CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 14 mars 2013 ( 1 )
Affaire C‑93/12
ET Agrokonsulting-04-Velko Stoyanov
contre
Izpalnitelen direktor na Darzhaven fond «Zemedelie» Razplashtatelna agentsia
[demande de décision préjudicielle formée par l’Administrativen sad Sofia-grad (Bulgarie)]
«Politique agricole commune — Examen de litiges administratifs — Détermination de la juridiction compétente — Admissibilité au regard des principes d’effectivité et d’équivalence ainsi que du droit à un recours effectif»
1. Pour la première fois, la Cour est amenée à dire pour droit si les principes d’effectivité et d’équivalence ainsi que l’article 47, premier alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») s’opposent à une règle de procédure nationale qui a pour conséquence de concentrer le contentieux relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la politique agricole commune (ci-après la «PAC») devant
une juridiction unique.
2. En effet, l’Administrativen sad Sofia-grad (Bulgarie) estime qu’une telle spécialisation dans le cadre de ce contentieux pourrait dissuader, voire empêcher, les justiciables concernés, à savoir les agriculteurs, d’accéder à un tribunal, ce qui constituerait une violation de leur droit à un recours effectif.
3. Dans les présentes conclusions, nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous estimons que l’article 47, premier alinéa, de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une règle de procédure nationale, telle que celle en cause au principal, qui a pour conséquence de concentrer le contentieux relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la PAC devant l’Administrativen sad Sofia-grad, à condition que
cette règle n’entrave pas de manière excessive l’accès du justiciable au tribunal, ce qu’il appartient au juge national de vérifier.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. Le 30 novembre 2009, la Commission européenne a adopté le règlement (CE) no 1122/2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) no 73/2009 du Conseil en ce qui concerne la conditionnalité, la modulation et le système intégré de gestion et de contrôle dans le cadre des régimes de soutien direct en faveur des agriculteurs prévus par ce règlement ainsi que les modalités d’application du règlement (CE) no 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne la conditionnalité dans le cadre du régime
d’aide prévu pour le secteur vitivinicole ( 2 ).
5. L’article 58 du règlement no 1122/2009 prévoit ce qui suit:
«S’agissant d’un groupe de cultures, si la superficie déclarée au titre de l’un ou l’autre régime d’aide ‘surfaces’, à l’exception des aides aux pommes de terre féculières et aux semences prévues au titre IV, chapitre 1, sections 2 et 5, du règlement (CE) no 73/2009 est supérieure à la superficie déterminée conformément à l’article 57 du présent règlement, le montant de l’aide est calculé sur la base de la superficie déterminée, réduite du double de la différence constatée, si celle-ci dépasse
3 % ou deux hectares, mais n’excède pas 20 % de la superficie déterminée.
Lorsque la différence constatée excède 20 % de la superficie déterminée, aucune aide ‘surfaces’ n’est accordée pour le groupe de cultures considéré.
Si la différence excède 50 %, l’agriculteur est également pénalisé à concurrence d’un montant égal au montant correspondant à la différence entre la superficie déclarée et la superficie déterminée conformément à l’article 57 du présent règlement. Ce montant est recouvré conformément à l’article 5 ter du règlement (CE) no 885/2006 de la Commission. S’il ne peut être entièrement recouvré conformément audit article au cours des trois années civiles suivant celle de la constatation, le solde est
annulé.»
B – Le droit bulgare
6. En vertu de l’article 1er, paragraphe 6, de la loi relative à l’aide aux agriculteurs (Zakon za podpomagane na zemedelskite proizvoditeli), cette dernière réglemente l’application du régime de paiement unique à la surface conformément à la PAC de l’Union européenne.
7. Conformément à l’article 128 du code de procédure administrative (Administrativnoprotsesualen kodeks, ci-après l’«APK»), relèvent de la compétence des tribunaux administratifs l’ensemble des affaires concernant des demandes tendant à la prise, à la modification, à l’annulation ou à la déclaration de nullité d’un acte administratif.
8. L’article 133, paragraphe 1, de l’APK prévoit que les affaires relèvent de la compétence de l’administrativen sad (tribunal administratif) dans le ressort duquel se trouve le siège de l’autorité qui a pris l’acte administratif attaqué.
9. En Bulgarie, l’autorité seule compétente pour autoriser ou rejeter les demandes de soutien au titre des régimes de la PAC est l’Izpalnitelen direktor na Darzhaven fond «Zemedelie» (le directeur exécutif du fonds national «Agriculture», ci-après le «Direktor»), dont le siège se situe à Sofia.
10. Le paragraphe 19 des dispositions transitoires et finales de la loi portant modifications et compléments de l’APK indique que les actes administratifs individuels prix en vertu de la loi sur la propriété et l’exploitation des terres agricoles (Zakon za sobstvenostta i polzuvaneto na zemedelskite zemi) et de son décret d’application, ainsi que le refus de prendre de tels actes – à l’exception de ceux qui ont été pris par le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation (Ministar na zemedelieto i
hranite) – peuvent faire l’objet d’un recours devant le Rayonen sad (tribunal de première instance) du lieu de situation de l’immeuble, conformément à l’APK.
II – Les faits du litige au principal
11. ET Agrokonsulting-04-Velko Stoyanov (ci-après «Agrokonsulting») est enregistré comme agriculteur depuis le 23 mars 2007. Le 11 mai 2010, il a déposé une demande d’aide au titre des régimes d’aides de la PAC, d’une part, de paiement unique à la surface et, d’autre part, des paiements nationaux complémentaires par hectare de terre agricole. Les terres agricoles concernées se situent dans la région de Veliko Tarnovo (Bulgarie) à environ 250 kilomètres de la ville de Sofia.
12. Le Direktor a, par une lettre du 2 octobre 2011, rejeté la demande d’Agrokonsulting, au motif que les surfaces déclarées par cette dernière ne sont pas conformes aux exigences du règlement no 1122/2009.
13. Agrokonsulting a formé un recours à l’encontre de cette décision devant l’Administrativen sad-Burgas (Bulgarie). Le 16 novembre 2011, cette juridiction a soulevé l’existence d’un conflit de compétence, a sursis à statuer et a renvoyé l’affaire devant l’Administrativen sad Sofia-grad afin que cette dernière statue sur sa compétence, au motif que, en vertu de l’article 133 de l’APK, le litige relève du tribunal administratif dans le ressort duquel se trouve le siège du Direktor, à savoir Sofia.
14. L’Administrativen sad Sofia-grad estime qu’il y a lieu de soumettre le conflit de compétence au Varhoven administrativen sad. L’Administrativen sad Sofia-grad émet, cependant, des doutes quant à l’interprétation et à la portée qu’il convient de donner aux principes d’autonomie procédurale, d’effectivité et d’équivalence. Elle a donc décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la Cour.
III – Les questions préjudicielles
15. La juridiction de renvoi pose à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Faut-il que le principe d’effectivité, issu de la jurisprudence de l’Union, et celui du droit à un recours effectif devant un tribunal, codifié à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, soient interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’une règle de procédure nationale telle que celle énoncée à l’article 133, paragraphe 1, du code procédure administrative ne fasse dépendre la compétence en matière de contentieux administratif, relatif à l’application de
la politique agricole commune de l’Union, que du siège de l’autorité administrative ayant pris l’acte attaqué, sachant que ladite règle ne tient compte ni du lieu de situation des immeubles ni de l’adresse du requérant?
2) Faut-il que le principe d’équivalence, issu de la jurisprudence de la Cour, soit interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une règle de procédure nationale telle que celle énoncée à l’article 133, paragraphe 1, du code de procédure administrative ne fasse dépendre la compétence, en matière de contentieux administratif relatif à l’application de la politique agricole commune de l’Union, que du siège de l’autorité administrative ayant pris l’acte attaqué, compte tenu de la règle énoncée au
paragraphe 19 des dispositions transitoires et finales de la loi portant modifications et compléments du code de procédure administrative (relatif à la compétence en matière de contentieux administratif interne sur des terres agricoles)?»
IV – Notre analyse
16. Par ses questions préjudicielles, la juridiction de renvoi se demande, en substance, si les principes d’équivalence et d’effectivité ainsi que l’article 47 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une règle de procédure nationale, telle que celle énoncée à l’article 133, paragraphe 1, de l’APK, qui a pour conséquence de concentrer le contentieux relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la PAC
devant l’Administrativen sad Sofia-grad.
A – Observations liminaires
17. Dans ses observations écrites, le gouvernement allemand excipe de l’incompétence de la Cour pour répondre à la première question préjudicielle en ce qu’elle porte sur l’article 47 de la Charte. Il estime que la disposition litigieuse au principal ne porte pas sur la mise en œuvre du droit de l’Union.
18. Nous ne partageons pas cet avis.
19. En vertu de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les dispositions de cette dernière s’adressent aux États membres uniquement lorsque ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union. Le paragraphe 2 de cet article prévoit, quant à lui, que la Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et les tâches définies dans les traités.
20. Les paragraphes 1 et 2 de ladite disposition sont intimement liés. En effet, le paragraphe 1 précise son champ d’application et le paragraphe 2 vient le confirmer, en indiquant que la Charte ne peut avoir pour effet d’étendre les compétences et les tâches conférées à l’Union par les traités. Il s’agit de mentionner de façon explicite ce qui découle logiquement du principe de subsidiarité et du fait que l’Union ne dispose que de compétences d’attribution ( 3 ).
21. En l’espèce, il convient de rappeler le contexte juridique dans lequel s’insère la présente affaire. L’article 133, paragraphe 1, de l’APK prévoit une règle attributive de compétence en ce qui concerne, notamment, les litiges relatifs au paiement des aides agricoles au titre du règlement no 1122/2009. Il est vrai que cette règle n’a pas pour objet de transposer ce règlement. Cependant, elle affecte forcément le droit de l’Union et plus particulièrement les droits que les justiciables tirent de
ce règlement, dans la mesure où, s’il s’avère qu’elle viole le droit à un recours effectif, ces droits pourraient être considérablement altérés, voire totalement niés.
22. Dès lors, la République de Bulgarie, en adoptant une telle règle de compétence, agit bien dans le champ d’application du droit de l’Union ( 4 ).
23. Admettre qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, au motif que la règle concernée est une règle procédurale nationale, reviendrait à écarter toute possibilité d’examiner la compatibilité d’une telle règle avec les droits fondamentaux garantis par la Charte.
24. Par ailleurs, nous ne voyons pas en quoi l’examen de la question préjudicielle, à la lumière de l’article 47 de la Charte, étendrait le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de cette dernière ou créerait une compétence et une tâche nouvelles pour l’Union ou encore modifierait les compétences et les tâches définies dans les traités, au sens de l’article 51, paragraphe 2, de la Charte.
B – Sur les questions préjudicielles
25. Dans la présente affaire, la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la question de savoir si l’octroi d’une compétence exclusive, au bénéfice de l’Administrativen sad Sofia-grad, dans un contentieux déterminé, à savoir celui relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la PAC, n’est pas de nature à priver les personnes concernées, en l’occurrence les agriculteurs, d’un accès effectif au tribunal.
26. À ce titre, nous rappelons que, en vertu d’une jurisprudence constante, en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ( 5 ).
27. Il s’agit là de l’expression du principe d’autonomie procédurale des États membres. Cependant, il n’en reste pas moins que ces modalités procédurales ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de droit interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) ( 6 ).
28. C’est donc à la lumière de ces principes, ainsi que du droit à un recours effectif exprimé à l’article 47 de la Charte, que la juridiction de renvoi demande à la Cour de dire pour droit si ces derniers s’opposent à une législation nationale octroyant une compétence exclusive à l’Administrativen sad Sofia-grad dans les litiges relatifs au versement d’aides agricoles dans le domaine de la PAC.
29. Toutefois, il nous paraît opportun de procéder à cet examen uniquement sous l’angle de l’article 47 de la Charte.
30. En effet, les exigences d’équivalence et d’effectivité expriment l’obligation générale pour les États membres d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ( 7 ).
31. Le principe de protection juridictionnelle effective, qui est un droit fondamental, comprend le droit à un recours effectif ( 8 ). Ce droit est lui-même exprimé à l’article 47, premier alinéa, de la Charte, qui affirme que toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal.
32. Dès lors, au vu de ces éléments, il nous semble que l’examen de la question peut se faire uniquement sous l’angle de cette disposition ( 9 ).
33. Plus précisément, la question est ici celle de savoir si le demandeur d’une aide agricole, au titre de la PAC, est empêché de faire valoir les droits qu’il tire de l’Union par le seul fait que le contentieux relatif au versement de cette aide est concentré exclusivement devant l’Administrativen sad Sofia-grad. La juridiction de renvoi, en effet, estime que la distance géographique entre le lieu de résidence du demandeur et le lieu où se situe la juridiction pourrait, dans certains cas comme
celui au principal, constituer une entrave à l’exercice du droit à un recours effectif, car il empêcherait l’accès physique à un tribunal ou, du moins, dissuaderait ce demandeur d’ester en justice. Dès lors, il y aurait violation de l’article 47, premier alinéa, de la Charte.
34. En réalité, la question de la spécialisation de l’Administrativen sad Sofia-grad est ici au cœur du débat. Empêche-t-elle concrètement l’accès physique d’un justiciable au tribunal ou, à tout le moins, l’en dissuade-t-elle?
35. Dans l’exercice de leur pouvoir souverain, les États membres font souvent le choix de la spécialisation des contentieux dans l’organisation de leur structure juridictionnelle, soit parce que le contentieux en question est technique soit parce qu’il est spécial, comme ceux relatifs aux brevets, aux mineurs ou encore au terrorisme ( 10 ).
36. Cette spécialisation peut revêtir plusieurs formes, comme la concentration du contentieux devant une juridiction ou encore la création de chambres spécialisées au sein d’une même juridiction.
37. L’État membre est ainsi amené à prendre en considération plusieurs facteurs aux fins de l’organisation de la carte judiciaire du territoire et, notamment, l’accessibilité des moyens de transport afin que le justiciable puisse bénéficier d’un accès physique effectif au tribunal. L’appréciation ainsi effectuée par les autorités nationales dépend des particularités propres à chaque territoire.
38. Dès lors, s’il est vrai que l’obligation générale pour les États membres d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union vaut également en ce qui concerne la désignation des juridictions compétentes pour connaître des actions fondées sur ce droit ( 11 ), la Cour ne peut pas substituer son appréciation à celle des États membres en ce qui concerne la meilleure politique à adopter en matière de répartition du contentieux et d’organisation de la
carte judiciaire sur leurs territoires respectifs ( 12 ). L’État membre reste le mieux placé, car il est le seul à disposer des connaissances essentielles à une telle appréciation.
39. Selon nous, la Cour doit donc se limiter à indiquer au juge national les éléments à prendre en compte afin d’examiner si la concentration du contentieux devant une juridiction entrave de manière excessive l’accès au tribunal et porte ainsi atteinte au droit à un recours effectif.
40. À cet égard, au point 45 de l’arrêt DEB, précité, qui concernait l’octroi d’une aide judiciaire, la Cour, reprenant ainsi la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, a indiqué que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Dès lors, la Cour a indiqué qu’il incombe au juge national de vérifier si les conditions d’octroi de l’aide judiciaire constituent une limitation du droit d’accès aux tribunaux qui porte atteinte à ce droit dans sa substance même, si elles tendent à un
but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ( 13 ).
41. Il doit, également, en être ainsi dans la présente affaire.
42. Notamment, afin de déterminer si la règle attributive de compétence en cause au principal porte atteinte au droit d’accès à un tribunal, il convient dans un premier temps, comme l’a relevé la Commission dans ses observations, d’opposer à la distance que le demandeur devra parcourir l’existence des moyens de transport permettant de se rendre à Sofia. En l’occurrence, il ressort des faits du litige au principal que le siège d’Agrokonsulting est situé à Burgas, à environ 370 kilomètres de Sofia.
L’existence d’un réseau autoroutier, mais également ferré et aérien, doit être prise en considération par le juge de renvoi.
43. À ce titre, le Direktor a indiqué, lors de l’audience, qu’il fallait environ trois heures par autoroute pour relier les deux villes. S’il est vrai que cette distance peut paraître conséquente aux yeux des justiciables les plus vulnérables, il ne nous semble pas qu’elle constitue un obstacle matériel restreignant de manière excessive l’accès à l’Administrativen sad Sofia-grad.
44. En tout état de cause, dans son appréciation, le juge de renvoi devra vérifier si les moyens de transport existant sont facilement accessibles pour le demandeur et si le coût qu’ils peuvent engendrer n’est pas prohibitif au point de le dissuader de former un recours contre la décision du Direktor rejetant sa demande d’aide agricole. Le juge de renvoi pourra, par exemple, apprécier ces coûts à la lumière du montant susceptible d’être octroyé par l’aide juridictionnelle.
45. Ces éléments devront également être mis en balance avec l’objectif qui est poursuivi par la règle nationale attributive de compétence. En l’occurrence, la spécialisation de l’Administrativen sad Sofia-grad dans le contentieux relatif au versement de l’aide agricole s’explique par la spécificité même de ce contentieux.
46. En effet, tant dans les observations soumises à la Cour que lors de l’audience, toutes les parties ont mis en avant cette spécificité. Ainsi, la preuve de l’éligibilité aux aides agricoles de la PAC est apportée par les experts désignés par la juridiction. Le Direktor a indiqué que ces derniers ne se rendent pratiquement jamais sur place, dans la mesure où ils font appel à l’orthophotographie, à savoir des images aériennes ou satellitaires qui sont consultées dans le système de contrôle intégré
situé à Sofia. Dans ce type de contentieux, le contact direct et personnel avec le demandeur semble donc beaucoup moins essentiel que s’il s’agissait de contentieux relatifs à la matière pénale ou familiale, par exemple.
47. Enfin, il ne faut pas perdre de vue le fait que la concentration d’un contentieux devant une juridiction permet à celle-ci d’acquérir une certaine expertise, ce qui a pour effet, notamment, de raccourcir les délais de procédure. En l’occurrence, le gouvernement bulgare a indiqué lors de l’audience que les délais devant l’Administrativen sad Sofia-grad sont de six à huit mois, contre douze à dix-huit mois en règle générale. Or, le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable
constitue lui aussi un aspect essentiel du droit à un recours effectif ( 14 ).
48. La spécialisation d’une juridiction peut donc contribuer à une bonne administration de la justice et à une résolution efficace des litiges, et ce dans l’intérêt des justiciables. À cet égard, la Commission a relevé, lors de l’audience, un élément qui nous semble particulièrement pertinent en l’espèce. En effet, dans le cadre des paiements effectués au titre de la PAC, selon l’article 9 du règlement (CE) no 883/2006 ( 15 ), toute dépense payée au-delà des termes ou délais prescrits fait l’objet
d’une prise en compte réduite dans le cadre des paiements. Les agriculteurs s’étant vu refuser le versement d’une aide agricole, à ce titre, ont donc intérêt à ce qu’il soit statué rapidement sur le recours, au risque sinon de voir le montant alloué diminuer.
49. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous sommes d’avis que l’article 47, premier alinéa, de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une règle de procédure nationale, telle que celle énoncée à l’article 133, paragraphe 1, de l’APK, qui a pour conséquence de concentrer le contentieux relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la PAC devant l’Administrativen sad Sofia-grad, à
condition que cette règle n’entrave pas de manière excessive l’accès du justiciable au tribunal, ce qu’il appartient au juge national de vérifier.
V – Conclusion
50. Au vu de ce qui précède, nous proposons à la Cour de répondre à l’Administrativen sad Sofia-grad (Bulgarie) de la manière suivante:
L’article 47, premier alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une règle de procédure nationale, telle que celle énoncée à l’article 133, paragraphe 1, du code de procédure administrative, qui a pour conséquence de concentrer le contentieux relatif aux décisions de l’autorité nationale chargée du versement d’aides agricoles au titre de l’application de la politique agricole commune devant l’Administrativen sad
Sofia-grad, à condition que cette règle n’entrave pas de manière excessive l’accès du justiciable au tribunal, ce qu’il appartient au juge national de vérifier.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 316, p. 65.
( 3 ) Voir explications relatives à la Charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17).
( 4 ) Les explications afférentes à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte indiquent que «[e]n ce qui concerne les États membres, il résulte sans ambiguïté de la jurisprudence de la Cour que l’obligation de respecter les droits fondamentaux définis dans le cadre de l’Union ne s’impose aux États membres que lorsqu’ils agissent dans le champ d’application du droit de l’Union» (nous soulignons). Sont notamment cités les arrêts du 13 juillet 1989, Wachauf (5/88, Rec. p. 2609); du 18 juin 1991, ERT/DEP
(C-260/89, Rec. p. I-2925), et du 18 décembre 1997, Annibaldi (C-309/96, Rec. p I-7493). Nous renvoyons, également, aux points 116 à 120 de nos conclusions présentées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 6 septembre 2011, Scattolon (C-108/10, Rec. p. I-7491). Pour une confirmation de cette interprétation, voir, en dernier lieu, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson (C‑617/10, points 17 et suiv.).
( 5 ) Voir arrêt du 15 avril 2008, Impact (C-268/06, Rec. p. I-2483, point 44 et jurisprudence citée).
( 6 ) Voir arrêt du 22 décembre 2010, DEB (C-279/09, Rec. p. I-13849, point 28 et jurisprudence citée).
( 7 ) Voir arrêt du 29 octobre 2009, Pontin (C-63/08, Rec. p. I-10467, point 44 et jurisprudence citée).
( 8 ) Voir, en ce sens, arrêt du 6 novembre 2012, Otis e.a. (C‑199/11, points 46 et 48 ainsi que jurisprudence citée).
( 9 ) Dans l’arrêt DEB, précité, la question posée par la juridiction de renvoi portait sur le point de savoir si le principe d’effectivité devait être interprété en ce sens qu’il s’opposait à ce qu’une réglementation nationale subordonne l’exercice de l’action en justice au paiement d’une avance sur frais et prévoie que l’aide judiciaire ne peut pas être accordée à une personne morale, alors même que cette dernière n’est pas en mesure de faire cette avance. La Cour a reformulé la question posée
pour ne l’examiner que sous l’angle de l’article 47 de la Charte (points 27 à 33).
( 10 ) Voir lien Internet suivant: https://e-justice.europa.eu.
( 11 ) Voir arrêt Impact, précité (points 47 et 48). Voir, également, arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C-224/01, Rec. p. I-10239, point 46).
( 12 ) Voir, en ce sens, arrêt Köbler, précité (point 47 et jurisprudence citée).
( 13 ) Arrêt DEB, précité (points 46, 47 et 60).
( 14 ) Voir article 47, deuxième alinéa, de la Charte.
( 15 ) Règlement de la Commission du 21 juin 2006 portant modalités d’application du règlement (CE) no 1290/2005 du Conseil, en ce qui concerne la tenue des comptes des organismes payeurs, les déclarations de dépenses et de recettes et les conditions de remboursement des dépenses dans le cadre du FEAGA et du Feader (JO L 171, p. 1).