CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NILS WAHL
présentées le 10 juillet 2014 ( 1 )
Affaire C‑171/13
Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen (Uwv)
contre
M. S. Demirci,
D. Cetin,
A. I. Önder,
R. Keskin,
M. Tüle,
A. Taskin
[demande de décision préjudicielle
formée par le Centrale Raad van Beroep (Pays-Bas)]
«Accord d’association CEE-Turquie — Décision no 3/80 du Conseil d’association — Sécurité sociale des travailleurs migrants — Prestation complémentaire accordée au titre de la législation nationale — Condition de résidence — Article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80 — Conditions d’exportation de prestations — Bénéficiaires possédant la double nationalité — Nationalité d’un État membre de l’Union européenne — Article 59 du protocole additionnel à l’accord d’association CEE-Turquie — Clause
interdisant tout régime préférentiel»
1. La présente demande de décision préjudicielle concerne l’interprétation de l’article 6 de la décision no 3/80 du conseil d’association CEE-Turquie (ci-après la «décision no 3/80») ( 2 ). Cette disposition interdit de soumettre à des conditions de résidence le versement de certains types de prestations en espèces à des travailleurs salariés turcs.
2. L’affaire concerne plus précisément l’application de cette disposition à d’anciens travailleurs salariés de nationalité turque, qui ont acquis dans l’intervalle la nationalité de l’État membre d’accueil tout en conservant la nationalité turque. Les questions suivantes se posent: l’acquisition de la nationalité de l’État membre d’accueil prive‑t-elle ces travailleurs salariés des droits qu’ils auraient tirés autrement de l’article 6 de la décision no 3/80? Ces travailleurs salariés ont-ils
toujours droit à une prestation complémentaire à caractère non contributif (en complément d’une prestation d’invalidité) versée au titre de la législation nationale de l’État membre d’accueil ( 3 ) même s’ils sont retournés en Turquie et que cette législation nationale impose une condition de résidence? S’ils n’y ont pas droit, à quelle date la prestation complémentaire peut-elle être supprimée?
I – Cadre juridique
A – L’accord d’association CEE-Turquie
3. L’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara (ci-après l’«accord d’association») ( 4 ) . L’article 9 de cet accord énonce un principe général de non-discrimination en raison de la nationalité applicable entre les parties à l’accord.
4. Le protocole additionnel à l’accord d’association ( 5 ), signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles (ci-après le «protocole additionnel»), dispose en son article 39, paragraphe 4, que «les pensions de vieillesse, de décès et d’invalidité» peuvent être exportées vers la Turquie. Aux termes de son article 39, paragraphe 5, cette disposition laisse intacte les accords bilatéraux qui existeraient entre la République de Turquie et un État membre uniquement dans la mesure où ils prévoient un régime plus
favorable aux ressortissants turcs.
5. L’article 59 du protocole additionnel interdit tout régime préférentiel en indiquant que «[d]ans les domaines couverts par le présent protocole, la Turquie ne peut bénéficier d’un traitement plus favorable que celui que les États membres s’accordent entre eux […]».
6. Le conseil d’association a adopté la décision no 3/80 le 19 septembre 1980. Cette décision vise à coordonner les régimes de sécurité sociale des États membres en vue de faire bénéficier les travailleurs turcs ainsi que les membres de leur famille et leurs survivants de prestations de la sécurité sociale.
7. Aux termes de l’article 2 de la décision no 3/80, les dispositions de cette décision s’appliquent notamment «aux travailleurs qui sont ou ont été soumis à la législation de l’un ou de plusieurs des États membres et qui sont des ressortissants de la Turquie».
8. L’article 3, paragraphe 1, de la décision no 3/80 garantit l’égalité de traitement dans les «obligations» et le «bénéfice de la législation de tout État membre».
9. L’article 4 de la décision no 3/80 en définit le champ d’application matériel. L’article 4, paragraphe 1, sous b), précise que la décision s’applique aux «prestations d’invalidité, y compris celles qui sont destinées à maintenir ou à améliorer la capacité de gain».
10. L’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80 dispose:
«À moins que la présente décision n’en dispose autrement, les prestations en espèces d’invalidité, de vieillesse ou des survivants ainsi que les rentes d’accidents du travail et de maladies professionnelles, acquises au titre de la législation d’un ou de plusieurs États membres ne peuvent subir aucune réduction, ni modification, ni suspension, ni suppression, ni confiscation du fait que le bénéficiaire réside en Turquie ou sur le territoire d’un État membre autre que celui où se trouve
l’institution débitrice.
[…]»
B – Le règlement (CEE) no 1408/71 ( 6 )
11. Le règlement no 1408/71 coordonne les régimes de sécurité sociale des États membres pour garantir aux travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté une couverture constante par la réglementation de la sécurité sociale.
12. L’article 4 définit le champ d’application matériel du règlement. Aux termes de son article 4, paragraphe 1, sous b), le règlement no 1408/71 s’applique aux «prestations d’invalidité, y compris celles qui sont destinées à maintenir ou à améliorer la capacité de gain».
13. L’article 4, paragraphe 2 bis, définit plus particulièrement les «prestations spéciales en espèces à caractère non contributif», qui est la catégorie dont relève la prestation en cause dans les affaires portées devant la juridiction de renvoi.
14. Alors que l’article 10, paragraphe 1, interdit aux États membres d’imposer une condition de résidence, l’article 10 bis, paragraphe 1, déroge à cette interdiction pour certaines prestations spéciales en espèces à caractère non contributif. L’article 10 bis, paragraphe 1, se lit comme suit:
«Les dispositions de l’article 10 et du titre III ne sont pas applicables aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif visées à l’article 4, paragraphe 2 bis. Les personnes auxquelles le présent règlement est applicable bénéficient de ces prestations exclusivement sur le territoire de l’État membre dans lequel elles résident et au titre de la législation de cet État, pour autant que ces prestations soient mentionnées à l’annexe II bis. Les prestations sont servies par
l’institution du lieu de résidence et à sa charge.»
15. À la faveur d’une modification apportée par le règlement (CE) no 647/2005 ( 7 ), la TW a été inscrite sur la liste des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif reprises à l’annexe II bis du règlement. Cette modification est entrée en vigueur le 5 mai 2005.
C – La législation néerlandaise
16. La TW régit l’octroi des prestations complémentaires aux Pays‑Bas. Ces prestations sont versées pour garantir un niveau minimal de ressources à chacun. Conformément à la TW, l’Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen (Institut de gestion des assurances sociales pour travailleurs, ci-après l’«UWV») est l’organisme qui, saisi d’une demande d’un particulier, détermine si le demandeur a droit à cette prestation complémentaire.
17. La loi portant limitation de l’exportation des prestations (Wet beperking export uitkeringen), du 27 mai 1999 (ci-après la «Wet BEU»), a introduit dans la TW une nouvelle disposition soumettant le droit aux prestations complémentaires à la condition de résidence aux Pays-Bas. À compter du 1er janvier 2000, tous les bénéficiaires d’une prestation complémentaire doivent donc résider aux Pays-Bas.
18. Dans le régime transitoire mis en place par l’article XI de la Wet BEU, les prestations versées au titre de la TW aux personnes qui en bénéficiaient déjà avant l’entrée en vigueur du nouveau régime et qui résidaient à l’époque en dehors des Pays-Bas devaient progressivement être supprimées par tiers chaque année à partir du 1er janvier 2000. Cette même suppression progressive devait être appliquée à partir de l’année 2007 aux citoyens de l’Union européenne et de l’Espace économique européen
(EEE) après l’inscription de la TW sur la liste de l’annexe II bis du règlement no 1408/71.
II – Les faits à l’origine du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
19. M. Demirci et cinq autres anciens travailleurs migrants (ci-après les «défendeurs») sont des ressortissants turcs qui ont travaillé et résidé aux Pays‑Bas durant plusieurs années. Frappés par une incapacité de travail, ils ont bénéficié d’une prestation d’invalidité ( 8 ) ainsi que d’une prestation complémentaire à caractère non contributif au titre de la TW. La prestation complémentaire en question vise à ajuster le montant de la prestation d’invalidité afin que les ressources des bénéficiaires
soient les plus proches du revenu minimal. Avant l’année 2000, tous les défendeurs sont rentrés en Turquie bien qu’ils eussent acquis dans l’intervalle, en plus de leur nationalité turque, la nationalité néerlandaise et conservé ainsi le droit de résider aux Pays-Bas.
20. Lorsque l’UWV a supprimé la prestation complémentaire au titre de la Wet BEU, les défendeurs ont introduit un recours contre les décisions prises à cet effet. À la suite de plusieurs décisions de justice, l’UWV a continué à verser la prestation complémentaire pendant plusieurs années, mais l’a finalement supprimée à partir de l’année 2004 ou de l’année 2007 selon les circonstances.
21. Doutant de la régularité de la suppression de la prestation complémentaire, le Centrale Raad van Beroep (Tribunal central du contentieux administratif, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Faut-il interpréter l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80, au regard de l’article 59 du protocole additionnel, en ce sens qu’il s’oppose au régime légal d’un État membre, tel l’article 4 bis de la loi sur les compléments garantissant le minimum social (Toeslagenwet) qui supprime la prestation complémentaire, accordée au titre de la législation nationale, lorsque ses bénéficiaires n’habitent plus sur le territoire de cet État même s’ils ont obtenu la nationalité de l’État membre
d’accueil tout en conservant la nationalité turque?
2) Si, dans la réponse à la première question, la Cour estime que les intéressés peuvent invoquer l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80, mais dans les limites tracées par l’article 59 du protocole additionnel: faut-il interpréter l’article 59 du protocole additionnel en ce sens qu’il s’oppose à continuer de servir la prestation complémentaire aux ressortissants turcs tels les intéressés à partir du moment où la réglementation de l’Union ne permet plus aux ressortissants de l’Union
d’y prétendre même si la législation nationale a permis aux ressortissants de l’Union de conserver cette prestation plus longtemps?»
22. Des observations écrites ont été présentées dans la présente procédure par l’UWV, MM. Demirci et Keskin, par le gouvernement néerlandais et par la Commission européenne. Lors de l’audience du 14 mai 2014, des observations orales ont été présentées par ces mêmes parties ainsi que par M. Cetin.
III – Analyse
A – Observations préalables
23. Le tissu de problèmes entourant les affaires portées devant la juridiction de renvoi (ci-après la «présente affaire») s’apparente étroitement à la complexité des circonstances qui ont donné lieu à l’arrêt que la Cour a rendu dans l’affaire Akdas e.a. ( 9 ). L’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346) et la présente affaire concernent toutes les deux, en substance, la faculté d’exporter des Pays-Bas une prestation en espèces à caractère non contributif (une prestation complémentaire spéciale) versée au
titre de la TW dans des circonstances où cette même prestation ne peut plus être exportée vers d’autres États membres par des ressortissants de l’Union.
24. Les deux affaires présentent néanmoins une différence essentielle. Dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346), les anciens travailleurs turcs concernés possédaient la nationalité turque. Dans la présente affaire, les défendeurs ont acquis, en plus de leur nationalité turque, la nationalité de l’État membre d’accueil. Ainsi que cette affaire le démontre, la double nationalité entraîne des difficultés inédites d’interprétation de l’article 6 de la décision no 3/80.
25. Avant d’examiner plus avant ces difficultés, il est utile de rappeler que le règlement no 1408/71 a mis en place un régime propre aux «prestations spéciales à caractère non contributif» depuis l’année 1992. Si ces prestations relèvent bel et bien du champ d’application dudit règlement, il reste que, conformément à son article 10 bis [devenu article 70 du règlement (CE) no 883/2004] ( 10 ), les États membres peuvent en réserver le bénéfice aux résidents. Cette dérogation joue tant que les
prestations en cause figurent à l’annexe II bis du règlement no 1408/71 (devenue annexe X du règlement no 883/2004). La TW est reprise sur la liste de cette annexe.
26. Dans ce contexte, la Cour a indiqué dans l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346) que, en dépit du fait que les ressortissants de l’Union migrant d’un État membre à un autre n’ont pas le droit d’exporter les prestations complémentaires versées au titre de la TW, cette restriction ne s’applique pas aux travailleurs turcs. En outre, ce qui est important, c’est que le fait que les ressortissants turcs peuvent exporter la prestation complémentaire en question n’a pas été jugé contraire à l’article 59 du
protocole additionnel qui interdit de placer les ressortissants turcs dans une situation plus avantageuse que celle des ressortissants de l’Union ( 11 ).
27. Compte tenu de l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346), la question qui se pose à présent est celle des incidences que la naturalisation des défendeurs a sur la réponse à donner dans la présente affaire. Ainsi qu’en atteste la divergence des positions des parties qui ont présenté des observations, la réponse à cette question n’est absolument pas manifeste. Toutefois, ainsi que je m’efforcerai de le montrer ci-dessous, je suis d’avis que la situation des défendeurs est intrinsèquement différente de
celle des travailleurs turcs dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346). En tout état de cause, ils sont, en tant que ressortissants néerlandais, citoyens d’un État membre de l’Union.
B – L’incidence de la possession de la nationalité d’un État membre de l’Union
28. Pour des travailleurs migrants, tels les ressortissants turcs, qui travaillent dans un État membre de l’Union, l’acquisition de la nationalité de l’État membre d’accueil représente incontestablement une étape importante dans la marche suprême vers l’intégration ( 12 ). Pour les raisons que j’expliquerai ci-dessous, la décision no 3/80 ne me paraît plus applicable à un travailleur turc dès lors qu’il acquiert la nationalité de l’État membre d’accueil. Le travailleur est devenu de ce fait un
véritable ressortissant de l’Union. Il s’ensuit qu’il ne peut plus sélectionner consciencieusement les règles applicables en fonction de l’idée qu’il se fait de son meilleur intérêt dans une situation donnée.
29. J’estime que dès que des ressortissants turcs venus dans un État membre à la faveur du régime d’association CEE-Turquie sont naturalisés dans l’État membre d’accueil, ils ne tirent plus leurs droits de sécurité sociale de la décision no 3/80. En tant que ressortissants de l’Union (à part entière), ils tirent leurs droits de la législation de l’État membre en question et, le cas échéant, de la réglementation de l’Union. Dans le cas contraire, deux régimes de prestations d’invalidité
s’appliqueraient simultanément.
30. Par exemple, la décision no 1/80 ( 13 ), adoptée pour relancer et développer les relations commerciales et économiques entre la Turquie et l’Union ( 14 ), vise à améliorer le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille au titre du régime d’association CEE‑Turquie ( 15 ). Il en découle que c’est uniquement en qualité de travailleurs ou de membres de la famille d’un travailleur que les ressortissants turcs sont visés par l’accord d’association et bénéficient ainsi des
droits que leur confère la décision no 1/80 ( 16 ). Tel n’est pas le cas, en droit de l’Union, des travailleurs (ou de tout autre catégorie de personnes dans ce domaine) possédant la nationalité d’un État membre qui ont exercé leur droit de circuler librement. Ils tirent leurs droits de la réglementation de l’Union du simple fait qu’ils possèdent la nationalité d’un État membre de l’Union ( 17 ).
31. Tel fut le cas dans l’affaire Kahveci et Inan ( 18 ), également invoquée par les défendeurs. Cette affaire concernait la juste interprétation à donner à l’article 7 de la décision no 1/80 ( 19 ). La question à trancher était de savoir si les membres de la famille de travailleurs turcs qui, à l’instar des défendeurs, possédaient la double nationalité néerlandaise et turque pouvaient encore invoquer cette disposition une fois que ces travailleurs avaient acquis la nationalité de l’État membre
d’accueil.
32. Je partage pleinement l’analyse que l’avocat général Sharpston a délivrée dans cette affaire. À l’endroit des travailleurs concernés, il est loisible aux autorités d’un État membre de considérer un travailleur possédant une double nationalité comme un travailleur possédant uniquement la nationalité de cet État membre dans leurs rapports avec ce travailleur ( 20 ). Toutefois, elles ne peuvent pas ignorer la nationalité turque d’une personne dans leurs rapports avec les membres de sa famille qui
ne sont pas ressortissants de l’Union. Il en va ainsi car, sous l’angle des rapports entre les autorités et le membre de la famille concerné, le travailleur qui possède une double nationalité reste une personne de nationalité turque appartenant au marché régulier de l’emploi aux Pays-Bas. Bien que le travailleur tire ses droits du statut que lui confère la nationalité de l’État membre concerné, il n’en reste pas moins un «travailleur turc» au sens de l’article 7 de la décision no 1/80. En
d’autres termes, dans la mesure où ces travailleurs sont entrés de façon régulière dans l’État membre en question, les membres de leur famille peuvent puiser des droits dans l’article 7, même si le travailleur qui est à la source de ces droits ne peut plus le faire lui-même, puisque, lorsqu’elles traitent avec lui, les autorités de l’État membre sont fondées à ignorer une moitié de son statut en matière de nationalité ( 21 ).
33. Dans ce contexte, un aspect qui doit être souligné est que, en accordant à une certaine catégorie de ressortissants de l’Union (c’est‑à‑dire à ceux ayant à la fois la nationalité turque et celle d’un État membre) un régime préférentiel en raison d’une nationalité qui n’est pas celle d’un pays de l’Union, l’on opérerait en réalité une distinction entre différentes catégories de ressortissants de l’Union. Permettre donc à certains ressortissants de l’Union d’exporter des prestations (dans l’Union)
et pas à d’autres serait clairement contraire au principe général de non‑discrimination.
34. Pour le dire autrement, à compter du moment où des travailleurs turcs acquièrent, comme les défendeurs, la nationalité de l’État membre d’accueil, ils cessent tout simplement d’être des «travailleurs turcs» au sens de la décision no 3/80 (ou, plus généralement, du régime d’association). À compter de ce moment-là, ils ne tirent plus leurs droits aux prestations de sécurité sociale du régime d’association, mais de la législation nationale et, le cas échéant, du droit de l’Union.
35. J’estime donc que la décision no 3/80 ne trouve pas à s’appliquer dans les circonstances des affaires portées devant la juridiction de renvoi, où les travailleurs concernés ont acquis la nationalité de l’État membre d’accueil tout en conservant la nationalité turque.
36. Toutefois, la juridiction de renvoi et les parties qui ont présenté des observations ont privilégié une approche différente des questions d’interprétation que soulève la présente affaire, en se plaçant en effet sous l’angle de l’article 6 de la décision no 3/80 (et de l’arrêt Akdas e.a., EU:C:2011:346). Par souci d’exhaustivité, je poursuivrai ici en démontrant, au risque toutefois de brouiller inutilement les esprits, que, même sur la base des dispositions combinées de l’article 6 de la
décision no 3/80 et de l’article 59 du protocole additionnel, la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346).
C – Raisonnement fondé sur l’arrêt Akdas e.a.
1. L’arrêt Akdas e.a. et l’article 6 de la décision no 3/80
37. Dans l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346), la Cour a confirmé l’effet direct de l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80 pour les personnes relevant du champ d’application personnel de la décision ( 22 ). L’article 2 de la décision no 3/80 couvre notamment les travailleurs qui sont ou ont été soumis à la législation de l’un ou de plusieurs des États membres et qui sont ressortissants turcs. À supposer que la décision no 3/80 soit toujours applicable, les défendeurs (à l’instar des
personnes concernées dans l’affaire Akdas e.a., EU:C:2011:346) répondent à ce critère dans la mesure où il s’agit de ressortissants turcs qui ont été soumis à la législation d’un État membre, à savoir celle des Pays-Bas. En conséquence, ces anciens travailleurs turcs devraient, par principe, avoir le droit d’invoquer l’article 6 de la décision no 3/80 pour continuer de se voir verser en Turquie la prestation complémentaire en cause dans la procédure au principal.
38. Depuis l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346), il est également clair qu’une prestation supplémentaire en espèces à caractère non contributif comme celle en cause ici relève du champ d’application matériel de l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80 ( 23 ). S’agissant plus particulièrement de la faculté d’exporter la prestation en question, la Cour a admis que les anciens travailleurs turcs retournés en Turquie conservent le droit de recevoir, au titre de l’article 6, paragraphe 1, de la
décision no 3/80, une prestation sociale telle que cette prestation complémentaire (même si les ressortissants de l’Union ne jouissent pas d’un droit correspondant) ( 24 ). La Cour en a décidé ainsi pour les raisons suivantes.
39. Premièrement, l’article 39, paragraphe 4, du protocole additionnel prévoit expressément la faculté d’exporter certaines prestations sociales, en ce compris des pensions de vieillesse et des pensions d’invalidité acquises par des travailleurs turcs au titre de la législation d’un ou de plusieurs États membres. Deuxièmement, comme il a été indiqué plus haut, l’article 2 de la décision no 3/80 couvre les travailleurs turcs qui «ont été soumis» à la législation de l’un ou de plusieurs États membres,
sans autre précision. Les travailleurs turcs relèvent du champ d’application de la décision no 3/80 du simple fait qu’ils ont été soumis à la législation d’un État membre au moins ( 25 ).
40. Troisièmement, voire même plus fondamentalement, appliquer dans le contexte de la décision no 3/80 le régime actuellement en vigueur au titre du règlement no 1408/71 en ce qui concerne les prestations spéciales à caractère non contributif reviendrait à modifier cette décision. C’est toutefois le conseil d’association qui en a la prérogative.
41. Ce qui intéresse particulièrement la présente affaire, c’est toutefois le statut des ressortissants turcs qui ont cessé de travailler dans l’État membre d’accueil. En se référant à la jurisprudence Bozkurt ( 26 ), la Cour a observé qu’un ressortissant turc qui a appartenu au marché régulier de l’emploi d’un État membre au sens de l’article 6 de la décision no 1/80 ( 27 ) n’a pas automatiquement le droit de continuer à séjourner sur le territoire de cet État après un accident de travail. Il en va
en particulier ainsi lorsque cet accident entraîne une incapacité permanente de travail l’écartant définitivement du marché de l’emploi ( 28 ).
42. Les personnes en cause dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346) ne pouvant plus être considérées comme appartenant au marché de l’emploi dans un sens utile, elles n’avaient plus le droit, au titre de la décision no 1/80, de rester sur le territoire de l’État membre d’accueil ( 29 ). Il s’ensuit qu’aux fins de l’article 59 du protocole additionnel, la situation de ces personnes ne pouvait pas être utilement comparée à celle de ressortissants de l’Union. Elle ne pouvait pas l’être, en substance,
eu égard au fait que les ressortissants de l’Union ont le droit, possédant la nationalité d’un État membre de l’Union, de circuler et de séjourner (sous réserve de certaines conditions) sur le territoire des autres États membres. Les ressortissants de l’Union tirent donc également leur droit de séjourner dans l’État membre qui a versé la prestation en question. En d’autres termes, ils peuvent choisir de quitter le territoire de cet État et perdre, de ce fait, la prestation. Néanmoins, ils
conservent aussi par ailleurs le droit de revenir dans l’État membre concerné.
2. L’arrêt Akdas e.a. et l’article 59 du protocole additionnel
43. Ainsi que le montrent clairement les motifs de l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346), l’article 59 du protocole additionnel agit comme un «mécanisme de rattrapage» afin que l’interprétation des dispositions du régime d’association CEE-Turquie ne traite pas indûment les ressortissants de l’Union moins favorablement que les ressortissants turcs. Toutefois, l’article 59 ne constitue pas une clause générale de non-discrimination que les ressortissants de l’Union peuvent invoquer à chaque fois que des
ressortissants turcs se voient conférer, au titre du régime d’association CEE-Turquie, des droits dont les ressortissants de l’Union ne jouissent pas ( 30 ).
44. Cet aspect est parfaitement illustré par l’arrêt Derin ( 31 ). La Cour y a indiqué que l’article 59 du protocole additionnel n’interdisait pas d’interpréter l’article 7 de la décision no 1/80 en ce sens qu’un membre de la famille d’un travailleur turc qui a mené depuis sa majorité une existence indépendante de ce travailleur devait bénéficier du droit de séjourner dans l’État membre d’accueil. Il en est allé ainsi même si les ressortissants de l’Union ne jouissaient pas d’un droit équivalent
dans le régime qui leur est applicable.
45. Cette interprétation était en effet justifiée par le fait que le régime applicable aux ressortissants turcs (au titre de l’article 7 de la décision no 1/80) ne pouvait pas être comparé à celui applicable aux ressortissants de l’Union [au titre du système mis en place par le règlement (CEE) no 1612/68 ( 32 )]. Les droits découlant du régime d’association sont à plusieurs égards moins favorables que ceux que les ressortissants de l’Union tirent du droit de l’Union ( 33 ). En conséquence, la Cour
n’a pas considéré que l’article 59 du protocole additionnel empêche de conférer à des ressortissants turcs un droit que les ressortissants de l’Union ne disposent pas dans un tel contexte. Il ressort de cet arrêt que ce qui importe c’est le statut global des ressortissants turcs et de l’Union. En d’autres termes, l’article 59 requiert simplement que les ressortissants de l’Union ne se trouvent pas, globalement, dans une situation moins favorable que celle des ressortissants turcs à l’égard d’une
catégorie particulière de droits ( 34 ).
46. En effet, à l’instar des textes en cause dans l’affaire Derin (EU:C:2007:442), les règles mises en place par la décision no 3/80 pour coordonner les régimes de sécurité sociale, en cause dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346), ne sont pas parfaitement alignées sur le règlement no 1408/71 (devenu règlement no 883/2004). Si la décision peut certes permettre d’exporter certaines prestations, l’on peut raisonnablement supposer qu’elle accorde une protection moins étendue que celle liée à la
citoyenneté de l’Union dans son ensemble ( 35 ).
47. À l’inverse, du point de vue des ressortissants turcs, lorsque ces derniers sont considérés comme étant dans une situation comparable à celle de ressortissants de l’Union, l’application de l’article 59 du protocole additionnel peut aboutir à écarter les droits que les ressortissants turcs auraient tirés autrement du régime d’association CEE-Turquie ( 36 ).
48. La situation des défendeurs diffère-t-elle suffisamment de celle des travailleurs turcs dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346)? Ainsi que je l’ai déjà expliqué plus haut, je pense que tel est le cas. Toutefois, au risque même de me répéter, je vais brièvement considérer ces différences à la lumière de l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346).
3. L’arrêt Akdas e.a. et la présente affaire
49. Dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346), les anciens travailleurs turcs concernés avaient été frappés par une incapacité de travail aux Pays-Bas. De ce fait, ils n’appartenaient plus au marché régulier de l’emploi de l’État membre d’accueil, ce qui leur aurait conféré le droit de continuer à y séjourner. Il me semble évident, ainsi que la juridiction de renvoi le relève, que la situation dans laquelle se trouvent ces travailleurs ne peut pas être utilement comparée à celle de ressortissants de
l’Union étant donné que ces derniers ont le droit de circuler et de séjourner dans le territoire des États membres: à la différence des travailleurs turcs, les ressortissants de l’Union jouissent de la liberté non seulement de quitter un État membre, mais également d’y retourner. Plus important peut-être, les ressortissants d’un État membre particulier peuvent aussi toujours choisir avant tout de ne pas quitter cet État.
50. En l’espèce, les défendeurs jouissent du droit de séjourner aux Pays-Bas précisément parce qu’ils ont acquis la nationalité de cet État: ils n’ont pas été contraints de quitter l’État membre de leur autre nationalité et peuvent toujours y retourner s’ils le souhaitent. S’ils le font, ils recevront également la prestation complémentaire. C’est pourquoi, dans ce second raisonnement, je considère, à l’instar de la Commission et du gouvernement néerlandais, que les défendeurs sont dans une situation
fondamentalement différente de celle des personnes en cause dans l’affaire Akdas e.a. (EU:C:2011:346). Sur le plan du droit de séjour, les défendeurs se trouvent en réalité sur un pied d’égalité avec tout autre ressortissant de l’Union. Ils sont en effet des ressortissants de l’Union.
51. Cela semble justifier en soi de conclure que, à l’endroit des défendeurs, l’article 59 du protocole additionnel exclut d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80 en ce sens qu’il leur permettrait d’exporter la prestation complémentaire en question au‑delà des frontières de l’État membre dans lequel se trouve l’institution débitrice compétente. Toutefois, comme les défendeurs invoquent dans leurs observations l’arrêt Kahveci et Inan de la Cour (EU:C:2012:180), je vais
brièvement y revenir. Les défendeurs déduisent en substance de cet arrêt que la double nationalité ne peut aboutir à elle seule à les priver de droits qu’ils tireraient autrement du régime d’association CEE‑Turquie.
52. Je ne suis pas convaincu que le dispositif de l’arrêt Kahveci et Inan (EU:C:2012:180) puisse être directement transposé à la présente affaire ni que l’arrêt Kahveci et Inan (EU:C:2012:180) offre une référence utile aux présentes fins. Ainsi que je l’ai expliqué, l’affaire Kahveci et Inan (EU:C:2012:180) concernait la juste interprétation à donner à l’article 7 de la décision no 1/80 à l’endroit des droits des membres de la famille de travailleurs turcs. Dans ce contexte, la Cour a indiqué que le
but essentiel de l’article 7 est de consolider l’intégration des travailleurs turcs et des membres de leur famille dans l’État membre d’accueil ( 37 ).
53. L’objectif de l’article 7 de la décision no 1/80 est double. D’une part, il vise à permettre la présence des membres de la famille du travailleur migrant au côté de ce dernier, en favorisant ainsi, par le regroupement familial, l’emploi et le séjour du travailleur turc déjà intégré dans l’État membre d’accueil ( 38 ). D’autre part, et plus fondamentalement selon moi, cette disposition vise à renforcer l’insertion durable de la famille du travailleur migrant turc dans l’État membre d’accueil.
Elle vise cet objectif en accordant au membre de la famille concerné la possibilité d’accéder lui-même au marché du travail. La disposition vise donc à consolider progressivement le statut du membre de la famille dans l’État membre d’accueil en sorte qu’il puisse s’y constituer en définitive une situation autonome par rapport à celle du travailleur migrant ( 39 ).
54. En revanche, l’article 6 de la décision no 3/80 ne vise pas à favoriser le regroupement familial dans l’État membre d’accueil. Il garantit, notamment, aux anciens travailleurs turcs qui sont retournés en Turquie ou ont migré dans un État membre autre que celui dans lequel l’institution débitrice compétente se trouve de continuer à bénéficier de certains types de prestations (en dépit de clauses de résidence éventuellement adoptées par l’État membre d’accueil) telles que celles en cause devant la
juridiction de renvoi. Il vise à faciliter le retour du travailleur turc, notamment en Turquie, s’il devait choisir d’y retourner.
55. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’interdiction des clauses de résidence inscrite à l’article 6 de la décision no 3/80 poursuit un objectif «compensatoire». Cette interdiction garantit aux anciens travailleurs turcs victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle le bénéfice d’une compensation adéquate des revers qu’ils ont subis dans l’État membre d’accueil. Cela paraît raisonnable quand l’on sait que cet État a bénéficié de la contribution de ces travailleurs.
56. À première vue, l’approche que je propose peut éventuellement paraître déraisonnable à la lumière de cet objectif. En effet, la conclusion logique de mon approche est que les anciens travailleurs turcs, qui ont acquis la nationalité de l’État membre d’accueil, devraient normalement perdre les droits dont ils jouiraient autrement au titre de l’article 6 de la décision no 3/80. C’est ce qui se passe si cette disposition est lue à la lumière de l’article 59 du protocole additionnel.
57. Toutefois, cette objection méconnaît un point important. Une nouvelle fois, le régime d’association offre aux travailleurs turcs une protection moins étendue, de manière générale à tout le moins, que celle que le droit de l’Union offre aux ressortissants de l’Union. Si la perte du droit d’exporter certaines prestations peut certainement paraître malheureuse, il reste que la naturalisation dans l’État membre d’accueil confère d’autres droits dont ne jouissent pas les travailleurs qui possèdent la
seule nationalité turque. À cet égard, les droits de sécurité sociale dont jouit un ancien travailleur turc naturalisé se trouvant dans la situation des défendeurs sont pleinement comparables à ceux des (autres) ressortissants de l’Union (et, en l’espèce, des ressortissants autres que néerlandais). Tel n’est pas le cas des anciens travailleurs turcs qui n’ont pas acquis la nationalité de l’État membre d’accueil (comme c’était le cas dans l’affaire Akdas e.a., EU:C:2011:346).
58. De surcroît, ainsi qu’il a été relevé par certaines des parties qui ont présenté des observations, en renonçant à la nationalité néerlandaise, l’intéressé peut à nouveau exporter la prestation complémentaire en Turquie. Il est vrai que cette solution peut paraître problématique au regard de l’objectif visant à garantir aux travailleurs turcs la possibilité de s’intégrer dans l’État membre d’accueil. Cela pourrait dissuader ces travailleurs d’adopter la nationalité de l’État membre d’accueil.
Toutefois, je ne suis pas persuadé que le risque de perdre une prestation complémentaire comme celle en cause ici ait en pratique l’effet dissuasif allégué. Il en va ainsi parce que, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, la nationalité de l’État membre d’accueil confère d’autres droits (en ce compris le droit de circuler librement) découlant de la citoyenneté d’un État membre de l’Union.
59. Il s’ensuit que, même à suivre la voie interprétative choisie par la juridiction de renvoi, le résultat serait le même sur le fond. J’estime donc que l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 3/80, lu en combinaison avec l’article 59 du protocole additionnel, ne peut pas être interprété comme interdisant une disposition légale d’un État membre qui supprime la prestation complémentaire, accordée au titre de la législation nationale, lorsque ses bénéficiaires ne résident plus sur le territoire
de cet État et ont acquis la nationalité de l’État membre d’accueil tout en conservant la nationalité turque.
60. Compte tenu des considérations qui précèdent, se pose la question du moment à partir duquel la prestation complémentaire peut cesser d’être versée. C’est ce que j’examinerai ci-dessous.
D – Le moment adéquat où il convient de cesser le versement de la prestation complémentaire
61. À l’instar de la première question, la seconde est conçue dans les termes de l’article 59 du protocole additionnel. Plus particulièrement, la juridiction de renvoi demande si cette disposition interdit de continuer de verser la prestation complémentaire aux défendeurs quand les ressortissants de l’Union (retournés dans leur pays d’origine) ne peuvent plus y prétendre au titre du droit de l’Union.
62. Ainsi qu’en attestent les observations tant écrites qu’orales, il règne une grande confusion sur la juste référence à retenir dans ce contexte. À cet égard, un des faits qui a été souligné tout spécialement est que les ressortissants de l’Union, qui séjournaient dans d’autres États membres au moment où la clause de résidence a été introduite, ont néanmoins conservé cette prestation pendant une période transitoire au titre de la législation nationale ( 40 ).
63. Quoi qu’il en soit, je souhaite préciser que ce qui nous occupe ici en réalité, ce sont des ressortissants néerlandais qui ont migré des Pays‑Bas vers un pays tiers et qui souhaitent exporter (ou qui ont déjà exporté) la prestation complémentaire de cet État membre en dehors des frontières de l’Union. Je suis dès lors intimement convaincu que la référence adéquate n’est pas un ressortissant de l’Union (par exemple, un Allemand) retournant dans son pays d’origine après avoir travaillé aux
Pays-Bas. Les défendeurs doivent plutôt être comparés à tout autre ressortissant néerlandais qui souhaite exporter la prestation complémentaire vers un pays tiers (que ce soit la Turquie ou tout autre pays).
64. Dans ces circonstances, j’estime que la fixation du moment adéquat où il convient de cesser le versement reste une question de pur droit interne et que la clef pour y répondre ne doit pas se trouver dans une interprétation de l’article 59 du protocole additionnel ( 41 ). Pour le dire autrement, comme nous avons affaire à des ressortissants néerlandais qui exportent la prestation complémentaire dans un pays tiers, il ne semble pas y avoir de lien avec le droit de l’Union. Les défendeurs n’ont pas
exercé leur droit de circuler librement à l’intérieur de l’Union ( 42 ).
65. En conséquence, je ne crois pas que, dans les circonstances de la présente affaire, l’article 59 du protocole additionnel offre une indication adéquate pour fixer le moment où il convient de cesser le versement de la prestation complémentaire en question. C’est une question de droit national qu’il appartient à la juridiction nationale de trancher.
IV – Conclusion
66. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles du Centrale Raad van Beroep dans les termes suivants:
1) La décision no 3/80 du Conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative à l’application des régimes de sécurité sociale des États membres des Communautés européennes aux travailleurs turcs et aux membres de leur famille ne trouve pas à s’appliquer dans les circonstances des affaires portées devant la juridiction de renvoi, où les personnes concernées ont acquis la nationalité de l’État membre d’accueil tout en conservant leur nationalité turque.
2) Dans ces circonstances, la fixation du moment où il convient de cesser le versement de la prestation complémentaire est une question de droit interne qu’il appartient à la juridiction nationale de trancher.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( 1 ) Langue originale: l’anglais.
( 2 ) Décision du 19 septembre 1980 relative à l’application des régimes de sécurité sociale des États membres des Communautés européennes aux travailleurs turcs et aux membres de leur famille (JO 1983, C 110, p. 60).
( 3 ) – Loi relative aux suppléments garantissant le minimum social (Toeslagenwet), du 6 novembre 1986 (ci-après la «TW»).
( 4 ) Cet accord a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685).
( 5 ) Ce protocole a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) no 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1).
( 6 ) Règlement du Conseil du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 647/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 13 avril 2005 (JO L 117, p. 1, ci-après le
«règlement no 1408/71»).
( 7 ) Sans objet pour la version en langue française.
( 8 ) Cette prestation leur a été accordée au titre de la loi relative au régime général de l’assurance contre l’incapacité de travail (Wet op de arbeidsongeschiktheidsverzekering).
( 9 ) C‑485/07, EU:C:2011:346.
( 10 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO L 166, p. 1, et rectificatif JO 2004, L 200, p. 1).
( 11 ) Arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346, point 88 et jurisprudence citée).
( 12 ) Voir points 61 à 63 des conclusions de l’avocat général Sharpston présentées dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Kahveci et Inan (C‑7/10 et C‑9/10, EU:C:2011:673) sur la notion d’intégration dans les États membres d’accueil et les complications qui s’y présentent.
( 13 ) Décision du conseil d’association du 19 septembre 1980 relative au développement de l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après la «décision no 1/80»).
( 14 ) Cet objectif est énoncé dans le premier considérant de la décision.
( 15 ) Voir, à cet égard, troisième considérant de la décision.
( 16 ) Voir point 49 des conclusions de l’avocat général Bot présentées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Ziebell (C‑371/08, EU:C:2011:244).
( 17 ) Voir, par analogie, arrêt Micheletti e.a. (C‑369/90, EU:C:1992:295). Dans cette affaire, la Cour a indiqué que les autorités espagnoles étaient tenues de traiter une personne possédant la double nationalité argentine et italienne comme un ressortissant de l’Union. Il peut, selon moi, être déduit de cet arrêt que dans leurs rapports avec leurs ressortissants possédant une double nationalité (comme en l’espèce), les autorités compétentes de l’État membre en question doivent considérer que ces
personnes ont la nationalité de cet État.
( 18 ) EU:C:2012:180.
( 19 ) L’article 7 régit les droits des membres de la famille des travailleurs turcs résidant régulièrement dans l’État membre d’accueil. Il énonce notamment que ces membres de la famille ont le droit de répondre à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins et y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu’ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins.
( 20 ) En effet, ainsi qu’on le sait, les États membres conservent la compétence pour établir les conditions d’acquisition et de perte de leur nationalité. Il en va de même de l’exercice par les États membres de leurs compétences en matière de nationalité en général. Sous réserve toutefois que ces compétences soient exercées dans le respect non seulement du droit de l’Union, mais également du droit international.
( 21 ) Voir point 74 des conclusions présentées dans l’affaire Kahveci et Inan (EU:C:2011:673). La Cour semble avoir admis, à tout le moins implicitement, ce raisonnement (voir point 35 de l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire). D’après la Cour, la finalité poursuivie par la décision no 1/80, à savoir améliorer dans le domaine social le régime dont bénéficient les travailleurs turcs dans l’État membre d’accueil, «serait contrecarrée si le fait d’obtenir la nationalité de l’État membre d’accueil
obligeait un travailleur ayant toujours la nationalité turque à renoncer au bénéfice des conditions favorables au regroupement familial dans ledit État membre d’accueil».
( 22 ) Point 74.
( 23 ) Ibidem (points 89 à 91).
( 24 ) Ibidem (voir, en particulier, points 74 et 89 à 96).
( 25 ) Les choses se présentent quelque peu différemment pour les membres de la famille de ces travailleurs. En fait, conformément à l’article 2, deuxième tiret, de la décision no 3/80, cette décision s’applique «aux membres de la famille de ces travailleurs, qui résident sur le territoire de l’un des États membres».
( 26 ) Arrêt Bozkurt (C‑434//93, EU:C:1995:168).
( 27 ) L’article 6 régit les conditions d’emploi effectif dans l’État membre d’accueil, qui visent à contribuer à l’intégration progressive du travailleur turc concerné dans l’État membre d’accueil. Aux termes de cette disposition, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi; a le droit, dans cet État membre,
après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de certaines autres conditions à remplir, de répondre à une autre offre d’emploi; bénéficie, enfin, après quatre ans d’emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix dans l’État membre concerné.
( 28 ) Arrêt Bozkurt (EU:C:1995:168, point 42).
( 29 ) Arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346, point 94). À ce titre, les intéressés n’ont pas quitté le territoire de l’État membre d’accueil de leur propre gré et sans motifs légitimes. Il est en effet de jurisprudence constante qu’un départ sans raison légitime peut entraîner la perte des droits acquis au titre de l’accord d’association CEE-Turquie. Voir, à cet égard, arrêts Er (C‑453/07, EU:C:2008:524, point 30) et Genc (C‑14/09, EU:C:2010:57, point 42).
( 30 ) En effet, ainsi que deux auteurs l’ont relevé, «les deux catégories sont soumises à des régimes juridiques différents à la base juridique différente et mis en place par des législateurs différents». Voir Eisele, K., et van der Mei, A., «Portability of Social Benefits and Reverse Discrimination of EU Citizens vis-à-vis Turkish Nationals: Comment on Akdas», European Law Review, 2012, no 37, p. 204 à 212.
( 31 ) C‑325/05, EU:C:2007:442.
( 32 ) Règlement du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2).
( 33 ) Voir, en particulier, arrêt Derin (EU:C:2007:442, points 62 à 67). Voir, également, point 52 des conclusions présentées dans l’affaire Ziebell (EU:C:2011:244) concernant le statut des ressortissants de l’Union migrant d’un État membre à l’autre.
( 34 ) Eisele et van der Mei, op. cit., p. 208.
( 35 ) Il est vrai que la décision no 3/80 et le règlement no 1408/71 visent tous deux à coordonner les régimes de sécurité sociale pour les travailleurs migrants. Toutefois, alors que la décision se réfère à la plupart des prestations visées dans le règlement no 1408/71, elle ne couvre pas, à l’inverse du règlement, les prestations de chômage. Il est également intéressant de relever que l’arrêt Akdas e.a. (EU:C:2011:346) a incité la Commission à proposer de modifier la décision no 3/80 en incluant
dans la nouvelle décision une règle visant l’impossibilité d’exporter des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif. Voir proposition de la Commission du 30 mars 2012 [COM (2012) 153 final, p. 8].
( 36 ) Je reviendrai sur cet aspect aux points 55 et suiv. des présentes conclusions. Pour la jurisprudence de la Cour, voir, notamment, arrêt Soysal et Savatli (C‑228/06, EU:C:2009:101) et ordonnance Commission/Pays-Bas (C‑92/07, EU:C:2007:402).
( 37 ) Arrêt Kahveci et Inan (EU:C:2012:180, point 33). Voir, également, conclusions présentées dans l’affaire Kahveci et Inan (EU:C:2011:673).
( 38 ) Voir, à cet égard, arrêt Kahveci et Inan (EU:C:2012:180, point 32 et jurisprudence citée).
( 39 ) Ibidem (point 33 et jurisprudence citée).
( 40 ) Ainsi que je l’ai indiqué plus haut, la faculté d’exporter la prestation complémentaire dans l’Union a été limitée à partir du 5 mai 2005, jour de l’entrée en vigueur du règlement no 647/2005. Après cette date, des règles transitoires nationales (prévoyant une réduction progressive dans le temps) ont été appliquées dans les rapports avec les autres États membres.
( 41 ) À cet égard, il ressort de la décision de renvoi que le versement de la prestation complémentaire aux défendeurs qui en bénéficiaient déjà avant l’entrée en vigueur du nouveau régime et qui séjournaient alors en dehors du territoire des Pays-Bas devait être progressivement réduit à partir du 1er janvier 2000.
( 42 ) Si tel avait été le cas, un droit d’exporter la prestation ne pourrait être tiré du droit de l’Union qu’avant le 5 mai 2005. Au-delà de cette date, différents accords bilatéraux ont été appliqués.