CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 8 octobre 2008 ( 1 )
Affaire C-213/07
Michaniki AE
contre
Ethniko Symvoulio Radiotileorasis et Ypourgos Epikrateias
«Marchés publics de travaux — Directive 93/37/CEE — Article 24 — Causes d'exclusion de la participation à un marché — Mesures nationales instituant une incompatibilité entre le secteur des travaux publics et celui des médias d'information»
1. Un État membre peut-il ajouter une cause d’exclusion de la participation aux procédures de passation des marchés publics de travaux à la liste figurant à l’article 24 de la directive 93/37/CEE ( 2 )? À quelles conditions et dans quelles limites? Ces questions qui font, en substance, l’objet du présent renvoi préjudiciel soulèvent la problématique de l’existence et, le cas échéant, de l’étendue du pouvoir normatif dont disposent les États membres lorsqu’existe une harmonisation communautaire.
Cette problématique n’est pas inédite. Elle a déjà donné lieu à une jurisprudence fournie. Ce qui fait cependant la singularité de la présente affaire, c’est que la mesure normative nationale en cause est une disposition constitutionnelle. Est-ce de nature à influer sur la teneur de la réponse à apporter? Tels sont les points qui sont au cœur du présent litige.
I — Cadre juridique
A — La réglementation communautaire
2. L’article 24 de la directive 93/37 énonce les causes d’exclusion de la participation à un marché de travaux publics. Il est libellé comme suit:
«Peut être exclu de la participation au marché tout entrepreneur:
a) qui est en état de faillite, de liquidation, de cessation d’activités, de règlement judiciaire ou de concordat préventif ou dans toute situation analogue résultant d’une procédure de même nature existant dans les législations et réglementations nationales;
b) qui fait l’objet d’une procédure de déclaration de faillite, de règlement judiciaire, de liquidation, de concordat préventif ou de toute autre procédure de même nature existant dans les législations et réglementations nationales;
c) qui a fait l’objet d’une condamnation prononcée par un jugement ayant autorité de chose jugée pour tout délit affectant la moralité professionnelle de l’entrepreneur;
d) qui, en matière professionnelle, a commis une faute grave constatée par tout moyen dont les pouvoirs adjudicateurs pourront justifier;
e) qui n’est pas en règle avec ses obligations relatives au paiement des cotisations de sécurité sociale selon les dispositions légales du pays où il est établi ou celles du pays du pouvoir adjudicateur;
f) qui n’est pas en règle avec ses obligations relatives au paiement de ses impôts et taxes selon les dispositions légales du pays où il est établi ou celles du pays du pouvoir adjudicateur;
g) qui s’est rendu gravement coupable de fausses déclarations en fournissant les renseignements exigibles en application du présent chapitre.
[…]»
B — Le droit national
3. L’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque de 1975, alinéas 5 et 6 et 7, tel qu’issu de la révision constitutionnelle du 6 avril 2001 dispose:
«La qualité de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise de médias d’information est incompatible avec la qualité de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise qui, vis-à-vis de l’État ou d’une personne morale du secteur public au sens large, est chargée de l’exécution de travaux, de fournitures ou de prestations de services.
L’interdiction édictée par l’alinéa précédent vise aussi toutes les personnes faisant office d’intermédiaires, telles que conjoints, parents, personnes ou sociétés économiquement dépendantes.
Une loi détermine les modalités, les sanctions qui peuvent être prises, allant jusqu’au retrait de l’autorisation d’une station de radio ou de télévision et jusqu’à l’interdiction de conclure une convention ou l’annulation de la convention concernée, ainsi que les modalités de contrôle et les garanties visant à éviter que les dispositions des alinéas précédents ne soient pas tournées.»
4. En application du septième alinéa de l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque, la loi no 3021/2002, relative aux restrictions à la conclusion de marchés publics avec des personnes actives dans des entreprises du secteur des médias d’information énonce, en substance, une interdiction de passation d’un marché public de travaux avec:
— une entreprise de médias d’information ou un entrepreneur de médias d’information (propriétaire, associé, actionnaire majeur ou dirigeant d’une entreprise de médias d’information);
— une entreprise dont les associés, actionnaires majeurs, membres des organes de gestion ou cadres dirigeants sont des entreprises de médias d’information ou des associés, des actionnaires majeurs, membres d’organes de gestion ou cadres dirigeants d’entreprises de médias d’information;
— un entrepreneur (propriétaire, associé, actionnaire majeur ou dirigeant d’une entreprise de travaux) qui serait le conjoint ou le parent du propriétaire, d’un associé, de l’actionnaire majeur ou d’un cadre dirigeant d’une entreprise de médias d’information, à moins que cette personne-là ne démontre qu’elle jouit d’une autonomie économique vis-à-vis de cette personne-ci.
5. La loi no 3021/2002 ajoute, en substance, qu’avant de procéder à l’attribution d’un marché public, le pouvoir adjudicateur concerné doit, sous peine de nullité du contrat ou du marché public, demander au Conseil national de la radiotélévision (Ethniko Symvoulio Radiotileorasis; ci-après, l’«ESR») l’établissement d’un certificat attestant l’absence de toute incompatibilité prévue par ladite loi.
II — Le litige au principal et le renvoi préjudiciel
6. Par décision du 13 décembre 2001, la société Erga, entreprise publique, a lancé un appel d’offres pour la construction des ouvrages de terrassement et des ouvrages techniques d’infrastructure de la nouvelle ligne ferroviaire à deux voies à grande vitesse entre Corinthe et Kiatos, dont le budget s’élève à 51700000 euros. Ont pris part à cette procédure de marché, entre autres, la société Michaniki et la société Sarantopoulos.
7. Le 22 mai 2002, l’entité adjudicatrice a attribué le marché à la société Sarantopoulos qui, par la suite, a été absorbée par la société Pantechniki. Au préalable, ladite entité adjudicatrice avait demandé et obtenu de l’ESR un certificat d’absence d’incompatibilité dans le chef de la société Pantechniki, exigé par la loi grecque no 3021/2002. L’ESR a, en effet, estimé que, bien que M. K. Sarantopoulos, actionnaire majeur et vice-président du conseil d’administration de Pantechniki, soit un parent
(plus exactement le père) de M. G. Sarantopoulos, membre de plusieurs conseils d’administration de sociétés grecques de médias d’information, il ne tombait pas sous le coup des incompatibilités prévues par la législation grecque, étant donné qu’il est économiquement autonome par rapport à M. G. Sarantopoulos.
8. L’entreprise Michaniki, concurrente malheureuse de l’adjudicataire a demandé au Conseil d’État grec l’annulation du certificat d’incompatibilité émis par l’ESR, au motif que les dispositions de la loi no 3021/2002 sur la base desquelles ledit certificat a été délivré seraient contraires à l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque.
9. D’accord avec la requérante au principal, la juridiction de renvoi estime les dispositions législatives contestées, en ce qu’elles permettent à un entrepreneur de travaux publics d’échapper aux incompatibilités qu’elles édictent en démontrant son autonomie économique par rapport à son parent propriétaire, associé, actionnaire ou dirigeant d’une entreprise de médias d’information, contraires à l’article 14, paragraphe 9, de la Constitution, en vertu duquel ledit entrepreneur, quand bien même il
serait économiquement autonome par rapport à ce parent, est néanmoins tenu de prouver qu’il n’a pas fait office d’intermédiaire mais a agi de façon autonome, pour son propre compte et dans son propre intérêt.
10. La juridiction de renvoi s’interroge néanmoins sur la compatibilité avec le droit communautaire de ladite disposition constitutionnelle, qui permet d’écarter d’un marché une entreprise de travaux publics au motif que son actionnaire majeur ne serait pas parvenu à infirmer la présomption, pesant sur lui en tant que parent du propriétaire, d’un associé, de l’actionnaire majeur ou d’un dirigeant d’une entreprise de médias d’information, selon laquelle il est intervenu comme intermédiaire de cette
entreprise et non pour son propre compte. Il semblerait, en effet, que l’énumération des causes d’exclusion figurant à l’article 24 de la directive 93/37 soit limitative et exclue, par conséquent, l’ajout de motifs d’exclusion tel que celui énoncé par l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque. À supposer même que la directive 93/37 n’ait réalisé sur ce point qu’une harmonisation partielle, la légalité au regard du droit communautaire de cas supplémentaires d’exclusion prévus par un
État membre serait subordonnée à la poursuite d’un objectif d’intérêt général compatible avec le droit communautaire et au respect du principe de proportionnalité. Enfin, dans le cas où la Cour devrait considérer la liste des causes d’exclusion figurant à l’article 24 de ladite directive comme exhaustive, le juge a quo se demande si la prohibition, qu’il faudrait en déduire, de l’instauration d’un régime d’incompatibilité entre le domaine d’activité des médias d’information et celui des marchés
publics ne serait pas attentatoire aux principes liés à la protection du fonctionnement normal du système démocratique, au respect de la transparence dans la passation des marchés publics, au principe d’une concurrence libre et loyale ainsi qu’à celui de subsidiarité.
11. Le juge national du principal a, en conséquence, posé trois questions préjudicielles à la Cour. La première porte sur le caractère limitatif de la liste des causes d’exclusion contenue dans l’article 24 de la directive 93/37. La deuxième a trait à la compatibilité, d’une part avec les principes généraux du droit communautaire du but poursuivi par l’instauration d’une incompatibilité entre la qualité de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise de médias
et celle de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise qui se voit attribuer un marché public de travaux, de fournitures ou de services, d’autre part avec le principe communautaire de proportionnalité de l’interdiction complète de passation de marchés publics qui en résulte pour les entrepreneurs concernés. La troisième question est relative à la validité de la directive 93/37 au regard des principes généraux de protection de la concurrence, de
transparence et du principe de subsidiarité, au cas où ladite directive devrait être entendue comme interdisant de prévoir comme cause d’exclusion d’une entreprise de la procédure de passation d’un marché public de travaux le cas dans lequel celle-ci, sa direction (soit le propriétaire de cette entreprise, son actionnaire majeur, son associé ou son cadre dirigeant) ou des personnes faisant office d’intermédiaires des dirigeants précités exercent des activités d’entreprises de médias
d’information susceptibles de produire une influence illicite sur la procédure de passation de marchés publics de travaux, en jouant de l’influence plus générale dont elles bénéficient.
12. Avant de tenter d’apporter une réponse à ces questions préjudicielles, il convient de se prononcer sur les objections qui ont été soulevées à l’encontre de leur recevabilité.
III — La recevabilité des questions préjudicielles
13. Le gouvernement grec a contesté la compétence de la Cour pour se prononcer sur le présent renvoi, au motif que le litige au principal ne met aux prises que deux entreprises grecques à propos de l’attribution d’un marché par un pouvoir adjudicateur grec. L’affaire en cause au principal ne concernant qu’une situation purement interne à l’État grec, le droit communautaire ne lui serait pas applicable et, partant, les questions préjudicielles tendant à obtenir l’interprétation de ses dispositions ne
seraient pas pertinentes. Le gouvernement grec a également mis en doute la pertinence des questions posées, au motif qu’elles n’auraient pas trait à une interprétation du droit communautaire qui réponde à un besoin objectif pour la solution du litige au principal, celui-ci ne portant que sur la compatibilité de la loi grecque avec la Constitution.
14. Pour écarter ces deux objections à la recevabilité du présent renvoi, il pourrait d’emblée être rétorqué au gouvernement grec qu’en vertu d’une jurisprudence constante, «dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée par l’article 177 du traité, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la
nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour» et qu’«en conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer» ( 3 ). Cependant, il ressort également de la jurisprudence que, dans des hypothèses exceptionnelles, il appartient à la Cour d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue
de vérifier sa propre compétence et qu’elle peut juger une question préjudicielle irrecevable, notamment lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation du droit communautaire sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou qu’elle ne répond pas à un besoin objectif pour la décision que le juge national doit prendre dans la procédure pendante devant lui ou encore que le problème est de nature hypothétique ( 4 ).
15. S’agissant de la première objection tirée de l’absence de dimension communautaire du litige au principal, il est vrai que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur des demandes préjudicielles portant sur des dispositions communautaires dans des situations dans lesquelles les faits au principal se situent en dehors du champ d’application du droit communautaire ( 5 ). Or, la Cour a, à plusieurs reprises, rappelé l’inapplicabilité du droit communautaire ( 6 ), et en particulier des dispositions
du traité relatives à la libre prestation de services et de la réglementation adoptée pour leur exécution ( 7 ), aux situations dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre et qui, de ce fait, ne présentent aucun facteur de rattachement à l’une quelconque des situations envisagées par le droit communautaire. Dans de telles hypothèses, l’interprétation sollicitée du droit communautaire ne présente aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal et la
réponse apportée ne saurait être utile au juge national, à moins que le droit national n’impose de faire bénéficier un de ses ressortissants des mêmes droits que ceux qu’un ressortissant d’un autre État membre tirerait du droit communautaire dans la même situation ( 8 ) ou ne renvoie au contenu d’une disposition communautaire pour déterminer les règles applicables à une situation purement interne ( 9 ).
16. Cependant, la Cour a toujours répondu à des demandes préjudicielles ayant pour origine des affaires relatives à des marchés publics ou, plus largement, des contrats publics, quand bien même les faits de la cause auraient incliné à conclure à l’existence d’une situation purement interne. C’est vrai, hormis un seul cas ( 10 ), lorsque l’interprétation sollicitée portait sur les dispositions de droit primaire, notamment celles relatives à la liberté de prestation de services ( 11 ). C’est vrai sans
exception lorsqu’elle était relative aux dispositions des directives marchés publics ( 12 ). De manière générale, la raison tient aux objectifs mêmes du droit communautaire des contrats publics, qui est de garantir l’accès le plus large possible, sans discrimination en raison de la nationalité, auxdits contrats et de promouvoir une concurrence effective et égale en la matière. Il importe donc peu que toutes les parties à une procédure d’attribution d’un marché donné proviennent du même État
membre que le pouvoir adjudicateur, dans la mesure où des entreprises établies dans d’autres Etats membres auraient également pu être intéressées ( 13 ). D’ailleurs, dans cette optique, les directives marchés publics soumettent à leurs dispositions tous les marchés qui dépassent le montant qu’elles fixent, sans condition tenant à la nationalité ou au lieu d’établissement des soumissionnaires ( 14 ). Comme pour les autres directives fondées sur l’article 95 CE (anciennement article 100 A CE),
leur applicabilité ne saurait dépendre de la question de savoir si les situations concrètes en cause dans les affaires au principal comportent un lien suffisant avec l’exercice des libertés fondamentales de circulation ( 15 ). Aussi la première objection du gouvernement grec à la recevabilité du présent renvoi préjudiciel tenant à l’existence d’une situation purement interne ne peut-elle qu’être rejetée.
17. S’agissant du second motif de contestation de la pertinence des questions posées, tiré de ce que l’interprétation sollicitée du droit communautaire ne répondrait pas à un besoin objectif pour la solution du litige au principal, celui-ci ne portant que sur la compatibilité de la loi grecque avec la Constitution, il ne saurait davantage prospérer. Certes, il faut convenir qu’en l’espèce, la mise en évidence de l’incompatibilité des dispositions de la loi no 3021/2002 avec l’article 14, paragraphe
9 de la Constitution priverait de base légale le certificat d’incompatibilité émis par l’ESR et suffirait donc pour accueillir le recours introduit par la requérante au principal.
18. Néanmoins, comme le juge a quo l’a souligné, un souci d’économie de procédure plaide pour la pertinence, dès ce stade, de la question de la compatibilité de la disposition constitutionnelle en cause avec le droit communautaire. En effet, si la Cour devait estimer ne pas pouvoir répondre à la demande préjudicielle en interprétation et laisser d’abord la juridiction de renvoi trancher la question de la conformité des dispositions de la loi no 3021/2002 avec l’article 14, paragraphe 9, de la
Constitution, il y aurait tout lieu de penser que, si ladite juridiction venait à annuler le certificat en raison d’une violation de la Constitution par cette loi, la question de la compatibilité de la disposition constitutionnelle contestée avec le droit communautaire risquerait fort de revenir tôt ou tard devant la Cour, dans la mesure où l’ESR serait, selon toute probabilité, amené à refuser la délivrance du certificat nécessaire à l’attribution du marché public en cause au motif que
l’entrepreneur de travaux publics concerné (M. K. Sarantopoulos) ne sera pas parvenu à établir qu’il ne tombe pas sous le coup de l’incompatibilité énoncée par la Constitution. L’issue finale du litige au principal dépend donc de la conformité au droit communautaire du régime spécifique d’incompatibilité entre le secteur des travaux publics et celui des médias d’information. Il est donc dans l’intérêt d’une économie de procédure de donner dès à présent au juge de renvoi les éléments
d’interprétation du droit communautaire lui permettant d’en décider car, s’il devait conclure à la non-conformité au droit communautaire dudit régime, tel qu’édicté par la Constitution et mis en œuvre par la loi no 3021/2002, il n’aurait d’autre choix, comme le juge a quo en convient, de le laisser inappliqué et, partant, de rejeter la requête de Michaniki et de confirmer l’attribution du marché à Pantechniki.
IV — Les réponses aux questions préjudicielles
A — Le caractère exhaustif des causes d’exclusion prévues par l’article 24 de la directive 93/37
19. Par la première question préjudicielle, il est en substance demandé à la Cour si les États membres sont autorisés à prévoir d’autres causes d’exclusion de la participation à un appel d’offres en vue de la conclusion d’un marché public de travaux que celles figurant à l’article 24 de la directive 93/37.
20. Pour contester le caractère limitatif de l’énumération par l’article 24 de la directive 93/37 des motifs d’exclusion, le gouvernement grec objecte que ladite directive s’est bornée à une coordination des procédures nationales d’attribution des marchés publics de travaux et n’a pas procédé à une harmonisation totale dans le domaine des marchés publics de travaux. Il dit certes vrai. La Cour a reconnu qu’il «ressort de l’intitulé et du deuxième considérant de la directive que celle-ci a simplement
pour objet la coordination des procédures nationales de passation des marchés publics de travaux, si bien qu’elle ne prévoit pas un régime complet de règles communautaires en la matière» ( 16 ). De même, s’agissant de la directive 71/305, elle avait dit pour droit que celle-ci n’établissait pas une réglementation communautaire uniforme et exhaustive ( 17 ). Dès lors, «dans le cadre des règles communes qu’elle contient, les États membres restent libres de maintenir ou d’édicter des règles
matérielles et procédurales en matière de marchés publics, à condition de respecter toutes les dispositions pertinentes du droit communautaire, et notamment les interdictions qui découlent des principes consacrés par le traité en matière de droit d’établissement et des libres prestations de services» ( 18 ). Les exemples de mesures ou de réglementations nationales ajoutant à la réglementation communautaire des marchés publics qui ont été, ainsi, jugées licites sont légion. Qu’il suffise de
mentionner la reconnaissance des critères écologique ( 19 ) ou de lutte contre le chômage ( 20 ) comme critères d’attribution des marchés publics ou l’admission d’une réglementation nationale interdisant la modification, après la soumission d’une offre, de la composition d’un groupement d’entrepreneurs qui participe à une procédure de passation d’un marché public de travaux ( 21 ).
21. Toutefois, le fait que la directive 93/37 n’ait pas procédé à une harmonisation intégrale des règles de passation des marchés publics de travaux ne signifie pas que certaines de ses dispositions ne puissent être analysées comme ayant réglé exhaustivement certains points. Et, de fait, plusieurs éléments militent fortement en faveur du caractère limitatif des cas d’exclusion d’un entrepreneur de la procédure d’attribution d’un marché public de travaux figurant à l’article 24 de ladite directive.
Plaident déjà en ce sens les objectifs mêmes de ce texte. La directive 93/37 visant à développer la concurrence dans le domaine des marchés publics de travaux en favorisant la participation la plus large possible aux procédures de passation ( 22 ), l’ajout de nouvelles causes d’exclusion des soumissionnaires réduit nécessairement l’accès des candidats auxdites procédures de passation et, partant, restreint la concurrence. Bien plus, telle me semble également être l’orientation jurisprudentielle.
Allait déjà en ce sens l’interdiction qui avait été faite aux États membres d’exiger d’un soumissionnaire qu’il fît la preuve de ses capacités techniques, économique et financière et de son honorabilité par d’autres moyens que ceux énumérés par les articles 23 à 26 de l’ancienne directive marché publics de travaux no 71/305; autrement dit, en particulier, le contrôle de l’existence d’une des incompatibilités mentionnées dans l’article 24 de ladite directive touchant un candidat à un marché
public de travaux ne pouvait se faire que sur la base des moyens de preuve exhaustivement prévus ( 23 ). Plus topique encore, il a déjà été jugé que les articles 17 à 25 de l’ancienne directive marchés publics de fournitures no 77/62 énuméraient «exhaustivement et impérativement» les critères de sélection qualitative, — parmi lesquels, à son article 20, ceux liés à l’honorabilité professionnelle du candidat —, et d’adjudication du marché et excluaient, par conséquent, la possibilité de réserver
la participation à un marché de fournitures aux seules entreprises dont le capital social était à participation publique majoritaire ( 24 ). Enfin et surtout, interprétant l’article 29 de la directive marchés publics de fournitures no 92/50 qui, en substance, est identique à l’article 24 de la directive 93/37, la Cour a dit pour droit que cette disposition, qui prévoit sept causes d’exclusion de la participation des candidats à un marché, qui se rapportent à l’honnêteté professionnelle, à la
solvabilité ou à la fiabilité de ces derniers, «fixe elle-même les seules limites de la faculté des États membres, en ce sens que ceux-ci ne peuvent pas prévoir d’autres causes d’exclusion que celles y indiquées» ( 25 ).
22. À cette jurisprudence, le gouvernement grec oppose néanmoins la solution rendue par la Cour dans l’affaire Fabricom ( 26 ). Le point en litige portait sur la conformité avec les directives marchés publics d’une réglementation nationale qui interdisait à toute personne qui avait été chargée de la recherche, de l’expérimentation, de l’étude ou du développement de travaux, fournitures ou services relatifs à un marché public de présenter une offre dans le cadre de la procédure d’attribution de ce
marché. Loin d’examiner l’incompatibilité instaurée entre la participation à la phase préparatoire d’un marché public et la soumission à ce même marché à la lumière des dispositions desdites directives énumérant les cas d’exclusion de la participation aux procédures d’appels d’offres, en particulier au regard de l’article 24 de la directive 93/37, la Cour s’est bornée à vérifier si la mesure litigieuse tendait à assurer l’égalité de traitement entre tous les soumissionnaires et si la différence
de traitement instituée n’était pas disproportionnée au regard de cet objectif.
23. Pareille solution cadre a priori mal avec celles affirmant le caractère limitatif des cas d’exclusion énoncés dans les dispositions pertinentes des directives portant coordination des procédures de passation des marchés publics. La contradiction n’est cependant qu’apparente. Il est vrai que les directives communautaires entendent régler en principe exhaustivement les causes d’exclusion de la participation aux procédures d’attribution des marchés publics. Tel est notamment l’objet de l’article 24
de la directive 93/37. Toutefois, le respect d’autres règles et principes inscrits dans, — ou découlant de —, ladite directive peuvent également exiger l’instauration de cas d’exclusion. Il en est ainsi en particulier du principe d’égalité de traitement entre les candidats à un marché public. En effet, ledit principe, — dont l’obligation de transparence constitue une implication nécessaire ( 27 )—, qui découle des libertés fondamentales d’établissement et de prestation de services ( 28 ) et
sous-tend l’ensemble de la réglementation communautaire des marchés publics ( 29 ) peut justifier l’exclusion de concurrents de la participation à un marché dans la mesure où la concurrence entre prestataires, que tendent à promouvoir les directives en matière de marchés publics et qui suppose la participation la plus large possible aux procédures de passation, n’est effective que si elle intervient dans le respect du principe d’égalité de traitement entre candidats ( 30 ). Ainsi et à titre
illustratif, il me semble difficile d’envisager que le droit communautaire s’oppose au principe même de l’instauration par un État membre d’une incompatibilité entre l’exercice de certaines fonctions publiques et la candidature à un marché public. Il faut donc admettre que les États membres puissent prévoir des cas d’exclusion autres que ceux figurant dans la liste de l’article 24 de la directive 93/37, si cela s’avère nécessaire pour prévenir d’éventuels conflits d’intérêt et, donc, pour
garantir la transparence et l’égalité de traitement. C’est, d’ailleurs, le sens de l’invitation de l’article 6, paragraphe 6 de la directive 93/37, selon lequel «les pouvoirs adjudicateurs veillent à ce qu’il n’y ait pas de discrimination entre les différents entrepreneurs». Et tel est l’enseignement de l’affaire Fabricom ( 31 ). L’incompatibilité entre la participation à la phase préparatoire d’un marché public et la candidature à ce marché prévue par la législation nationale tendait à éviter
qu’une personne participant à certains travaux préparatoires puisse influencer les conditions d’un marché dans un sens qui serait ensuite favorable à la présentation de son offre ou puisse être favorisée pour formuler son offre en raison des informations qu’elle aurait, en effectuant lesdits travaux préparatoires, pu obtenir au sujet du marché public en cause ( 32 ).
24. Il convient donc de répondre à la première question préjudicielle que la liste des causes d’exclusion d’entrepreneurs de travaux figurant à l’article 24 de la directive 93/37 n’est pas exhaustive.
B — Les conditions posées aux cas additionnels d’exclusion
25. La directive 93/37 n’interdit donc pas aux États membres d’ajouter des causes d’exclusion de la participation à un marché public de travaux par rapport à la liste figurant à son article 24, dès lors qu’ils visent à garantir la transparence et l’égalité de traitement.
26. Telle est précisément la justification avancée par le gouvernement grec au soutien de l’incompatibilité entre le secteur des médias et le secteur des travaux publics énoncée par l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque. Il soutient que ladite incompatibilité tend à garantir la transparence et l’égalité de traitement dans l’attribution des marchés publics en prévenant toute possibilité pour une entreprise soumissionnaire à un appel d’offres d’user de son pouvoir médiatique pour
influencer en sa faveur la décision finale d’adjudication. L’exclusion des entrepreneurs de médias et des entrepreneurs liés à une entreprise de médias prend donc acte du fait qu’ils ont, compte tenu de la pression qu’ils sont à même d’exercer sur l’entité adjudicatrice grâce à leur pouvoir médiatique, plus de chances d’obtenir le marché que leurs concurrents et, partant, ne se trouvent donc pas nécessairement, s’agissant de la procédure d’attribution de ce marché et au regard de l’objectif
d’ouverture à la concurrence visé par le droit communautaire en la matière, dans la même situation que ces derniers.
27. Il est vrai que le gouvernement grec fait également valoir que l’incompatibilité prévue par la constitution nationale a aussi pour but la défense du pluralisme de la presse et des médias. Il s’agirait d’éviter qu’un pouvoir adjudicateur ne puisse faire pression sur une entreprise de médias candidate à l’attribution d’un marché de travaux et ainsi s’assurer d’une certaine bienveillance dans la présentation qu’elle donne de sa politique; ou encore, comme cela a été soutenu par le gouvernement
grec, il s’agirait de prévenir le fait pour une entreprise de médias, candidate à l’attribution d’un marché de travaux de chercher, par l’engagement ou la pratique d’une présentation bienveillante de la politique des pouvoirs publics, au sacrifice de l’indépendance et du pluralisme de la presse, à influer sur la décision finale d’adjudication du marché. Mais en vérité, dans le contexte particulier de l’attribution des contrats publics, cet objectif proclamé de défense du pluralisme de la presse
ne présente qu’un caractère subsidiaire qui n’a pas de réelle autonomie par rapport au but de garantie de la transparence et de l’égalité de traitement. Ce n’est en effet que si et dans la mesure où l’entité adjudicatrice ne respecterait pas, dans le processus de sélection des candidats, des critères objectifs, transparents et non discriminatoires qu’elle pourrait se servir de son pouvoir d’attribution du marché, soit pour exercer une influence sur la politique éditoriale d’une entreprise de
médias candidate à l’attribution d’un marché de travaux, soit pour «récompenser» la politique éditoriale de cette entreprise.
28. En d’autres termes, les motifs d’exclusion prévus par le droit grec tendent à prévenir des conflits d’intérêt entre les entités adjudicatrices et les entreprises de médias qui pourraient encourager des pratiques de corruption active et passive de nature à fausser le processus de sélection des adjudicataires de marchés de travaux. Il apparaît donc que des dispositions telles que celles en cause dans l’affaire au principal participent du respect de l’égalité de traitement nécessaire à l’objectif
de développement d’une concurrence effective poursuivi par la réglementation communautaire des marchés publics. Il apparaît aussi qu’elles répondent à un besoin en la matière, qui n’était pas couvert par les dispositions de la directive 93/37. En atteste le fait que la directive 2004/18, qui s’est substituée à la directive 93/37, a ajouté de nouveaux cas d’exclusion de la participation aux procédures d’attribution des marchés publics, notamment celui de corruption ( 33 ), qui couvrent
partiellement l’hypothèse visée par la Constitution grecque.
29. La reconnaissance de cette finalité à l’incompatibilité générale entre le secteur des médias et celui des travaux publics prévue par la Constitution grecque a été contestée par l’une des parties intervenantes au principal dans le cadre de ses observations présentées lors de l’audience. De l’avis de cette dernière, on ne saurait a priori considérer par principe que l’exercice d’une activité économique dans son ensemble puisse menacer la transparence et l’égalité de traitement dans le cadre des
procédures de passation des marchés publics. Si l’on devait admettre la légitimité de l’analyse défendue par les autorités grecques, selon laquelle l’exercice de l’activité de médias est susceptible d’influencer la décision d’attribution du marché, un reproche similaire pourrait être adressé à nombre d’autres activités économiques. Notamment une banque, qui serait par ailleurs actionnaire d’une entreprise de travaux publics serait tout autant à même, par le biais de son activité de souscription
d’emprunts publics, de faire pression sur l’entité adjudicatrice et d’influer sur sa décision d’attribution du marché.
30. Toutefois, il convient de reconnaître à chaque État membre, sous le contrôle de la Cour, une certaine marge d’appréciation dans la définition des cas d’exclusion appropriés aux fins de garantir la transparence et l’égalité de traitement dans les procédures d’attribution des contrats publics. L’État membre concerné est le mieux à même de mesurer quels sont, dans le contexte national, les conflits d’intérêts les plus susceptibles de surgir et de menacer les principes de transparence et d’égalité
de traitement dans le respect desquels les contrats publics doivent être passés. L’appréciation effectuée par les pouvoirs publics grecs les a conduit à craindre, dans le contexte propre à la Grèce, l’existence de conflits d’intérêt qui pourraient conduire au développement de pratiques de corruption active et passive de la part des entités adjudicatrices, s’ils n’excluaient pas les entreprises de travaux liées à des entreprises de médias des procédures de marchés. D’où l’incompatibilité prévue à
l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque. Dans cette appréciation spécifique de ce que leur paraît devoir requérir le respect, en Grèce, des principes communautaires de transparence et d’égalité de traitement dans l’attribution des contrats publics, les pouvoirs publics grecs font donc, en quelque sorte, valoir une appréciation constitutionnelle nationale. Il ressort alors des motifs de la décision de renvoi qu’un débat est né sur le point de savoir si cette circonstance était de
nature à influer sur le jugement de compatibilité avec le droit communautaire de ladite cause d’exclusion.
31. Il est vrai que le respect de l’identité constitutionnelle des États membres constitue pour l’Union européenne un devoir. Ce devoir s’impose à elle depuis l’origine. Il participe, en effet, de l’essence même du projet européen initié au début des années 1950, qui consiste à avancer sur la voie de l’intégration tout en préservant l’existence politique des États. Preuve en est qu’il fut énoncé pour la première fois explicitement à l’occasion d’une révision des traités dont les avancées sur la voie
de l’intégration qu’elle prévoyait ont rendu nécessaire aux yeux des constituants son rappel. C’est ainsi que l’article F, paragraphe 1 du traité de Maastricht, devenu l’article 6, paragraphe 3 du traité sur l’Union dispose: «l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres». L’identité nationale visée comprend à l’évidence l’identité constitutionnelle de l’État membre. Le confirmerait, s’il en était besoin, l’explicitation des éléments de l’identité nationale tentée par l’article I-5
de la Constitution pour l’Europe et par l’article 4, paragraphe 2 du traité sur l’Union tel qu’issu du traité de Lisbonne. Il appert, en effet, du libellé identique de ces deux textes que l’Union respecte l’«identité nationale (des États membres), inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles».
32. De cette obligation imposée à l’Union européenne par les textes fondateurs de respecter l’identité nationale des États membres, y compris dans sa dimension constitutionnelle, la jurisprudence a déjà tiré certaines conséquences. À la lire attentivement, il apparaît qu’un État membre peut, dans certains cas et sous le contrôle bien évidemment de la Cour, revendiquer la préservation de son identité nationale pour justifier une dérogation à l’application des libertés fondamentales de circulation. Il
peut d’abord l’invoquer explicitement comme motif légitime et autonome de dérogation. La Cour a, en effet, expressément reconnu que la sauvegarde de l’identité nationale «constitue un but légitime respecté par l’ordre juridique communautaire» ( 34 ), même si elle a jugé la restriction en l’espèce disproportionnée, l’intérêt invoqué pouvant être utilement préservé par d’autres moyens. La sauvegarde de l’identité constitutionnelle nationale peut aussi permettre à un État membre de développer, dans
certaines limites, sa propre acception d’un intérêt légitime de nature à justifier une entrave à une liberté fondamentale de circulation. Ainsi, à un État membre qui se prévalait de la protection due au principe de la dignité de la personne humaine garantie par sa constitution nationale pour justifier une restriction à la liberté de prestation de services, la Cour a, certes, répondu que la dignité de la personne humaine est protégée dans l’ordre juridique communautaire en tant que principe
général du droit. Elle a cependant reconnu à l’État membre une grande liberté pour en déterminer le contenu et la portée selon la conception qu’il se faisait de la protection due à ce droit fondamental sur son territoire, compte tenu des spécificités nationales ( 35 ). En conséquence, le fait que la conception du droit fondamental retenue par un État membre ne soit pas partagée par les autres États membres n’interdit pas audit État membre de s’en prévaloir pour justifier une restriction à la
libre prestation de services.
33. Si le respect dû à l’identité constitutionnelle des États membres peut ainsi constituer un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction aux obligations imposées par le droit communautaire, a fortiori peut-il être invoqué par un État membre pour justifier son appréciation des mesures constitutionnelles qui doivent compléter la législation communautaire pour garantir le respect, sur son territoire, des principes et règles qu’elle énonce ou qui la sous-tendent. Faut-il
néanmoins le préciser, ce respect dû à l’identité constitutionnelle des États membres ne saurait être compris comme une déférence absolue à l’égard de toutes les règles constitutionnelles nationales. S’il en était ainsi, les constitutions nationales pourraient devenir un instrument permettant aux États membres de s’affranchir du droit communautaire dans des domaines déterminés ( 36 ). Bien plus, il pourrait en résulter des discriminations entre États membres en fonction du contenu donné par
chacun d’eux à leurs constitutions nationales. De même que le droit communautaire prend en compte l’identité constitutionnelle des États membres, de même le droit constitutionnel national doit s’adapter aux exigences de l’ordre juridique communautaire. En l’espèce, les règles constitutionnelles nationales peuvent être prises en considération, dans la mesure où elles relèvent de la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour garantir le respect du principe d’égalité de traitement
imposé par la directive. L’exercice de ladite marge d’appréciation doit néanmoins rester dans les limites fixées par ce principe et par la directive elle-même. La règle constitutionnelle nationale est donc pertinente, en l’espèce, pour identifier le contexte national dans lequel le principe d’égalité de traitement entre candidats à un marché public doit s’appliquer, pour déterminer, dans ce contexte, quels sont les risques de conflit d’intérêts et, enfin, pour évaluer l’importance à accorder,
dans l’ordre juridique national, à la prévention de ces conflits d’intérêts et, donc, le niveau normatif auquel elle doit intervenir.
34. Le droit communautaire ne s’oppose donc en principe pas à ce qu’un État membre exclue les entrepreneurs de travaux liés aux entrepreneurs de médias des procédures de passation des marchés de travaux aux fins de garantie des principes communautaires de transparence et d’égalité de traitement entre soumissionnaires. Encore faut-il néanmoins que l’incompatibilité ainsi instaurée entre le secteur des travaux publics et celui des médias soit conforme au principe de proportionnalité. Il faut donc
qu’elle soit nécessaire et proportionnée à l’objectif de garantie de l’égalité de traitement et, partant, de développement d’une concurrence effective. Si, au contraire, la cause d’exclusion ajoutée par le droit national est définie de telle manière qu’elle englobe un nombre de prestataires potentiels excessif par rapport à ce qui serait nécessaire pour garantir l’égalité de traitement entre soumissionnaires, elle dessert en réalité l’objectif de la directive de développement d’une concurrence
effective qu’elle prétend servir. Là encore, une certaine marge d’appréciation doit être concédée à l’État membre pour déterminer l’étendue de l’incompatibilité qui lui semble, dans le contexte national, satisfaire aux exigences du principe de proportionnalité. La nécessité et la proportionnalité du dispositif retenu ne sauraient donc être exclues, au seul motif que ledit dispositif n’aurait pas été adopté par les autres États membres ( 37 ).
35. Il reste que cette liberté d’appréciation ne saurait être sans limites. Son exercice est soumis au contrôle du juge. Si c’est en principe au juge national en charge du litige au principal et non à la Cour saisie sur la base de l’article 234 CE d’effectuer pareil contrôle, il apparaît qu’en tout état de cause une incompatibilité d’une étendue telle que celle instaurée par l’article 14, paragraphe 9 de la Constitution grecque n’est pas conforme au principe de proportionnalité. Il en est notamment
ainsi, en ce qu’elle englobe tous les entrepreneurs de travaux liés à des entrepreneurs de médias, quelle que soit l’importance de la diffusion desdits médias. Pareille incompatibilité dépasse, en effet, la mesure nécessaire au respect de l’égalité de traitement et, donc, à la sauvegarde d’une concurrence effective, dans la mesure où il semble difficile de soutenir qu’un entrepreneur de médias d’information de diffusion régionale dispose d’un pouvoir médiatique qui lui permettrait de faire
pression sur une entité adjudicatrice localisée dans une autre région ou, qu’à l’inverse celle-ci soit encline à faire pression sur un tel entrepreneur. Il en est également notamment ainsi, en ce qu’elle touche tous les entrepreneurs de travaux qui ont un lien de parenté quelconque avec un entrepreneur de médias. Il paraît, en effet, improbable qu’un pouvoir adjudicateur puisse faire pression sur un entrepreneur de médias dont le lien de parenté avec l’entrepreneur de travaux serait éloigné ou
qu’à l’inverse un tel entrepreneur de médias fasse pression sur le pouvoir adjudicateur.
36. Il convient donc de répondre à la deuxième question préjudicielle que l’ajout par le droit national d’une cause d’exclusion à la liste figurant à l’article 24 de la directive 93/37 est compatible avec le droit communautaire, dès lors qu’elle tend à garantir la transparence et l’égalité de traitement nécessaires au développement d’une concurrence effective et qu’elle soit conforme au principe de proportionnalité. Une disposition qui prévoit une incompatibilité générale entre la qualité de
propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise de médias et celle de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise qui, vis-à-vis de l’État ou d’une personne morale du secteur public au sens large, se voit confier l’exécution de travaux ou de fournitures ou la prestation de services, méconnaît le principe de proportionnalité.
37. Compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, il n’y a pas lieu de répondre à la troisième question préjudicielle.
V — Conclusion
38. Au vu des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions préjudicielles posées par le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État grec):
— La liste des causes d’exclusion d’entrepreneurs de travaux figurant à l’article 24 de la directive 93/37/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux n’est pas exhaustive.
L’ajout par le droit national d’une cause d’exclusion à la liste figurant à l’article 24 de la directive 93/37 est compatible avec le droit communautaire, à la condition qu’elle tende à garantir la transparence et l’égalité de traitement nécessaires au développement d’une concurrence effective et qu’elle soit conforme au principe de proportionnalité. Une disposition qui prévoit une incompatibilité générale entre la qualité de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant
d’une entreprise de médias et celle de propriétaire, d’associé, d’actionnaire majeur ou de cadre dirigeant d’une entreprise qui, vis-à-vis de l’État ou d’une personne morale du secteur public au sens large, se voit confier l’exécution de travaux ou de fournitures ou la prestation de services, méconnaît le principe de proportionnalité.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Directive du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 199, p. 54).
( 3 ) Arrêt du 13 mars 2001, PreussenElektra (C-379/98, Rec. p. I-2099, point 38); voir aussi, arrêts du 15 décembre 1995, Bosman (C-415/93, Rec. p. I-4921, point 59), et du 21 janvier 2003, Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins (C-318/00, Rec. p. I-905, point 41).
( 4 ) Voir ordonnances du 16 mai 1994, Monin Automobiles (C-428/93, Rec. p. I-1707), et du 25 mai 1998, Nour (C-361/97, Rec. p. I-3101); arrêts PreussenElektra, précité, point 39; du 15 juin 1999, Tarantik (C-421/97, Rec. p. I-3633, point 33), et du 9 mars 2000, EKW et Wein & Co (C-437/97, Rec. p. I-1157, point 52).
( 5 ) Voir encore récemment, ordonnance du 16 avril 2008, Club Náutico de Gran Canaria (C-186/07, non encore publiée au Recueil, point 19).
( 6 ) Voir par exemple, arrêts du 19 mars 1992, Batista Morais (C-60/91, Rec. p. I-2085, points 6 à 9); du 2 juillet 1998, Kapasakalis e.a. (C-225/95 à C-227/95, Rec. p. I-4239, points 17 à 24), et du 11 octobre 2001, Khalil e.a. (C-95/99 à C-98/99 et C-180/99, Rec. p. I-7413, points 70 à 71).
( 7 ) Voir arrêts du 21 octobre 1999, Jägerskiöld (C-97/98, Rec. p. I-7319, points 42 à 44), et du 11 juillet 2002, Carpenter (C-60/00, Rec. p. I-6279, point. 28).
( 8 ) Voir arrêts du 5 décembre 2000, Guimont (C-448/98, Rec. p. I-10663, points 18 à 24); du 5 mars 2002, Reisch e.a. (C-515/99, C-519/99 à C-524/99 et C-526/99 à C-540/99, Rec. p. I-2157, points 24 à 26); du 15 mai 2003, Salzmann (C-300/01, Rec. p. I-4899, points 32 et 33), et du 31 janvier 2008, Centro Europa 7 (C-380/05, Rec. p. I-349, point 69).
( 9 ) Voir notamment, arrêts du 18 octobre 1990, Dzodzi (C-297/88 et C-197/89, Rec. p. I-3763); du 17 juillet 1997, Leur-Bloem (C-28/95, Rec. p. I-4161), et du 11 décembre 2007, ETI e.a. (C-280/06, Rec. p. I-10893, point 21).
( 10 ) Voir arrêt du 9 septembre 1999, RI.SAN. (C-108/98, Rec. p. I-5219, points 21 à 23).
( 11 ) Voir arrêts du 7 décembre 2000, Telaustria et Telefonadress (C-324/98, Rec. p. I-10745); du 21 juillet 2005, Coname (C-231/03, Rec. p. I-7287); du 13 octobre 2005, Parking Brixen (C-458/03, Rec. p. I-8585); voir aussi mes conclusions dans l’affaire ASM Brescia (C-347/06, arrêt du 17 juillet 2008, Rec. p. I-5641, point 33).
( 12 ) Voir arrêts du 25 avril 1996, Commission/Belgique (C-87/94, Rec. p. I-2043); Telaustria et Telefonadress, précité; du 7 décembre 2000, ARGE (C-94/99, Rec. p. I-11037), et ordonnance du 30 mai 2002, Buchhändler-Vereinigung (C-358/00, Rec. p. I-4685).
( 13 ) Voir en ce sens, arrêt Commission/Belgique du 25 avril 1996, précité, point 33; arrêt Coname, précité, point 17; arrêt Parking Brixen, précité, point 55.
( 14 ) Pour un rappel, dont il découle qu’il ne saurait y avoir d’inapplicabilité de la directive marché public en cause à une situation qui pourrait être considérée comme purement interne, voir arrêt Commission/Belgique, précité, points 31 à 33.
( 15 ) Voir en ce sens, à propos de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, adoptée, comme la directive 93/37, sur le fondement de l’ex-article 100 A du traité CE, arrêts du 20 mai 2003, Österreichischer Rundfunk e.a. (C-465/00, C-138/01 et C-139/01, Rec. p. I-4989, points 39 à 43), et du 6 novembre 2003, Lindqvist
(C-101/01, Rec. p. I-12971, points 40 et 41).
( 16 ) Arrêt du 27 novembre 2001, Lombardini et Mantovani (C-285/99 et C-286/99, Rec. p. I-9233, point 33).
( 17 ) Voir arrêts du 20 septembre 1988, Beentjes (31/87, Rec. p. 4635, point 20), et du 9 juillet 1987, CEI et Bellini (27/86 à 29/86, Rec. p. 3347, point 15).
( 18 ) Ibid.
( 19 ) Voir arrêt du 17 septembre 2002, Concordia Bus Finland (C-513/99, Rec. p. I-7213).
( 20 ) Voir arrêt du 26 septembre 2000, Commission/France (C-225/98, Rec. p. I-7445).
( 21 ) Voir arrêt du 23 janvier 2003, Makedoniko Metro et Michaniki (C-57/01, Rec. p. I-1091).
( 22 ) Ainsi qu’il résulte de son préambule et de ses deuxième et dixième considérants, ladite directive tend à éliminer les restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services en matière de marchés publics de travaux en vue d’ouvrir ces marchés à une concurrence effective entre les entrepreneurs des États membres [pour un rappel jurisprudentiel, voir par exemple, arrêts du 27 novembre 2001, Lombardini et Mantovani (C-285/99 et C-286/99, Rec. p. I-9233, point 34), et du
12 décembre 2002, Universale-Bau e.a. (C-470/99, Rec. p. I-11617, point 89)].
( 23 ) Voir arrêts du 10 février 1982, Transporoute et travaux (76/81, Rec. p. 417), et du 26 septembre 2000, Commission/France (C-225/98, Rec. p. I-7445, point 88).
( 24 ) Arrêt du 26 avril 1994, Commission/Italie (C-272/91, Rec. p. I-1409, point 35).
( 25 ) Arrêt du 9 février 2006, La Cascina e.a. (C-226/04 et C-228/04, Rec. p. I-1347, point 22).
( 26 ) Arrêt du 3 mars 2005, Fabricom (C-21/03 et C-34/03, Rec. p. I-1559).
( 27 ) Voir, notamment, arrêts du 7 décembre 2000, Telaustria et Telefonadress (C-324/98, Rec. p. I-10745, point 61), et du 18 juin 2002, HI (C-92/00, Rec. p. I-5553, point 45); arrêt Universale Bau du 12 décembre 2002, précité, point 91.
( 28 ) Comme la Cour le rappelle à l’occasion: voir explicitement en ce sens, arrêt Beentjes du 20 septembre 1998, précité, point 20; arrêt Commission/France du 26 septembre 2000, précité, point 50.
( 29 ) Voir arrêts Universale-Bau e.a., précité, point 91; HI, précité, point 45; et du 19 juin 2003, GAT (C-315/01, Rec. p. I-6351, point 73).
( 30 ) Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner (voir mes conclusions dans l’affaire La Cascina e.a. (C-226/04 et C-228/04, arrêt du 9 février 2006, Rec. p. I-1347, point 26); voir aussi conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Fabricom, précitée, points 22 et 36.
( 31 ) Dans laquelle, je le rappelle, était notamment en cause l’interprétation de l’article 6, paragraphe 6 de la directive 93/37.
( 32 ) Voir arrêt Fabricom , précité, points 29 et 30.
( 33 ) Voir l’article 45, sous b) de la Directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services, JO L 134, p. 114.
( 34 ) Dans le cadre d’une affaire où l’État membre l’invoquait pour justifier l’exclusion des ressortissants des autres États membres de l’accès aux fonctions de l’enseignement public (voir arrêt du 2 juillet 1996, Commission/Luxembourg, C-473/93, Rec. p. I-3207, point 35).
( 35 ) Voir arrêt du 14 octobre 2004, Omega (C-36/02, Rec. p. I-9609).
( 36 ) Or, faut-il le rappeler, il résulte en principe de la jurisprudence de la Cour qu’un État membre ne saurait invoquer son droit constitutionnel pour s’opposer à l’effet d’une norme communautaire sur son territoire (arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, 11/70, Rec. p. 1125).
( 37 ) Voir arrêt Omega du 14 octobre 2004, précité, points 37 et 38.