CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 19 mars 2015 ( 1 )
Affaire C‑87/14
Commission européenne
contre
Irlande
«Manquement d’État — Directive 2003/88/CE — Aménagement du temps de travail — Notion de ‘temps de travail’ — Médecins en formation»
I – Introduction
1. Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que, en n’appliquant pas les dispositions de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ( 2 ), à l’organisation du temps de travail des médecins en formation, également dénommés «médecins hospitaliers non consultants» («non consultant hospital doctors», ci-après les «NCHD»), l’Irlande a manqué aux obligations qui lui
incombent en vertu des articles 3, 5, 6 et 17, paragraphes 2 et 5, de cette directive.
2. L’Irlande a transposé la directive 2003/88 en droit national en ce qui concerne les NCHD par le règlement de 2004 relatif aux Communautés européennes (aménagement du temps de travail) (médecins en formation) [European Communities (Organisation of Working Time) (Activities of Doctors in Training) Regulations 2004, tel que modifié par le règlement de 2010 (ci-après le «règlement de 2004»).
3. Afin de régler un différend sur le temps de travail des NCHD, l’Irish Medical Organisation (Fédération des médecins d’Irlande), qui représente l’ensemble des médecins exerçant sur le territoire irlandais, et le Health Service Executive (administration des services de santé, ci-après le «HSE»), l’organe public représentant les autorités sanitaires, ont signé un accord de règlement le 22 janvier 2012, auquel est annexée une convention collective regroupant ces mêmes parties ( 3 ) ainsi qu’un
contrat de travail type pour les NCHD ( 4 ).
4. Le préambule de ce contrat de travail type décrit les NCHD de la façon suivante:
«Aux fins du présent contrat, le terme [‘NCHD’] vise les personnes employées dans le service de santé publique en Irlande en tant qu’‘Interns’, ‘Senior House Officers’, ‘Registrars’, ‘Senior Registrars’, ‘Specialist Registrars’ [titres correspondant à des grades de carrière de médecins en fonction, notamment, de la formation suivie] ou à un autre titre pour fournir des services médicaux ou dentaires et/ou suivre une formation médicale ou dentaire sans être employées, aux fins d’un tel emploi, en
tant que ‘Consultants’.»
5. En vertu de la clause 3, sous a), de la convention collective, les heures de formation prévues au tableau de service en dehors des périodes de garde ne doivent pas être comptabilisées comme du temps de travail.
6. La Commission considère, au contraire, que de telles heures de formation constituent du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
7. Le recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre de l’Irlande contient plusieurs griefs. Cependant, les présentes conclusions seront ciblées sur le seul grief relatif à l’incompatibilité de la clause 3, sous a), de la convention collective avec la directive 2003/88. En effet, ce grief soulève une question de droit nouvelle relative à l’interprétation de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de cette directive. La Cour devra ainsi décider s’il est ou
non conforme à la directive 2003/88 d’exclure de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de ladite directive, le temps que les NCHD consacrent à leur formation, y compris en dehors de leurs périodes de garde.
8. L’article 2 de la directive 2003/88, intitulé «Définitions», prévoit:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
1. ‘temps de travail’: toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales;
[...]»
9. La définition de la notion de temps de travail revêt une importance particulière dans le système de la directive 2003/88, car elle conditionne l’application d’autres dispositions de cette directive, telles que les articles 3, 5 et 6 de ladite directive.
10. L’article 3 de la directive 2003/88, intitulé «Repos journalier», dispose:
«Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de vingt-quatre heures, d’une période minimale de repos de onze heures consécutives.»
11. L’article 5 de cette même directive, intitulé «Repos hebdomadaire», prévoit à son premier alinéa:
«Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de sept jours, d’une période minimale de repos sans interruption de vingt-quatre heures auxquelles s’ajoutent les onze heures de repos journalier prévues à l’article 3.»
12. Aux termes de l’article 6 de ladite directive, intitulé «Durée maximale hebdomadaire de travail»:
«Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que, en fonction des impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs:
[...]
b) la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n’excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires.»
13. La Commission observe que les activités de formation des NCHD font partie intégrante de leur emploi et de leur statut professionnel, ainsi qu’il ressort des dispositions du contrat de travail type, et en particulier de la section 8 de ce dernier, intitulée «Medical Education and Training» («Apprentissage médical et formation médicale»). Ces médecins seraient tenus d’accomplir ces activités de formation aux termes de leur contrat de travail.
14. Par ailleurs, la Commission relève que la convention relative au traitement des heures de formation qui est annexée à la convention collective distingue trois catégories d’heures de formation:
— les heures de formation hors site programmées et protégées requises par le programme de formation;
— les activités d’enseignement et de formation programmées organisées sur place à intervalles réguliers (chaque semaine/quinzaine), telles que les conférences, les réunions scientifiques ainsi que les revues de morbidité et de mortalité, et
— les activités de recherche, d’étude, etc.
15. La Commission estime que, dans la mesure où les activités de formation sont requises par le programme de formation et se déroulent dans un lieu déterminé par ce programme, elles doivent être comptabilisées comme du «temps de travail» aux fins de la directive 2003/88. Tel devrait être le cas, selon la Commission, des deux premières catégories d’heures de formation définies par la convention relative au traitement des heures de formation. En revanche, le temps consacré à des activités d’étude et
de recherche menées à la maison ne devrait pas être considéré comme du «temps de travail» et pourrait, dès lors, être comptabilisé comme une «période de repos» aux fins de cette même directive. Tel semblerait être le cas de la troisième catégorie d’heures de formation.
16. La Commission indique encore que la circonstance que des horaires spécifiques soient consacrés aux activités de formation dans les tableaux de service ne change rien au fait qu’il s’agit intrinsèquement de «travail».
17. La Commission souligne également le rôle spécifique joué par la limitation du temps de travail et la fixation de périodes minimales de repos pour les médecins dans la préservation de la santé et de la sécurité de ces médecins et de leurs patients. Selon elle, une interprétation restrictive de la notion de temps de travail telle que proposée par l’Irlande, qui exclurait les activités de formation, ne serait conforme ni aux droits sociaux fondamentaux octroyés par la directive 2003/88 ni à son
objectif de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs.
18. C’est pourquoi la Commission considère que la clause 3, sous a), de la convention collective n’est pas compatible avec les dispositions de la directive 2003/88, et notamment avec les articles 3, 5 et 6 de celle-ci.
19. En réponse, l’Irlande soutient que les heures de formation prévues au tableau de service en dehors des périodes de garde, qui représentent la période de formation protégée, ne doivent pas être comptabilisées comme du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88.
20. L’Irlande admet certes que le travail et la formation peuvent être étroitement liés dans le cas des NCHD. Il existerait néanmoins, selon elle, une distinction fondamentale entre les deux notions, en particulier dans le cadre de la période de formation protégée, comme en l’espèce. En effet, l’Irlande observe que, dans ce cadre, le NCHD n’est pas à la disposition de l’employeur et il n’est pas dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions.
21. L’Irlande explique que, même si les périodes de formation sont enregistrées et effectivement inscrites au tableau de service afin d’assurer qu’elles soient protégées dans l’emploi du temps du NCHD et de permettre à l’employeur de planifier les activités de manière rationnelle, de telles périodes sont explicitement comprises comme étant distinctes – ou une «dispense» – des «activités ou fonctions» du travail.
22. Selon l’Irlande, il résulte de l’arrêt Simap ( 5 ) que la notion de temps de travail est essentiellement liée à l’accomplissement, ou à la disponibilité en vue d’accomplir et à l’accomplissement effectif, des fonctions et des activités du travail sur le lieu de travail. Il découlerait, par ailleurs, du point 63 de l’arrêt Jaeger ( 6 ) que, pour répondre à la définition de «temps de travail» prévue par la directive 2003/88, il serait indispensable qu’un médecin soit à la disposition de son
employeur dans un lieu déterminé, habituellement mais non pas exclusivement sur place, afin de fournir les services et/ou d’accomplir les activités et les fonctions liées à son travail.
23. Or, il ressortirait clairement de la clause 3, sous a), de la convention collective ainsi que de l’annexe de celle-ci que la période de formation protégée hebdomadaire est une période pendant laquelle un NCHD n’est pas de garde, n’accomplit pas non plus d’activités ou de fonctions liées à son travail et n’est pas effectivement disponible pour ces activités ou ces fonctions. Le caractère protégé de cette formation exclurait nécessairement la disponibilité pour le travail. Par ailleurs, le fait
que cette période de formation soit rémunérée bien que le médecin n’accomplisse pas ou ne soit pas disponible pour accomplir son travail refléterait simplement le statut particulier des médecins en formation et ferait partie de leurs avantages.
24. Selon l’Irlande, il existerait une distinction fondamentale entre, d’une part, la période de formation protégée qui implique la présence physique sur le lieu de travail et, d’autre part, le temps de garde qui requiert la présence physique sur le lieu de travail, qui a été examiné par la Cour dans ses arrêts Simap ( 7 ) et Jaeger ( 8 ), et qui est expressément défini comme étant du temps de travail par le règlement de 2004. Alors qu’un médecin de garde est disponible pour travailler et peut être
tenu d’accomplir les activités et les fonctions liées à son travail, un médecin qui est en période de formation protégée n’est pas disponible pour travailler et ne peut pas accomplir ces activités ou ces fonctions. Pour ce motif, cette période de formation ne pourrait pas être considérée comme du «temps de travail» aux fins du règlement de 2004 ou de la directive 2003/88.
25. L’argumentation de la Commission serait fondée sur une mauvaise compréhension fondamentale de la relation entre les exigences de formation des NCHD et leurs obligations normales au titre de leur contrat de travail. Contrairement à ce qu’affirme la Commission dans son mémoire en réplique, les exigences de formation des NCHD ne feraient pas partie intégrante de leur emploi dans le sens d’obligations imposées ou supervisées par l’employeur. Comme cela ressortirait des sections 2 et 8 du contrat de
travail type, il s’agirait plutôt d’exigences réglementaires essentielles que tous les NCHD devraient remplir pour être inscrits en tant que médecins praticiens en vertu de la loi de 2007 sur les médecins praticiens (Medical Practitioners Act 2007). La relation entre les NCHD et leur organisme de formation serait séparée et distincte de celle qui existe entre les NCHD et leur employeur.
26. Comme cela est exposé à la section 8, sous a), du contrat de travail type, l’employeur devrait seulement faciliter, le cas échéant, la formation requise et/ou la garantie de compétence requise des postes de NCHD. Tandis que l’employeur offrirait un cadre dans lequel les NCHD peuvent avoir une formation, il ne dirigerait pas la conduite d’une telle formation, ne déterminerait pas les activités auxquelles les NCHD doivent se livrer au titre de la formation ni la progression des NCHD dans le cadre
de celle-ci et il n’en déterminerait pas le lieu. Il s’agirait de questions relevant des organismes de formation des NCHD ou des NCHD eux-mêmes.
27. Assigner des heures spécifiques aux activités de formation dans les tableaux de service aurait pour objectif de faciliter le respect par les NCHD de leurs obligations au titre de la loi de 2007 sur les médecins praticiens et d’assurer toute la clarté quant à l’organisation du temps des NCHD, pour eux-mêmes comme pour les employeurs, et ce afin de garantir une prestation efficace des services.
II – Notre appréciation
28. La directive 2003/88 a pour objet de fixer des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs par un rapprochement des réglementations nationales concernant, notamment, la durée du temps de travail. Cette harmonisation au niveau de l’Union européenne en matière d’aménagement du temps de travail vise à garantir une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, en faisant bénéficier ceux-ci de périodes minimales de repos –
notamment journalier et hebdomadaire ‐ ainsi que de périodes de pause adéquates et en prévoyant un plafond de 48 heures pour la durée moyenne de la semaine de travail, limite maximale à propos de laquelle il est expressément précisé qu’elle inclut les heures supplémentaires ( 9 ).
29. Compte tenu de cet objectif essentiel, chaque travailleur doit, notamment, bénéficier de périodes de repos adéquates qui doivent non seulement être effectives, en permettant aux personnes concernées de récupérer de la fatigue engendrée par leur travail, mais également revêtir un caractère préventif de nature à réduire autant que possible le risque d’altération de la sécurité et de la santé des travailleurs que l’accumulation de périodes de travail sans le repos nécessaire est susceptible de
représenter ( 10 ).
30. Les différentes prescriptions que la directive 2003/88 énonce en matière de durée maximale de travail et de temps minimal de repos constituent des règles du droit social de l’Union revêtant une importance particulière dont doit bénéficier chaque travailleur en tant que prescription minimale nécessaire pour assurer la protection de sa sécurité et de sa santé ( 11 ).
31. À l’origine exclues du champ d’application de la directive 93/104/CE du Conseil, du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ( 12 ), les activités des médecins en formation ont été incluses dans le champ d’application de cette directive par la directive 2000/34/CE ( 13 ).
32. Dans son livre blanc sur les secteurs et les activités exclus de la directive sur le temps de travail, du 15 juillet 1997 ( 14 ), la Commission soulignait que «les heures de travail des médecins en formation dépassaient couramment 55 heures par semaine dans de nombreux pays» ( 15 ). Il en découlait, selon elle, «un risque évident [...] pour la santé et la sécurité d’un nombre important de médecins en formation. Dans la mesure où ces médecins participent directement à des procédures et décisions
médicales qui touchent des patients, la sécurité de ces derniers pourrait également être mise en danger» ( 16 ).
33. Afin de tenir compte des difficultés potentielles rencontrées par les États membres pour concilier les dispositions sur le temps de travail avec leurs responsabilités en matière d’organisation et de prestation de services de santé et de soins médicaux, l’intégration des médecins en formation dans le champ d’application de la directive 93/104 a été progressive.
34. Avec la codification à laquelle a procédé la directive 2003/88, les dispositions transitoires figurent à l’article 17, paragraphe 5, de cette directive. Il en découle, en substance, que les dérogations permises concernent les articles 6 (durée maximale hebdomadaire de travail) et 16 (périodes de référence), sous b), de ladite directive et ne sont autorisées que pour une période transitoire de cinq ans à partir du 1er août 2004, éventuellement prorogeable de deux années, puis d’une année.
35. Il résulte de cette brève description de l’évolution de la législation applicable aux médecins en formation que, depuis la fin de la période transitoire, cette catégorie de médecins est intégralement soumise au respect des règles relatives à l’aménagement du temps de travail contenues dans la directive 2003/88.
36. Il convient, par ailleurs, de relever que les dispositions de cette directive qui sont spécifiquement consacrées aux médecins en formation ne prévoient pas de définition particulière à leur égard de la notion de temps de travail, ni d’exclusion de certaines de leurs activités de cette notion.
37. C’est la définition générale contenue à l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 qui est donc d’application.
38. À cet égard, la Cour a itérativement jugé que cette directive définit la notion de «temps de travail», au sens de cette disposition, comme toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou aux pratiques nationales, et que la même notion doit être appréhendée par opposition à la période de repos, ces deux notions étant exclusives l’une de l’autre ( 17 ).
39. Dans ce contexte, la Cour a précisé, d’une part, que la directive 2003/88 ne prévoit pas de catégorie intermédiaire entre les périodes de travail et celles de repos et, d’autre part, que parmi les éléments caractéristiques de la notion de «temps de travail», au sens de cette directive, ne figure pas l’intensité du travail accompli par le travailleur ou le rendement de ce dernier ( 18 ).
40. Ainsi, ladite directive ne prévoit pas de «périodes grises» qui viendraient s’intercaler entre le temps de travail et le temps de repos. Conformément au système mis en place par le législateur de l’Union, la Cour a retenu une approche binaire en vertu de laquelle ce qui n’entre pas dans la notion de temps de travail tombe dans la notion de temps de repos, et inversement.
41. La Cour a également jugé que les notions de «temps de travail» et de «période de repos» au sens de la directive 2003/88 constituent des notions du droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de cette directive, visant à établir des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à ladite
directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme desdites notions dans l’ensemble des États membres ( 19 ).
42. En outre, il convient de rappeler que l’article 2 de la directive 2003/88 ne figure pas parmi les dispositions de celle-ci auxquelles il est permis de déroger ( 20 ).
43. En ce qui concerne les médecins, la Cour en a déduit que les services de garde que le travailleur effectue selon le régime de la présence physique dans l’établissement de l’employeur doivent être considérés dans leur intégralité comme du «temps de travail» au sens de la directive 2003/88, indépendamment des prestations de travail réellement effectuées par l’intéressé durant ces gardes ( 21 ).
44. Le fait que les services de garde comportent certaines périodes d’inactivité est donc, selon la Cour, dépourvu de toute pertinence dans ce contexte. En effet, le facteur déterminant pour considérer que les éléments caractéristiques de la notion de «temps de travail», au sens de la directive 2003/88, sont présents dans les services de garde qu’un travailleur effectue sur le lieu même de son emploi est le fait qu’il est contraint d’être physiquement présent au lieu déterminé par l’employeur et de
s’y tenir à la disposition de ce dernier pour pouvoir immédiatement fournir les prestations appropriées en cas de besoin. Il y a lieu, dès lors, selon la Cour, de considérer ces obligations comme relevant de l’exercice des fonctions de ce travailleur ( 22 ).
45. La définition du «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, est fondée sur trois critères qui, au vu de la jurisprudence de la Cour, semblent devoir être considérés comme étant cumulatifs. Il s’agit du critère spatial (être sur le lieu de travail), du critère d’autorité (être à la disposition de l’employeur) et du critère professionnel (être dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions) ( 23 ).
46. L’exclusion des heures de formation des NCHD de la notion de «temps de travail», au sens de cette disposition, est, à notre avis, contraire à la directive 2003/88 dans la mesure où, en ce qui concerne cette catégorie de travailleurs, les trois critères qui sont mentionnés dans la définition figurant à ladite disposition sont réunis.
47. Nous commencerons notre démonstration par le dernier des trois critères énumérés, qui veut que le travailleur soit dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions.
48. L’activité des NCHD comprend deux aspects principaux, à savoir, d’une part, la prestation de soins médicaux et, d’autre part, la poursuite de leur formation. Ils sont rémunérés tant pour le premier de ces aspects que pour le second de ceux-ci.
49. Les NCHD effectuent les deux volets de leur activité auprès de deux entités. D’une part, ils sont affectés à un hôpital et, d’autre part, ils sont rattachés à un organisme de formation, le tout sous l’égide du HSE qui organise, au moyen d’accords conclus avec les organismes de formation, et finance la formation des NCHD ( 24 ).
50. Si nous nous reportons au document établi par le HSE, intitulé «Non Consultant Hospital Doctor (NCHD) – Job Specification» («Médecins hospitaliers non consultants (NCHD) – Description de l’emploi») ( 25 ), nous relevons que le premier volet des activités des NCHD est caractérisé, notamment, par les missions suivantes ( 26 ):
— «participer en tant que membre d’une équipe multidisciplinaire à la fourniture de soins médicaux aux patients»;
— «poser des diagnostics et traiter les patients»;
— «prescrire et interpréter des tests de diagnostic», et
— «initier et contrôler le traitement».
51. Les NCHD sont donc pleinement impliqués dans la délivrance des prestations de soins médicaux aux patients.
52. Quant au second volet relatif à la formation des NCHD, il est constitué, aux termes de la section intitulée «Education and Training» («Apprentissage et formation») du même document, notamment des missions suivantes ( 27 ):
— «participer à des programmes obligatoires et recommandés d’apprentissage et de développement professionnel conformément aux exigences organisationnelles/professionnelles»;
— «maintenir et développer l’expertise et le savoir professionnels en prenant activement part à l’apprentissage et au développement professionnels continus»;
— «faire des progrès satisfaisants dans sa formation et son développement conformément aux exigences de l’organisme de formation», et
— «prendre part aux évaluations requises des objectifs et des performances avec le consultant chargé de la supervision/directeur de clinique/chef du département académique».
53. Les NCHD doivent donc suivre un programme de formation auprès d’un organisme agréé à cet effet, et ce en coordination avec leur employeur qui doit aménager leur tableau de service de façon à garantir la bonne mise en œuvre de cette formation.
54. Le lien étroit unissant ces deux aspects de l’activité des NCHD est, à juste titre, mis en exergue dans le document intitulé «Training principles to be incorporated into new working arrangements for doctors in training» («Principes en matière de formation à insérer dans les nouvelles modalités de travail des médecins en formation») ( 28 ). Il y est indiqué que parmi les règles générales qui doivent guider la formation des NCHD figurent celle selon laquelle «les possibilités d’apprentissage et de
formation sur le lieu de travail devraient être exploitées et développées au maximum», et celle selon laquelle «une barrière artificielle ne doit pas être créée entre service et formation» ( 29 ).
55. Malgré cette affirmation de l’absence de frontière étanche entre la formation et les prestations de soins médicaux, ce document témoigne de l’existence d’une pratique consistant à exclure du temps de travail les heures que consacrent les NCHD à leur formation auprès de l’organisme chargé de cette mission. Ainsi, le point 9 de la partie I dudit document indique que «le temps passé en formation à la demande de l’organisme de formation et non pas de l’employeur ne compte pas comme du temps de
travail aux fins de la [directive 2003/88], mais peut être considéré comme du temps rémunéré». De plus, le point 15 de cette partie I précise que «[l]e temps, même s’il peut être consacré principalement, voire exclusivement, à l’apprentissage (par exemple, congé de formation ‘protégé’) et ne relève pas de la définition du temps ‘de travail’, peut toujours être compris dans un contrat d’emploi rémunéré». Enfin, le point 3 de la partie II du même document, intitulée «Principles relating to each
Training Body» («Principes relatifs à chaque organisme de formation»), indique que «l’apprentissage et la formation hors site [...] ne seraient normalement pas considérés comme du temps de travail».
56. Une telle exclusion des heures de formation des NCHD de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, est, à notre avis, contraire à cette dernière, car elle repose sur l’idée que les NCHD ne sont pas dans l’exercice de leur activité ou de leurs fonctions au sens de cette disposition lorsqu’ils se consacrent à leur formation telle qu’elle résulte du programme établi par l’organisme agréé à cet effet.
57. Contrairement à l’image que veut en donner l’Irlande dans le cadre du présent recours, l’aspect de l’activité des NCHD relatif à la délivrance de soins médicaux et celui relatif à leur formation sont pourtant intimement liés. Il est, en effet, inhérent au statut de NCHD de cumuler un apprentissage théorique et un apprentissage pratique, de continuer à développer ses connaissances scientifiques tout en les mettant en pratique. C’est bien de cette étroite imbrication entre théorie et mise en
pratique que dépendent la qualité et l’efficacité de la formation des NCHD.
58. La formation professionnelle des NCHD fait donc pleinement partie de leur activité, de sorte qu’ils doivent être considérés comme étant dans l’exercice de leur activité ou de leurs fonctions, au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, lorsqu’ils suivent leur programme de formation, y compris en dehors de leurs périodes de garde.
59. Il n’y a, dès lors, aucune raison objective de distinguer les deux aspects de l’activité des NCHD aux fins du calcul de leur temps de travail.
60. Par ailleurs, le critère spatial tenant à ce que le travailleur doit se trouver au travail nous paraît rempli.
61. En effet, que la formation ait lieu à l’hôpital ou bien dans les locaux de l’organisme de formation, ce qui importe est que les NCHD sont contraints de rester pendant leurs heures de formation dans un lieu qu’ils ne sont pas libres de choisir, mais qui dépend du programme de formation qu’ils sont tenus de suivre. Cette obligation pour les NCHD d’être physiquement présents dans un lieu déterminé pendant leurs heures de formation constitue une sujétion qui les empêche d’exercer librement leurs
activités personnelles.
62. Concernant, enfin, le critère selon lequel le travailleur doit être à la disposition de l’employeur, il s’agit avant tout d’un critère d’autorité qui implique la permanence du rapport de subordination du premier à l’égard du second ( 30 ).
63. Or, lorsque les NCHD effectuent leur formation en dehors des périodes de garde, ils ne sont pas pour autant soustraits au pouvoir de direction de leur employeur.
64. En effet, dans le cadre de la relation hiérarchique qui les lie à leur employeur, la formation des NCHD fait l’objet d’un suivi de la part de ce dernier.
65. Cela résulte expressément de la section 3 du contrat de travail type, intitulée «Reporting Relationship» («Relation hiérarchique»), qui prévoit:
«La relation hiérarchique du NCHD envers l’employeur s’établit par l’intermédiaire de son consultant chargé de la supervision et du directeur de clinique (s’il en existe un). Le NCHD peut être tenu de rendre des comptes au consultant désigné chargé de la supervision/directeur de clinique/chef du département académique sur les questions relatives à l’apprentissage médical ainsi qu’à la formation et à la recherche médicales. Le NCHD rendra des comptes directement à l’employeur comme requis.» ( 31
)
66. Dans le même ordre d’idées, la section 6, sous c), du contrat de travail type indique également:
«Le NCHD a droit, durant son engagement, à une évaluation régulière de ses performances – y compris les performances en matière [d’apprentissage médical et de formation médicale]/de recherche – en sa présence, par le consultant désigné chargé de la supervision/directeur de clinique/chef du département académique.»
67. Ce suivi par l’employeur de la formation des NCHD est cohérent avec le constat selon lequel la participation de ces derniers à un programme de formation fait partie, aux termes de la section 8, sous b), du contrat de travail type, des obligations qui pèsent sur les NCHD en application du contrat de travail qui les lie à leur employeur. Il en résulte, à notre avis, que l’employeur serait fondé à sanctionner un défaut d’exécution par les NCHD de leurs obligations de formation telles qu’elles
figurent dans le contrat de travail.
68. Par ailleurs, l’employeur occupe un rôle important dans la bonne mise en œuvre de cette formation, dont il doit faciliter l’exercice. À cet égard, la section 8, sous a), du contrat de travail type prévoit que, «[a]ux fins de l’apprentissage, de la formation du NCHD et du maintien de la compétence professionnelle des NCHD, l’employeur facilitera, le cas échéant, conformément aux exigences de la loi de 2007 sur les médecins praticiens, la formation/la garantie de compétence requises pour des
fonctions de NCHD». Dans le même ordre d’idées, la section 8, sous c), du contrat de travail type prévoit également l’existence d’une coordination entre l’employeur et l’organisme de formation pour la mise en œuvre de la formation des NCHD, laquelle doit être incorporée dans le tableau de service établi par l’employeur ( 32 ). Il incombe donc à l’employeur de concilier l’obligation de formation des NCHD avec les obligations de service qui pèsent sur ces derniers.
69. La formation des NCHD a pour but l’adaptation de ces derniers à leur poste de travail et a donc une finalité professionnelle. Le temps que les NCHD consacrent à leur formation ne pourrait être assimilé à un temps personnel que s’il se situait en dehors du rapport de travail, de sorte qu’ils pourraient alors vaquer librement à leurs occupations personnelles. Or, nous avons vu que tel n’est pas le cas, l’employeur continuant à exercer son autorité dans le cadre du suivi de la formation des NCHD.
De plus, la formation de ces derniers ne résulte pas d’un choix autonome de leur part d’y consacrer une partie de leur temps personnel. Dès lors que le temps de formation des NCHD est destiné à satisfaire une obligation professionnelle, sous le contrôle direct ou indirect de l’employeur, il ne constitue pas du temps de repos.
70. Nous rappelons que la directive 2003/88 a pour objectif la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Le fait de garantir aux travailleurs une période minimale de repos s’inscrit dans cet objectif. Dès lors, l’exclusion du temps de formation des NCHD du décompte de leur temps de travail empiéterait sur cette période minimale de repos et serait donc contraire audit objectif ( 33 ). Autrement dit, la directive 2003/88 s’oppose à ce que le temps de repos des NCHD soit amputé en
raison de l’exclusion de leurs heures de formation de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de celle-ci.
71. Nous ajoutons que la manière dont la Cour a défini la notion de temps de repos permet aisément d’écarter la thèse défendue par l’Irlande. Ainsi, à propos des «périodes équivalentes de repos compensateur», au sens de l’article 17, paragraphes 2 et 3, de la directive 93/104, la Cour a précisé que ces périodes doivent se caractériser par le fait que, pendant celles-ci, «le travailleur n’est soumis, à l’égard de son employeur, à aucune obligation susceptible de l’empêcher de se consacrer, librement
et de manière ininterrompue, à ses propres intérêts aux fins de neutraliser les effets du travail sur la sécurité et la santé de l’intéressé. Aussi, de telles périodes de repos doivent-elles succéder immédiatement au temps de travail qu’elles sont censées compenser, afin d’éviter la survenance d’un état de fatigue ou de surmenage du travailleur en raison de l’accumulation de périodes de travail consécutives» ( 34 ). La Cour a également précisé que, «pour pouvoir se reposer effectivement, le
travailleur doit bénéficier de la possibilité de se soustraire à son milieu de travail pendant un nombre déterminé d’heures qui doivent non seulement être consécutives, mais aussi succéder directement à une période de travail, afin de permettre à l’intéressé de se détendre et d’effacer la fatigue inhérente à l’exercice de ses fonctions» ( 35 ).
72. Les périodes de repos ont donc pour fonction de compenser la fatigue engendrée par les périodes de travail. Il serait porté atteinte à cette fonction essentielle des périodes de repos si étaient incluses dans celles-ci les périodes de formation des NCHD.
73. Il résulte de ces développements que, à notre avis, les trois critères de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88, sont remplis. Par conséquent, les heures que les NCHD doivent consacrer à leur formation en dehors des périodes de garde doivent être considérées comme constituant du «temps de travail», au sens de cette disposition.
III – Conclusion
74. Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de juger que, en excluant en pratique les heures de formation des médecins hospitaliers non consultants («non consultant hospital doctors») prévues au tableau de service en dehors des périodes de garde de la notion de «temps de travail», au sens de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, l’Irlande a
manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette disposition ainsi que des articles 3, 5 et 6 de cette directive.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 299, p. 9.
( 3 ) Ci-après la «convention collective».
( 4 ) Ci-après le «contrat de travail type».
( 5 ) C‑303/98, EU:C:2000:528.
( 6 ) C‑151/02, EU:C:2003:437.
( 7 ) C‑303/98, EU:C:2000:528.
( 8 ) C‑151/02, EU:C:2003:437.
( 9 ) Ordonnance Grigore (C‑258/10, EU:C:2011:122, point 40 et jurisprudence citée).
( 10 ) Arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 92).
( 11 ) Ordonnance Grigore (C‑258/10, EU:C:2011:122, point 41 et jurisprudence citée).
( 12 ) JO L 307, p. 18.
( 13 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 2000 modifiant la directive 93/104 (JO L 195, p. 41).
( 14 ) COM(97) 334 final.
( 15 ) Point 64.
( 16 ) Point 65.
( 17 ) Ordonnance Grigore (C‑258/10, EU:C:2011:122, point 42 et jurisprudence citée).
( 18 ) Ibidem (point 43 et jurisprudence citée).
( 19 ) Ibidem (point 44 et jurisprudence citée).
( 20 ) Ibidem (point 45).
( 21 ) Ordonnance Vorel (C‑437/05, EU:C:2007:23, point 27 et jurisprudence citée). Étant donné que les articles 1er à 6 de la directive 2003/88 sont rédigés dans des termes en substance identiques à ceux des articles 1er à 6 de la directive 93/104, la Cour a précisé, dans cette même ordonnance, que l’interprétation de celle-ci est pleinement transposable à la directive 2003/88 (point 29).
( 22 ) Ibidem (point 28 et jurisprudence citée).
( 23 ) Voir, à propos de l’arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437), commentaire de Vigneau, C., European Review of Private Law, no 13, vol. 2, Kluwer Law International, Pays-Bas, 2005, p. 219, spécialement p. 220.
( 24 ) La section 15 du contrat de travail type, intitulée «Training Supports» («Financements de la formation»), prévoit la prise en charge, par le HSE, des frais de formation des NCHD.
( 25 ) Ce document est disponible à l’adresse Internet http://www.irishpsychiatry.ie/Libraries/PGT_HSE_Docs/HSE_Job_Specification_for_NCHD_Posts.sflb.ashx.
( 26 ) Voir, également, section 6 du contrat de travail type.
( 27 ) Voir, également, section 8 du contrat de travail type.
( 28 ) Medical Education and Training Group, juillet 2004. Document auquel renvoient, notamment, les notes en bas de page 3 et 5 du contrat de travail type et disponible à l’adresse Internet http://smartr.org.uk/wp-content/uploads/2013/01/training_principles.pdf.
( 29 ) Page 5.
( 30 ) Voir Vigneau, C., op. cit., dont nous reprenons ici la définition figurant à la p. 220.
( 31 ) Italique ajouté par nous.
( 32 ) Voir également, en ce sens, «Training principles to be incorporated into new working arrangements for doctors in training», op. cit. Le point 16 de la partie I de ce document dispose que «[l]es employeurs devraient ménager le temps de formation protégé pour les formateurs désignés et les stagiaires dans les fonctions appelant à des formations». Le point 26 de cette partie I indique que «[l]es tableaux de service devraient faciliter les activités programmées d’apprentissage et de formation sur
site et hors site».
( 33 ) Voir, en ce sens, à propos des périodes de garde, arrêt Simap (C‑303/98, EU:C:2000:528, point 49).
( 34 ) Arrêt Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 94).
( 35 ) Ibidem (point 95).