CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PAOLO MENGOZZI
présentées le 24 octobre 2012 ( 1 )
Affaire C‑409/11
Gábor Csonka,
Tibor Isztli,
Dávid Juhász,
János Kiss,
Csaba Szontág
contre
Magyar Állam
[demande de décision préjudicielle formée par le Fővárosi Bíróság (Hongrie)]
«Directive 72/166/CEE — Assurance responsabilité civile automobile — Insolvabilité de l’assureur — Absence d’intervention de l’organisme chargé d’indemniser les dommages causés par un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance — Article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5/CEE — Effet direct — Conditions d’engagement par les particuliers de la responsabilité de l’État en raison de la transposition incorrecte d’une directive»
1. La réglementation de l’Union en matière d’assurance obligatoire de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules fait déjà l’objet d’un contentieux nourri. Le présent renvoi préjudiciel, en provenance de Hongrie, permet aujourd’hui à la Cour d’examiner un aspect inédit de cette réglementation en soulevant la question de savoir si, sous l’empire des directives qui ont précédé la directive de codification intervenue en 2009 ( 2 ), les États membres étaient tenus de prévoir
l’intervention d’un organisme chargé d’indemniser les victimes de dommages causés par un véhicule pour lequel une police d’assurance avait été souscrite auprès d’un assureur insolvable, incapable de faire face à son obligation de payer.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
2. L’article 3, paragraphe 1, de la directive 72/166/CEE du Conseil, du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, et au contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité ( 3 ) – première directive intervenue dans ce domaine à laquelle s’est aujourd’hui substituée la directive 2009/103 – disposait que «[c]haque État membre prend toutes les mesures utiles,
sous réserve de l’application de l’article 4, pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur son territoire soit couverte par une assurance. Les dommages couverts ainsi que les modalités de cette assurance sont déterminés dans le cadre de ces mesures».
3. La deuxième directive 84/5/CEE du Conseil, du 30 décembre 1983, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs ( 4 ) (ci-après la «deuxième directive»), également remplacée par la directive 2009/103, a poursuivi l’harmonisation dans ce domaine.
4. Le sixième considérant de la directive 84/5 énonçait «qu’il est nécessaire de prévoir qu’un organisme garantira que la victime ne restera pas sans indemnisation dans le cas où le véhicule qui a causé le sinistre n’est pas assuré ou n’est pas identifié; qu’il est important, sans modifier les dispositions appliquées par les États membres en ce qui concerne le caractère subsidiaire ou non de l’intervention de cet organisme ainsi que les règles applicables en matière de subrogation, de prévoir que la
victime d’un tel sinistre puisse s’adresser directement à cet organisme comme premier point de contact» et «qu’il convient toutefois de donner aux États membres la possibilité d’appliquer certaines exclusions limitées en ce qui concerne l’intervention de cet organisme et de prévoir dans le cas des dommages matériels causés par un véhicule non identifié, vu les risques de fraude, que l’indemnisation de tels dommages peut être limitée ou exclue».
5. L’article 1er, paragraphe 1, de la directive 84/5 précisait que «[l]’assurance visée à l’article 3 paragraphe 1 de la directive 72/166/CEE couvre obligatoirement les dommages matériels et les dommages corporels».
6. L’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 prévoyait que «[c]haque État membre crée ou agrée un organisme ayant pour mission de réparer, au moins dans les limites de l’obligation d’assurance, les dommages matériels ou corporels causés par un véhicule non identifié ou pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visée au paragraphe 1. Cette disposition ne porte pas atteinte au droit des États membres de donner ou non à l’intervention de cet organisme un
caractère subsidiaire, ainsi qu’à celui de réglementer les recours entre cet organisme et le ou les responsables du sinistre et d’autres assureurs ou organismes de sécurité sociale tenus d’indemniser la victime pour le même sinistre».
7. L’article 1er, paragraphe 4, troisième alinéa, de la directive 84/5 précisait que, «[t]outefois, les États membres peuvent exclure de l’intervention de cet organisme les personnes ayant de leur plein gré pris place dans le véhicule qui a causé le dommage, lorsque l’organisme peut prouver qu’elles savaient que le véhicule n’était pas assuré».
8. L’article 2 de la troisième directive 90/232/CEE du Conseil, du 14 mai 1990, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs ( 5 ) (ci-après la «troisième directive»), aujourd’hui remplacée par la directive 2009/103, énonçait que «[l]es États membres prennent les mesures nécessaires pour que toutes les polices d’assurance obligatoire de responsabilité civile résultant de la
circulation des véhicules […] couvrent, sur la base d’une prime unique, la totalité du territoire de la Communauté […]».
9. L’article 3 de la directive 90/232 prévoyait l’ajout d’une nouvelle phrase au texte de l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5, rédigée comme suit:
«Toutefois, les États membres n’autorisent pas l’organisme à subordonner le paiement de l’indemnisation à la condition que la victime établisse d’une manière quelconque que la personne responsable n’est pas en mesure ou refuse de payer.»
B – Le droit hongrois
10. Aux termes des articles 14 et 15 du décret gouvernemental no 190/2004 relatif à l’assurance obligatoire de la responsabilité civile des détenteurs de véhicules automoteurs (Korm. Rendelet a gépjármű üzembentartójának kötelező felelősségbiztosításról, ci-après le «décret gouvernemental no 190/2004»), la Kártalanítási Számlát Kezelő MABISZ GKI (compte d’indemnisation de la fédération des assureurs hongrois) ne se substitue à l’auteur du dommage, aux fins de l’indemnisation de la victime, que si
celui-ci ne disposait pas d’une assurance obligatoire de responsabilité civile à la date du sinistre, si le détenteur du véhicule qui a provoqué le dommage est inconnu ou si le dommage a été causé par un véhicule qui n’a pas été mis en circulation ou qui en a été retiré.
11. La loi no LXII de 2009 relative à l’assurance obligatoire de responsabilité civile automobile (2009. évi LXII törnévy a kötelező gépjármű-felelősségbiztosításról, ci-après la «loi sur l’assurance automobile»), entrée en vigueur au 1er janvier 2010, a abrogé le décret gouvernemental.
12. L’article 3, point 21, de la loi sur l’assurance automobile définit le fonds d’indemnisation («Kártalanításí Alap») mis en place comme le «fonds créé et financé par les assureurs […] qui couvre l’indemnisation des dommages causés par le véhicule dont le détenteur dispose, à la date du sinistre, d’une police d’assurance souscrite auprès d’un assureur à l’encontre duquel a été engagée une procédure d’insolvabilité».
13. L’article 29, paragraphe 3, de la loi sur l’assurance automobile énonce que «[l]e fonds d’indemnisation couvre la créance que la victime du préjudice détient à l’encontre de l’assureur faisant l’objet d’une procédure d’insolvabilité, compte tenu des modalités prévues par la police d’assurance ou par la loi pour faire valoir les droits à indemnisation».
II – Le litige au principal et les questions préjudicielles
14. MAV Àltalános Biztosító Egyesület (ci-après la «MAV» ou la «compagnie en cause au principal») est une compagnie d’assurances constituée sous la forme d’une association à but non lucratif qui proposait à ses membres des produits à bas tarifs avec la particularité que les assurés auprès de cette compagnie assumaient également des obligations en qualité de membres de l’association. À la suite, notamment, d’actions pénalement répréhensibles, le patrimoine de la compagnie en cause au principal s’est
évaporé et ladite compagnie est devenue insolvable. Un fonctionnement conforme aux prescriptions légales en la matière n’ayant pu être rétabli en dépit des quinze sommations, adressées entre 2003 et 2008, par la Pénzügyi Szervezetek Àllami Felügyelete (autorité de surveillance des organismes financiers), cette dernière a retiré, avec effet au 15 août 2008, son autorisation à la MAV.
15. Il ressort du dossier que, entre 2006 et 2008, Gábor Csonka, Tibor Isztli, Dávid Juhász, János Kiss et Csaba Szontág, les requérants au principal, ont causé plusieurs dommages à différentes personnes avec leurs véhicules. Ils avaient tous contracté une assurance de responsabilité civile automobile auprès de la MAV devenue, entre temps, insolvable.
16. Si le droit hongrois prévoit depuis le 1er janvier 2010 une protection pour les victimes d’accidents causés par les clients d’une compagnie d’assurances devenue insolvable, tel n’était pas le cas au moment où les accidents impliquant les requérants au principal sont survenus. Il s’en suivrait que ces derniers seraient tenus de répondre sur leur propre patrimoine des dommages qu’ils ont occasionnés en lieu et place de leur compagnie d’assurances ( 6 ).
17. Considérant que, en ne prenant pas, avant le 1er janvier 2010, les mesures nécessaires pour garantir l’intervention d’un organisme prenant en charge l’indemnisation dans le cas où l’assureur des personnes responsables de dommages causés par un véhicule à moteur serait insolvable, l’État hongrois aurait agi en méconnaissance des obligations découlant du droit de l’Union, et particulièrement de l’article 3 de la directive 72/166, les requérants au principal ont introduit un recours devant la
juridiction de renvoi afin de faire constater la responsabilité de l’État et d’obtenir réparation.
18. C’est dans ces circonstances que le Fővárosi Bíróság a décidé de surseoir à statuer et, par décision de renvoi parvenue au greffe de la Cour le 1er août 2011, de saisir la Cour, sur le fondement de l’article 267 TFUE, des questions préjudicielles suivantes:
«1) L’État hongrois avait-il, à l’époque du comportement dommageable des requérants, mis en œuvre la directive 72/166/CEE, notamment au regard des obligations prévues à l’article 3 de cette même directive, et celle-ci peut-elle alors être considérée comme ayant un effet direct à l’égard des requérants?
2) Le droit [de l’Union] en vigueur permet-il au particulier qui est lésé dans ses droits en raison du défaut de mise en œuvre par l’État de la directive 72/166/CEE d’exiger de l’État défaillant que celui-ci se conforme aux dispositions de cette directive en invoquant directement à l’encontre dudit État les règles de droit [de l’Union] afin d’obtenir les garanties que celui-ci aurait dû lui offrir sur leur fondement?
3) Le droit [de l’Union] en vigueur permet-il au particulier qui est lésé dans ses droits en raison du défaut de mise en œuvre de la directive 72/166/CEE d’exiger une indemnité de la part de l’État en raison de sa carence?
4) En cas de réponse positive aux questions qui précèdent, la responsabilité de l’État hongrois au titre du préjudice occasionné est-elle engagée envers les requérants ou envers les victimes des accidents de la circulation provoqués par les requérants? […]
5) La responsabilité de l’État peut-elle être mise en cause si le dommage résulte d’une activité législative défectueuse?
6) Le décret gouvernemental no 190/2004 […] en vigueur jusqu’au 1er janvier 2010 […] est-il conforme aux dispositions de la directive 72/166/CEE, ou la Hongrie a-t-elle omis de transposer les obligations lui incombant en vertu de cette directive dans le droit hongrois?»
III – La procédure devant la Cour
19. Le gouvernement hongrois ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour et ont formulé oralement leurs observations lors de l’audience qui s’est tenue le 26 septembre 2012.
IV – Analyse juridique
20. Les questions posées par la juridiction de renvoi visent en substance à déterminer si a) les États membres étaient tenus, sous l’empire de la directive 72/166, de prévoir l’intervention d’un organisme chargé d’indemniser les victimes d’accidents causés par des véhicules à moteur lorsque l’assureur de la personne responsable de l’accident est insolvable et b) les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’État hongrois peut être, le cas échéant, recherchée par les particuliers pour
transposition incorrecte de ladite directive.
21. De manière liminaire, je précise que, bien que les directives 72/166, 84/5 et 90/232 aient été abrogées par la directive 2009/103, elles forment le cadre juridique pertinent pour la présente affaire, compte tenu de la date de survenance estimée des dommages.
A – Sur l’interprétation de la notion de «véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance»
22. Le principal problème juridique soulevé par le présent renvoi préjudiciel est celui de savoir si l’obligation faite aux États membres par l’article 3, paragraphe 1, de la directive 72/166 incluait qu’ils eussent mis en place des mécanismes assurant l’indemnisation des victimes d’accidents de la route dans le cas particulier où la personne responsable des dommages avait effectivement souscrit une assurance de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules, mais auprès d’un
assureur insolvable. Plus précisément, il est demandé à la Cour de déterminer si la réglementation de l’Union applicable aux faits du litige au principal imposait aux États membres de prévoir, dans un tel cas, l’intervention de l’organisme de garantie devant être mis en place aux termes de l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5.
23. Cet article prévoyait qu’un organisme devait être mis en place afin d’indemniser les dommages causés par «un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visé au paragraphe 1 [de l’article 1er de la directive 84/5]». Les requérants au principal prétendent que cette expression doit être interprétée comme visant également le cas des véhicules pour lesquels une assurance de la responsabilité civile a été souscrite auprès d’un assureur devenu insolvable. Ainsi interprété,
le droit de l’Union aurait imposé à la Hongrie de prévoir l’intervention d’un organisme chargé d’indemniser les victimes dans un tel cas de figure parmi les mesures utiles devant être prises, au sens de l’article 3 de la directive 72/166, pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules soit couverte par une assurance.
1. Interprétation historique, littérale et téléologique
24. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour l’interprétation d’une disposition de droit de l’Union, il doit être tenu compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie ( 7 ).
25. À cet égard, il faut préciser immédiatement que, même si le libellé des questions préjudicielles ne fait référence qu’à l’article 3 de la directive 72/166, cet article fait partie d’un corpus normatif bien plus vaste, caractérisé par l’adoption successive d’une série de directives qui sont progressivement venues enrichir la portée dudit article 3.
26. La directive 72/166 est la première intervenue dans le secteur. Son objectif initial était de renforcer la libre circulation des véhicules et des personnes à leur bord en prévoyant la suppression du contrôle aux frontières de l’assurance tout en garantissant que les véhicules circulant disposaient effectivement d’une assurance aux fins de la sauvegarde des intérêts des personnes susceptibles d’être victimes d’un sinistre causé par ces véhicules ( 8 ). Pour ce faire, elle a consacré, au niveau
communautaire, l’obligation d’assurance de sorte que tous les véhicules ayant leur stationnement sur le territoire d’un État membre de la Communauté devaient être couverts. C’est précisément le sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 72/166, libellé en termes très généraux et qui, je le rappelle, se borne à exiger que «[c]haque État membre prend toutes les mesures utiles […] pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur
son territoire soit couverte par une assurance» ( 9 ). Il ressort ainsi du texte de cet article qu’il ne visait pas à autre chose qu’à contraindre les États membres à mettre en place, dans leur ordre juridique interne, une obligation générale d’assurance des véhicules, c’est-à-dire de faire en sorte que chaque propriétaire ou détenteur de véhicule transfère sa responsabilité civile concernant celui-ci à une compagnie d’assurances au moyen d’un contrat.
27. Il faut toutefois lire l’article 3 de la directive 72/166 à la lumière des précisions apportées par les directives postérieures, et particulièrement par la directive 84/5, pour déterminer les obligations pesant sur les États membres lorsqu’il est exigé d’eux qu’ils prennent toutes les mesures utiles pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur leur territoire soit couverte par une assurance.
28. En effet, dans le cadre de son activité de rapprochement des législations qui, sauf indication contraire, se fait a minima et qui peut se réaliser d’une façon progressive, le législateur de l’Union est intervenu à plusieurs reprises afin de définir et de préciser ( 10 ) le régime général de l’assurance de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules à moteur. L’importance accordée par le législateur à la situation des victimes sera constamment rappelée. La directive 84/5
avait ainsi notamment pour objectif de garantir que «la victime ne restera pas sans indemnisation dans le cas où le véhicule qui a causé le sinistre n’est pas assuré ou n’est pas identifié» en prévoyant l’intervention d’un organisme ( 11 ). L’intervention de cet organisme n’était pas conçue comme automatique – car limitée à deux cas de figure – et le législateur avait cherché dans une certaine mesure, et en même temps qu’il poursuivait l’objectif de protection des victimes, à limiter la charge
financière que l’intervention de cet organisme était susceptible de représenter ( 12 ), tout en laissant la possibilité aux États membres de mettre en œuvre des mesures plus favorables précisément en ce qui concerne les conditions d’intervention dudit organisme ( 13 ).
29. Il en résulte que, si l’on peut déduire, grâce à l’article 1er de la directive 84/5, que, parmi ces mesures utiles visées par l’article 3 de la directive 72/166, se trouve la mise en place d’un organisme «ayant pour mission de réparer […] les dommages matériels ou corporels» ( 14 ), l’intervention de cet organisme était expressément limitée aux dommages «causés par un véhicule non identifié ou pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visée au paragraphe 1» ( 15 ), et ce
sans préjudice du droit des États membres «de donner ou non à l’intervention de cet organisme un caractère subsidiaire» ( 16 ).
30. Il est également intéressant d’examiner les travaux préparatoires de la directive 84/5. Il ressort de ces travaux une certaine volonté du législateur de contenir les cas d’intervention obligatoire de l’organisme devant être mis en place aux termes de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5 et de retenir une acception stricte de la notion de «véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance». En effet, dans la proposition initiale de la directive 84/5, il était
envisagé d’assimiler à un véhicule «non assuré» ( 17 ) un véhicule ayant causé des dommages pour lesquels, en vertu de la loi ou d’une clause contractuelle licite, l’assureur était en droit de refuser le paiement, proposition qui n’a pas été, au final, retenue.
31. Je tire de cette évolution notable entre le texte de la proposition et le texte final de la directive 84/5 deux séries de conclusions. D’abord, il semble bien que, dans l’esprit du législateur, un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance ( 18 ) était équivalent à un véhicule non assuré ( 19 ), ce que confirme d’ailleurs la rédaction de l’article 1er, paragraphe 4, cinquième alinéa, de la directive 84/5 ( 20 ). Ensuite, il est clair que le législateur de l’Union a
sciemment circonscrit, dans la version finale de la directive 84/5, les cas d’intervention de l’organisme devant être mis en place en ne visant expressément, outre l’hypothèse du véhicule non identifié, que le cas du «véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visée au paragraphe 1» c’est-à-dire le véhicule pour lequel il n’a pas été souscrit de contrat d’assurance. L’intervention du législateur en 1983 montre bien que lui-même ne concevait pas l’article 3 de la
directive 72/166 comme une clause générale obligeant les États membres à mettre en place un mécanisme de garantie.
32. Il est remarquable de noter que le législateur ne s’est pas contenté de prévoir que l’organisme devait intervenir en cas de dommages causés par les véhicules pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance en général, mais a jugé bon de préciser que tel devait être le cas seulement pour les dommages causés par les véhicules pour lesquels il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visée au paragraphe 1 de l’article 1er de la directive 84/5.
33. Il est possible d’expliquer cela. En effet, puisque, aux termes de l’article 3 de la directive 72/166 – auquel l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 84/5 renvoie –, les États membres avaient l’obligation de «prendre toutes les mesures utiles […] pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur [leur] territoire soit couverte par une assurance», le simple fait qu’un véhicule non assuré ait pu causer des dommages, quels qu’ils
soient, constituait une manifestation de l’échec de l’État membre dans sa mission de garantir que tout véhicule disposait d’une assurance ( 21 ). De manière certes très indirecte, l’on peut considérer que, dans un tel cas de figure, l’État membre a failli et endosse une part de responsabilité vis-à-vis de la situation dans laquelle la victime des dommages causés par un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance était placée. Cette défaillance étatique rendait alors
justifiée l’intervention d’un organisme chargé d’indemniser la victime.
34. Tout autre est la situation dans laquelle la personne responsable du dommage a effectivement souscrit une assurance, auprès d’un assureur insolvable. Au fond, la présente affaire met en relief la différence fondamentale entre, d’une part, le régime général de l’assurance de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules à moteur tel qu’il a été progressivement harmonisé au niveau de l’Union européenne et, d’autre part, le régime de garantie de l’assurance de la responsabilité
civile, lequel m’apparaît devoir encore être, dans une large mesure, à construire ( 22 ).
35. Dans ces conditions, il m’apparaît difficile de soutenir une interprétation de l’article 3 de la directive 72/166 allant dans le sens souhaité par les requérants au principal. Le texte impose bien aux États membres de «prendre toute les mesures utiles pour que la responsabilité civile […] soit couverte par une assurance», et non pas de prendre toutes les mesures utiles pour garantir la responsabilité civile couverte par une assurance ( 23 ). La nuance est de taille et l’interprétation suggérée
par lesdits requérants me paraît trop étirer, jusqu’à la déformation, l’intention du législateur de l’Union, alors que le silence de ce dernier quant à l’hypothèse de l’assureur insolvable m’apparaît davantage refléter les hésitations des États membres à consacrer un droit beaucoup plus large à l’indemnisation par l’organisme, compte tenu de ses incidences financières dont on a vu qu’elles étaient aussi au cœur des préoccupations dudit législateur.
36. À la suite de la directive 84/5, l’évolution de la réglementation de l’Union en la matière n’ira pas dans un sens différent. En adoptant la directive 90/232, le législateur de l’Union a continué à affirmer l’objectif de «garantir aux victimes d’accident de la circulation automobile un traitement comparable quels que soient les endroits de la Communauté où les accidents se sont produits» ( 24 ). Ce faisant, il a concrètement étendu la protection à la catégorie de personnes constituée des
passagers autres que le conducteur ( 25 ) et, en procédant à l’ajout d’une phrase à l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5, a proscrit que les États membres subordonnent le paiement par l’organisme «à la condition que la victime établisse d’une manière quelconque que la personne responsable n’est pas en mesure ou refuse de payer» ( 26 ). Rien n’est indiqué quant à la question de l’assureur insolvable.
37. Il n’est donc fait mention, à aucun moment, dans les textes des différentes directives formant le cadre juridique pertinent de notre affaire, de l’hypothèse dans laquelle l’assureur est insolvable. Il n’est pas tout à fait anodin de relever que le texte même de la directive 2009/103 qui est venue refondre dans un texte unique et consolider, sans les modifier sur le fond, les dispositions figurant dans les directives antérieures concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la
circulation de véhicules ne contient pas davantage de précision à cet égard. L’objectif poursuivi par cette directive demeure celui de «garantir que la victime ne restera pas sans indemnisation dans le cas où le véhicule qui a causé le sinistre n’est pas assuré» ( 27 ) tout en laissant persister la possibilité des États membres d’appliquer certaines exclusions limitées de l’intervention de l’organisme ( 28 ).
38. Dès lors, ce qui pouvait apparaître, au moment de l’adoption des directives 72/166, 84/5 et 90/232 comme un défaut d’anticipation de la part du législateur face à la problématique de l’insolvabilité peut difficilement continuer à être perçu comme tel au moment de l’adoption de la directive 2009/103. En effet, le législateur de l’Union a, entre-temps, adopté un certain nombre de mesures qui, dans des domaines fort variés, envisageaient de manière explicite la question de l’insolvabilité du
prestataire ( 29 ). Force est de constater qu’il ne l’a pas fait dans le domaine de l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules.
2. Interprétation jurisprudentielle
39. La conclusion à laquelle je suis parvenu en me fondant sur une interprétation historique, littérale et téléologique ne se trouve pas contredite par les quelques éléments d’interprétation fournis par la Cour pouvant servir pour notre affaire.
40. Il est vrai que la Cour n’a jamais eu à se prononcer directement sur le problème d’interprétation soulevé par le présent renvoi préjudiciel. Cela étant, elle a, à de nombreuses reprises et dans divers contextes, interprété les directives relatives à l’obligation d’assurance de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules. Elle a, de manière itérative, rappeler que «la réglementation de l’Union […] vise à assurer la libre circulation tant des véhicules stationnant
habituellement sur le territoire de l’Union que des personnes qui sont à leur bord ainsi qu’à garantir que les victimes des accidents causés par ces véhicules bénéficient d’un traitement comparable, quel que soit le point du territoire de l’Union où l’accident s’est produit» ( 30 ), paraphrasant ainsi le préambule de la directive 72/166. Plus particulièrement, elle a interprété l’article 3 de ladite directive comme «impos[ant] aux États membres de garantir que la responsabilité civile relative à
la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur leur territoire soit couverte par une assurance et précise, notamment, les types de dommages et les tiers victimes que cette assurance doit couvrir» ( 31 ).
41. La Cour a, dans l’arrêt Evans ( 32 ), esquissé un début d’interprétation de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5 en affirmant que, s’agissant d’un véhicule insuffisamment assuré ( 33 ), «même si la victime est en mesure d’identifier le défendeur afin d’agir en justice contre lui, une telle action risque de se révéler très souvent inutile parce que le défendeur ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour exécuter le jugement rendu à son encontre» ( 34 ), et ce serait pour
faire face à ce genre de situations que la mise en place d’un organisme a été ordonnée dans la directive 84/5. Mais l’affaire au principal concernant alors les conditions d’indemnisation d’un dommage causé par un véhicule non identifié, la Cour n’a pas poussé plus avant l’analyse du cas d’un véhicule «pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance».
42. Il faut attendre l’arrêt Churchill Insurance Company et Evans, précité, pour que la Cour distille un nouvel élément de l’interprétation de cette notion. Elle a ainsi relevé, faisant référence au contexte propre audit arrêt, que «la situation dans laquelle le véhicule qui a causé le dommage était conduit par une personne non assurée […] alors qu’un conducteur était par ailleurs assuré pour conduire ce véhicule, et celle visée par l’article 1er, paragraphe 4, alinéa 3, de la directive 84/5 dans
laquelle le véhicule à l’origine de l’accident n’était visé par aucune police d’assurance ne sont pas des situations similaires ni comparables» ( 35 ). Elle a également constaté que «l’intervention de l’organisme national est conçue comme une mesure de dernier recours» prévue uniquement dans deux cas ( 36 ) et a confirmé que, «malgré l’objectif général de protection des victimes recherché par la réglementation de l’Union […], le législateur [a] permis aux États membres d’exclure l’intervention
de cet organisme dans certains cas limités» ( 37 ).
3. Remarques finales
43. Il ressort de l’ensemble de l’analyse qui précède qu’aucune indication textuelle explicite ne permet d’affirmer l’obligation d’intervention de l’organisme dans l’hypothèse où l’assureur de la personne responsable est insolvable. L’analyse des textes ainsi que de leur l’évolution, si elle témoigne, il est vrai, d’un souci constant de protection des victimes, met également en évidence que cette préoccupation a régulièrement été mise en balance avec la charge financière que représente
l’intervention d’un organisme tel que celui prévu à l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5, de sorte que, encore à l’heure actuelle, ledit organisme est tenu d’intervenir dans seulement deux cas de figure spécifiques et que la possibilité persiste, pour les États membres, de limiter cette intervention.
44. Je souhaite également insister, en dernière analyse, sur la différence importante qui réside, selon moi, entre un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance telle que décrite à l’article 3 de la directive 72/166 et un véhicule assuré auprès d’un assureur insolvable. En effet, un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance est un véhicule non assuré. Dans le cas d’un véhicule qui a été assuré auprès d’un assureur insolvable, il a
effectivement été répondu à l’obligation d’assurance de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules. La couverture du risque est réelle, mais l’indemnisation est retardée par la situation financière de l’assureur.
45. Cette différence fondamentale peut être illustrée comme suit.
46. Dans la première hypothèse – absence d’assurance souscrite –, le rapport juridique est bilatéral et direct entre la victime et la personne responsable. Dans cette situation particulière, le législateur de l’Union a explicitement prévu l’intervention de l’organisme aux fins de l’indemnisation de la victime, notamment en raison du fait qu’un tel cas de figure met en présence deux parties «faibles».
47. Dans la deuxième hypothèse – souscription d’une assurance auprès d’un assureur insolvable – le rapport juridique devient triangulaire et met en présence, en plus de la personne responsable et de la victime du dommage, un professionnel dont l’activité relève, en outre, d’un régime juridique plus complexe faisant notamment intervenir la réglementation en matière prudentielle. Il n’est alors pas exclu que d’autres voies de droit spécifiques soient ouvertes aux fins de l’indemnisation ( 38 ) rendant
alors moins nécessaire l’intervention de l’organisme.
48. Enfin, une telle interprétation de la réglementation de l’Union est, je le rappelle, sans préjudice de la possibilité reconnue aux États membres de mettre en œuvre des mesures plus favorables aux victimes. Or, comme le gouvernement hongrois l’a fait remarquer, la Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) a rendu une décision le 8 novembre 2011 ( 39 ) dans laquelle elle a considéré que le législateur hongrois n’avait pas institué les garanties nécessaires pour le bon fonctionnement des sociétés
d’assurance mutuelle – forme sous laquelle la MAV a été constituée – et qu’il avait enfreint la Constitution par omission en n’adoptant pas de mesures aptes à assurer la possibilité de faire valoir des droits fondés sur des polices d’assurance automobile obligatoire avec un assureur qui fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité engagée avant le 1er janvier 2010.
49. Pour l’ensemble des raisons qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 72/166 et l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 ne s’opposent pas à une législation nationale qui prévoit que l’organisme mis en place au niveau national en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5 n’est pas tenu d’intervenir dans le cas de dommages causés par un véhicule pour lequel une police d’assurance a été souscrite auprès
d’un assureur insolvable.
B – Sur la sixième question
50. La juridiction de renvoi demande à la Cour de prendre position sur le fait de savoir si le décret gouvernemental no 190/2004 est conforme aux dispositions de la directive 72/166.
51. Il y a dès lors lieu de rappeler la jurisprudence constante de la Cour aux termes de laquelle il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, dans le cadre de la procédure préjudicielle, sur la compatibilité de dispositions du droit national avec les règles du droit de l’Union, la Cour limitant son examen à une interprétation des dispositions du droit de l’Union qui soit utile à la juridiction de renvoi, à laquelle il appartient d’apprécier, in fine, la conformité des dispositions nationales avec
le droit de l’Union aux fins de trancher le litige au principal ( 40 ).
C – Sur la question de l’effet direct et des conditions d’engagement de la responsabilité de l’État pour transposition incorrecte d’une directive
52. Compte tenu de l’interprétation que je suggère à la Cour d’adopter, j’estime qu’il n’y a pas lieu de répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi concernant la reconnaissance de l’effet direct et les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État hongrois pour transposition incorrecte de la directive 72/166. Ce n’est donc qu’à titre purement subsidiaire que j’aborderai rapidement ces questions.
53. De manière liminaire, l’obligation d’instituer un organisme chargé de réparer les dommages causés par un véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance découlant de l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5, je considère que les questions de l’effet direct et de l’engagement éventuel de la responsabilité de l’État hongrois telles que posées par la juridiction de renvoi doivent être réorientées comme portant sur la directive 84/5.
54. En outre, il peut s’avérer utile de rappeler que la question de l’effet direct d’une disposition contenue dans une directive est distincte de la question des conditions dans lesquelles la responsabilité d’un État membre pour violation du droit de l’Union doit pouvoir être mise en cause devant les juridictions nationales ( 41 ).
55. Ainsi, d’une part, il s’agit de savoir si, dans le cadre d’un litige donné, les particuliers peuvent invoquer à l’encontre de l’État ( 42 ) la disposition de la directive qui n’a pas ou a été incorrectement transposée, le cas échéant pour faire échec à l’application d’une disposition nationale contraire et pour qu’elle s’y substitue. Il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour qu’une disposition d’une directive est dotée d’effet direct «si elle apparaît, du point de vue de son contenu,
inconditionnelle et suffisamment précise» ( 43 ). La question est donc de savoir si l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 permet, à suffisance, d’identifier les bénéficiaires de l’obligation qu’il consacre et l’étendue de la mission de l’organisme devant être mis en place. Ledit article contient une référence indirecte faite à l’article 3 de la directive 72/166 qui, pour sa part, laisse un certain pouvoir d’appréciation aux États membres quant à la façon d’organiser
le régime d’assurance obligatoire; toutefois, ce pouvoir d’appréciation n’est que de type procédural ou organisationnel ( 44 ) et ne touche ni à la substance même de l’assurance obligatoire ni aux cas d’intervention obligatoire de l’organisme ( 45 ). Cette référence n’est donc pas, en soi, un obstacle à la reconnaissance de l’effet direct de la disposition en cause.
56. En outre, puisqu’il s’agit de réparer les dommages causés, l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 tend bien à garantir les droits des victimes de ces dommages qui apparaissent ainsi comme les bénéficiaires dudit article. L’article 1er, paragraphe 4, deuxième alinéa, de la directive 84/5 le confirme en prévoyant d’ailleurs explicitement que «[l]a victime peut […] s’adresser directement à l’organisme qui […] est tenu de lui donner une réponse motivée quant à son
intervention».
57. Dans ces conditions, l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 peut être reconnu d’effet direct.
58. D’autre part, quant à la responsabilité de l’État hongrois, il s’agit de savoir si l’inaction ou l’action inappropriée de l’État membre peut ouvrir droit à réparation, au profit des particuliers ainsi privés de la jouissance des droits que leur conférait la directive, devant les juridictions nationales.
59. Selon une jurisprudence établie, le principe de la responsabilité d’un État membre pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables est inhérent au système du traité ( 46 ).
60. La demande de décision préjudicielle semble faire état d’une jurisprudence nationale selon laquelle les particuliers ne peuvent pas valablement invoquer un manquement du législateur dans les recours en indemnisation lorsque la survenance des préjudices est imputable à l’activité du législateur ou à une carence de celui-ci ( 47 ). Il y a dès lors lieu de rappeler que le principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui
sont imputables «est valable pour toute hypothèse de violation du droit [de l’Union] par un État membre, et ce quel que soit l’organe de l’État membre dont l’action ou l’omission est à l’origine du manquement. […] [L]a circonstance que le manquement reproché est, au regard des règles internes, imputable au législateur national n’est pas de nature à remettre en cause les exigences inhérentes à la protection des droits des particuliers qui se prévalent du droit [de l’Union] et, en l’occurrence, le
droit d’obtenir réparation du préjudice causé par ledit manquement devant les juridictions nationales» ( 48 ).
61. Pour ce qui est des conditions dans lesquelles un État membre est tenu de réparer les dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables, il résulte de la jurisprudence qu’elles sont au nombre de trois, «à savoir que la règle de droit violée ait pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation soit suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre la violation de l’obligation qui incombe à l’État et le
dommage subi par les personnes lésées» ( 49 ).
62. L’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 confère aux particuliers le droit d’exiger l’intervention de l’organisme dans les deux cas de figure qui y sont expressément visés.
63. Il appartiendra ensuite à la juridiction de renvoi de déterminer si la transposition incorrecte de la directive 84/5 à laquelle aurait procédé l’État hongrois a causé un préjudice aux requérants au principal qui soit directement lié à la violation de l’obligation de la règle de droit de l’Union. Dans son analyse, la juridiction de renvoi devra notamment tenir compte du fait que les requérants au principal sont, non pas les victimes des dommages, mais leurs auteurs et s’interroger sur l’origine
du préjudice, qui pourrait également se trouver dans le comportement frauduleux de l’assureur. Elle devra aussi éclaircir la question de savoir s’ils sont effectivement tenus, en vertu du droit hongrois, de réparer sur leur propre patrimoine les dommages qu’ils ont causés et qui ne peuvent être réparés par leur assureur en raison de son insolvabilité.
64. Si la juridiction de renvoi devait conclure à l’existence d’un préjudice, elle devra encore établir si ladite violation est constitutive d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union ( 50 ), au sens de la jurisprudence de la Cour. Pour ce faire, elle devra tenir compte des éléments qui caractérisent la situation, parmi lesquels «le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, le caractère
excusable ou inexcusable d’une éventuelle erreur de droit, [et] la circonstance que les attitudes prises par une institution communautaire ont pu contribuer à l’adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit [de l’Union]» ( 51 ).
65. Enfin, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité, la forme de la réparation est déterminée par l’ordre juridique interne de chaque État membre, pourvu qu’elle soit adéquate et effective ( 52 ). La Cour a également indiqué que, pour déterminer le préjudice indemnisable, le juge national peut vérifier si la personne lésée a fait preuve d’une diligence raisonnable pour éviter le préjudice ou en limiter la portée ( 53 ). Cet élément d’appréciation pourrait s’avérer utile à
la juridiction de renvoi compte tenu de la forme particulière sous laquelle a été constituée la compagnie d’assurances en cause au principal et du rôle tenu par les assurés dans sa gestion.
V – Conclusion
66. Eu égard à l’ensemble des raisons qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Fővárosi Bíróság:
«1) L’article 3, paragraphe 1, de la directive 72/166/CEE du Conseil, du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, et au contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité, et l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5/CEE du Conseil, du 30 décembre 1983, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à
l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, ne s’opposent pas à une législation nationale qui prévoit que l’organisme mis en place au niveau national, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5, n’est pas tenu d’intervenir dans le cas de dommages causés par un véhicule pour lequel une police d’assurance a été souscrite auprès d’un assureur insolvable.
2) Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, dans le cadre de la procédure préjudicielle, sur la compatibilité de dispositions du droit national avec les règles du droit de l’Union, la Cour limitant son examen à une interprétation des dispositions du droit de l’Union qui soit utile à la juridiction de renvoi, à laquelle il appartient d’apprécier, in fine, la conformité des dispositions nationales avec le droit de l’Union aux fins de trancher le litige au principal.»
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Directive 2009/103/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs et le contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité (JO L 263, p. 11).
( 3 ) JO L 103, p. 1.
( 4 ) JO L 8, p. 17.
( 5 ) JO L 129, p. 33.
( 6 ) Le gouvernement hongrois a précisé, d’une part, que les dommages corporels devant être indemnisés par la MAV ont déjà été intégralement indemnisés et, d’autre part, que les requérants au principal auraient partiellement indemnisé, de leur seule propre initiative, les victimes des dommages matériels qu’ils ont causés.
( 7 ) Voir, parmi une jurisprudence abondante, arrêt du 3 décembre 2009, Yaesu Europe (C-433/08, Rec. p. I-11487, point 24 et jurisprudence citée).
( 8 ) Voir deuxième et troisième considérants de la directive 72/166.
( 9 ) Le gouvernement hongrois a relevé, sans être contredit, que la version hongroise du texte prévoit plus exactement que les États membres doivent prendre toutes les mesures utiles pour que les véhicules disposent d’une assurance de la responsabilité civile.
( 10 ) Voir article 1er de la directive 84/5.
( 11 ) Voir sixième considérant de la directive 84/5.
( 12 ) Voir huitième considérant de la directive 84/5.
( 13 ) Voir article 1er, paragraphe 4, sixième alinéa, de la directive 84/5.
( 14 ) Article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5.
( 15 ) L’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 fait référence, dans la version en langue anglaise, à un «vehicle for which the insurance obligation provided for in paragraph 1 has not been satisfied», dans la version italienne, à «un veicolo […] per il quale non vi é sato adempimento dell’obbligo di assicurazione conformemente al paragrafo 1» et, dans la version espagnole, à «un vehículo […] por el cual no haya sido satisfecha la obligación de aseguramiento mencionada en el
apratado 1». La version allemande, sensiblement différente, fait référence aux véhicules non assurés («Jeder Mitgliedstaat schafft eine Stelle oder erkennt eine Stelle an, die für Sach- oder Personenschäden, welche durch ein nicht ermitteltes oder nicht im Sinne des Absatzes 1 versichertes Fahrzeug verursacht worden sind, zumindest in den Grenzen der Versicherungspflicht Ersatz zu leisten hat»).
( 16 ) Article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5.
( 17 ) Voir article 2 de la proposition de seconde directive du Conseil concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs (JO 1980 C 214, p. 10).
( 18 ) Expression utilisée dans l’article 1er, paragraphe 3, de la proposition de seconde directive, devenu article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5.
( 19 ) Expression employée par l’article 2 de la proposition de seconde directive, qui ne sera finalement pas maintenue dans la version finale de la directive 84/5.
( 20 ) Aux termes duquel «[les États membres] peuvent […] autoriser, pour les dommages matériels causés par un véhicule non assuré, une franchise opposable à la victime» (italique ajouté par mes soins).
( 21 ) Sous réserve, bien évidemment, des cas particuliers visés à l’article 4 de la directive 72/166 et auxquels l’article 3 de ladite directive fait, par ailleurs, explicitement référence.
( 22 ) À cet égard, tant le gouvernement hongrois que la Commission ont mentionné le livre blanc de la Commission du 12 juillet 2010 sur les régimes de garantie des assurances [COM (2010) 370 final]. Les régimes de garantie des assurances y sont définis comme offrant «un ultime recours aux consommateurs en cas d’incapacité d’une entreprise d’assurance à honorer ses engagements contractuels» et comme protégeant «contre le risque que leur demande d’indemnisation ne soit pas satisfaite si leur assureur
devient insolvable». La Commission relève que, sur les trente pays formant l’Union et l’Espace économique européen, seuls douze disposent d’un régime général de garantie des assurances et que 56 % du total des assurances non-vie ne bénéficient d’aucune protection (voir livre blanc sur les régimes de garantie des assurances, p. 1). La Commission préconisait alors de «créer à l’échelle de l’Union européenne un cadre cohérent et juridiquement contraignant relatif à la protection offerte par les
[régimes de garantie des assurances], qui soit applicable à tous les preneurs d’assurance et les bénéficiaires, au moyen d’une directive conforme à l’article 288 du TFUE». La Commission a, par ailleurs, affirmé lors de l’audience n’avoir jamais engagé de procédure de manquement à l’encontre d’un État membre en raison de la non-intervention d’un organisme de garantie dans le cas de l’insolvabilité d’un assureur de la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules.
( 23 ) Ce constat n’est pas davantage contredit par le libellé de l’article 2 de la directive 90/232 aux termes duquel «[l]es États membres prennent les mesures nécessaires pour que toutes les polices d’assurance obligatoire de responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules […] garantissent, sur la base de cette même prime unique, dans chacun des États membres, la couverture exigée par sa législation», qui, ici encore, renvoie aux conditions dans lesquelles les États membres doivent
organiser l’assurance obligatoire, mais ne prévoit pas, en tant que tel, que les polices d’assurance doivent être garanties.
( 24 ) Voir quatrième considérant de la directive 90/232.
( 25 ) Voir article 1er de la directive 90/232.
( 26 ) Article 3 de la directive 90/232.
( 27 ) Voir quatorzième considérant de la directive 2009/103.
( 28 ) Idem.
( 29 ) La solvabilité de l’entreprise d’assurance était ainsi au cœur de la première directive 73/239/CEE du Conseil, du 24 juillet 1973, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l’accès à l’activité de l’assurance directe autre que l’assurance sur la vie, et son exercice (JO L 228, p. 3), rendue applicable au secteur de l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs par la directive 90/618/CEE, du
8 novembre 1990 (JO L 330, p. 44). On renverra également, et à titre d’exemple, à l’article 7 de la directive 90/314/CEE du Conseil, du 13 juin 1990, concernant les voyages, vacances et circuits à forfait (JO L 158, p. 59) ainsi qu’à l’article 10 de la directive 93/22/CEE du Conseil, du 10 mai 1993, concernant les services d’investissement dans le domaine des valeurs mobilières (JO L 141, p. 27).
( 30 ) Arrêt du 1er décembre 2011, Churchill Insurance Company et Evans (C-442/10, Rec. p. I-12639, point 27 et jurisprudence citée).
( 31 ) Ibidem (point 28).
( 32 ) Arrêt du 4 décembre 2003 (C-63/01, Rec. p. I-14447).
( 33 ) Expression que, curieusement, la Cour a jugée, dans le contexte de cet arrêt, synonyme à celle utilisée dans le texte de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 84/5, à savoir «véhicule pour lequel il n’a pas été satisfait à l’obligation d’assurance visée au paragraphe 1» [voir arrêt Evans, précité (point 20)].
( 34 ) Arrêt Evans, précité (point 23).
( 35 ) Arrêt Churchill Insurance Company et Evans, précité (point 40). Italique ajouté par mes soins. Pour le texte de l’article 1er, paragraphe 4, troisième alinéa, de la directive 84/5, voir point 7 des présentes conclusions.
( 36 ) Arrêt Churchill Insurance Company et Evans, précité (point 41).
( 37 ) Ibidem (point 42).
( 38 ) Dans ses observations écrites et lors de l’audience, le gouvernement hongrois a notamment fait valoir que les créances détenues sur l’assureur insolvable pourraient être pour partie recouvrées lors de la liquidation.
( 39 ) Décision no 83/2001 (XI.10).
( 40 ) Arrêt du 15 juillet 2010, Pannon Gép Centrum (C-368/09, Rec. p. I-7467, points 28 et 29 ainsi que jurisprudence citée).
( 41 ) Je précise également, s’il en était besoin, que le fait de déterminer si l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 84/5 peut être considéré comme d’effet direct est sans préjudice de la question de savoir si les requérants au principal sont en droit de l’invoquer devant la juridiction de renvoi.
( 42 ) Arrêt du 19 avril 2007, Farrell (C-356/05, Rec. p. I-3067, point 40 et jurisprudence citée).
( 43 ) Ibidem (point 37 et jurisprudence citée).
( 44 ) Pour une appréciation concordante, voir point 64 des conclusions de l’avocat général Stix-Hackl présentées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Farrell, précité.
( 45 ) Il en va de même de la possibilité laissée aux États membres de donner un caractère subsidiaire à l’intervention de l’organisme ou de régler les recours entre l’organisme et les assureurs: ces deux éléments laissés à la discrétion de l’État n’ont pas pour effet d’atténuer l’obligation ferme de mettre en place un organisme chargé d’indemniser dans les cas prévus par le législateur de l’Union.
( 46 ) Arrêt Evans, précité (point 82 et jurisprudence citée).
( 47 ) Voir page 3 de la demande de décision préjudicielle.
( 48 ) Arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C-46/93 et C-48/93, Rec. p. I-1029, points 32 et 35).
( 49 ) Arrêt Evans, précité (point 83 et jurisprudence citée).
( 50 ) Ibidem (point 87 et jurisprudence citée).
( 51 ) Ibidem (point 86 et jurisprudence citée).
( 52 ) Arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame, précité (points 82 et 83).
( 53 ) Ibidem (points 84 et 85).