CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 16 avril 2015 ( 1 )
Affaire C‑222/14
Konstantinos Maïstrellis
contre
Ypourgos Dikaiosynis, Diafaneias kai Anthropinon Dikaiomaton
[demande de décision préjudicielle formée par le Symvoulio tis Epikrateias (Grèce)]
«Politique sociale — Accord-cadre sur le congé parental — Droit à un congé parental pour les magistrats de sexe masculin — Octroi d’un congé parental au père exerçant une activité professionnelle lorsque la mère ne travaille pas — Directive 96/34/CE — Directive 2006/54/CE — Égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi»
I – Introduction
1. Cette demande préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 96/34/CE ( 2 ), qui met en œuvre l’accord-cadre sur le congé parental.
2. La procédure au principal, dont les faits remontent aux années 2010 et 2011, concerne le droit des magistrats de sexe masculin au congé parental. Le droit grec leur refusait l’octroi d’un congé parental si l’état de santé de leur épouse lui permettait de s’occuper d’un enfant et que celle-ci ne travaillait pas.
3. La juridiction de renvoi souhaite savoir si cette limitation du congé parental est compatible avec la directive congé parental et s’il convient d’y voir une discrimination illicite fondée sur le sexe, au sens de la directive 2006/54/CE ( 3 ).
II – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. Ce sont, d’une part, la directive congé parental et, d’autre part, la directive égalité de traitement qui déterminent le cadre juridique en droit de l’Union.
1. La directive congé parental
5. La directive congé parental met en œuvre l’accord-cadre sur le congé parental, qui a été conclu le 14 décembre 1995 entre les organisations interprofessionnelles à vocation générale – l’Union des confédérations des industries et des employeurs d’Europe (UNICE), le Centre européen des employeurs et entreprises fournissant des services publics (CEEP) et la Confédération européenne des syndicats (CES) – et qui est annexé à la directive.
6. L’accord-cadre sur le congé parental vise à permettre aux hommes et aux femmes de concilier leurs obligations professionnelles et familiales ( 4 ).
7. La clause 1 de l’accord-cadre («Objet et champ d’application») prévoit:
«1. Le présent accord énonce des prescriptions minimales visant à faciliter la conciliation des responsabilités professionnelles et familiales des parents qui travaillent.
2. Le présent accord s’applique à tous les travailleurs, hommes et femmes, ayant un contrat ou une relation de travail définie par la législation, les conventions collectives ou pratiques en vigueur dans chaque État membre.»
8. La clause 2 de cet accord («Congé parental») dispose:
«1. En vertu du présent accord, sous réserve de la clause 2.2, un droit individuel à un congé parental est accordé aux travailleurs, hommes et femmes, en raison de la naissance ou de l’adoption d’un enfant, pour pouvoir s’occuper de cet enfant pendant au moins trois mois jusqu’à un âge déterminé pouvant aller jusqu’à huit ans, à définir par les États membres et/ou les partenaires sociaux.
2. Pour promouvoir l’égalité de chances et de traitement entre les hommes et les femmes, les parties signataires du présent accord considèrent que le droit au congé parental prévu à la clause 2.1 devrait, en principe, être accordé de manière non transférable.
3. Les conditions d’accès et modalités d’application du congé parental sont définies par la loi et/ou les conventions collectives dans les États membres, dans le respect des prescriptions minimales du présent accord. Les États membres et/ou les partenaires sociaux peuvent notamment:
a) décider si le congé parental est accordé à temps plein, à temps partiel […];
b) subordonner le droit au congé parental à une période de travail et/ou une période d’ancienneté qui ne peut dépasser un an;
[…]
d) fixer des périodes de notification données à l’employeur par le travailleur qui exerce son droit au congé parental, précisant le début et la fin de la période de congé;
e) définir les circonstances dans lesquelles l’employeur […] est autorisé à reporter l’octroi du congé parental pour des raisons justifiables liées au fonctionnement de l’entreprise […];
[…]»
2. La directive égalité de traitement
9. La directive égalité de traitement prévoit à son considérant 11:
«Les États membres devraient […] continuer de lutter contre le problème persistant de l’écart de rémunération lié au sexe et de la ségrégation entre sexes, qui est et reste marquée sur le marché du travail, au moyen notamment de réglementations souples en matière de durée du temps de travail qui permettent tant à l’homme qu’à la femme de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Cela pourrait aussi inclure des réglementations appropriées en matière de congé parental, qui pourraient
être revendiquées par l’un et l’autre parent […]»
10. L’article 1er de la directive dispose:
«La présente directive vise à garantir la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
À cette fin, elle contient des dispositions destinées à mettre en œuvre le principe de l’égalité de traitement en ce qui concerne:
[…]
b) les conditions de travail, y compris les rémunérations;
[…]»
11. L’article 2 de la directive prévoit:
«1. Aux fins de la présente directive, on entend par:
a) ‘discrimination directe’: la situation dans laquelle une personne est traitée de manière moins favorable en raison de son sexe qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable;
[…]»
12. L’article 3 de la directive dispose:
«Les États membres peuvent maintenir ou adopter des mesures au sens de l’article 141, paragraphe 4, du traité, pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle.»
13. L’article 14 de la directive se lit comme suit:
«1. Toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe est proscrite dans les secteurs public ou privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne:
[…]
c) les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement ainsi que la rémunération, comme le prévoit l’article 141 du traité;
[…]»
14. L’article 28 de la directive dispose:
«1. La présente directive ne fait pas obstacle aux dispositions relatives à la protection de la femme, notamment en ce qui concerne la grossesse et la maternité.
2. La présente directive s’entend sans préjudice des dispositions des directives 96/34/CE et 92/85/CEE.»
B – Le droit grec
15. En droit grec – tel qu’applicable à l’époque des faits au principal –, une femme magistrat enceinte a droit à un congé avant et après son accouchement, conformément aux dispositions qui s’appliquent aux fonctionnaires civils de l’État. Elle bénéficie en outre, sur demande, d’un congé rémunéré de neuf mois pour élever son enfant.
16. En vertu de la jurisprudence nationale, les magistrats de sexe masculin devenus pères pouvaient en principe également prétendre à un congé parental, par analogie avec le texte de loi applicable aux femmes.
17. L’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires ( 5 ), qui, en l’absence de dispositions spécifiques pour les magistrats ( 6 ), était applicable par analogie ( 7 ), comportait toutefois la restriction suivante:
«si l’épouse du fonctionnaire n’a pas d’activité professionnelle ou n’exerce aucune profession, l’époux n’a pas droit aux facilités prévues au paragraphe 2 [parmi lesquelles figure l’octroi d’un congé parental rémunéré pour élever un enfant], à moins que, en raison d’une maladie grave ou d’un handicap, elle ne soit jugée comme étant dans l’incapacité de faire face aux besoins liés à l’éducation d’un enfant […].»
III – La procédure au principal et la question préjudicielle
18. Le requérant au principal est un magistrat grec. Au mois de décembre 2010, il a sollicité un congé rémunéré pour s’occuper de son enfant né le 24 octobre 2010.
19. L’administration compétente a rejeté cette demande en 2011 en invoquant l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires, au motif que l’épouse du requérant était au chômage et que le requérant n’avait donc pas droit à un congé parental.
20. Le requérant a attaqué cette décision de rejet devant le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce). Ce dernier estime que le congé sollicité par le requérant ne peut lui être accordé que si l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires n’est pas compatible avec les directives 96/34 et 2006/54.
21. Aussi a-t-il suspendu la procédure et saisi la Cour de la question suivante à titre préjudiciel:
«Les dispositions des directives 96/34/CE et 2006/54/CE, telles qu’en vigueur dans l’affaire au principal, doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à des dispositions nationales, telles que la disposition litigieuse de l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, de la loi 3528/2007, qui prévoient que si l’épouse d’un fonctionnaire ne travaille pas ou n’exerce aucune profession, son époux n’a pas droit à un congé parental, à moins que, en raison d’une maladie grave ou d’un
handicap, elle ne soit jugée comme étant dans l’incapacité de faire face aux besoins liés à l’éducation d’un enfant?»
22. Le gouvernement grec, la Commission européenne et le requérant au principal ont présenté des observations écrites dans la procédure devant la Cour.
IV – Appréciation
23. Par sa question, la juridiction de renvoi souhaite en substance savoir si la directive congé parental et la directive égalité de traitement doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une réglementation nationale en vertu de laquelle un magistrat n’a pas droit à un congé parental lorsque son épouse ne travaille pas ( 8 ), à moins que des raisons de santé ne l’empêchent de s’occuper de son ou de ses enfants.
A – Interprétation et recevabilité de la question préjudicielle
24. Certes, la question préjudicielle vise non pas les magistrats, mais les fonctionnaires. Toutefois, comme le requérant au principal est magistrat et non pas fonctionnaire, la question préjudicielle doit être lue en ce sens qu’elle vise les magistrats, afin de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi.
25. La demande de décision préjudicielle est recevable. En particulier, l’objection ( 9 ) du requérant au principal, selon laquelle l’article 53 du code des fonctionnaires n’est pas applicable dans son cas de figure, ne saurait justifier l’irrecevabilité de la demande préjudicielle.
26. L’article 267 TFUE exige certes que la question posée soit pertinente pour la solution du litige. La juridiction de renvoi n’en dispose pas moins d’un pouvoir d’appréciation quant à l’évaluation de la pertinence pour le litige, qui, en principe, et sauf erreurs évidentes ( 10 ), ne peut faire l’objet d’un contrôle de la Cour.
27. L’on ne discerne pas de telles erreurs dans les considérations de la juridiction de renvoi, d’autant que cette dernière motive de façon circonstanciée les raisons pour lesquelles elle estime que la disposition litigieuse du droit de la fonction publique s’applique également aux magistrats. La question préjudicielle est donc non pas hypothétique, mais en relation avec la substance du litige au principal.
B – La directive congé parental
28. La juridiction de renvoi souhaite d’abord savoir si la directive congé parental autorise qu’un magistrat dont l’épouse ne travaille pas et présente un état de santé lui permettant de s’occuper d’enfants peut se voir privé de congé parental.
1. L’application de la directive congé parental aux magistrats grecs
29. En vertu de la jurisprudence de la Cour, le champ d’application de la directive congé parental ne se limite pas aux relations de travail de droit privé. La directive s’applique au contraire également au secteur public. La Cour l’a expressément déclaré pour les fonctionnaires, en se référant au principe d’égalité de traitement, sur lequel repose cette directive, et en l’appliquant à la notion de «travailleur» inscrite à la clause 1, point 2, de l’accord-cadre ( 11 ).
30. Il convient de retenir une approche analogue pour les magistrats. Pas plus que pour les fonctionnaires, la directive congé parental ne comporte d’élément permettant de conclure que les magistrats seraient exclus de façon générale de son champ d’application. Dès lors que les fonctionnaires grecs relèvent de la directive congé parental, ainsi qu’en a expressément jugé la Cour dans son arrêt Chatzi ( 12 ), il doit en aller de même pour les magistrats grecs, dont les droits à congé parental sont
régis par une application mutatis mutandis des dispositions du droit de la fonction publique.
31. La nature juridique particulière de la profession de magistrat, qui se caractérise par la nomination à vie du juge et par l’indépendance dont celui-ci jouit dans l’exercice de ses fonctions, ne fait pas non plus obstacle à ce que les magistrats relèvent de la directive congé parental. En effet, l’on ne voit guère en quoi cette profession spécifique comporterait, du point de vue de la problématique du congé parental, des particularités de nature à justifier de traiter les magistrats différemment
des fonctionnaires et d’autres travailleurs.
32. Même si, comme la Cour l’a jugé dans son arrêt O’Brien ( 13 ) au sujet de l’accord-cadre sur le travail à temps partiel, l’on entendait reconnaître ( 14 ) au législateur national une large marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure les magistrats sont considérés comme des travailleurs relevant de la directive congé parental, il n’en faudrait pas moins garantir que les magistrats ne soient «pas […] exclu[s] arbitrairement […] du bénéfice de la protection offerte par la
directive […] et [l’]accord-cadre. Une exclusion du bénéfice de cette protection ne saurait être admise que si la relation [caractérisant la profession de magistrat] […] est, de par sa nature, substantiellement différente de celle qui lie à leurs employeurs les employés relevant, selon le droit national, de la catégorie des travailleurs» ( 15 ). S’agissant des magistrats grecs de sexe masculin et de leurs droits à congés parentaux, l’on ne discerne point de telles particularités s’ancrant dans
la nature de leur profession, d’autant que le code des fonctionnaires s’appliquait par analogie auxdits droits au cours de la période pertinente et que le droit national admet donc lui-même que les situations sont manifestement comparables.
2. Le droit à congé parental en vertu de l’accord-cadre sur le congé parental
33. Le gouvernement grec entend déduire du libellé de la clause 1, point 1, qui vise à faciliter les responsabilités professionnelles et familiales des «parents qui travaillent», que, selon le modèle de la directive congé parental, les deux parents doivent travailler pour qu’un droit à congé parental puisse naître. Ce gouvernement doute que, lorsqu’un seul parent travaille, le problème de la conciliation des vies professionnelle et familiale se pose et que l’objectif de la directive congé parental
soit mis en cause.
34. Le libellé de la directive n’appelle toutefois pas nécessairement une telle interprétation.
35. Certes, à la clause 1, point 1, de l’accord-cadre, la directive vise les «parents» au pluriel, et non un parent qui travaille. La clause 2, point 1, de l’accord-cadre se réfère toutefois aux «travailleurs, hommes et femmes», ce qui revient à considérer isolément chaque parent et n’indique en rien si les personnes concernées sont ou non mariées entre elles.
36. Au surplus, l’approche du gouvernement grec se heurte également à certaines objections téléologiques et systématiques, d’autant qu’une lecture telle que celle qui ressort de l’article 53 du code des fonctionnaires aboutirait à ce que le droit à congé parental de l’un des conjoints soit subordonné à la situation professionnelle de l’autre, sans que sa qualité de parent entre en ligne de compte.
37. D’une part, une telle approche est en contradiction avec la clause 2, point 1, de l’accord-cadre, en vertu de laquelle chaque parent bénéficie d’«un droit individuel à un congé parental» ( 16 ). Ce droit n’est par ailleurs en principe pas transférable, aux termes de la clause 2, point 2, de l’accord-cadre, ce qui souligne son caractère intuitu personae ( 17 ) par nature, auquel il serait fait obstacle si l’existence du droit était subordonné à la situation professionnelle du conjoint ou de
l’autre parent.
38. D’autre part, l’accord-cadre poursuit l’objectif de parvenir à l’égalité de traitement des deux parents dans l’exercice des responsabilités familiales, et d’encourager expressément les hommes à prendre un congé parental ( 18 ). Les deux parents, mais aussi les hommes, précisément, doivent donc avoir la possibilité de participer à l’éducation de leurs enfants, sans subir de désavantages professionnels, voire être contraints d’abandonner leur activité professionnelle.
39. Cette interprétation de la directive congé parental peut s’appuyer sur l’arrêt Chatzi. La Cour y déclare que le droit à congé parental n’est pas un droit de l’enfant mais un droit des parents ( 19 ). La directive congé parental doit donc être envisagée principalement du point de vue de chaque parent et non de l’enfant. La question cruciale n’est donc pas de savoir si la prise en charge de l’enfant est garantie même en l’absence de congé parental. La directive vise au contraire à ouvrir la
possibilité à chacun des deux parents de décider lui-même si c’est lui ou elle, indépendamment de sa situation professionnelle, qui entend participer aux responsabilités familiales en s’occupant de l’enfant ( 20 ). Il s’agit donc de casser le partage traditionnel des rôles dans l’éducation des enfants en ce qui concerne précisément les pères. Or, si le père se voit refuser le droit à un congé parental lorsque sa femme ne travaille pas, l’on risque au contraire de renforcer la division
traditionnelle des rôles entre l’homme et la femme ( 21 ), ce qui fait d’ailleurs également obstacle à l’objectif d’encourager la participation des femmes à la vie active ( 22 ) et le «retour […] à la vie professionnelle» ( 23 ).
40. Il ressort en outre de la genèse de la disposition que le législateur de l’Union avait en vue le modèle d’un droit individuel, ouvert à chaque parent.
41. Dès le début des années 80, la Commission envisageait de présenter une première proposition de directive du Conseil de l’Union européenne relative aux congés parentaux et aux congés pour raisons familiales ( 24 ), qui n’a toutefois pas été adoptée. Le projet révisé de 1984 ( 25 ) n’a pas non plus rencontré un assentiment suffisant. Ces propositions finalement non adoptées n’en présentent pas moins un intérêt sur le plan de l’histoire du droit et d’un point de vue téléologique. Ainsi la
proposition du 24 novembre 1983 prévoyait expressément, à son article 4, que le congé parental est octroyé pour permettre à un parent de rester à domicile afin de s’occuper «seul ou principalement» de son enfant. La proposition révisée de 1984 prévoyait en outre, à son article 4, paragraphe 2, que le congé parental «ne peut être accordé […] simultanément aux deux parents». De telles restrictions ne figurent pas dans l’accord-cadre ici en cause. Celui-ci n’interdit toutefois pas aux États membres
de réglementer les droits à congé parental de deux parents qui travaillent de sorte à leur interdire de passer l’intégralité de leur congé parental au même moment. Il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la directive congé parental s’opposerait à une disposition nationale allant en ce sens, puisque l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires porte non pas sur la répartition temporelle des droits de deux parents qui travaillent, mais sur le fait
que le seul parent qui travaille se voit refuser de manière générale son congé parental au titre de l’absence d’activité professionnelle de son conjoint. Une telle disposition se heurte aux objectifs que poursuit le législateur de l’Union, tels qu’ils ressortent de l’accord-cadre, qui sont d’accorder aux parents un droit individuel à congé parental.
42. Le gouvernement grec ne saurait non plus s’appuyer sur la clause 2, point 3, de l’accord-cadre, qui confie aux États membres le soin de définir les «conditions d’accès et modalités d’application du congé parental». En effet, cette disposition n’autorise pas les États membres à priver totalement un parent du congé parental, mais tient compte en substance, par voie d’exemples types, des intérêts légitimes tenant à l’organisation professionnelle de l’employeur, qui doivent être conciliés avec
l’octroi du congé parental. Il n’y est pas indiqué que l’activité professionnelle du conjoint serait une condition du droit à congé parental.
43. L’interprétation grecque de la directive n’est pas non plus défendable du point de vue de la prévention des abus. Il est certes en principe admis que l’abus de droit peut faire échec à des droits nés sous l’empire du droit de l’Union ( 26 ). Il est également possible qu’un parent n’utilise pas son congé parental pour s’occuper d’un enfant et le détourne ainsi de ses objectifs. La demande préjudicielle ne fait toutefois ressortir aucun élément laissant penser que le père souhaiterait utiliser le
congé parental à d’autres fins que celles admises dans l’accord-cadre.
44. Il y a donc lieu de conclure des considérations qui précèdent que la clause 2 de l’accord-cadre sur le congé parental, mis en œuvre par la directive congé parental, s’oppose à une réglementation prévoyant qu’un magistrat de sexe masculin n’a pas droit à un congé parental lorsque son épouse ne travaille pas ou n’exerce pas d’activité professionnelle, à moins que, en raison d’une maladie grave ou d’un handicap, elle ne soit jugée comme étant dans l’incapacité de faire face aux besoins liés à
l’éducation d’un enfant.
C – La directive égalité de traitement
45. La question se pose en outre de savoir si la directive égalité de traitement s’oppose également à la réglementation nationale.
46. Cette directive poursuit l’objectif de réaliser dans les États membres le principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes dans le cadre professionnel. Elle interdit donc aussi bien la discrimination directe qu’indirecte fondée sur le sexe. Son article 14, paragraphe 1, sous c), interdit notamment toute discrimination en ce qui concerne les conditions de travail.
47. En ce qui concerne l’applicabilité de la directive aux magistrats, l’on peut renvoyer aux considérations au sujet du champ d’application de la directive congé parental ( 27 ), et il y a lieu de vérifier si la disposition grecque litigieuse, qui, par le droit à congé parental, concerne un congé et, partant, les conditions de travail au sens de la directive égalité de traitement, est constitutive d’une discrimination fondée sur le sexe.
48. L’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires n’accorde au père de l’enfant un congé parental que si son épouse travaille elle‑même ou que des problèmes de santé l’empêchent de s’occuper de l’enfant, alors qu’une telle limitation du droit à congé parental n’est pas prévue pour la mère de l’enfant.
49. Comme cette disposition ne prévoit expressément de restriction en ce qui concerne l’octroi du congé parental que pour le père de l’enfant, il y a discrimination directe fondée sur le sexe au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive ( 28 ).
50. Cette discrimination ne saurait être justifiée au titre de l’article 28, paragraphe 1, de la directive égalité de traitement, en vertu duquel celle-ci ne fait pas obstacle aux dispositions relatives à la protection de la femme, notamment en ce qui concerne la grossesse et la maternité. La réglementation grecque litigieuse ne relève pas de cette disposition, puisqu’elle ne confère pas à la femme une protection particulière pour cause de grossesse et de maternité, mais prive au contraire son époux
d’un droit à congé parental.
51. La réglementation grecque ne constitue pas non plus des mesures positives visant à promouvoir l’égalité des chances au sens de l’article 3 de la directive égalité de traitement. L’on ne voit en effet guère en quoi la limitation du congé parental au détriment du père pourrait être de nature à favoriser les femmes en écartant ou en diminuant des inégalités de fait existantes. Le risque existe au contraire qu’une telle réglementation ne renforce une division familiale traditionnelle des rôles et ne
complique l’entrée dans la vie professionnelle ou le retour à celle-ci d’une épouse ne travaillant pas. Au surplus, à son considérant 11, la directive égalité de traitement invite précisément les États membres à adopter des réglementations en matière de congé parental pour l’un et l’autre parent, permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, sans pour autant prévoir de différenciation en fonction du sexe.
52. L’article 28, paragraphe 2, de la directive mentionne enfin expressément la directive congé parental, et précise que la première s’entend sans préjudice des dispositions de la seconde. Il s’ensuit qu’un droit à congé parental accordé au père en vertu de la directive congé parental ne peut disparaître par application de la directive égalité de traitement, de sorte que l’on ne discerne aucune justification à une telle discrimination directe.
53. En résumé, il y a donc lieu de constater que l’article 14, paragraphe 1, de la directive égalité de traitement s’oppose à une disposition nationale telle que celle dont il est ici question.
V – Conclusion
54. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’apporter la réponse suivante à la question préjudicielle:
La clause 2 de l’accord-cadre sur le congé parental, mis en œuvre par la directive 96/34/CE du Conseil, du 3 juin 1996, concernant l’accord-cadre sur le congé parental conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES, telle que modifiée par la directive 97/75/CE du Conseil, du 15 décembre 1997, et l’article 14 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et
femmes en matière d’emploi et de travail doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation prévoyant qu’un magistrat de sexe masculin n’a pas droit à un congé parental lorsque son épouse ne travaille pas ou n’exerce pas d’activité professionnelle, à moins que, en raison d’une maladie grave ou d’un handicap, elle ne soit jugée comme étant dans l’incapacité de faire face aux besoins liés à l’éducation d’un enfant.
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( 1 ) Langue originale: l’allemand.
( 2 ) Directive du Conseil du 3 juin 1996 concernant l’accord-cadre sur le congé parental conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (JO L 145, p. 4), telle que modifiée par la directive 97/75/CE du Conseil, du 15 décembre 1997 (JO L 10, p. 24, ci-après la «directive congé parental»). La directive congé parental a été abrogée, avec effet au 8 mars 2012, en vertu de l’article 4 de la directive 2010/18/UE du Conseil, du 8 mars 2010, portant application de l’accord-cadre révisé sur le congé parental conclu
par BUSINESSEUROPE, l’UEAPME, le CEEP et la CES; la directive 2010/18 devait être transposée au plus tard le 8 mars 2012 en vertu de son article 3. Comme la procédure au principal a pour objet une situation remontant aux années 2010 et 2011, c’est la directive congé parental et non la directive 2010/18 qui est d’application. La directive 2010/18 n’emporte toutefois guère de modifications importantes pour la problématique que soulève la question préjudicielle.
( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (JO L 204, p. 23, ci-après la «directive égalité de traitement»).
( 4 ) Voir point 4 des «Considérations générales» de l’accord-cadre.
( 5 ) Loi 3528/2007 sur le statut des fonctionnaires de l’administration civile et des personnes morales de droit public.
( 6 ) Voir point 7 de la demande préjudicielle.
( 7 ) En 2012, une réglementation correspondant sur le fond à celle de l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, a été adoptée spécialement pour les magistrats et reste applicable. En revanche, pour les fonctionnaires, l’article 53, paragraphe 3, troisième alinéa, du code des fonctionnaires a été abrogé par la loi du 21 novembre 2013 (no 4210/2013), après l’introduction d’une procédure en manquement contre la République hellénique (ainsi qu’il ressort des points 6 à 9 des observations écrites de
la République hellénique).
( 8 ) La seconde alternative de la question préjudicielle, à savoir que l’épouse «n’exerce aucune profession», est, en terminologie française, matériellement comprise dans la première alternative, qui vise l’épouse qui «ne travaille pas».
( 9 ) Il ne soulève pas d’exception d’irrecevabilité expresse.
( 10 ) Voir, à ce sujet, notamment, arrêts Križan e.a. (C‑416/10, EU:C:2013:8, point 54) et Quelle (C‑404/06, EU:C:2008:231, points 19 et suiv.), ainsi que points 18 et suiv. de mes conclusions présentées dans les affaires jointes Airport Shuttle Express e.a. (C‑162/12 et C‑163/12, EU:C:2013:617).
( 11 ) Voir arrêt Chatzi (C‑149/10, EU:C:2010:534, points 27 à 30) et points 20 et 21 ainsi que jurisprudence citée de ma prise de position présentée dans cette affaire (C‑149/10, EU:C:2010:407).
( 12 ) Voir note 11.
( 13 ) Arrêt C‑393/10, EU:C:2012:110, points 41 et suiv., qui portait sur l’interprétation de la directive 97/81/CE du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant l’accord‑cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (JO 1998, L 14, p. 9), telle que modifiée par la directive 98/23/CE du Conseil, du 7 avril 1998 (JO L 131, p. 10).
( 14 ) Aux points 25 et suiv. de mes conclusions présentées dans l’affaire O’Brien (C‑393/10, EU:C:2011:746), j’ai souligné que la notion de «travailleur» dans la directive congé parental doit être définie de manière autonome en droit de l’Union, du fait de l’importance particulière que revêt le principe d’égalité de traitement, alors que le législateur national conserve une marge de manœuvre en ce qui concerne l’accord-cadre sur le travail à temps partiel.
( 15 ) Arrêt O’Brien (C‑393/10, EU:C:2012:110, point 51).
( 16 ) Arrêt Chatzi (C‑149/10, EU:C:2010:534, point 33).
( 17 ) Dans la directive 2010/18, qui a succédé à la directive congé parental, la clause 2, point 2, de la version révisée de l’accord-cadre sur le congé parental précise qu’au moins l’un des mois de congé ne peut être transféré.
( 18 ) Voir point 8 des «Considérations générales» de l’accord-cadre sur le congé parental.
( 19 ) Arrêt Chatzi (C‑149/10, EU:C:2010:534, point 34).
( 20 ) Voir point 5 des «Considérations générales» de l’accord-cadre sur le congé parental.
( 21 ) Voir, au sujet de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO 1976, L 39, p. 40), arrêt Roca Álvarez (C‑104/09, EU:C:2010:561, point 34).
( 22 ) Voir points 4 et 7 des «Considérations générales» de l’accord-cadre sur le congé parental et premier alinéa du préambule de l’accord-cadre.
( 23 ) Voir point 5 des «Considérations générales» de l’accord-cadre sur le congé parental.
( 24 ) COM(83) 686 final.
( 25 ) COM(84) 631 final.
( 26 ) Voir, notamment, arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C‑196/04, EU:C:2006:544, points 34 à 38).
( 27 ) Voir points 30 et suiv. des présentes conclusions.
( 28 ) Voir arrêt Griesmar (C‑366/99, EU:C:2001:648, points 46 et 56).