La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

12/06/2014 | CJUE | N°C-311/13

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, O. Tümer contre Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen., 12/06/2014, C-311/13


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 12 juin 2014 ( 1 )

Affaire C‑311/13

O. Tümer

contre

Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen

[demande de décision préjudicielle formée par le Centrale Raad van Beroep (Pays-Bas)]

«Renvoi préjudiciel — Directive 80/987/CEE — Directive 2002/74/CE — Protection des salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur — Travailleur salarié ressortissant d’un État tiers non titulaire d’un permis de séjou

r valable — Droit à la garantie des créances salariales»

1.  Un travailleur salarié ressortissant d’un État...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 12 juin 2014 ( 1 )

Affaire C‑311/13

O. Tümer

contre

Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen

[demande de décision préjudicielle formée par le Centrale Raad van Beroep (Pays-Bas)]

«Renvoi préjudiciel — Directive 80/987/CEE — Directive 2002/74/CE — Protection des salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur — Travailleur salarié ressortissant d’un État tiers non titulaire d’un permis de séjour valable — Droit à la garantie des créances salariales»

1.  Un travailleur salarié ressortissant d’un État tiers peut-il être exclu du droit d’obtenir, en cas d’insolvabilité de son employeur, la garantie de ses créances salariales impayées, motif pris de ce qu’il séjourne irrégulièrement sur le territoire de l’État membre concerné?

2.  Telle est, en substance, la question posée par le Centrale Raad van Beroep (Pays-Bas) à la suite du rejet par le Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen (conseil d’administration de l’Institut de gestion des assurances pour les salariés) ( 2 ) de la demande d’indemnité d’insolvabilité présentée par M. Tümer.

3.  Dans les présentes conclusions, nous proposerons à la Cour de répondre par la négative à cette question, qui a trait à l’interprétation de la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur ( 3 ), telle que modifiée par la directive 2002/74/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 septembre 2002 ( 4 ).

4.  En ce sens, nous soutiendrons, d’abord, qu’il ne ressort pas de la base juridique de la directive 2002/74 que les ressortissants d’États tiers seraient exclus du champ d’application de la directive 80/987.

5.  Nous expliquerons, ensuite, qu’une disposition nationale, telle que celle en cause au principal, qui subordonne le droit pour un ressortissant d’un État tiers, ayant la qualité de travailleur salarié d’après le droit civil national, de percevoir une indemnité d’insolvabilité à une condition de régularité de séjour porte atteinte à l’économie générale de la directive 80/987 ainsi qu’à son effet utile et méconnaît le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination, apprécié à la lumière
des objectifs de cette directive.

I – Le cadre juridique

A – Le droit de l’Union

6. En vertu de son article 1er, paragraphe 1, la directive 80/987 s’applique aux créances des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail et existant à l’égard d’employeurs qui se trouvent en état d’insolvabilité au sens de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive.

7. L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 80/987 autorise les États membres, à titre exceptionnel, à exclure de son champ d’application les créances de certaines catégories de travailleurs salariés, en raison de l’existence d’autres formes de garantie, s’il est établi que celles-ci assurent aux intéressés une protection équivalente.

8. L’article 2, paragraphes 2 et 3, de la directive 80/987 dispose que cette directive ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition des termes «travailleur salarié», «employeur», «rémunération», «droit acquis» et «droit en cours d’acquisition», sans que les États membres puissent, toutefois, exclure de son champ d’application les travailleurs à temps partiel, ceux ayant un contrat à durée déterminée ou ceux ayant une relation de travail intérimaire ni soumettre le droit à
garantie des travailleurs à une durée minimale du contrat de travail ou de la relation de travail.

9. En vertu de l’article 3, premier alinéa, de la directive 80/987, les États membres doivent prendre les mesures nécessaires afin que les institutions de garantie assurent, sous réserve de l’article 4 de cette directive, le paiement des créances impayées des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail y compris, lorsque le droit national le prévoit, des dédommagements pour cessation de la relation de travail. Les créances prises en charge par l’institution de
garantie sont, aux termes de l’article 3, second alinéa, de ladite directive, les rémunérations impayées correspondant à une période se situant avant et/ou, le cas échéant, après une date déterminée par les États membres.

10. Par voie d’exception, l’article 4 de la directive 80/987 reconnaît aux États membres la faculté de limiter l’obligation de paiement des institutions de garantie visée à l’article 3 de celle-ci en fixant la durée de la période donnant lieu au paiement, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de ladite directive, ou en assignant un plafond à un tel paiement, conformément à l’article 4, paragraphe 3, de la même directive.

11. La directive 80/987 a été abrogée et codifiée par la directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur ( 5 ), qui est entrée en vigueur le 17 novembre 2008.

B – La législation néerlandaise

12. La loi sur le chômage (Werkloosheidswet) ( 6 ) pose, à son article 61, le principe selon lequel un travailleur salarié a droit à une indemnité d’insolvabilité s’il peut faire valoir contre l’employeur qui est déclaré en faillite une créance en ce qui concerne les rémunérations, le pécule de vacances ou l’allocation de vacances ou s’il est susceptible de subir un préjudice financier du fait que ledit employeur n’a pas payé des montants dont il est redevable à des tiers en raison de sa relation de
travail avec le travailleur salarié.

13. La WW définit, à son article 3, paragraphe 1, le travailleur salarié comme «la personne physique n’ayant pas atteint l’âge de 65 ans qui est employée sur la base d’une relation de droit privé ou de droit public».

14. Toutefois, l’article 3, paragraphe 3, de la WW précise que, par dérogation au paragraphe 1 de cet article, n’est pas considéré comme un travailleur salarié un ressortissant d’un État tiers qui ne réside pas légalement aux Pays-Bas.

15. En application de l’article 8, sous a) à e) et l), de la loi relative aux étrangers (Vreemdelingenwet), du 23 novembre 2000 ( 7 ), un étranger réside légalement aux Pays-Bas s’il est titulaire d’une autorisation de séjour pour une durée déterminée ou indéterminée ou si, en tant que ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, il réside sur la base d’un régime établi en vertu du traité instituant la Communauté européenne ou de l’accord sur l’Espace économique européen du 2 mai 1992 ( 8 )
ou encore s’il tire son droit de séjour de la décision no 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association ( 9 ), institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie ( 10 ).

II – Les faits à l’origine du litige au principal et la question préjudicielle

16. M. Tümer est un ressortissant turc qui réside aux Pays-Bas depuis l’année 1988.

17. Au cours de la période allant du 18 août 1988 au 31 mars 1995, il a bénéficié d’une autorisation de séjour pour une durée déterminée délivrée sous la réserve de résider avec son épouse. Il a divorcé en 1996.

18. M. Tümer ayant, le 14 octobre 2005, introduit une demande d’autorisation de séjour pour une durée indéterminée, cette demande a été rejetée par le secrétaire d’État à la Justice. La réclamation introduite contre cette décision a été déclarée non fondée par décision du 16 avril 2007, contre laquelle M. Tümer a formé un recours qui a été rejeté le 28 août 2008 par la Vreemdelingenkamer (chambre des étrangers) du Rechtbank’s-Gravenhage. Cette dernière décision n’a pas fait l’objet d’un recours.
Depuis le 25 avril 2007, M. Tümer n’est plus titulaire d’un titre de séjour.

19. Depuis l’année 1997, M. Tümer a travaillé par intermittence aux Pays-Bas. Le 3 janvier 2005, il a été embauché par Halfmoon Cosmetics BV, qui a versé pour son compte des cotisations au titre de la WW en 2007. À partir du mois d’août 2007, Halfmoon Cosmetics BV n’a plus payé qu’une partie du salaire et elle a été déclarée en faillite le 22 janvier 2008. Le 26 janvier 2008, le requérant au principal a été licencié.

20. M. Tümer ayant introduit une demande d’indemnité en raison de l’insolvabilité de Halfmoon Cosmetics BV sur le fondement de la WW, cette demande a été rejetée par une décision du 8 février 2008, contre laquelle M. Tümer a formé un recours qui a été déclaré non fondé par décision rendue le 10 juin 2008 par l’UWV, au motif que le requérant au principal, qui ne résidait pas légalement aux Pays-Bas, n’était pas un travailleur salarié au sens de l’article 3, paragraphe 3, de la WW. Le 18 décembre
2009, le Rechtbank’s-Hertogenbosch a rejeté, pour le même motif, le recours que M. Tümer avait formé contre la décision du 10 juin 2008.

21. Saisi de l’appel contre cette décision, le Centrale Raad van Beroep, qui estime que, si l’exclusion des ressortissants d’États tiers qui ne disposent de titre de séjour devait être considérée comme une limitation de l’obligation de paiement des institutions de garantie, cette exclusion ne serait pas compatible avec le droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Eu égard également à l’article 137, paragraphe 2, [CE] (actuellement l’article 153, paragraphe 2, TFUE) qui en constitue la base juridique, convient-il d’interpréter la directive [2008/94] et, en particulier, les articles 2, 3 et 4 de celle-ci, en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale telle que celle établie aux articles 3, paragraphe 3, et 61 de la [WW], selon laquelle l’étranger ressortissant d’un État tiers qui ne réside pas légalement aux Pays-Bas au sens de l’article 8,
sous a) à e) et l), de la [loi relative aux étrangers] n’est pas considéré comme un travailleur salarié, y compris dans une situation comme celle [d’un ressortissant d’un État tiers] qui a introduit une demande d’indemnité d’insolvabilité, qui doit être qualifié de travailleur salarié en droit civil et qui remplit les autres conditions d’octroi de ladite indemnité?»

III – Notre analyse

A – Considérations liminaires

1. Les données factuelles et juridiques fournies par la juridiction de renvoi

22. Dans ses observations tant écrites qu’orales, la Commission européenne a estimé, d’une part, que M. Tümer remplissait les conditions pour pouvoir se prévaloir des dispositions de l’article 6, paragraphe 1, ou de l’article 7 de la décision no 1/80 et, d’autre part, qu’il résultait du principe de non-discrimination énoncé à l’article 10 de cette décision ainsi que de la jurisprudence de la Cour, selon laquelle le titre de séjour et le permis de travail constitueraient deux réalités distinctes,
que, si un État membre accorde un permis de travail à un ressortissant turc, il ne peut lui refuser le bénéfice de l’indemnité d’insolvabilité au motif que ce ressortissant ne disposerait plus d’un titre de séjour.

23. La Commission a, en conséquence, invité la Cour non seulement à ne pas s’en tenir à répondre à la question posée par la juridiction de renvoi, mais également à examiner si, en vertu de la législation de l’Union, M. Tümer réside effectivement de manière illégale aux Pays-Bas.

24. Nous considérons que la Cour doit décliner cette invitation.

25. Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi, en reformulant, au besoin, les questions qui lui sont soumises ( 11 ) afin d’interpréter toutes les dispositions du droit de l’Union dont la juridiction nationale a besoin pour statuer. À cette fin, la Cour peut
être amenée à extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments dudit droit qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige ( 12 ).

26. Toutefois, la faculté de reformuler les questions préjudicielles en élargissant, le cas échéant, les éléments de droit de l’Union qui exigent une interprétation ne saurait conduire la Cour à proposer une interprétation du droit de l’Union au regard d’une situation autre que celle qui fait l’objet du litige au principal, à substituer aux constatations factuelles des juridictions nationales ses propres constatations ou à remettre en cause l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux décisions
nationales.

27. Or, il ressort clairement de la relation des faits contenue dans la décision de renvoi qu’il a été jugé par la décision du 28 août 2008, contre laquelle M. Tümer n’a pas formé de recours, que celui-ci ne pouvait tirer aucun droit des articles 6 ou 7 de la décision no 1/80, dès lors que les conditions n’étaient pas réunies pour considérer qu’il relevait du marché régulier de l’emploi ou que son ex-épouse avait exercé un travail au cours de la période précédant le 31 mars 1995. Bien que des doutes
aient été exprimés à ce sujet par la Commission dans ses observations écrites et que des zones d’ombre subsistent effectivement sur la situation exacte de M. Tümer ( 13 ), même si elles ont été particulièrement éclairées par les explications du gouvernement néerlandais lors de l’audience, il convient de tenir cet élément de fait comme constant aux fins de la présente analyse.

28. En outre, il ne résulte pas de la lecture de la décision de renvoi que le Centrale Raad van Beroep aurait constaté que M. Tümer était titulaire d’un permis de travail.

29. Interpréter la décision no 1/80 en suivant la suggestion de la Commission reviendrait non pas à donner à la juridiction de renvoi une réponse lui permettant de trancher le litige dont elle est saisie, mais à modifier le contexte factuel et juridique afin de l’amener à statuer sur un litige ayant un objet différent et déjà tranché par une autre juridiction nationale.

30. Il y a lieu, dans ces conditions, d’examiner exclusivement la question posée par le Centrale Raad van Beroep, sans élargir le débat à l’interprétation de la décision no 1/80.

2. Le droit de l’Union applicable ratione temporis

31. Il convient de relever que les dispositions mentionnées par la juridiction de renvoi dans sa question, à savoir les articles 2 à 4 de la directive 2008/94, n’étaient pas encore entrées en vigueur à la date des faits à l’origine du litige au principal.

32. Conformément à une jurisprudence constante, fondée sur la nécessité de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi ( 14 ), il y a lieu de reformuler la question afin d’interpréter les dispositions du droit de l’Union qui étaient applicables à la date des faits du litige au principal, soit, en l’occurrence, les dispositions de la directive 80/987 et, plus précisément, les articles 2 à 4 de cette directive dont, au demeurant, le libellé est, en substance, identique à celui des dispositions
visées par la juridiction de renvoi.

B – Notre appréciation

33. Pour conclure à la compatibilité de la législation nationale avec la directive 80/987, le gouvernement néerlandais invoque successivement deux arguments principaux, tirés, le premier, de la base juridique de cette directive ( 15 ) et, le second, de la marge de manœuvre laissée par celle-ci aux États membres pour définir la notion de travailleur salarié.

34. En premier lieu, la directive 80/987 ne pourrait viser les ressortissants d’États tiers puisque cette directive est fondée sur l’article 137 CE, disposition qui n’offrirait pas de base juridique pour la reconnaissance de droits à ces ressortissants, fussent-ils en séjour régulier.

35. En second lieu, le renvoi au droit national pour définir la notion de travailleur salarié et en préciser le contenu permettrait, en tout état de cause, aux États membres d’exclure de cette notion les ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier.

36. Cette double argumentation conduit à s’interroger, d’abord, sur l’applicabilité de la directive 80/987 aux ressortissants d’États tiers, avant d’examiner, ensuite, son applicabilité à ceux de ces ressortissants qui sont en situation irrégulière.

1. L’applicabilité de la directive 80/987 aux ressortissants d’États tiers

37. La base juridique de la directive 2002/74 exclut-elle que la directive 80/987 puisse s’appliquer aux ressortissants d’États tiers?

38. Avant d’examiner plus à fond cette question, il convient, d’emblée, de relever que, par son argumentation fondée sur la base juridique de la directive 80/987, le gouvernement néerlandais déplace significativement le débat sur le terrain de la condition de nationalité, alors que la question porte exclusivement, et pour cause, sur la possibilité de subordonner le droit à l’indemnité d’insolvabilité à une condition de régularité du séjour.

39. Il importe, à cet égard, de constater que la position du gouvernement néerlandais n’est pas compatible avec la législation néerlandaise, telle qu’elle est décrite dans la décision de renvoi, puisqu’il résulte d’une lecture a contrario de l’article 3, paragraphe 3, de la WW que la reconnaissance de la qualité de «travailleur salarié» et, partant, le droit à une indemnité d’insolvabilité ne sont soumis à aucune condition de nationalité. Or, le gouvernement néerlandais n’a pas soutenu que, en
reconnaissant le droit à l’indemnité d’insolvabilité aux ressortissants d’États tiers résidant légalement sur le territoire national, il aurait étendu le champ d’application ratione personae de la directive 80/987 en usant de la faculté, prévue à l’article 9, premier alinéa, de cette directive, de maintenir ou d’introduire des dispositions plus favorables aux travailleurs salariés.

40. Quoi qu’il en soit, l’examen de la base juridique de la directive 2002/74 ne nous paraît pas conduire à limiter le champ d’application personnel de la directive 80/987 aux seuls citoyens de l’Union.

41. Il convient de rappeler que l’article 137, paragraphe 2, premier alinéa, CE, dans sa version antérieure au traité de Nice et sur la base de laquelle la directive 2002/74 a été adoptée ( 16 ), autorisait l’adoption, par voie de directives, de prescriptions minimales ayant pour but, conformément à l’article 137, paragraphe 1, CE, de contribuer à réaliser les objectifs de politique sociale visés à l’article 136 CE, au nombre desquels figuraient l’amélioration des conditions de vie et de travail des
travailleurs ainsi qu’une protection sociale adéquate de ceux-ci.

42. Il est vrai que, parmi les domaines dans lesquels l’article 137, paragraphe 2, premier alinéa, CE habilitait le Conseil de l’Union européenne à arrêter, par voie de directives, des prescriptions minimales en vue de réaliser les objectifs visés à l’article 136 CE, l’article 137, paragraphe 1, CE n’énumérait pas les «conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier sur le territoire de la Communauté», lesquelles figuraient à l’article 137, paragraphe 3, CE, qui
constituait une base juridique distincte imposant le recours à une procédure différente. Alors que l’article 137, paragraphe 2, deuxième alinéa, CE prescrivait l’application de la procédure visée à l’article 251 CE, dite de «codécision», laquelle impliquait le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil et la pleine participation du Parlement européen au processus législatif, l’article 137, paragraphe 3, CE prescrivait le vote à l’unanimité au sein du Conseil après simple consultation du
Parlement ( 17 ).

43. Toutefois, c’est à tort, selon nous, qu’UWV et le gouvernement néerlandais déduisent de cette base juridique que la directive 80/987 ne pourrait pas concerner les ressortissants d’États tiers.

44. En effet, cet argument est fondé sur la prémisse selon laquelle une disposition de droit dérivé ne pourrait conférer des droits aux ressortissants d’États tiers que lorsqu’elle aurait pour base juridique une disposition du droit primaire, tel l’article 63, point 4, CE, habilitant expressément le législateur de l’Union à adopter des mesures destinées à régir leur situation.

45. Cette prémisse, qui touche à la question fondamentale de la détermination du champ d’application ratione personae du droit de l’Union ( 18 ), nous paraît inexacte.

46. Le droit primaire comporte effectivement des règles dont la portée quant aux personnes visées est expressément limitée.

47. Certaines dispositions établissent les bases juridiques permettant l’adoption de mesures visant spécifiquement les ressortissants d’États tiers. Tel est le cas des dispositions du titre IV de la troisième partie du traité CE, intitulé «Visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes», parmi lesquelles figure l’article 63 CE, auquel se réfère le gouvernement néerlandais.

48. D’autres dispositions ont, au contraire, un champ d’application circonscrit aux seuls citoyens de l’Union. Ainsi, les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs subordonnent la reconnaissance du droit à la libre circulation à la possession de la nationalité de l’un des États membres de l’Union ( 19 ).

49. Toutefois, il existe également des dispositions qui, ne comportant aucune limitation particulière de leur champ d’application personnel, sont susceptibles de s’appliquer indépendamment de la nationalité des personnes concernées et, partant, peuvent avoir vocation à être invoquées par les ressortissants d’États tiers ou à être opposées à ces derniers dès lors qu’il existe un facteur de rattachement de leur situation avec le droit de l’Union. L’étendue du champ d’application personnel des mesures
adoptées sur le fondement d’une base juridique dépourvue de limitation explicite doit, alors, être appréciée en tenant compte des objectifs poursuivis par la réglementation ( 20 ).

50. À l’exception de l’article 137, paragraphe 3, quatrième tiret, CE, les dispositions contenues dans le chapitre 1 du titre XI de la troisième partie du traité CE, qui conféraient à la Communauté une compétence normative dans le domaine social, doivent être rangées dans la catégorie de celles qui autorisent l’adoption de mesures susceptibles de s’appliquer sans considération de nationalité.

51. À cet égard, il convient de relever que, parmi les domaines dans lesquels la Communauté disposait de compétences pour soutenir et compléter l’action des États membres en vue de réaliser les objectifs visés à l’article 136 CE, l’article 137, paragraphe 1, CE, visait la protection de la santé et de la sécurité ainsi que l’information et la consultation des «travailleurs», l’intégration des «personnes» exclues du marché du travail, l’«égalité entre hommes et femmes», sans mentionner une quelconque
condition de nationalité.

52. Exclure les travailleurs ressortissants d’États tiers des mesures de protection applicables aux salariés ressortissants d’un État membre de l’Union s’accorde mal avec les finalités de la politique sociale de l’Union, telles qu’énoncées à l’article 136, premier alinéa, CE, notamment parce que cette exclusion pourrait favoriser l’embauche d’une main-d’œuvre étrangère afin de réduire les coûts salariaux. Dans son arrêt Allemagne e.a./Commission (281/85, 283/85 à 285/85 et 287/85, EU:C:1987:351), la
Cour a fait ressortir l’étroite imbrication existant entre la politique sociale de l’Union et celle qui peut être suivie à l’égard de la main-d’œuvre en provenance d’États tiers. C’est en fonction de cette réalité qu’il convient d’appréhender le champ d’application des mesures prises par l’Union dans le domaine social ( 21 ).

53. Nous sommes donc amené à conclure que la base juridique de la directive 2002/74 n’exclut nullement que la directive 80/987 puisse s’appliquer aux ressortissants d’États tiers.

54. Il y a lieu de relever, de surcroît, que la directive 80/987 fait de l’existence de créances impayées résultant de contrats de travail ou de relations de travail liant des travailleurs salariés à un employeur en situation d’insolvabilité le facteur de déclenchement des obligations qu’elle prévoit à la charge des institutions de garantie. Aucune condition de nationalité n’est requise des travailleurs salariés afin qu’ils puissent bénéficier de la garantie. Subordonner le bénéfice de celle-ci à
une exigence de nationalité équivaudrait donc à ajouter au texte de cette directive une condition qu’elle ne comporte pas, en violation de son objectif. À cet égard, il convient de rappeler que ladite directive poursuit une finalité sociale consistant à garantir à tous les travailleurs salariés un minimum de protection au niveau de l’Union en cas d’insolvabilité de l’employeur par le paiement des créances impayées résultant de contrats ou de relations de travail et portant sur la rémunération
afférente à une période déterminée ( 22 ).

55. Il reste à déterminer si les États membres disposent, néanmoins, d’une marge de manœuvre leur permettant d’exclure ceux des travailleurs salariés ressortissants d’États tiers qui sont en situation irrégulière.

2. L’applicabilité de la directive 80/987 aux ressortissants d’États tiers en situation irrégulière

56. Selon le gouvernement néerlandais, l’absence de définition de la notion de travailleur salarié dans la directive 80/987 permettrait au droit national d’en préciser le contenu et d’exclure, le cas échéant, les ressortissants d’États tiers en situation irrégulière.

57. Cet argument ne saurait être retenu.

58. Il est vrai que le renvoi au droit national opéré par l’article 2, paragraphe 2, de la directive 80/987 laisse une marge d’appréciation aux États membres pour déterminer le champ d’application ratione personae de cette directive. En l’absence d’instauration d’un niveau de protection uniforme pour l’ensemble de l’Union en fonction de critères communs, c’est effectivement au droit national qu’il appartient de définir les catégories de travailleurs salariés auxquelles ladite directive a vocation à
s’appliquer ( 23 ).

59. Toutefois, il importe de souligner que cette marge d’appréciation ne saurait avoir pour effet de remettre en cause ni l’économie générale ni l’effet utile de la directive 80/987 et qu’elle doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union et, notamment, des principes fondamentaux consacrés par celui-ci, au nombre desquels figure le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination ( 24 ).

60. Or, une disposition nationale telle que celle en cause au principal, qui subordonne le droit pour un travailleur salarié de percevoir une indemnité d’insolvabilité à une condition de régularité du séjour, a pour effet tout à la fois de porter atteinte à l’économie générale de la directive 80/987 et à son effet utile ainsi que de méconnaître le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination.

61. Premièrement, une telle disposition porte atteinte à l’économie générale de la directive 80/987 et à son effet utile.

62. Ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour, l’obligation pour les États membres de garantir à «tous» ( 25 ) les travailleurs salariés un minimum de protection constitue le principe et ce principe est assorti d’exceptions qui doivent être interprétées et appliquées strictement, eu égard à leur caractère dérogatoire et à l’objectif de la directive 80/987 ( 26 ).

63. Ces exceptions, qui sont limitativement énumérées aux articles 1er, paragraphe 2, 2, paragraphe 2, 4, et 10 de la directive 80/987, permettent aux États membres d’exclure, à titre exceptionnel, du champ d’application de celle-ci certaines catégories de travailleurs salariés en raison de l’existence d’autres formes de garantie leur assurant une protection équivalente ( 27 ) et de limiter, dans certaines circonstances, la protection que ladite directive vise à assurer aux travailleurs salariés.
Aucune d’elles ne prévoit la possibilité, pour les États membres, de limiter ou, a fortiori, de supprimer la garantie en raison de l’irrégularité de la situation du travailleur salarié au regard des règles relatives à l’entrée et au séjour.

64. Il y a encore lieu de relever que, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 80/987, même lorsque les États membres définissent, en application de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive, les termes «travailleur salarié», ils ne peuvent exclure ni les travailleurs à temps partiel au sens de la directive 97/81/CE ( 28 ), ni les travailleurs ayant un contrat à durée déterminée au sens de la directive 1999/70/CE ( 29 ), ni encore les travailleurs ayant une relation de travail
intérimaire au sens de la directive 91/383/CEE ( 30 ).

65. En réalité, le renvoi au droit national pour définir la notion de travailleur salarié ne procède pas de la volonté de laisser aux États membres la possibilité de restreindre comme ils l’entendent le champ d’application de la directive 80/987 ( 31 ), mais il s’explique essentiellement par la difficulté à élaborer une définition uniforme d’une notion qui doit tenir compte de la diversité des formes d’emploi et des relations de travail, laquelle a contribué à rendre plus floue la distinction
traditionnelle entre le travail salarié et le travail indépendant, ainsi que de la variété des objectifs poursuivis par les différentes réglementations ( 32 ).

66. En dépit de la marge de manœuvre laissée aux États membres, il ressort clairement de la directive 80/987 que toutes les personnes qui répondent à la qualification de «travailleurs salariés» selon le droit national ont vocation à bénéficier de la garantie, sauf si une autre forme de garantie leur assure une protection équivalente.

67. Or, il résulte des indications fournies par la juridiction de renvoi, lesquelles n’ont pas été contredites sur ce point par le gouvernement néerlandais, que les ressortissants d’États tiers sont considérés comme des travailleurs salariés en droit civil néerlandais, cette qualité ne leur étant déniée qu’aux fins de les exclure du bénéfice de la garantie contre l’insolvabilité.

68. L’exclusion du champ d’application de la directive 80/987 de personnes qui répondent à la qualification de «travailleur salarié» en droit commun national nous paraît contraire à l’effet utile de cette directive et de nature à compromettre l’efficacité de celle-ci. Selon nous, si ladite directive laisse aux États membres la possibilité de définir la notion de travailleur salarié, elle leur impose, néanmoins, de faire coïncider la définition en vigueur dans leur droit du travail national avec
celle utilisée pour déterminer le champ d’application des mesures de transposition de la même directive afin que tout travailleur salarié, au sens du droit du travail national, puisse bénéficier de la garantie des créances salariales. En d’autres termes, la définition du travailleur salarié ne saurait être à géométrie variable selon qu’il s’agit des relations du travailleur avec l’employeur ou de ses rapports avec le fonds de garantie.

69. Deuxièmement, le fait de subordonner le droit à la garantie des créances salariales à la régularité du séjour de travailleur salarié ressortissant d’un État tiers ne nous paraît pas conforme au principe d’égalité de traitement et de non-discrimination.

70. Ce principe constitue un principe général du droit de l’Union, consacré, notamment, aux articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont les dispositions s’adressent tant aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union qu’aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, ainsi qu’il ressort, en particulier, de l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci ( 33 ).

71. Or, lorsque, dans le cadre du renvoi au droit national opéré par l’article 2, paragraphe 2, de la directive 80/987, un État membre définit les catégories de travailleurs salariés auxquelles cette directive a vocation à s’appliquer, il met en œuvre le droit de l’Union et, partant, doit respecter le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination.

72. Selon une jurisprudence constante, ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ( 34 ).

73. La Cour a précisé que les éléments qui caractérisent différentes situations et ainsi leur caractère comparable doivent, notamment, être déterminés et appréciés à la lumière de l’objet et du but de l’acte du droit de l’Union qui institue la distinction en cause. Doivent, en outre, être pris en considération les principes et les objectifs du domaine dont relève cet acte ( 35 ).

74. Selon la Cour, l’approche doit être la même, mutatis mutandis, dans le cadre d’un examen visant à apprécier la conformité, au regard du principe d’égalité de traitement, de mesures nationales mettant en œuvre le droit de l’Union ( 36 ).

75. Or, ainsi que nous l’avons précédemment souligné, il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi que, selon le droit civil néerlandais, les ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier ont la qualité de travailleur salarié et peuvent demander le paiement d’une rémunération sur le fondement de leur contrat de travail. Toutefois, en cas d’insolvabilité de l’employeur, l’article 3, paragraphe 3, de la WW leur réserve un traitement différent dans la mesure où il les exclut du
droit à la garantie de leurs créances impayées.

76. Une telle différence de traitement n’est pas objectivement justifiée.

77. À son appui, l’UWV et le gouvernement néerlandais invoquent deux séries de considérations.

78. En premier lieu, s’il était admis que la directive 80/987 vise les ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier, cela viderait de sens les directives qui reconnaissent, sous certaines conditions, une égalité de traitement au profit des ressortissants d’États tiers sous réserve, toutefois, de la régularité de leur séjour ( 37 ).

79. Cette objection ne nous convainc pas.

80. Considérer qu’il est contraire au principe d’égalité de traitement et de non-discrimination que, à la lumière des objectifs de la directive 80/987, des travailleurs salariés en situation irrégulière ne puissent pas bénéficier de la garantie de leurs créances salariales en cas d’insolvabilité de leur employeur ne signifie pas que ces ressortissants seraient toujours placés dans des situations comparables à celles des citoyens de l’Union ou des ressortissants d’États tiers en situation régulière
et qu’aucune différence de traitement ne pourrait jamais leur être appliquée. La solution que nous préconisons, limitée au domaine de la garantie des créances salariales en cas d’insolvabilité de l’employeur et liée à la qualité de travailleur salarié de l’étranger, fût-il en situation irrégulière, ne remet pas en cause, de manière générale, la condition de régularité du séjour.

81. En second lieu, la reconnaissance du droit à la garantie d’insolvabilité au profit des ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier serait contraire à la politique menée pour lutter contre l’immigration illégale. À cet égard, l’UWV et le gouvernement néerlandais font observer que la législation néerlandaise obéit à une logique de «couplage» consistant à établir un lien entre le droit aux prestations de sécurité sociale et la régularité du séjour aux Pays-Bas. Si un employeur qui n’exécute
pas ses obligations de contrôle et emploie un travailleur illégal ne peut pas se soustraire au paiement pour le travail accompli, il n’en découlerait donc pas, pour autant, de droit à une protection sociale au cas où cet employeur serait déclaré en faillite.

82. Cette objection ne résiste pas non plus à l’examen.

83. Premièrement, si la directive 80/987 autorise les États membres à prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter des abus, cette faculté est strictement encadrée et ne saurait fonder une dérogation générale au principe de la garantie des créances salariales. En effet, la Cour a précisé, d’une part, que les abus visés à l’article 10, sous a), de cette directive sont les pratiques abusives portant préjudice aux institutions de garantie en créant artificiellement une créance salariale et en
déclenchant ainsi, illégalement, une obligation de paiement à charge de ces institutions et, d’autre part, que les mesures que les États membres sont autorisés à prendre conformément à cette disposition sont celles qui sont nécessaires afin d’éviter de telles pratiques ( 38 ).

84. Deuxièmement, l’objection soulevée par l’UWV et le gouvernement néerlandais ne nous paraît pas conforme aux objectifs du droit de l’Union en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Force est, en effet, de constater que la directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil, du 18 juin 2009, prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ( 39 ), autorise explicitement les États
membres à ne pas appliquer l’interdiction d’emploi des ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier pour ceux de ces ressortissants dont l’éloignement a été reporté et qui sont autorisés à travailler conformément au droit national ( 40 ).

85. Ladite directive prévoit, en outre, en cas de violation de l’interdiction d’emploi, que les États membres veillent à ce que l’employeur soit tenu de verser les rémunérations impayées, notamment tout salaire impayé, y compris les frais résultant de l’envoi des rémunérations impayées dans l’État d’origine de l’employé, et les cotisations sociales ( 41 ).

86. Les États membres se trouvent donc devant l’alternative suivante.

87. Soit ils admettent que des ressortissants d’États tiers, bien qu’en séjour irrégulier, puissent légalement travailler. Dans cette hypothèse, rien ne justifie qu’ils refusent de reconnaître à ces étrangers les garanties découlant de la reconnaissance de la qualité de salarié et, notamment, celle prévue par la directive 80/987 en cas d’insolvabilité de l’employeur.

88. Soit ils appliquent l’interdiction d’emploi des ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier. Dans cette hypothèse, l’employeur reste tenu de verser les rémunérations impayées. Or, les créances salariales présentent, par leur nature même, une grande importance pour les intéressés et ont également pour particularité de constituer la contrepartie d’un travail effectué, lequel a bénéficié à l’employeur.

89. Les ressortissants d’États tiers en séjour irrégulier qui ont travaillé et cotisé nous paraissent, à cet égard, se trouver dans une situation comparable à celle des autres salariés, de sorte que nous sommes d’avis, en dépit des termes restrictifs du considérant 14 de la directive 2009/52 ( 42 ), que rien ne justifie une différence de traitement au regard de la garantie due en cas d’insolvabilité de l’employeur.

90. La seule exception qui pourrait justifier une solution différente et priver le ressortissant d’un État tiers de son droit à garantie est celle dans laquelle il aurait agi frauduleusement, notamment en fournissant à l’employeur un faux titre de séjour.

91. Tel n’est pas le cas de M. Tümer. Bien que séjournant irrégulièrement sur le territoire néerlandais, M. Tümer y a travaillé et a été déclaré par son employeur qui a payé pour son compte des cotisations au titre de la WW en 2007. Ayant sollicité, à plusieurs reprises, la délivrance d’un titre de séjour, M. Tümer était, de surcroît, parfaitement connu des autorités nationales, même si, pour reprendre l’expression utilisée par le gouvernement néerlandais lors de l’audience ( 43 ), il est parfois
«sorti du champ de vision» de ces autorités.

92. Dans ces conditions, M. Tümer avait droit à une indemnité d’insolvabilité. Lui refuser cette indemnité reviendrait, en définitive, à le sanctionner en le privant d’une créance présentant un caractère alimentaire, qui n’est autre que la contrepartie du travail qu’il a effectué, en raison de fautes commises tant par l’employeur que par l’administration qui a toléré pendant plusieurs années une situation non conforme à la réglementation.

93. Nous sommes, par conséquent, amené à conclure que la directive 80/987 ainsi que le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination s’opposent à la législation en cause.

IV – Conclusion

94. Au vu des conclusions qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le Centrale Raad van Beroep:

La directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur, telle que modifiée par la directive 2002/74/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 septembre 2002, ainsi que le principe général d’égalité de traitement et de non-discrimination, lu à la lumière des objectifs de ladite directive, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal,
qui subordonne le droit pour un ressortissant d’un État tiers de percevoir une indemnité d’insolvabilité à une condition de régularité de séjour, tout en lui reconnaissant la qualité de travailleur salarié en droit civil.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) Ci-après l’«UWV».

( 3 ) JO L 283, p. 23.

( 4 ) JO L 270, p. 10, ci-après la «directive 80/987».

( 5 ) JO L 283, p. 36.

( 6 ) Ci-après la «WW».

( 7 ) Stb. 2000, no 495.

( 8 ) JO 1994, L 1, p. 3.

( 9 ) Ci-après la «décision no 1/80».

( 10 ) Cet accord a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685).

( 11 ) Voir arrêt Betriu Montull (C‑5/12, EU:C:2013:571, point 40).

( 12 ) Ibidem (point 41).

( 13 ) Notamment entre le 31 mars 1995, date à laquelle M. Tümer a cessé de bénéficier d’une autorisation de séjour pour une durée déterminée, et le 25 avril 2007, date depuis laquelle il n’est plus titulaire d’un titre de séjour.

( 14 ) Voir arrêts Derudder (C‑290/01, EU:C:2004:120, points 37 et 38) ainsi que Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C‑157/10, EU:C:2011:813, points 17 à 21).

( 15 ) Le gouvernement néerlandais se réfère à l’article 137 CE, qui constitue, en réalité, la base juridique de la directive 2002/74.

( 16 ) Ainsi que l’avait rappelé la Commission dans sa proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 80/987/CEE du Conseil concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur [COM(2000) 832 final], le recours à l’article 100 du traité CE en tant que base juridique de la directive 80/987, dans sa version initiale, s’expliquait par l’absence, à cette époque, de
base juridique spécifique pour adopter des mesures dans le domaine social (point 6).

( 17 ) Lors de la discussion de la proposition de la Commission par le groupe «Questions sociales» du Conseil, le 19 mars 2001, la délégation britannique avait d’ailleurs exprimé des doutes sur la base juridique du texte, en sollicitant un avis du service juridique du Conseil.

( 18 ) Pour une vue d’ensemble, voir Dubos, O., «Quel statut personnel pour les ressortissants des États tiers?», Revue des affaires européennes, 2003-2004/1, p. 83; Guild, E., et Peers, S., «Out of the Ghetto? The Personal Scope of EU Law», EU Immigration and Asylum Law: Text and Commentary, 1re éd., Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, p. 81; Martin, D., «La protection des ressortissants de pays tiers par l’ordre juridique communautaire», L’union européenne et les droits fondamentaux, Bruylant,
Bruxelles, 1999, p. 173, et Mavridis, P., «Union européenne: un prix Nobel de protection sociale des ressortissants des pays tiers?», Revue de droit du travail, no 12, 2012, p. 719 et no 1, 2013, p. 57.

( 19 ) Voir, en ce sens, article 45, paragraphe 2, TFUE. Voir également, dans le domaine de l’accès à l’emploi, article 1er du règlement (UE) no 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (JO L 141, p. 1), qui ne reconnaît le libre accès à l’emploi qu’au profit des ressortissants des États membres.

( 20 ) Une partie de la doctrine milite en faveur de la reconnaissance d’une présomption générale d’inclusion des ressortissants d’États tiers dans le champ d’application du droit de l’Union, sauf disposition expresse contraire. Voir, en ce sens, Guild, E., et Peers, S., «Out of the Ghetto? The Personal Scope of EU Law», EU Immigration and Asylum Law: Text and Commentary, op. cit. Ces auteurs font valoir que, «[i]f Member States were free to exempt third-country nationals from EC social legislation,
a significant section of the workforce would have limited prospects of ‘improved living and working conditions’ and there would be little progress towards ‘combating of exclusion’ – rather the reverse» (p. 95). Voir, également, Martin, D., «La protection des ressortissants de pays tiers par l’ordre juridique communautaire», L’union européenne et les droits fondamentaux, op. cit., qui considère que «tant le traité que le droit dérivé s’appliquent aux ressortissants de pays tiers, sauf si le contraire
est expressément prévu» (p. 173).

( 21 ) L’article 136, premier alinéa, CE, qui définit les objectifs en vue desquels le Conseil peut, dans les matières visées à l’article 137, paragraphe 1, CE, arrêter par voie de directives des prescriptions minimales, renvoie à la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961 et révisée à Strasbourg le 3 mai 1996, ainsi qu’à la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée lors de la réunion du Conseil européen tenue à Strasbourg le 9 décembre 1989.
Toutefois, il ne nous paraît pas possible de considérer que ce renvoi, qui reste assez flou et vise à souligner l’attachement des États membres à la protection des droits sociaux fondamentaux, aurait pour fonction de déterminer le champ d’application de la politique sociale de l’Union par référence à la portée ratione personae de ces deux chartes. Voir, en ce sens, Guild, E., et Peers, S., «Out of the Ghetto? The Personal Scope of EU Law», EU Immigration and Asylum Law: Text and Commentary, op. cit.
(p. 94 et 95).

( 22 ) Voir arrêts Andersson (C‑30/10, EU:C:2011:66, point 25 et jurisprudence citée) ainsi que van Ardennen (C‑435/10, EU:C:2011:751, point 27 et jurisprudence citée).

( 23 ) Voir, par analogie, pour la définition du terme «rémunération», arrêt Visciano (C‑69/08, EU:C:2009:468, point 28 et jurisprudence citée).

( 24 ) Voir, pour la soumission aux exigences du principe d’égalité et de non- discrimination de la faculté reconnue au droit national, par la directive 80/987, de préciser les prestations à la charge de l’institution de garantie, arrêt Robledillo Núñez (C‑498/06, EU:C:2008:109, point 30 et jurisprudence citée).

( 25 ) Voir arrêts Andersson (EU:C:2011:66, point 25 et jurisprudence citée) ainsi que van Ardennen (EU:C:2011:751, point 27 et jurisprudence citée).

( 26 ) Voir, en ce sens, arrêt van Ardennen (EU:C:2011:751, point 34).

( 27 ) Les exclusions tenant à la nature particulière du contrat de travail ou de la relation de travail des travailleurs salariés, qui figuraient dans la directive 80/987, dans sa version initiale, ont été supprimées par la directive 2002/74.

( 28 ) Directive du Conseil du 15 décembre 1997 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (JO 1998, L 14, p. 9).

( 29 ) Directive du Conseil du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO L 175, p. 43).

( 30 ) Directive du Conseil du 25 juin 1991 complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire (JO L 206, p. 19).

( 31 ) La Commission a d’ailleurs exposé, dans sa proposition de directive mentionnée à la note 16 en bas de page, qu’une restriction du champ d’application de la protection accordée par la directive 80/987, résultant d’une définition trop réductrice de la notion de travailleur salarié par un État membre, «semble indésirable et, dans le cas de certaines catégories de travailleurs, difficilement conciliable avec les objectifs de la politique sociale communautaire visant à trouver un équilibre entre
flexibilité du marché du travail et la sécurité des travailleurs» (point 4.1.2).

( 32 ) Voir, en ce sens, Barnard, C., EU Employment Law, 4e éd., Oxford University Press, 2012, p. 144. Voir, également, sur la définition du travailleur salarié en droit de l’Union, Coursier, P., «La notion de travailleur salarié en droit social communautaire», Droit social no 3, 2003, p. 305.

( 33 ) Voir, notamment, arrêt IBV & Cie (C‑195/12, EU:C:2013:598, point 48).

( 34 ) Ibidem (point 50 et jurisprudence citée).

( 35 ) Ibidem (point 52 et jurisprudence citée).

( 36 ) Ibidem (point 53).

( 37 ) Voir directive 2000/43/CE du Conseil, du 29 juin 2000, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (JO L 180 p. 22); directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO L 303, p. 16), et directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers
résidents de longue durée (JO 2004, L 16, p. 44).

( 38 ) Voir arrêt Walcher (C‑201/01, EU:C:2003:450, points 39 et 40).

( 39 ) JO L 168, p. 24. Si la directive 2009/52 n’est pas applicable ratione temporis compte tenu de la date des faits au principal, elle permet, toutefois, d’appréhender les objectifs et la logique de la politique de l’Union en matière de lutte contre l’emploi illégal.

( 40 ) Article 3, paragraphe 3, de cette directive.

( 41 ) Article 6, paragraphe 1, de cette même directive.

( 42 ) Selon la dernière phrase de ce considérant, lorsque les arriérés de paiement ne sont pas versés par l’employeur, les États membres ne devraient pas être obligés de remplir cette obligation à la place de l’employeur.

( 43 ) Ce gouvernement a expliqué, en particulier, que l’employeur de M. Tümer n’avait pas demandé la délivrance d’un permis d’emploi pour celui-ci durant la période d’examen de sa demande de titre de séjour, alors qu’un tel permis lui aurait conféré le droit de travailler légalement durant cette période.


Synthèse
Formation : Cinquième chambre
Numéro d'arrêt : C-311/13
Date de la décision : 12/06/2014
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Centrale Raad van Beroep.

Protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur – Directive 80/987/CEE – Salarié ressortissant de pays tiers non titulaire d’un permis de séjour valable – Refus du bénéfice du droit à une indemnité d’insolvabilité.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : O. Tümer
Défendeurs : Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen.

Composition du Tribunal
Avocat général : Bot

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2014:1997

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award