C:1998:217, point 32 ainsi que jurisprudence citée).
( 12 ) Arrêt du 29 avril 2004 (C‑224/02, EU:C:2004:273).
( 13 ) Arrêt du 9 novembre 2006 (C‑520/04, EU:C:2006:703).
( 14 ) Arrêt du 19 novembre 2015 (C‑632/13, EU:C:2015:765).
( 15 ) Voir arrêt du 31 mai 2001, Leclere et Deaconescu (C‑43/99, EU:C:2001:303, point 55).
( 16 ) Voir point 60 des conclusions que l’avocat général Léger a présentées le 18 mai 2006 dans l’affaire Turpeinen (C‑520/04, EU:C:2006:332), auquel renvoie le point 16 de l’arrêt rendu le 9 novembre 2006 dans la même affaire (EU:C:2006:703).
( 17 ) Voir, a contrario, la jurisprudence constante de la Cour aux termes de laquelle «[…] l’ensemble des dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter, pour les ressortissants de l’Union, l’exercice d’activités professionnelles de toute nature sur l’ensemble du territoire de l’Union et s’opposent aux mesures qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu’ils souhaitent exercer une activité économique sur le territoire d’un autre État membre» (arrêt
du 28 février 2013, Petersen, C‑544/11, EU:C:2013:124, point 35 et jurisprudence citée).
( 18 ) Voir arrêt du 15 juin 2000, Sehrer (C‑302/98, EU:C:2000:322, point 30).
( 19 ) Arrêt du 31 mai 2001, Leclere et Deaconescu (C‑43/99, EU:C:2001:303, point 59).
( 20 ) Comme dans l’arrêt du 26 janvier 1999, Terhoeve (C‑18/95, EU:C:1999:22, point 28), M. Kohll se plaint précisément, auprès des autorités de l’État membre dans lequel il réside, de ce que la disposition litigieuse le défavorise du fait qu’il a exercé son activité dans un autre État membre.
( 21 ) Voir, notamment, arrêts du 12 décembre 2006, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (C‑374/04, EU:C:2006:773, point 36); du 1er décembre 2011, Commission/Belgique (C‑250/08, EU:C:2011:793, point 33), ainsi que du 1er octobre 2010, Dijkman et Dijkman-Lavaleije (C‑233/09, EU:C:2010:397, point 20).
( 22 ) Cette justification a été reconnue pour la première fois dans l’arrêt du 28 janvier 1992, Bachmann (C‑204/90, EU:C:1992:35, point 21), et a été fréquemment utilisée dans les arrêts ultérieurs tels que, notamment, ceux du 23 octobre 2008, Krankenheim Ruhesitz am Wannsee-Seniorenheimstatt (C‑157/07, EU:C:2008:588, point 43), et du 1er décembre 2011, Commission/Belgique (C‑250/08, EU:C:2011:793, point 70).
( 23 ) Voir, notamment, arrêt du 28 février 2013, Petersen (C‑544/11, EU:C:2013:124, point 50 et jurisprudence citée).
( 24 ) Voir, entre autres, arrêts du 15 décembre 1995, Bosman (C‑415/93, EU:C:1995:463, point 94); du 26 janvier 1999, Terhoeve (C‑18/95, EU:C:1999:22, point 37), et du 17 mars 2005, Kranemann (C‑109/04, EU:C:2005:187, point 25).
( 25 ) Arrêts du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 74), et du 17 mars 2005, Kranemann (C‑109/04, EU:C:2005:187, point 26).
( 26 ) Selon la jurisprudence de la Cour, les règles d’égalité de traitement prohibent non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (arrêt du 12 février 1974, Sotgiu, 152/73, EU:C:1974:13, point 11).
( 27 ) Voir, par comparaison, arrêt du 8 mai 1990, Biehl (C‑175/88, EU:C:1990:186, point 14).
( 28 ) Voir, notamment, arrêts du 24 février 2015, Grünewald (C‑559/13, EU:C:2015:109, points 24 à 38), et du 31 mars 2011, Schröder (C‑450/09, EU:C:2011:198, point 37).
( 29 ) À partir du célèbre arrêt du 14 février 1995, Schumacker (C‑279/93, EU:C:1995:31).
( 30 ) Arrêts du 14 février 1995, Schumacker (C‑279/93, EU:C:1995:31, points 36 et 37), ainsi que du 9 novembre 2006, Turpeinen (C‑520/04, EU:C:2006:703, points 28 et 29).
( 31 ) Je partage le critère appliqué par l’avocat général Jääskinen, qui a tenu également compte de l’objectif recherché par les dispositions nationales concernées lors de l’analyse de la comparabilité des situations en cause (conclusions qu’il a présentées le 24 novembre 2011 dans l’affaire Commission/Estonie, C‑39/10, EU:C:2011:770, point 73).
( 32 ) Il ressort de la décision de renvoi que les revenus qu’il tire des deux pensions en cause dans le litige au principal ne permettent pas de l’inclure dans la catégorie des démunis. Il n’est pas nécessaire d’apporter d’autres précisions sur leur montant pour le moment.
( 33 ) Arrêt du 17 septembre 2015, F. E. Familienprivatstiftung Eisenstadt (C‑589/13, EU:C:2015:612, point 50 et jurisprudence citée).
( 34 ) C’est l’avocat général Léger qui a utilisé ces termes aux points 47 et 48 des conclusions qu’il a présentées le 22 novembre 2011 dans l’affaire Schumacker (C‑279/93, EU:C:1994:391) pour décrire cette étape dans le processus analytique des restrictions à la libre circulation des travailleurs.
( 35 ) Arrêt du 28 février 2013, Petersen (C‑544/11, EU:C:2013:124, point 47 et jurisprudence citée).
( 36 ) Arrêt du 1er juillet 2010, Dijkman et Dijkman-Lavaleije (C‑233/09, EU:C:2010:397, point 60).
( 37 ) Voir point 62 des conclusions que l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer a présentées le 30 avril 1998 dans l’affaire Terhoeve (C‑18/95, EU:C:1998:177), dans lequel il explique la justification retenue dans l’arrêt du 28 janvier 1992, Bachmann (C‑204/90, EU:C:1992:35).
( 38 ) La Commission invoque cette justification dans ses mémoires.
( 39 ) Arrêt du 13 mars 2014, Bouanich (C‑375/12, EU:C:2014:138, point 81 et jurisprudence citée).
( 40 ) Arrêt du 15 octobre 2009, Busley et Cibrian Fernandez (C‑35/08, EU:C:2009:625, points 31 et 32).
( 41 ) Arrêt du 20 janvier 2011, Commission/Grèce (C‑155/09, EU:C:2011:22, points 51, 52, 70 et 71).
( 42 ) Arrêt du 28 février 2013, Petersen (C‑544/11, EU:C:2013:124, point 59).