CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIILO JÄÄSKINEN
présentées le 12 décembre 2013 ( 1 )
Affaires jointes C‑43/13 et C‑44/13
Hauptzollamt Köln
contre
Kronos Titan GmbH
et
Hauptzollamt Krefeld
contre
Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service GmbH
[demandes de décision préjudicielle formées par le Bundesfinanzhof (Allemagne)]
«Directive 2003/96/CE — Article 2, paragraphe 3 — Taxation des produits énergétiques autres que ceux pour lesquels le niveau de taxation est précisé dans ladite directive — Notion de combustible ou carburant équivalent — Appréciation de l’équivalence — Substituabilité»
I – Introduction
1. La directive 2003/96/CE du Conseil, du 27 octobre 2003, restructurant le cadre communautaire de taxation des produits énergétiques et de l’électricité ( 2 ), vise à introduire une structure uniforme pour les accises frappant les produits énergétiques et à déterminer les taux minima de taxation pour les produits énergétiques mentionnés dans les annexes de ladite directive. Les produits visés ont été identifiés par leur code dans la nomenclature combinée (ci-après la «NC») ( 3 ).
2. Toutefois, la directive 2003/96 couvre aussi d’autres produits énergétiques. Aux termes de son article 2, paragraphe 3, premier alinéa, «[l]orsqu’ils sont destinés à être utilisés, mis en vente ou utilisés comme carburant ou comme combustible, les produits énergétiques autres que ceux pour lesquels un niveau de taxation est précisé dans la présente directive sont taxés en fonction de leur utilisation, au taux retenu pour le combustible ou le carburant équivalent» ( 4 ).
3. Or, par deux renvois préjudiciels, le Bundesfinanzhof (Allemagne) sollicite précisément l’interprétation de cette disposition pour pouvoir déterminer lequel des niveaux de taxation prévus pour «d’autres cas» dans la réglementation allemande doit être appliqué à de tels produits. Les produits en question sont, d’une part, le toluène (affaire C‑43/13) et, d’autre part, le white spirit et le fioul léger Exxsol D 60 (affaire C‑44/13).
4. La juridiction de renvoi demande ainsi une interprétation de ladite disposition aux fins de déterminer quel est le taux d’imposition applicable auxdits produits, eu égard notamment au fait qu’il s’agit de produits énergétiques utilisés dans les présentes affaires par les entreprises requérantes au principal en tant que combustibles.
II – Le cadre juridique, les litiges au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
A – Le droit de l’Union
5. L’article 2 de la directive 2003/96 prévoit ce qui suit:
«1. Aux fins de la présente directive, on entend par ‘produits énergétiques’ les produits:
[…]
b) relevant des codes NC […] 2704 à 2715 inclus;
c) relevant des codes NC 2901 et 2902;
[…]
3. Lorsqu’ils sont destinés à être utilisés, mis en vente ou utilisés comme carburant ou comme combustible, les produits énergétiques autres que ceux pour lesquels un niveau de taxation est précisé dans la présente directive sont taxés en fonction de leur utilisation, au taux retenu pour le combustible ou le carburant équivalent.
[…]»
6. Il ressort de l’article 7 de la directive 2003/96 que les niveaux minima de taxation applicables aux carburants sont fixés conformément à l’annexe I, tableau A, de cette directive. Selon l’article 8 de ladite directive, les niveaux minima de taxation applicables aux produits utilisés comme carburant sont fixés conformément à l’annexe I, tableau B, de la même directive. Enfin, en vertu de l’article 9 de celle-ci, les niveaux minima de taxation applicables aux combustibles figurent dans ladite
annexe I, tableau C.
B – Le droit allemand
7. La loi relative à la taxe sur l’énergie (Energiesteuergesetz), du 15 juillet 2006 ( 5 ) (ci-après l’«EnergieStG»), assure la transposition de la directive 2003/96. L’article 2 de l’EnergieStG, dans sa version en vigueur en 2007 et en 2008, dispose:
«(1) La taxe s’élève,
1. pour 1 000 l d’essence des sous-positions 2710 11 41 à 2710 11 49 de la [NC]
[…]
b) d’une teneur maximale en soufre de 10 mg/kg, à 654,50 [euros]
[…]
(3) Par dérogation aux points 1 et 2, la taxe s’élève […] [suit une liste détaillée de cinq positions, dont une partie comporte une sous-position, et les taux de taxation, nettement inférieurs, qui leur sont affectés, mentionnant notamment le gazole des sous-positions 2710 19 41 à 2710 19 49 de la NC ainsi que le fioul des sous-positions 2710 19 61 à 2710 19 69 de la NC],
lorsqu’ils sont utilisés comme combustibles ou déclarés à cette fin. […]
(4) Les produits autres que ceux visés aux paragraphes 1 à 3 sont soumis à la même taxe que les produits énergétiques les plus proches par leurs propriétés et leur destination. […]»
C – Les litiges au principal et la question préjudicielle
8. Au cœur de l’affaire C‑43/13 se trouve la fabrication par Kronos Titan GmbH (ci-après «Kronos Titan») de poudre de dioxyde de titane (appelée «colorant blanc») aux fins de laquelle ladite société a choisi, pour des raisons d’économie de la procédure chimique appliquée, de vaporiser du toluène dans de l’oxygène soufflé dans un brûleur, c’est-à-dire de l’utiliser comme combustible ( 6 ).
9. L’affaire C‑44/13 traite de la fabrication par Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service GmbH (ci-après «Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service») de revêtements de finition, pour laquelle le procédé thermique utilisé implique d’avoir recours au white spirit et au fioul léger Exxsol D 60, qui sont brûlés lors du processus de fabrication. Le white spirit et le fioul léger Exxsol D 60 sont donc utilisés comme combustibles.
10. Kronos Titan et Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service ont acquitté une taxe sur l’énergie d’un montant respectif de 1,1 million d’euros et 134 747,70 euros. Elles ont établi leur déclaration conformément aux directives données respectivement par le Hauptzollamt Köln (bureau de douane de Cologne) et le Hauptzollamt Krefeld (bureau de douane de Krefeld) (ci-après, ensemble, les «Hauptzollämter»).
11. Ceux-ci ont déterminé le taux d’imposition applicable en se fondant sur l’article 2 de l’EnergieStG. Dès lors que ni le toluène ni le white spirit ou le fioul léger Exxsol D 60 ne sont directement visés par l’EnergieStG, les Hauptzollämter ont considéré qu’il convenait d’appliquer le taux de référence pour l’essence d’une teneur maximale en soufre de 10 mg/kg, conformément à l’article 2, paragraphe 4, de l’EnergieStG, au motif qu’il s’agissait du produit le plus proche par sa qualité et sa
destination – et ce bien que l’essence soit un carburant.
12. Kronos Titan et Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service ont alors introduit un recours contre leurs déclarations fiscales respectives, en demandant l’application d’un des taux de taxation, nettement inférieurs, applicables, en vertu de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 2003/96, aux produits énergétiques utilisés comme combustibles.
13. Le Finanzgericht Düsseldorf a fait droit auxdits recours, au motif que ces produits étaient utilisés comme combustibles, en vertu d’une interprétation de l’article 2 de l’EnergieStG conforme à l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96. Cette même juridiction a retenu que le taux de taxation pouvait être tiré non pas de l’article 2, paragraphe 1, de l’EnergieStG, mais uniquement de l’article 2, paragraphe 3, de ladite loi, car seule cette disposition fixerait des taux de
taxation pour les combustibles.
14. Les Hauptzollämter ont introduit devant le Bundesfinanzhof des recours en «Revision» contre les jugements respectifs rendus par le Finanzgericht Düsseldorf.
15. Estimant que la solution des litiges dont il est saisi dépendait de l’interprétation de l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96, le Bundesfinanzhof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans les deux affaires au principal, la même question préjudicielle:
«L’article 2, paragraphe 3, de la [directive 2003/96] requiert-il d’appliquer dans la taxation de produits énergétiques autres que ceux pour lesquels [ladite] directive arrête un niveau de taxation un taux de taxation que la réglementation nationale a arrêté pour l’utilisation d’un produit énergétique comme combustible pour autant que cet autre produit énergétique soit lui aussi utilisé comme combustible? Ou, si l’autre produit énergétique est équivalent à un produit énergétique précis dans son
utilisation comme combustible, peut-on appliquer le taux de taxation fixé par la réglementation nationale pour ce produit énergique même s’il s’agit d’un taux uniforme qui ne considère pas l’utilisation comme carburant ou comme combustible?»
D – La procédure devant la Cour
16. Les décisions de renvoi, datées du 14novembre 2012, sont parvenues à la Cour le 28 janvier 2013. Par ordonnance du président de la Cour du 7 février 2013, les affaires C‑43/13 et C‑44/13 ont été jointes. Des observations écrites ont été déposées par les Hauptzollämter, Kronos Titan, Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service ainsi que par la Commission européenne. Le gouvernement portugais n’a déposé des observations que dans l’affaire C‑43/13. Il n’a pas été tenu d’audience.
III – Appréciation en droit
A – Propos liminaires
17. Il convient de rappeler que l’article 93 CE (devenu article 113 TFUE) donne à l’Union européenne la compétence d’arrêter notamment les dispositions touchant à l’harmonisation des législations relatives aux droits d’accises dans la mesure où cette harmonisation est nécessaire pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. La législation de l’Union en matière d’accises vise, depuis l’année 1992, notamment le tabac, l’alcool et les huiles minérales. Pour chaque produit, les
instruments de l’Union ont harmonisé la structure de l’accise et réalisé un rapprochement des taux. La directive 2003/96 a restructuré le cadre européen de taxation des produits énergétiques, en fixant les taux minimaux d’imposition applicables au pétrole, au charbon, au gaz naturel et à l’électricité, lorsque ces produits sont utilisés comme carburant ou combustible de chauffage.
18. Dans les présentes affaires au principal, la juridiction de renvoi pose, en substance, la question de l’interprétation de la notion «le combustible ou le carburant équivalent» figurant à l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96. En d’autres termes, la Cour est appelée à déterminer quel est le critère permettant de considérer que deux produits sont équivalents au sens de cette disposition. Je rappelle qu’il est de jurisprudence constante que, pour déterminer la portée
d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte à la fois de ses termes, de son contexte et de ses finalités ( 7 ).
19. Aucune des parties ayant présenté des observations écrites ne conteste le fait que le toluène ainsi que le white spirit et le fioul léger Exxsol D 60 peuvent être utilisés, dans l’absolu, aussi bien comme carburant que comme combustible. Elles reconnaissent également que lesdits produits ont été utilisés dans les affaires au principal en tant que combustible. Ces produits ne sont expressément visés ni dans la directive 2003/96 ni à l’article 2, paragraphe 3, première phrase, de l’EnergieStG.
Pour autant, le champ d’application de la directive 2003/96 couvre tout produit énergétique, sous réserve de l’exonération de certaines utilisations. Les parties au principal sont en désaccord sur l’interprétation à donner de la condition visant à taxer un produit en fonction de l’utilisation au taux retenu pour le combustible ou le carburant «équivalent».
20. Les Hauptzollämter estiment que l’approche de la directive 2003/96 est fondée sur la nature des produits énergétiques en cause, le niveau de taxation applicable devant tout d’abord être déterminé au moyen du classement du produit énergétique sous un code dans la NC. C’est seulement par la suite qu’il conviendrait de vérifier s’il existe un autre niveau minimum de taxation – non prescrit de manière contraignante – pour une utilisation en tant que combustible. Dès lors, ils entendent utiliser le
critère de l’équivalence de nature. Le gouvernement portugais considère aussi que le produit énergétique pour lequel aucun niveau de taxation n’est précisé dans ladite directive doit être assimilé à un produit énergétique spécifique selon un principe d’équivalence de nature.
21. En revanche, Kronos Titan et Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service soutiennent que la question de savoir lesquels des produits énergétiques mentionnés dans l’annexe I, tableaux A à C, de la directive 2003/96 sont «équivalents» aux produits énergétiques «autres», au sens de l’article 2, paragraphe 3, de ladite directive, doit être analysée au regard de la règle voulant que la taxation se fasse selon l’utilisation. Ainsi, le taux de taxation à appliquer est celui que la législation a fixé au titre
d’une utilisation comme combustible pour un combustible équivalent, ou, au titre d’une utilisation comme carburant pour un carburant équivalent. Autrement dit, ils appliquent le critère de l’utilisation.
22. La Commission partage en substance l’opinion de Kronos Titan et de Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service dans la mesure où elle considère que la notion de combustible ou carburant équivalent n’implique pas de comparaison selon des critères purement chimiques ou physiques (autrement dit suivant une équivalence de nature), mais qu’il s’agit au contraire de savoir si un certain produit énergétique non mentionné à l’annexe I de la directive 2003/96 est utilisé aux mêmes fins spécifiques qu’un produit qui
y est cité et s’il entre en concurrence avec ce produit. Elle retient donc le critère de l’utilisation, mais introduit cependant une nuance additionnelle en se référant à la substituabilité du produit énergétique «autre» par rapport au produit énergétique directement visé dans la directive 2003/96.
B – Sur l’interprétation de la notion de combustible ou carburant équivalent
1. Interprétation littérale
23. Dans les décisions de renvoi, la juridiction nationale admet que la notion «en fonction de l’utilisation» peut être rapprochée du terme «équivalent», celui-ci impliquant tout au plus qu’il est nécessaire de prendre en compte le fait que les potentialités d’un produit énergétique peuvent, selon les circonstances, se présenter différemment selon que ce produit est destiné à être utilisé comme combustible ou comme carburant.
24. Les Hauptzollämter considèrent que, dans l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96, l’élément déterminant est l’équivalence par rapport à un produit énergétique pour lequel un niveau de taxation a été fixé dans ladite directive. Ils estiment que la formule «en fonction de leur utilisation» est en retrait par rapport à la déclaration principale «sont taxés […] au taux retenu pour le combustible ou le carburant équivalent».
25. En revanche, Kronos Titan, Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service et la Commission font valoir, pour leur part, qu’il ressort de plusieurs versions linguistiques que «l’utilisation» est le critère déterminant.
26. Je partage cette dernière analyse, et ce pour plusieurs raisons.
27. Tout d’abord, plusieurs versions linguistiques citent aux fins de la détermination du niveau de taxation applicable «l’utilisation» comme premier critère, tandis que le critère du produit «équivalent» n’est mentionné qu’après ( 8 ). Ainsi, le classement d’un produit comme étant «équivalent» n’est pas apprécié indépendamment de la question de savoir si le produit est utilisé comme carburant ou comme combustible.
28. Ensuite, le critère de «l’utilisation» se trouve particulièrement mis en valeur dans plusieurs versions linguistiques, par la présence de la virgule, ce qui implique qu’il convient de l’examiner en premier et que, ensuite seulement, il y a lieu de déterminer quel produit de référence est «équivalent» ( 9 ).
29. Pour ces raisons, il me semble clair que l’interprétation littérale de cette disposition milite en faveur de la prédominance du critère de l’utilisation. Cette conclusion est confirmée par l’économie de la directive 2003/96.
2. Interprétation systématique
30. La juridiction de renvoi considère que la directive 2003/96 laisse aux États membres un large pouvoir d’appréciation dans la détermination des taux et qu’il suffit de ce fait de s’assurer que les produits énergétiques «autres» soient dans tous les cas taxés à un niveau supérieur que ceux prévus dans ladite directive, pour que celle-ci soit respectée, indépendamment du renvoi formel à un groupe de produits.
31. Kronos Titan et Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service avancent que le principe fondamental de la séparation des deux modes d’utilisation (soit comme carburant, soit comme combustible) est mis en œuvre à plusieurs reprises dans la directive 2003/96.
32. Cette affirmation n’est pas contestée par les Hauptzollämter, pour lesquels, si le législateur a bel et bien fixé des niveaux de taxation différents, selon que le produit énergétique est utilisé comme carburant ou combustible, la directive 2003/96 ne comporte cependant aucune instruction contraignante pour la mise en place d’un double régime de taxation, qui comporterait des taux variables en fonction de l’utilisation en tant que carburant ou combustible.
33. Il me semble effectivement guère contestable que le législateur a entendu établir une distinction claire entre les carburants et les combustibles. Cela ressort ainsi des considérants 17 et 18 de la directive 2003/96, qui énoncent qu’«[i]l y a lieu de fixer des niveaux minima communautaires de taxation différents selon l’usage des produits énergétiques et de l’électricité» ( 10 ) et que «[l]es produits énergétiques utilisés comme carburant à certaines fins industrielles et commerciales et ceux
utilisés comme combustible sont normalement taxés à des niveaux inférieurs à ceux applicables aux produits énergétiques utilisés comme carburant». Cette distinction sous-tend également les articles 7 à 9 de la directive 2003/96, chacun d’entre eux étant consacré à un groupe de produits spécifiques ( 11 ).
34. Le critère de l’utilisation me semble être utilisé par le législateur européen lui-même, puisque, à l’article 2, paragraphe 3, deuxième alinéa, de la directive 2003/96, il énonce que «tout produit destiné à être utilisé, mis en vente ou utilisé comme carburant [...] est taxé au taux applicable au carburant équivalent». Autrement dit, un produit utilisé en tant que carburant doit être soumis exclusivement à un taux applicable à un carburant et il n’est pas loisible au législateur national de lui
appliquer un taux prévu pour un combustible.
35. Une interprétation téléologique de la directive 2003/96 confirme les interprétations littérale et systématique qui veulent que le législateur ait eu la volonté de recourir au critère de l’utilisation.
3. L’interprétation téléologique
36. Les Hauptzollämter soutiennent que la directive 2003/96 entend imposer des niveaux minima de taxation, comme cela ressort notamment des articles 7 et 9 de ladite directive, mais ne constitue pas une harmonisation point par point, dans le sens de la mise en place de niveaux de taxation uniformes. Selon eux, «le bon fonctionnement du marché intérieur», objectif visé par le considérant 3 de la directive 2003/96, ne s’opposerait pas à ce que le législateur national applique à un produit énergétique
utilisé comme combustible un niveau de taxation qui s’applique normalement à des produits principalement utilisés comme carburant, dès lors que les minima prévus sont dépassés.
37. Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service relève que le fondement juridique de la directive 2003/96 n’est autre que l’article 93 CE (devenu article 113 TFUE), lequel prévoit l’harmonisation des législations relatives aux droits d’accises et aux autres impôts indirects, dans la mesure où une telle harmonisation est nécessaire pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence. Elle en conclut que cette harmonisation n’est possible que si des
critères clairs et impératifs sont établis pour tous les États membres. Or, seule une nette distinction systématique entre les combustibles et les carburants serait à même d’atteindre cet objectif. Kronos Titan souligne que taxer des produits énergétiques «autres» utilisés comme combustible à un taux que la législation nationale fixe en cas d’utilisation comme carburant créerait au contraire des distorsions de concurrence.
38. Je relève que le considérant 9 de la directive 2003/96 énonce qu’il «convient de laisser aux États membres la flexibilité nécessaire pour définir et mettre en œuvre des politiques adaptées aux contextes nationaux» et que c’est donc à juste titre que les Hauptzollämter soutiennent que la directive 2003/96 n’est pas une directive d’harmonisation totale. Cela est confirmé par le titre même de ladite directive, qui évoque uniquement une restructuration du cadre communautaire de taxation. Autrement
dit, les États membres sont libres de fixer les niveaux de taxation qu’ils estiment nécessaires, à condition de respecter les niveaux minima inscrits dans la directive 2003/96 ainsi que les exonérations et les distinctions prévues par le législateur ( 12 ).
39. Cela implique, selon moi, que la législation nationale doit se conformer à la distinction opérée entre les carburants et les combustibles. Toutefois, il n’est pas exigé que le taux applicable à un produit énergétique donné dépende de son utilisation. Ainsi les deux types d’utilisation d’un produit énergétique donné peuvent donner lieu à l’application d’un même taux si l’État membre le juge expédient et que ledit taux respecte les taux minima imposés par la directive 2003/96.
40. Pour autant, il n’en demeure pas moins que l’harmonisation visée par la directive 2003/96 a pour objectif de permettre «le bon fonctionnement du marché intérieur», puisque d’importants écarts entre les niveaux nationaux de taxation de l’énergie appliqués par les États membres pourraient s’avérer préjudiciables à son bon fonctionnement ( 13 ). Obliger les États membres à appliquer à tout produit utilisé comme combustible un taux de taxation prévu pour un autre produit combustible permet de
limiter de tels écarts, tout en respectant la marge de manœuvre dont disposent les États membres.
41. La Commission relève également, à juste titre, qu’éviter les distorsions de concurrence est un objectif qui ne peut être atteint uniquement par l’existence de niveaux minima tels que ceux définis à l’annexe I de la directive 2003/96, et qu’il est nécessaire, en parallèle, que tous les États membres suivent le même système de fixation des niveaux nationaux de taxation, à savoir celui prévu à l’article 2, paragraphe 3, de la directive 2003/96. Selon ce système, il n’est possible d’établir des
distinctions qu’en fonction des groupes de produits visés à l’annexe I de la directive 2003/96. Or, les deux principaux groupes de produits sont le groupe des combustibles et celui des carburants. Dès lors, c’est bien le critère de l’utilisation qui permet de rattacher les produits énergétiques «autres» aux deux groupes principaux susvisés.
42. La nécessité de voir tous les États membres appliquer de la même manière le système de taxation des produits énergétiques ressort également, dans une certaine mesure, de la jurisprudence de la Cour concernant les actes législatifs précédant la directive 2003/96.
43. En effet, il convient de rappeler que la Cour a jugé que l’objectif des trois directives, à savoir les directives 92/81/CEE ( 14 ), 92/82/CEE ( 15 ), et 94/74/CE ( 16 ), «est […] d’éviter les distorsions de concurrence qui pourraient résulter des structures différentes des droits d’accises» ( 17 ). La Cour a souligné que, bien que l’harmonisation ne soit que partielle, le législateur a déterminé au niveau communautaire, et de manière uniforme, les utilisations minérales qui donnent lieu à
perception d’une accise, excluant, ce faisant, que les cas dans lesquels les huiles minérales sont soumises à une accise varient d’un État membre à l’autre en fonction de l’utilisation de celles-ci ( 18 ).
44. Dans ses conclusions relatives à cette affaire, après avoir souligné que, en vertu d’une jurisprudence constante, le fait que l’harmonisation opérée ne soit que partielle ne saurait priver d’effet utile les dispositions d’une directive, l’avocat général Geelhoed conclut que «[d]ans la mesure où les directives visent à prévenir les distorsions de concurrence […], le fondement de l’imposition doit être interprété de façon aussi uniforme que possible» ( 19 ).
45. Par analogie, les États membres sont, selon moi, tenus à une obligation de respect du système d’imposition, tel que défini par le législateur européen, lequel distingue clairement entre les combustibles et les carburants.
46. À l’instar de Kronos Titan et de Rhein-Ruhr Beschichtungs-Service ainsi que de la Commission, je suis donc d’avis que la notion de combustible ou carburant équivalent, au sens de l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96, doit s’apprécier en fonction du critère de l’utilisation conformément aux raisons ci-dessus exposées ( 20 ). Il me semble que ce critère doit toutefois être précisé, dans la mesure où il peut, en effet, s’entendre de manière fonctionnelle ou comme se
référant à la substituabilité. Cette dernière hypothèse me semble la plus pertinente, pour les motifs qui suivent.
C – Sur la définition du critère de «l’utilisation»
47. Le système mis en place par le législateur européen vise à éviter que les très nombreux produits susceptibles de servir à une utilisation donnée ne soient soumis à des taux divergents sur le plan national. Partant de cette constatation, il est nécessaire, afin d’éviter des distorsions de concurrence entre les États membres, de limiter les différences susceptibles d’exister entre les différents niveaux nationaux de taxation concrètement applicables aux produits énergétiques, y compris ceux
utilisés comme combustibles.
48. Autrement dit, il s’agit de savoir si un produit énergétique donné, non mentionné à l’annexe I de la directive 2003/96, est utilisé aux mêmes fins spécifiques qu’un produit qui y est cité et s’il entre donc en concurrence avec ce produit. À l’instar de la Commission, j’estime que la notion d’«équivalence de produit» doit par conséquent être interprétée sous l’angle de la substituabilité ou de l’interchangeabilité des produits énergétiques en cause. De surcroît, cette approche permettra aussi
d’éviter des distorsions de concurrence entre les producteurs des produits concurrents résultant de l’utilisation comme combustible, pour des raisons industrielles ou économiques, d’un produit énergétique «autre», et non pas d’un produit énergétique qui figure dans le tableau C de l’annexe I de la directive 2003/96.
49. En appliquant ces considérations aux cas des affaires au principal, il convient alors de se demander si les produits en question ont été utilisés comme substitut à l’un des produits figurant dans le tableau C de l’annexe I de la directive 2003/96. Si tel est le cas, il existe un rapport de concurrence direct entre le produit de référence et le produit effectivement utilisé, ce dernier étant «équivalent», au sens de la directive 2003/96, au premier. Il doit donc être taxé au niveau correspondant.
50. Toutefois, à l’instar de la Commission, j’estime que tel n’a pas été le cas dans les affaires au principal, en raison du caractère très spécifique des produits litigieux et de leur utilisation industrielle concrète. La directive 2003/96 ne permet donc pas de déterminer, parmi les produits dont les niveaux de taxation entrent en ligne de compte comme niveaux de référence, quel produit doit être concrètement considéré comme «équivalent». La directive 2003/96 se contente, dans de telles
configurations, de fournir un ensemble de produits potentiellement équivalents.
51. Dans de tels cas, la directive 2003/96 laisse aux États membres une certaine marge de manœuvre, ce qui implique qu’il leur appartient de fixer, dans le respect de ladite directive, des critères objectifs permettant de déterminer quel produit parmi les combustibles énumérés dans l’annexe I, tableau C, de ladite directive doit être considéré comme équivalent au produit effectivement utilisé dans chaque cas particulier. À cet égard, les États membres pourraient s’inspirer du considérant 14 de la
directive 2003/96 qui dispose que «les niveaux minima de taxation doivent refléter la position compétitive des différents produits énergétiques et de l’électricité. Il convient à cette fin de calculer autant que possible ces minima en fonction de la teneur énergétique des produits. Cette méthode n’a cependant pas lieu d’être appliquée aux carburants» (mots mis en italique par mes soins).
52. Le raisonnement à suivre peut ainsi être synthétisé de la manière suivante, à savoir qu’il est tout d’abord nécessaire d’établir si le produit énergétique «autre» est utilisé comme combustible ou comme carburant. Dans l’hypothèse où le produit est utilisé comme combustible, il convient de vérifier, au cas par cas, si le produit énergétique est un substitut à l’un des produits énergétiques expressément visés par la directive 2003/96 ou si ses caractéristiques propres et l’utilisation concrète qui
en découle excluent toute substituabilité. S’il n’y a pas lieu de retenir une substituabilité, il appartient alors à l’État membre de fixer, dans le respect de ladite directive, des critères objectifs permettant de déterminer quel produit parmi les combustibles énumérés dans ladite annexe I, tableau C, peut être considéré comme équivalent au produit effectivement utilisé.
IV – Conclusion
53. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par le Bundesfinanzhof (Allemagne) dans les affaires C‑43/13 et C‑44/13:
Si un produit énergétique, au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2003/96/CE du Conseil, du 27 octobre 2003, restructurant le cadre communautaire de taxation des produits énergétiques et de l’électricité, qui ne figure pas à l’annexe I, tableau C, de cette directive, est utilisé comme combustible, il convient de le taxer, conformément à l’article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de ladite directive, au taux applicable, en vertu du droit national, à l’un des produits énumérés dans
ce tableau en cas d’utilisation comme combustible. Parmi les produits énumérés dans ledit tableau, doit être considéré comme équivalent celui auquel le produit effectivement utilisé se substitue aux fins de son utilisation concrète. Si, en raison des particularités du produit concerné et de son utilisation concrète, une telle substitution ne peut pas être retenue, il appartient à chaque État membre de fixer, dans le respect de la directive 2003/96, des critères objectifs permettant de déterminer
quel produit parmi les combustibles énumérés à ladite annexe I, tableau C, peut être considéré comme équivalent au produit effectivement utilisé.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 283, p. 51.
( 3 ) Voir annexe I du règlement (CEE) no 2658/87 du Conseil, du 23 juillet 1987, relatif à la nomenclature tarifaire et statistique et au tarif douanier commun (JO L 256, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 1549/2006 de la Commission du 17 octobre 2006 (JO L 301, p. 1, ci-après le «règlement (CEE) no 2658/87»).
( 4 ) Mots soulignés par mes soins.
( 5 ) BGBl. 2006 I, p. 1534.
( 6 ) Kronos Titan précise dans ses observations écrites qu’il s’agit de toluène pur visé à la sous-position 2902 30 00 de la NC et non pas de toluène visé à la sous-position 2707 20 de la NC, ce dernier étant un produit mélangé. Les entreprises concurrentes utiliseraient le fioul comme combustible aux mêmes fins techniques, à savoir déclencher la réaction chimique recherchée, ce qui requiert une température de 1650 degrés Celsius.
( 7 ) Voir, notamment, arrêt du 9 avril 2013, Commission/Irlande (C‑85/11, point 35 et jurisprudence citée).
( 8 ) Voir article 2, paragraphe 3, premier alinéa, de la directive 2003/96, dans ses versions espagnole, allemande, anglaise, française et italienne.
( 9 ) Ibidem.
( 10 ) Le libellé de la directive 2003/96 démontre que ledit considérant 17 n’oppose pas l’utilisation des produits énergétiques à l’utilisation de l’énergie, mais permet une différenciation en fonction du type d’utilisation telle que celles prévues par ladite directive.
( 11 ) Les articles 7 et 8 visent respectivement «les niveaux minima de taxation applicables aux carburants» et «les niveaux minima de taxation applicables aux produits utilisés comme carburant» tandis que l’article 9 vise «les niveaux minima de taxation applicables aux combustibles».
( 12 ) Voir, en ce sens, arrêt du 1er mars 2007, Jan De Nul (C-391/05, Rec. p. I-1793, points 18 à 23).
( 13 ) Voir considérant 4 de la directive 2003/96.
( 14 ) Directive du Conseil du 19 octobre 1992 concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur les huiles minérales (JO L 316, p. 12).
( 15 ) Directive du Conseil du 19 octobre 1992 concernant le rapprochement des taux d’accises sur les huiles minérales (JO L 316, p. 19).
( 16 ) Directive du Conseil du 22 décembre 1994 modifiant la directive 92/12/CEE relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise, la directive 92/81 ainsi que la directive 92/82 (JO L 365, p. 46).
( 17 ) Arrêt du 29 avril 2004, Commission/Allemagne (C-240/01, Rec. p. I-4733, point 39).
( 18 ) Arrêt Commission/Allemagne, précité (points 40 et 44).
( 19 ) Voir, en ce sens, points 52 et 53 des conclusions de l’avocat général Geelhoed dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Commission/Allemagne, précité.
( 20 ) Voir, en ce sens, arrêt du 10 septembre 2009, Plantanol (C-201/08, Rec. p. I-8343, point 39).