CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 11 juin 2015 ( 1 )
Affaire C‑266/14
Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones Obreras (CC.OO.)
contre
Tyco Integrated Security SL,
Tyco Integrated Fire & Security Corporation Servicios SA
[demande de décision préjudicielle formée par l’Audiencia Nacional (Espagne)]
«Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs — Directive 2003/88/CE — Aménagement du temps de travail — Notion de ‘temps de travail’ — Travailleurs itinérants — Absence d’un lieu de travail fixe ou habituel — Temps de déplacement du domicile des travailleurs vers le premier client et du dernier client vers le domicile des travailleurs»
1. La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ( 2 ).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones Obreras (CC.OO.) à Tyco Integrated Security SL et à Tyco Integrated Fire & Security Corporation Servicios SA (ci‑après les «entreprises en cause au principal») au sujet du refus par ces dernières de reconnaître comme du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, le temps que leurs employés consacrent chaque jour pour se déplacer de leur
domicile jusqu’à leur premier client et de leur dernier client vers leur domicile.
3. Dans les présentes conclusions, nous exposerons les raisons pour lesquelles nous estimons que l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, constitue du «temps de travail», au sens de cette disposition, le temps que des travailleurs itinérants, c’est‑à‑dire des travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, consacrent pour se déplacer de leur domicile vers le premier client
désigné par leur employeur et du dernier client désigné par leur employeur vers leur domicile.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. L’article 1er de la directive 2003/88 dispose:
«1. La présente directive fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d’aménagement du temps de travail.
2. La présente directive s’applique:
a) aux périodes minimales de repos journalier, de repos hebdomadaire et de congé annuel ainsi qu’au temps de pause et à la durée maximale hebdomadaire de travail, et
b) à certains aspects du travail de nuit, du travail posté et du rythme de travail.
3. La présente directive s’applique à tous les secteurs d’activités, privés ou publics, au sens de l’article 2 de la directive 89/391/CEE [ ( 3 )], sans préjudice des articles 14, 17, 18 et 19 de la présente directive.
Sans préjudice de l’article 2, paragraphe 8, la présente directive ne s’applique pas aux gens de mer, tels que définis dans la directive 1999/63/CE [ ( 4 )].
4. Les dispositions de la directive 89/391[...] s’appliquent pleinement aux matières visées au paragraphe 2, sans préjudice des dispositions plus contraignantes et/ou spécifiques contenues dans la présente directive.»
5. L’article 2 de la directive 2003/88, intitulé «Définitions», prévoit à ses points 1, 2 et 7:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
1. ‘temps de travail’: toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales;
2. ‘période de repos’: toute période qui n’est pas du temps de travail;
[...]
7. ‘travailleur mobile’: tout travailleur faisant partie du personnel roulant ou navigant qui est au service d’une entreprise effectuant des services de transport de passagers ou de marchandises par route, air ou voie navigable».
6. L’article 3 de cette directive, intitulé «Repos journalier», est libellé comme suit:
«Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de vingt‑quatre heures, d’une période minimale de repos de onze heures consécutives.»
B – Le droit espagnol
7. L’article 34 du texte refondu du statut des travailleurs, résultant du décret législatif royal 1/1995 (Real Decreto Legislativo 1/1995 por el que se aprueba el texto refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores), du 24 mars 1995 ( 5 ), dans sa version applicable à la date des faits du litige au principal, dispose:
«1. La durée du temps de travail sera celle qui a été convenue dans les conventions collectives ou les contrats de travail.
La durée maximum du temps de travail ordinaire sera de 40 heures par semaine de travail effectif en moyenne calculée sur l’année.
[...]
3. Douze heures minimum devront s’écouler entre la fin d’une journée de travail et le début de la journée de travail suivante.
Le nombre d’heures ordinaire de travail effectif ne pourra pas excéder neuf heures par jour, à moins qu’une convention collective ou, à défaut de celle‑ci, un accord conclu entre l’entreprise et les représentants des travailleurs ne prévoie une autre répartition du temps de travail quotidien, le temps de repos entre deux journées de travail devant être respecté en toute hypothèse.
[...]
5. Le temps de travail sera calculé de manière à ce que le travailleur se trouve à son poste de travail tant en début qu’en fin de journée.
[...]»
II – Les faits du litige au principal et la question préjudicielle
8. Les entreprises en cause au principal sont deux entreprises d’installation et de maintenance de systèmes de sécurité qui ont pour activité principale d’installer et de maintenir en état de fonctionnement, respectivement, des systèmes de détection des intrusions et des systèmes antivol dans les magasins.
9. Les techniciens de ces deux entreprises, au nombre de 75 environ pour chacune d’entre elles, fournissent leurs services dans la plupart des provinces espagnoles, chacun d’entre eux étant rattaché à une province ou à une zone territoriale déterminée.
10. En 2011, les entreprises en cause au principal ont fermé leurs bureaux dans les différentes provinces et ont rattaché tous leurs employés au bureau central de Madrid (Espagne).
11. Les techniciens de ces deux entreprises installent et maintiennent en état de fonctionnement les dispositifs de sécurité dans des maisons privées et dans des établissements industriels et commerciaux établis dans la zone territoriale à laquelle ils sont rattachés et qui comprend tout ou partie de la province où ils travaillent, voire plusieurs provinces.
12. Ces travailleurs disposent d’un véhicule de l’entreprise, au moyen duquel ils se déplacent chaque jour depuis leur domicile vers les lieux où ils doivent effectuer les opérations d’installation ou de maintenance des systèmes de sécurité. Ils utilisent ce même véhicule pour rentrer chez eux en fin de journée.
13. Selon l’Audiencia Nacional (Espagne), la distance entre le domicile d’un travailleur et le lieu où ce dernier doit effectuer une intervention peut varier considérablement et parfois excéder 100 kilomètres.
14. Les techniciens doivent, en outre, se rendre une ou plusieurs fois par semaine dans les bureaux d’une agence logistique de transport proche de leur domicile pour y récupérer du matériel ainsi que les appareils et les pièces détachées dont ils ont besoin pour leurs interventions.
15. Pour exercer leurs fonctions, ces travailleurs disposent d’un téléphone mobile Blackberry qui leur permet de communiquer à distance avec le bureau central de Madrid. Une application installée dans leur téléphone permet auxdits travailleurs de recevoir quotidiennement la veille de leur journée de travail une feuille de route des différents sites qu’ils devront visiter au cours de cette journée, à l’intérieur de leur zone territoriale d’intervention, ainsi que les heures de rendez‑vous avec les
clients. À l’aide d’une autre application, ces mêmes travailleurs prennent note des données des interventions effectuées et les transmettent à leur entreprise, aux fins d’enregistrer les incidents rencontrés et les opérations effectuées.
16. Les entreprises en cause au principal ne comptent pas comme du temps de travail le temps consacré au premier déplacement de la journée, à savoir du départ du domicile du travailleur vers le premier client ni le temps consacré au dernier déplacement quotidien, à savoir depuis le site du dernier client jusqu’au domicile du travailleur. Elles considèrent, dès lors, qu’il s’agit de temps de repos.
17. Les entreprises en cause au principal calculent donc la journée de travail en fonction du temps écoulé entre l’arrivée du travailleur sur le site du premier client de la journée et le moment où ce travailleur quitte le site du dernier client, les seuls déplacements qui sont pris en compte étant les déplacements intermédiaires entre les clients.
18. Avant la fermeture des bureaux provinciaux, les entreprises en cause au principal calculaient le temps de travail comme commençant à courir lorsque le travailleur arrivait dans les locaux de l’entreprise afin d’y retirer le véhicule mis à disposition et de recevoir la liste des clients à visiter ainsi que la feuille de route. Le temps de travail s’achevait lorsqu’il rentrait dans les locaux de l’entreprise afin d’y laisser le véhicule.
19. La juridiction de renvoi estime que les notions de temps de travail et de temps de repos sont opposées dans la directive 2003/88 et que, partant, cette directive ne permet pas d’envisager de situations intermédiaires. Cette juridiction note également que le temps de déplacement depuis le domicile du travailleur vers son poste de travail et de son poste de travail vers son domicile n’est pas pris en compte comme du temps de travail par l’article 34, paragraphe 5, du texte refondu du statut des
travailleurs. Selon ladite juridiction, le législateur national aurait opté pour cette solution parce qu’il a considéré que le travailleur est libre de choisir le lieu où il établit son domicile, ce qui signifie que c’est lui‑même qui choisit de vivre à une distance plus ou moins éloignée de son lieu de travail en fonction de ses possibilités.
20. La juridiction de renvoi observe que, dans le cas des travailleurs mobiles du secteur des transports terrestres, cette idée doit être nuancée. En effet, pour cette catégorie de travailleurs, le législateur national semble avoir considéré que leur poste de travail se situe dans le véhicule même, de sorte que le temps de déplacement de ces travailleurs est considéré comme du temps de travail. Ladite juridiction se demande ainsi si la situation des travailleurs en cause au principal pourrait être
considérée comme analogue à celle des travailleurs mobiles du secteur des transports.
21. Pour la juridiction de renvoi, le fait que les travailleurs en cause au principal sont informés du trajet qu’ils doivent parcourir et des services particuliers qu’ils doivent fournir aux clients quelques heures à l’avance du rendez‑vous sur leur téléphone mobile a pour conséquence que lesdits travailleurs n’ont plus le choix d’adapter leur vie privée et leur lieu de résidence en fonction de la proximité de leur lieu de travail, puisque celui‑ci varie chaque jour. Il en résulte que le temps de
déplacement ne pourrait pas être considéré comme du temps de repos, compte tenu, notamment, de l’objectif de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs que poursuit la directive 2003/88. Par ailleurs, selon la juridiction de renvoi, il ne s’agirait pas non plus de temps durant lequel le travailleur est, à proprement parler, à la disposition de son employeur pour que celui‑ci puisse lui confier une tâche quelconque autre que le déplacement lui‑même. Le point de savoir si,
conformément à cette directive, il y a lieu de considérer qu’il s’agit d’un temps de travail ou d’une période de repos ne serait cependant pas clair.
22. Dans ces circonstances, l’Audiencia National a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L’article 2 de la directive 2003/88[...] doit‑il être interprété en ce sens que le temps qu’un travailleur qui n’a pas un lieu de travail fixe, mais doit se déplacer chaque jour de son domicile au siège d’un client de l’entreprise différent chaque jour et rentrer chez lui depuis le siège d’un autre client différent lui aussi (selon un itinéraire ou une liste que l’entreprise lui communique la veille) dans les limites d’une zone géographique plus ou moins grande dans les conditions du litige au
principal consacre à se déplacer en début et en fin de journée de travail doit être considéré comme du ‘temps de travail’, au sens de la définition qu’en donne l’article 2 de [cette] directive, ou, au contraire, doit‑il être considéré comme une ‘période de repos’?»
III – Notre analyse
23. Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour de dire pour droit si l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, constitue du «temps de travail», au sens de cette disposition, le temps que des travailleurs itinérants, c’est‑à‑dire des travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, consacrent pour se déplacer de leur domicile vers le premier client
désigné par leur employeur et du dernier client désigné par leur employeur vers leur domicile.
24. La directive 2003/88 a pour objet de fixer des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs par un rapprochement des réglementations nationales concernant, notamment, la durée du temps de travail. Cette harmonisation au niveau de l’Union européenne en matière d’aménagement du temps de travail vise à garantir une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, en faisant bénéficier ceux‑ci de périodes minimales de repos –
notamment journalier et hebdomadaire ‐ ainsi que de périodes de pause adéquates et en prévoyant un plafond de 48 heures pour la durée moyenne de la semaine de travail, limite maximale à propos de laquelle il est expressément précisé qu’elle inclut les heures supplémentaires ( 6 ).
25. Compte tenu de cet objectif essentiel, chaque travailleur doit, notamment, bénéficier de périodes de repos adéquates, qui doivent non seulement être effectives, en permettant aux personnes concernées de récupérer de la fatigue engendrée par leur travail, mais également revêtir un caractère préventif de nature à réduire autant que possible le risque d’altération de la sécurité et de la santé des travailleurs que l’accumulation de périodes de travail sans le repos nécessaire est susceptible de
représenter ( 7 ).
26. Les différentes prescriptions que la directive 2003/88 énonce en matière de durée maximale de travail et de temps minimal de repos constituent des règles du droit social de l’Union revêtant une importance particulière dont doit bénéficier chaque travailleur en tant que prescription minimale nécessaire pour assurer la protection de sa sécurité et de sa santé ( 8 ).
27. La Cour a itérativement jugé que cette directive définit la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de celle‑ci, comme toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou aux pratiques nationales, et que la même notion doit être appréhendée par opposition à la période de repos, ces deux notions étant exclusives l’une de l’autre ( 9 ).
28. Dans ce contexte, la Cour a précisé, d’une part, que la directive 2003/88 ne prévoit pas de catégorie intermédiaire entre les périodes de travail et celles de repos et, d’autre part, que parmi les éléments caractéristiques de la notion de «temps de travail», au sens de cette directive, ne figure pas l’intensité du travail accompli par le travailleur ou le rendement de ce dernier ( 10 ).
29. Ainsi, ladite directive ne prévoit pas de «périodes grises» qui viendraient s’intercaler entre le temps de travail et le temps de repos. Conformément au système mis en place par le législateur de l’Union, la Cour a retenu une approche binaire en vertu de laquelle ce qui n’entre pas dans la notion de temps de travail tombe dans la notion de temps de repos, et inversement.
30. La Cour a également jugé que les notions de «temps de travail» et de «période de repos» au sens de la directive 2003/88 constituent des notions du droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de cette directive, visant à établir des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à ladite
directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme desdites notions dans l’ensemble des États membres ( 11 ).
31. La définition du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, est fondée sur trois critères qui, au vu de la jurisprudence de la Cour, semblent devoir être considérés comme étant cumulatifs. Il s’agit du critère spatial (être sur le lieu de travail), du critère d’autorité (être à la disposition de l’employeur) et du critère professionnel (être dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions) ( 12 ).
32. L’absence de prise en compte comme «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, du temps que les travailleurs itinérants consacrent à se déplacer de leur domicile vers le premier client désigné par leur employeur et du dernier client désigné par leur employeur vers leur domicile est, à notre avis, contraire à cette directive dans la mesure où, en ce qui concerne cette catégorie de travailleurs, les trois critères qui sont mentionnés dans la définition figurant à
cette disposition sont réunis.
33. Nous commencerons notre démonstration par le dernier des trois critères énumérés, qui veut que le travailleur soit dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions.
34. Les entreprises en cause au principal considèrent que l’activité des techniciens qu’elles emploient doit être entendue uniquement comme la réalisation des prestations techniques d’installation et de maintenance des systèmes de sécurité. En revanche, selon elles, le trajet effectué entre le domicile de ces travailleurs et le premier client ainsi que celui effectué entre le dernier client et le domicile desdits travailleurs ne devraient pas être considérés comme faisant partie de leur activité.
35. Nous ne partageons pas cette opinion.
36. Les travailleurs itinérants peuvent être définis comme des travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel. Ces travailleurs sont donc amenés chaque jour à intervenir sur des sites différents.
37. Il résulte de cette définition que le déplacement desdits travailleurs est consubstantiel à leur qualité de travailleur itinérant et est donc inhérent à l’exercice de leur activité.
38. Les travailleurs en cause au principal doivent nécessairement se déplacer pour effectuer les opérations d’installation et de maintenance des systèmes de sécurité auprès des différents clients de l’entreprise qui les emploie. Autrement dit, les déplacements de ces travailleurs sont l’instrument nécessaire à l’exécution par eux de leurs prestations techniques chez les clients désignés par leur employeur. Ces déplacements doivent donc être considérés comme faisant partie de l’activité desdits
travailleurs.
39. Ainsi que cela ressort de sa décision de renvoi, la juridiction de renvoi semble surtout avoir des doutes sur le point de savoir si le deuxième critère de la définition du temps de travail est rempli, à savoir le critère selon lequel le travailleur doit être à la disposition de l’employeur.
40. Il s’agit là avant tout d’un critère d’autorité qui implique la permanence du rapport de subordination du premier à l’égard du second ( 13 ).
41. Être à la disposition de son employeur c’est être dans une situation juridique qui est caractérisée par le fait que le travailleur est soumis aux consignes et au pouvoir d’organisation de son employeur indépendamment du lieu où ce travailleur se trouve. Autrement dit, il s’agit du temps pendant lequel le travailleur est obligé, juridiquement, d’obéir aux instructions de son employeur et d’exercer son activité pour celui‑ci.
42. Lorsque les travailleurs itinérants se déplacent de leur domicile vers leur premier client et du dernier client vers leur domicile, ils ne sont pas soustraits au pouvoir de direction de leur employeur. Il s’agit de déplacements qui sont effectués dans le cadre de la relation hiérarchique qui les lie à leur employeur.
43. Les travailleurs se rendent, en effet, chez des clients qui ont été déterminés par leur employeur et pour réaliser des prestations au bénéfice de leur employeur. Comme le soutiennent la Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones Obreras et la Commission européenne, ces travailleurs sont à la disposition de leur employeur, puisque les trajets et les distances à parcourir dépendent exclusivement de la volonté de celui‑ci. De plus, lorsqu’ils effectuent ces trajets, les travailleurs
sont soumis à l’autorité de leur employeur, dans la mesure où, si ce dernier décide de changer l’ordre des clients ou d’annuler un rendez‑vous, ces travailleurs sont contraints de suivre une telle instruction et de passer au prochain client selon un nouvel itinéraire établi par leur employeur. De même, lors du trajet de fin de journée vers leur domicile, l’employeur peut exiger des travailleurs qu’ils interviennent auprès d’un client supplémentaire en cas de nécessité.
44. Contrairement à ce que les entreprises en cause au principal ont fait valoir, ce n’est donc pas seulement lorsque les travailleurs itinérants sont présents sur le lieu d’intervention qu’ils se trouvent soumis aux instructions de leur employeur.
45. Lors des débats devant la Cour, la crainte a été exprimée que les travailleurs profitent du trajet effectué en début et en fin de journée pour se livrer à des occupations personnelles. À notre avis, une telle crainte ne peut suffire à modifier la nature juridique du temps de trajet. C’est à l’employeur de mettre en place les instruments de contrôle nécessaires pour éviter les abus éventuels. Quelle que soit la charge administrative que la mise en œuvre d’un tel contrôle représente pour
l’employeur, il s’agit là de la contrepartie au choix qu’il a fait de supprimer les lieux de travail fixes.
46. Concrètement, l’employeur peut demander aux travailleurs d’emprunter le trajet le plus direct possible. De plus, comme ces travailleurs sont déjà tenus de consigner sur le téléphone mobile que leur fournit leur employeur les heures auxquelles ils interviennent auprès des clients ainsi que les opérations effectuées auprès de ces derniers, il est aisé de leur demander d’y inscrire également l’heure à laquelle ils partent de leur domicile et l’heure à laquelle ils reviennent à leur domicile.
L’employeur a ainsi les moyens de contrôler si les temps de trajet entre le domicile des travailleurs et leur premier client ainsi qu’entre leur dernier client et leur domicile présentent ou non un caractère abusif.
47. Il résulte de ces éléments que, lorsqu’ils se déplacent de leur domicile vers le premier client désigné par leur employeur et du dernier client désigné par leur employeur vers leur domicile, les travailleurs itinérants doivent être considérés comme étant «à la disposition de l’employeur», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
48. Enfin, le critère spatial tenant à ce que le travailleur doit se trouver au travail nous paraît rempli. Comme nous l’avons précédemment indiqué, compte tenu de ce que le déplacement est consubstantiel à la qualité de travailleur itinérant, le lieu de travail ne peut pas être réduit à la présence physique des techniciens chez les clients. Il en résulte que, lorsqu’ils empruntent un moyen de transport pour se rendre chez un client désigné par leur employeur, à quelque moment que ce soit de leur
journée de travail, les travailleurs itinérants doivent être considérés comme étant «au travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
49. Nous ajoutons que, dans le cadre de l’examen du point de savoir si, dans le contexte propre aux travailleurs itinérants, les critères de la définition du «temps de travail», au sens de cette disposition, sont ou non remplis, il n’y a pas lieu, selon nous, de faire une différence selon que sont en cause, d’une part, les trajets entre le domicile de ces travailleurs et un client, ou, d’autre part, les trajets effectués par lesdits travailleurs entre deux clients. Nous relevons, à cet égard, qu’il
n’est pas contesté que les déplacements des travailleurs en cause au principal entre deux clients sont considérés comme faisant partie du temps de travail de ces travailleurs.
50. Par ailleurs, nous avons vu que, en l’absence d’un lieu de travail fixe ou habituel, le point de départ ainsi que le point d’arrivée des déplacements quotidiens sont constitués par le domicile de ces travailleurs.
51. Il est constant que, dans le cadre de l’organisation antérieure des entreprises en cause au principal, les travailleurs recevaient leur itinéraire et leur fiche de travail lorsqu’ils arrivaient sur le lieu de l’établissement fixe. Les trajets qu’ils effectuaient ensuite entre cet établissement et le premier client, de même que ceux qu’ils effectuaient entre le dernier client et ledit établissement, étaient considérés comme du temps de travail.
52. Nous ne voyons pas pourquoi les déplacements en début et en fin de journée qui, auparavant, étaient considérés comme du temps de travail devraient, à présent, dans le cadre de la nouvelle organisation des entreprises en cause au principal, être considérés comme étant exclus de cette notion.
53. La circonstance que le point de départ et le point d’arrivée des déplacements quotidiens sont constitués par le domicile des travailleurs n’est pas une raison pertinente. Il s’agit là seulement de la conséquence du choix qui a été fait par les entreprises en cause au principal de supprimer les établissements fixes.
54. Dans le cadre de la nouvelle organisation des entreprises en cause au principal, les travailleurs reçoivent chez eux l’itinéraire qu’ils doivent assurer. Lorsqu’ils prennent leur véhicule afin de se rendre chez leur premier client, ils se trouvent dans la même situation que les travailleurs qui, dans l’ancienne organisation des entreprises en cause au principal, partaient d’un établissement fixe de ces entreprises pour se rendre chez leur premier client. Il en va de même pour les trajets de
retour.
55. À l’instar de ce qui prévalait dans l’ancienne organisation des entreprises en cause au principal, les déplacements des travailleurs depuis leur domicile vers le premier client et depuis le dernier client vers leur domicile doivent, dès lors, être considérés comme du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
56. Depuis la suppression des établissements fixes, les travailleurs des entreprises en cause au principal ne peuvent plus librement déterminer la distance séparant leur domicile de leur lieu de travail. Ces travailleurs doivent chaque jour intervenir dans une pluralité de lieux qu’ils ne connaissent pas jusqu’à la veille de leur journée de travail, et selon un ordre qui est fixé par l’employeur. À l’instar de la Commission, nous estimons que qualifier de «temps de repos» les déplacements quotidiens
que les travailleurs sont tenus d’effectuer pour se rendre chez les clients et dont ils n’ont ni la maîtrise ni la connaissance jusqu’à la veille de leur journée de travail leur imposerait une charge disproportionnée et serait contraire à l’objectif de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs visé par la directive 2003/88. En revanche, il ne paraît pas disproportionné que cette charge soit assumée par les entreprises en cause au principal, qui ont fait le choix, grâce à
l’utilisation des nouvelles technologies, de mettre en place cette nouvelle organisation du travail, qui tirent bénéfice de celle‑ci en termes de réduction des coûts liés aux infrastructures fixes et qui ont le pouvoir de déterminer la durée des trajets effectués par les travailleurs.
57. Nous rappelons que la directive 2003/88 a pour objectif la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Le fait de garantir aux travailleurs une période minimale de repos s’inscrit dans cet objectif. Dès lors, l’exclusion des temps de déplacement en cause au principal du décompte du temps de travail de ces travailleurs empiéterait sur cette période minimale de repos et serait donc contraire audit objectif ( 14 ). Autrement dit, la directive 2003/88 s’oppose à ce que le temps de
repos des travailleurs itinérants soit amputé en raison de l’exclusion de leurs temps de déplacement en début et en fin de journée de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de celle‑ci.
58. Nous ajoutons que la manière dont la Cour a défini la notion de temps de repos permet aisément d’écarter la thèse selon laquelle le temps que les travailleurs itinérants consacrent à se déplacer de leur domicile vers leur premier client et de leur dernier client vers leur domicile ne devrait pas être considéré comme étant du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
59. Ainsi, à propos des «périodes équivalentes de repos compensateur», au sens de l’article 17, paragraphes 2 et 3, de la directive 93/104/CE ( 15 ), la Cour a précisé que ces périodes doivent se caractériser par le fait que, pendant celles‑ci, «le travailleur n’est soumis, à l’égard de son employeur, à aucune obligation susceptible de l’empêcher de se consacrer, librement et de manière ininterrompue, à ses propres intérêts aux fins de neutraliser les effets du travail sur la sécurité et la santé de
l’intéressé. Aussi de telles périodes de repos doivent‑elles succéder immédiatement au temps de travail qu’elles sont censées compenser, afin d’éviter la survenance d’un état de fatigue ou de surmenage du travailleur en raison de l’accumulation de périodes de travail consécutives» ( 16 ). La Cour a également précisé que, «pour pouvoir se reposer effectivement, le travailleur doit bénéficier de la possibilité de se soustraire à son milieu de travail pendant un nombre déterminé d’heures qui
doivent non seulement être consécutives, mais aussi succéder directement à une période de travail, afin de permettre à l’intéressé de se détendre et d’effacer la fatigue inhérente à l’exercice de ses fonctions» ( 17 ).
60. Les périodes de repos ont donc pour fonction de compenser la fatigue engendrée par les périodes de travail. Il serait porté atteinte à cette fonction essentielle des périodes de repos si était inclus dans celles‑ci le temps que les travailleurs itinérants consacrent à se déplacer de leur domicile vers leur premier client et de leur dernier client vers leur domicile.
61. Il résulte de ces développements que, à notre avis, les trois critères de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, sont remplis. Par conséquent, le temps que les travailleurs itinérants consacrent à se déplacer de leur domicile vers leur premier client et de leur dernier client vers leur domicile doit être considéré comme constituant du «temps de travail», au sens de cette disposition.
62. La jurisprudence que la Cour a développée à propos du temps de travail des conducteurs dans le domaine du transport par route, même si elle est intimement liée aux spécificités propres à ce secteur, comporte certains éléments de raisonnement qui permettent, à notre avis, d’asseoir la solution que nous proposons à la Cour de retenir.
63. Ainsi, dans son arrêt Skills Motor Coaches e.a. ( 18 ), la Cour a considéré, en substance, qu’un conducteur qui se déplace de son domicile au lieu de prise en charge d’un véhicule en choisissant librement les modalités de ce trajet ne peut pas être considéré comme disposant librement de son temps, de sorte que cette période ne doit pas être considérée comme faisant partie du «repos», au sens de la définition qui en est donnée à l’article 1er, point 5, du règlement (CEE) no 3820/85 ( 19 ). En
effet, un tel conducteur qui se rend à un endroit précis, qui lui est indiqué par son employeur et qui est différent du centre d’exploitation de l’entreprise, pour prendre en charge et conduire un véhicule satisfait à une obligation vis‑à‑vis de son employeur. Pendant ce trajet, il ne dispose, dès lors, pas librement de son temps ( 20 ).
64. Dans ce même arrêt, la Cour a souligné que, étant donné que l’objectif du règlement no 3820/85 consiste à améliorer la sécurité routière, ce temps doit être considéré comme faisant partie de «tous les autres temps de travail», au sens de l’article 15 du règlement (CEE) no 3821/85 ( 21 ). Une telle interprétation est, selon la Cour, conforme à l’objectif consistant à améliorer les conditions de travail des conducteurs, car elle évite que des périodes pendant lesquelles ceux‑ci exercent une
activité bénéficiant à leurs employeurs soient considérées comme des périodes de repos. Selon la Cour, il n’est pas déterminant, à cet égard, de savoir si le conducteur a reçu des instructions précises quant aux modalités de ce trajet. En effet, en se rendant à un endroit précis et plus ou moins éloigné du centre d’exploitation de son employeur, le conducteur effectue une tâche qui lui incombe en vertu de la relation qui le lie à son employeur et ne dispose donc pas, pendant cette période,
librement de son temps ( 22 ). La Cour a statué dans le même sens dans son arrêt Smit Reizen ( 23 ).
IV – Conclusion
65. Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre à la juridiction de renvoi de la manière suivante:
L’article 2, point 1, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, constitue du «temps de travail», au sens de cette disposition, le temps que des travailleurs itinérants, c’est‑à‑dire des travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, consacrent pour se déplacer de leur
domicile vers le premier client désigné par leur employeur et du dernier client désigné par leur employeur vers leur domicile.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 299, p. 9.
( 3 ) Directive du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO L 183, p. 1).
( 4 ) Directive du Conseil du 21 juin 1999 concernant l’accord relatif à l’organisation du temps de travail des gens de mer, conclu par l’Association des armateurs de la Communauté européenne (ECSA) et la Fédération des syndicats des transports dans l’Union européenne (FST) (JO L 167, p. 33).
( 5 ) BOE no 75, du 29 mars 1995, p. 9654.
( 6 ) Ordonnance Grigore (C‑258/10, EU:C:2011:122, point 40 et jurisprudence citée).
( 7 ) Arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 92).
( 8 ) Ordonnance Grigore (C‑258/10, EU:C:2011:122, point 41 et jurisprudence citée).
( 9 ) Ibidem (point 42 et jurisprudence citée).
( 10 ) Ibidem (point 43 et jurisprudence citée).
( 11 ) Ibidem (point 44 et jurisprudence citée).
( 12 ) Voir, à propos de l’arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437), commentaire de Vigneau, C., European Review of Private Law, no 13, vol. 2, Kluwer Law International, Pays‑Bas, 2005, p. 219, spécialement p. 220.
( 13 ) Voir Vigneau, C., op. cit., dont nous reprenons ici la définition figurant à la p. 220.
( 14 ) Voir, en ce sens, à propos des périodes de garde, arrêt Simap (C‑303/98, EU:C:2000:528, point 49).
( 15 ) Directive du Conseil du 23 novembre 1993 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (JO L 307, p. 18).
( 16 ) Arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 94).
( 17 ) Ibidem (point 95).
( 18 ) C‑297/99, EU:C:2001:37.
( 19 ) Règlement du Conseil du 20 décembre 1985 relatif à l’harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route ( JO L 370, p. 1).
( 20 ) Points 22 et 23.
( 21 ) Règlement du Conseil du 20 décembre 1985 concernant l’appareil de contrôle dans le domaine des transports par route (JO L 370, p. 8).
( 22 ) Points 26 à 28.
( 23 ) C‑124/09, EU:C:2010:238.