CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 11 septembre 2008 ( 1 )
Affaire C-337/07
Ibrahim Altun
contre
Stadt Böblingen
«Accord d'association CEE-Turquie — Article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 du conseil d'association — Droit de séjour d'un enfant d'un travailleur turc — Appartenance du travailleur au marché régulier de l'emploi — Chômage involontaire — Applicabilité dudit accord aux réfugiés turcs — Conditions de la perte des droits acquis»
1. Dans le cadre de la présente affaire, la Cour est saisie d’une demande en interprétation de l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 du conseil d’association ( 2 ), du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association ( 3 ).
2. Cette disposition confère à un membre de la famille d’un travailleur turc qui a été autorisé à rejoindre ce travailleur sur le territoire de l’État membre d’accueil et qui y réside depuis trois années, au moins, le droit de répondre à toute offre d’emploi sur ce territoire.
3. Plus particulièrement, la juridiction de renvoi se demande si l’enfant d’un travailleur turc peut se prévaloir des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, lorsque ce travailleur est entré en tant que réfugié politique sur le territoire de l’État membre d’accueil. Elle cherche également à savoir si cet enfant peut bénéficier de ces droits, lorsque le travailleur turc a, durant la période de trois années de résidence imposée par cette disposition,
été salarié durant deux années et six mois avant de se retrouver au chômage au cours des six mois restants. Enfin, il est demandé à la Cour de dire pour droit si l’enfant d’un travailleur turc peut perdre le bénéfice des droits conférés par ladite disposition, lorsqu’il est constaté que le travailleur turc a acquis le statut de réfugié politique et, donc, son droit de séjour, à la suite de déclarations mensongères.
4. Dans les présentes conclusions, nous indiquerons pourquoi, selon nous, les dispositions de la décision no 1/80 sont applicables à un travailleur turc entré sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugié politique et au membre de sa famille. Puis, nous proposerons à la Cour d’interpréter l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de cette décision en ce sens que l’enfant d’un travailleur turc peut prétendre aux droits conférés au titre de cette disposition, lorsque ce
travailleur a, durant la période de trois années requise, exercé un emploi durant deux années et six mois et a été au chômage au cours des six mois restants. Enfin, nous suggérerons à la Cour de dire pour droit que l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un travailleur turc a obtenu son statut de réfugié politique à la suite d’un comportement frauduleux, le membre de sa famille ne peut prétendre aux droits conférés par cette
disposition que si le permis de séjour de ce travailleur a fait l’objet d’un retrait après l’expiration du délai de trois années de cohabitation requis.
I — Le cadre juridique
A — Le droit communautaire
1. L’accord d’association
5. Afin de réglementer la libre circulation des travailleurs turcs sur le territoire de la Communauté, un accord d’association a été conclu le 12 septembre 1963 entre cette dernière et la République de Turquie. Cet accord a pour objet de «promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties, en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des
conditions de vie du peuple turc» ( 4 ).
6. La réalisation progressive de la libre circulation des travailleurs turcs visée par ledit accord doit se faire selon les modalités décidées par le conseil d’association, qui a pour tâche d’assurer l’application et le développement progressif du régime d’association ( 5 ).
2. La décision no 1/80
7. Le conseil d’association a ainsi adopté la décision no 1/80 qui a, notamment, pour objet d’améliorer la situation juridique des travailleurs et des membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision no 2/76 du conseil d’association, du 20 décembre 1976. Cette dernière décision prévoyait en faveur des travailleurs turcs un droit progressif d’accès à l’emploi dans l’État membre d’accueil ainsi que, en faveur des enfants de ces travailleurs, le droit d’accéder dans cet État aux
enseignements.
8. Les dispositions applicables aux droits des travailleurs turcs et à ceux des membres de leur famille sont énoncées aux articles 6 et 7 de la décision no 1/80.
9. L’article 6 de cette décision est rédigé comme suit:
«1. Sous réserve des dispositions de l’article 7 relatif au libre accès à l’emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre:
— a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi;
— a le droit, dans cet État membre, après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d’un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l’emploi de cet État membre;
— bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d’emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.
2. Les congés annuels et les absences pour cause de maternité, d’accident de travail ou de maladie de courte durée sont assimilés aux périodes d’emploi régulier. Les périodes de chômage involontaire, dûment constatées par les autorités compétentes, et les absences pour cause de maladie de longue durée, sans être assimilées à des périodes d’emploi régulier, ne portent pas atteinte aux droits acquis en vertu de la période d’emploi antérieure.
3. Les modalités d’application des paragraphes 1 et 2 sont fixées par les réglementations nationales.»
10. L’article 7 de la décision no 1/80 dispose:
«Les membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre:
— ont le droit de répondre — sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté — à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins;
— y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu’ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins.
Les enfants des travailleurs turcs ayant accompli une formation professionnelle dans le pays d’accueil pourront, indépendamment de leur durée de résidence dans cet État membre, à condition qu’un des parents ait légalement exercé un emploi dans l’État membre intéressé depuis trois ans au moins, répondre dans ledit État membre à toute offre d’emploi.»
11. L’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 prévoit que les dispositions du chapitre II, section 1, de celle-ci, qui comprend les articles 6 et 7, «sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques».
3. La directive 2004/83/CE
12. La directive 2004/83/CE ( 6 ) a pour but de fixer des règles minimales pour la qualification et le statut des ressortissants de pays tiers et des apatrides en tant que réfugiés afin de s’assurer que tous les États membres appliquent des critères communs pour l’identification de ces personnes ( 7 ).
13. En vertu de l’article 38, paragraphe 1, de la directive 2004/83, les États membres ont jusqu’au 10 octobre 2006 pour s’y conformer. Cette directive est entrée en vigueur le 20 octobre 2004 ( 8 ).
B — La convention de Genève
14. La convention relative au statut des réfugiés ( 9 ) a été signée le 28 juillet 1951 à Genève et ratifiée par la République fédérale d’Allemagne le 1er décembre 1953. Elle a pour but de permettre aux réfugiés et aux apatrides d’accéder à un statut ainsi qu’à une reconnaissance internationale.
15. C’est ainsi que, en vertu de l’article 1er, A, paragraphe 2, de cette convention, le terme «réfugié» s’applique à toute personne qui «craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se
trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner».
16. L’article 5 de la convention de Genève prévoit qu’«[a]ucune disposition de cette convention ne porte atteinte aux autres droits et avantages accordés, indépendamment de cette convention, aux réfugiés».
II — Le litige au principal
17. La situation du père du demandeur au principal est la suivante.
18. Ali Altun est un ressortissant turc. Il est arrivé en Allemagne le 27 mars 1996 en tant que demandeur d’asile. Par une décision du 19 avril 1996, l’Office fédéral pour la reconnaissance des réfugiés étrangers l’a reconnu comme tel. À cet effet, un titre de voyage international lui a été délivré le 23 mai 1996 par l’autorité locale compétente pour les étrangers de Mönchengladbach, ainsi qu’une autorisation de séjour de durée illimitée en Allemagne.
19. Ali Altun a résidé à Stuttgart du 1er mai 1999 au 1er janvier 2000, date depuis laquelle il réside à Böblingen.
20. Au mois de juillet 1999, il a débuté une activité professionnelle auprès d’une agence de travail temporaire de Stuttgart. Puis, à partir du 1er avril 2000, il a travaillé comme ouvrier dans une entreprise de production alimentaire. Le 1er juin 2002, cette entreprise s’est déclarée insolvable. Ali Altun a été libéré de son obligation de travail et invité à se déclarer en chômage auprès de l’office de l’emploi. Le 31 juillet 2002, le lien de travail entre Ali Altun et l’entreprise de production
alimentaire a pris officiellement fin.
21. Du 1er juin 2002 au 26 mai 2003, il a perçu des allocations de chômage.
22. Dès le mois de juin 1999, Ali Altun, dont la famille était restée en Turquie, avait demandé un regroupement familial pour sa femme, son fils et ses filles.
23. Son fils Ibrahim Altun, le demandeur au principal, est arrivé en Allemagne le 30 novembre 1999, après avoir obtenu un visa, et a résidé chez son père. Le 9 décembre 1999, il a obtenu une autorisation de séjour valable jusqu’au 31 décembre 2000 délivrée par le service des étrangers de la capitale du Land de Stuttgart. Cette autorisation a été prolongée par la Stadt Böblingen le 4 décembre 2000 jusqu’au 31 décembre 2002, puis une seconde fois le 21 novembre 2002 jusqu’au 8 décembre 2003.
24. Ibrahim Altun s’est d’abord déclaré comme chômeur auprès de l’office de l’emploi, avant de commencer, à partir du 1er septembre 2003, une formation destinée aux jeunes chômeurs, qu’il a abandonnée le 2 avril 2004.
25. Le 22 mars 2003, Ibrahim Altun a commis une tentative de viol sur une jeune fille de seize ans. Le 28 avril 2003, il a été arrêté et placé en détention provisoire jusqu’au 27 mai 2003.
26. Il a été condamné le 16 septembre 2003, par jugement de l’Amtsgericht Böblingen (Allemagne), à un an et trois mois d’emprisonnement avec sursis.
27. Le 20 novembre 2003, Ibrahim Altun a demandé à la Stadt Böblingen une nouvelle prolongation de son droit de séjour sur le territoire allemand, ce qui lui a été refusé par une décision du 20 avril 2004. La Stadt Böblingen a également ordonné à Ibrahim Altun de quitter le territoire allemand dans les trois mois suivant la notification de cette décision, à défaut de quoi il serait renvoyé en Turquie.
28. La Stadt Böblingen a fondé sa décision sur le fait qu’Ibrahim Altun avait commis une infraction pénale grave, ce qui constitue, selon le droit allemand, un motif de rejet d’une demande de prolongation du droit de séjour. Elle a également précisé qu’il n’avait pas acquis le statut juridique prévu à l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80.
29. L’opposition formée par Ibrahim Altun contre cette décision ayant été rejetée le 5 octobre 2004, ce dernier a formé un recours contre ce rejet devant le Verwaltungsgericht Stuttgart (Allemagne). Il estime que la demande de prolongation de son droit de séjour ne doit pas être uniquement examinée selon les dispositions nationales, mais doit l’être également sous l’angle de l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80.
III — Les questions préjudicielles
30. C’est dans ce contexte que le Verwaltungsgericht Stuttgart a décidé de surseoir à statuer et de poser les questions suivantes à la Cour:
«1) L’obtention des droits au titre de l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 […] requiert-elle que le ‘regroupant’, chez qui le membre de la famille a résidé régulièrement au cours de la période de trois ans, ait satisfait aux conditions de l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 du conseil d’association pendant toute cette période?
2) Suffit-il, à cet égard, pour qu’un membre de la famille acquière les droits prévus à l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 […] que le ‘regroupant’ ait, au cours de cette période, exercé une activité professionnelle auprès de différents employeurs pendant deux ans et six mois et ait ensuite été six mois chômeur involontaire et que, en outre, cette situation perdure ultérieurement, pendant une période plus longue?
3) L’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 […] peut-il être aussi invoqué par une personne qui a obtenu une autorisation de séjour en qualité de membre de la famille d’un ressortissant turc dont le droit de séjour et, partant, l’accès au marché régulier de l’emploi d’un État membre se fondent uniquement sur l’octroi de l’asile politique motivé par des poursuites politiques en Turquie?
4) Pour le cas où la troisième question appelle une réponse affirmative, un membre de la famille peut-il aussi invoquer l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 […] lorsque l’octroi de l’asile politique et, à ce titre, le droit de séjour et l’accès au marché régulier du ‘regroupant’ (en l’occurrence de son père) se fondent sur des déclarations inexactes?
5) Pour le cas où la quatrième question appelle une réponse négative, est-il nécessaire, avant de refuser aux membres de la famille les droits au titre de l’article 7, première phrase, de la décision no 1/80 […], que les droits du ‘regroupant’ (en l’occurrence le père) aient été, au préalable, formellement retirés ou révoqués?»
IV — Analyse
31. Il convient, à titre liminaire, de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les dispositions de l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 sont d’effet direct, de sorte que le ressortissant turc qui remplit les conditions qu’elles prévoient peut se prévaloir directement devant le juge national des droits que ces dispositions lui confèrent ( 10 ). Par ailleurs, lorsque les conditions énoncées à l’article 7, premier alinéa, de cette décision sont remplies, non seulement l’effet
direct attaché à cette disposition a pour conséquence que ce ressortissant turc tire un droit individuel en matière d’emploi directement de la décision no 1/80, mais, en outre, l’effet utile de ce droit implique nécessairement l’existence d’un droit corrélatif de séjour également fondé sur le droit communautaire et indépendant du maintien des conditions d’accès à ces droits ( 11 ).
32. Il n’est pas contesté, dans l’affaire au principal, qu’Ibrahim Altun a, conformément à l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, été autorisé à rejoindre son père, Ali Altun, sur le territoire de l’État membre d’accueil et a résidé avec lui durant plus de trois ans. Ibrahim Altun a donc vocation à relever de cette disposition.
33. Cependant, par sa troisième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’enfant d’un travailleur turc peut se prévaloir des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, lorsque ce travailleur est entré comme réfugié politique sur le territoire de l’État membre d’accueil.
34. Ensuite, par ses première et deuxième questions, la juridiction de renvoi se demande si cet enfant peut bénéficier de ces droits, lorsque, durant la période de trois années de cohabitation avec le travailleur turc, ce dernier a été salarié durant deux années et six mois avant de se retrouver au chômage au cours des six mois restants.
35. Enfin, par ses quatrième et cinquième questions, la juridiction de renvoi se demande si l’enfant d’un travailleur turc peut perdre le bénéfice des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, lorsqu’il est constaté que le travailleur turc a acquis le statut de réfugié politique et donc, son droit de séjour, à la suite de déclarations mensongères.
A — Sur la troisième question
36. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi se demande si le fait qu’un travailleur turc soit entré sur le territoire allemand en tant que réfugié politique a une incidence sur l’application de la décision no 1/80. La juridiction de renvoi cherche en fait à savoir si la directive 2004/83 et la convention de Genève font obstacle à l’application de cette décision.
37. Nous ne le pensons pas.
38. Il convient d’emblée de rappeler que la directive 2004/83 est entrée en vigueur le 20 octobre 2004 et que les États membres avaient jusqu’au 10 octobre 2006 pour se conformer à cette directive ( 12 ). Nous estimons donc qu’elle n’est pas applicable aux faits au principal, Ali Altun étant arrivé sur le territoire allemand le 27 mars 1996.
39. Ensuite, nous pensons que la convention de Genève ne fait pas obstacle à l’application de la décision no 1/80 aux travailleurs turcs entrés sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugiés.
40. Nous rappelons que l’article 5 de la convention de Genève prévoit qu’«[a]ucune disposition de cette convention ne porte atteinte aux autres droits et avantages accordés, indépendamment de cette convention, aux réfugiés».
41. Or, selon nous, la décision no 1/80 accorde des droits et des avantages autres que ceux accordés par la convention de Genève aux réfugiés politiques de nationalité turque.
42. En effet, la Cour a jugé que les motifs pour lesquels le droit de séjour d’un travailleur turc est reconnu ne sont pas déterminants aux fins de l’application de la décision no 1/80 ( 13 ).
43. Dans l’arrêt Kus, précité, la Cour a indiqué que, à partir du moment où le travailleur turc a exercé un emploi durant plus d’un an sous le couvert d’un permis de séjour valide, il remplit les conditions de l’article 6, paragraphe 1, premier tiret, de cette décision, même si ce permis de séjour lui a été accordé, à l’origine, à d’autres fins que celle d’exercer une activité salariée ( 14 ).
44. Par conséquent, un réfugié politique turc peut, selon nous, bénéficier des droits conférés par l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 1/80, dès lors qu’il remplit les conditions énoncées à cet article, puisqu’il est, avant tout, un travailleur.
45. Par ailleurs, contrairement à la convention de Genève qui ne prévoit pas de droits particuliers pour les membres de la famille du réfugié politique, la décision no 1/80 prévoit la possibilité pour les membres de la famille du travailleur turc ( 15 ), qui sont autorisés à le rejoindre, d’acquérir des droits afin d’avoir accès au marché régulier de l’emploi.
46. Dès lors, nous sommes d’avis que, à partir du moment où un réfugié politique turc bénéficie d’un droit de séjour ainsi que d’un permis de travail valides, et donc d’un accès légal au marché du travail, la décision no 1/80 lui est applicable.
47. Or, selon le droit allemand, les étrangers qui possèdent un permis de séjour ou un droit de séjour de durée illimitée ne sont pas soumis à autorisation de travail ( 16 ). Dès lors, ces personnes, du seul fait de la détention d’un permis de séjour de durée illimitée, ont le droit de se présenter sur le marché du travail allemand.
48. Dans l’affaire au principal, les autorités allemandes ont délivré un permis de séjour illimité à Ali Altun. Elles ont ainsi consenti à lui offrir le statut de travailleur en lui donnant accès au marché régulier de l’emploi.
49. Il en résulte, à notre avis, qu’Ali Altun peut se prévaloir des droits conférés par l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 1/80 et, de ce fait, les membres de sa famille qui remplissent les conditions énumérées à l’article 7 de cette décision peuvent également se prévaloir des droits qu’il leur confère.
50. Compte tenu de ces éléments, nous sommes d’avis que les dispositions de la décision no 1/80 sont applicables au travailleur turc entré sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugié politique et aux membres de sa famille.
B — Sur les première et deuxième questions
51. La juridiction de renvoi se demande si l’enfant d’un travailleur turc peut bénéficier des droits au titre de l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, lorsque, durant la période de trois années de cohabitation avec ce travailleur, ce dernier a été salarié durant deux années et six mois avant de se retrouver au chômage au cours des six mois restants.
52. La juridiction de renvoi cherche en fait à savoir si, compte tenu de ces circonstances, Ali Altun peut être regardé comme ayant appartenu au marché régulier de l’emploi conformément à l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80. Elle se demande si tel peut être le cas lorsque le travailleur turc n’a pas exercé un emploi régulier durant une période de trois années.
53. Nous rappelons, tout d’abord, que l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de ladite décision prévoit que «[l]es membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre ont le droit de répondre — sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté — à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins».
54. Force est de constater que, contrairement à ce qui est expressément requis à l’article 6 de la décision no 1/80, il n’est nullement indiqué dans le libellé de l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de cette décision que le travailleur turc doit avoir exercé un emploi régulier durant la période de trois années de cohabitation avec le membre de la famille.
55. Dans l’arrêt du 26 novembre 1998, Birden ( 17 ), la Cour a opéré une distinction entre la notion de travailleur, celle d’appartenance au marché régulier de l’emploi et celle d’emploi régulier.
56. Il ressort de cet arrêt que le travailleur est une personne qui exerce des activités réelles et effectives pour une autre personne, en contrepartie d’une rémunération, à l’exclusion des activités tellement réduites qu’elles se présentent comme purement marginales et accessoires ( 18 ).
57. La Cour a ensuite précisé que le concept de «marché régulier de l’emploi» doit être considéré comme désignant l’ensemble des travailleurs qui se sont conformés aux prescriptions légales et réglementaires de l’État concerné et ont ainsi le droit d’exercer une activité professionnelle sur son territoire ( 19 ).
58. Enfin, la Cour a rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle la régularité de l’emploi suppose une situation stable et non précaire sur le marché de l’emploi d’un État membre et implique, à ce titre, l’existence d’un droit de séjour non contesté ( 20 ).
59. La distinction entre ces deux dernières notions peut apparaître peu claire. Une personne qui exerce un emploi régulier remplit de ce seul fait la deuxième condition, à savoir qu’elle appartient au marché régulier de l’emploi. En effet, un travailleur turc qui exerce une activité salariée régulière sur le territoire d’un État membre a forcément obtenu le droit d’exercer une telle activité et est réputé avoir respecté la législation de cet État membre régissant son entrée sur ce territoire ainsi
que l’exercice d’un emploi.
60. Cependant, s’il est vrai que ces deux notions sont liées, la jurisprudence de la Cour démontre qu’elles doivent être distinguées.
61. La Cour a jugé dans l’arrêt du 23 janvier 1997, Tetik ( 21 ), et dans le cadre de l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 1/80, qu’un travailleur turc qui a exercé un emploi durant plus de quatre années dans un État membre et abandonne cet emploi afin de rechercher une autre activité dans le même État membre ne peut être considéré comme ayant définitivement quitté le marché du travail de cet État, à condition qu’il continue à appartenir au marché régulier de l’emploi. La Cour poursuit en
précisant que cette condition est remplie dans la mesure où ce travailleur accomplit toutes les formalités éventuellement requises dans l’État membre concerné, notamment, en s’inscrivant comme demandeur d’emploi auprès des services compétents ( 22 ).
62. Ce n’est que l’indisponibilité définitive du travailleur turc ou le fait qu’il ait définitivement quitté le marché du travail de l’État membre d’accueil, en se mettant, par exemple, à la retraite, qui va l’exclure du marché régulier de l’emploi ( 23 ).
63. Il découle, selon nous, de cette jurisprudence que la notion d’appartenance au marché régulier de l’emploi signifie que le travailleur turc doit avoir légalement accès au marché de l’emploi de l’État membre d’accueil. Cela ne veut donc pas dire que ce travailleur doit effectivement exercer une activité professionnelle.
64. Nous pensons que cette solution est transposable à l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80, et à plus forte raison si les périodes de chômage sont involontaires.
65. Tout d’abord, la cohérence dans l’interprétation d’une même notion commande, selon nous, d’interpréter la notion d’«appartenance au marché régulier de l’emploi» utilisée à l’article 7, premier alinéa, de cette décision de la même manière que celle employée à l’article 6, paragraphe 1, de ladite décision.
66. Ensuite, cette interprétation est, à notre avis, conforme à l’objectif et à l’économie de la décision no 1/80.
67. En effet, cette décision vise à favoriser l’intégration graduelle dans l’État membre d’accueil des ressortissants turcs remplissant les conditions prévues à l’une des dispositions de ladite décision et qui, partant, bénéficient des droits que celle-ci leur confère ( 24 ).
68. La première étape consiste à octroyer des droits, de manière progressive, au travailleur turc en fonction de la durée de sa relation de travail. C’est ainsi que l’article 6 de la décision no 1/80 prévoit pour le travailleur turc après un an d’emploi régulier, le droit de renouveler le contrat de travail auprès du même employeur, après trois ans d’emploi régulier, le droit de répondre dans la même profession auprès d’un autre employeur à une autre offre, et, enfin, après quatre années d’emploi
régulier, le bénéfice du libre accès à toute activité salariée de son choix.
69. Puis, et cela constitue la seconde étape, afin de renforcer l’intégration du travailleur turc sur le marché de l’emploi de l’État membre d’accueil, la décision no 1/80 prévoit, à son article 7, premier alinéa, la possibilité pour les membres de sa famille d’être autorisés à le rejoindre pour y établir leur résidence en vue du regroupement familial. En outre, dans le but de renforcer l’insertion de la cellule familiale de ce travailleur turc, cet article accorde aux membres de la famille le droit
d’exercer, après un certain temps, un emploi dans cet État membre ( 25 ).
70. L’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 entend ainsi créer des conditions favorables au regroupement familial dans l’État membre d’accueil en permettant d’abord la présence des membres de la famille auprès du travailleur migrant et en y consolidant ensuite leur position par le droit qui leur est accordé d’accéder au marché du travail ( 26 ).
71. Or, il nous semble que ces conditions favorables au regroupement familial, et de ce fait la bonne intégration du travailleur turc sur le marché du travail de l’État membre d’accueil, pourraient être mises à mal s’il était demandé à ce travailleur non pas seulement d’appartenir au marché régulier de l’emploi de cet État membre durant une période de trois années, mais en plus d’exercer un emploi régulier durant toute cette période.
72. En effet, une telle interprétation amènerait, dans un cas tel que celui en cause au principal, à refuser les droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 à un membre de la famille du travailleur turc, au motif que ce travailleur, sur une période de trois années effectuée sur le territoire de l’État membre d’accueil, n’a travaillé que durant deux années et six mois et qu’il s’est retrouvé involontairement au chômage au cours des six mois restants.
73. Si nous tenons compte de la conjoncture économique actuelle qui peut s’avérer difficile pour les demandeurs d’emploi, et sûrement plus particulièrement pour un ressortissant d’un pays tiers, et au regard de l’objectif de l’article 7 de la décision no 1/80 qui, nous le rappelons, est de renforcer l’insertion de la cellule familiale du travailleur turc en créant des conditions favorables au regroupement familial et de favoriser ainsi l’intégration de ce travailleur, nous sommes d’avis qu’une telle
interprétation aurait pour conséquence de réduire de manière excessive la portée de l’article 7 de cette décision.
74. Dès lors, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire que le travailleur turc ait exercé un emploi régulier durant une période de trois années afin que le membre de sa famille puisse bénéficier des droits qui lui sont conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de ladite décision.
75. La juridiction de renvoi se demande également si le travailleur turc doit avoir appartenu au marché régulier de l’emploi durant les trois années de cohabitation avec le membre de la famille afin que ce dernier bénéficie des droits conférés au titre de l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80.
76. Dans l’arrêt du 11 novembre 2004, Cetinkaya ( 27 ), la juridiction de renvoi se demandait si un ressortissant turc, membre de la famille d’un travailleur turc et ayant rempli la condition de résidence commune, pouvait perdre les droits que l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 confère du seul fait que, à un moment donné, ce travailleur avait cessé d’appartenir au marché régulier de l’emploi.
77. La Cour a jugé que les droits conférés par l’article 7, premier alinéa, de cette décision peuvent être exercés par le membre de la famille après la période de résidence auprès du travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi dans l’État membre d’accueil, même si, après cette période, ledit travailleur n’appartient plus au marché régulier de l’emploi ( 28 ).
78. Il découle, selon nous, de cette jurisprudence que la condition d’appartenance au marché régulier de l’emploi doit avoir été effective durant, au moins, la période de trois années de résidence commune avec le membre de la famille.
79. Dans l’affaire au principal, il n’est pas contesté qu’Ibrahim Altun a résidé chez son père durant au moins trois années. Sur cette période de trois années, la juridiction de renvoi indique qu’Ali Altun a exercé une activité professionnelle durant deux années et six mois et qu’il a été au chômage au cours des six mois restants. Par ailleurs, il est indiqué, dans les observations du demandeur au principal, qu’Ali Altun a trouvé un nouvel emploi le 7 octobre 2004 ( 29 ).
80. Dès lors, nous pensons qu’Ali Altun a appartenu au marché régulier du travail durant les trois années de cohabitation avec son fils Ibrahim Altun, et que ce dernier peut bénéficier des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80.
81. Au vu de l’ensemble de ces éléments, nous sommes d’avis que l’enfant d’un travailleur turc peut prétendre aux droits conférés au titre de cette disposition, lorsque ce travailleur a, durant la période des trois années de résidence requise, été salarié durant deux années et six mois, puis a été au chômage au cours des six mois restants.
C — Sur les quatrième et cinquième questions
82. La juridiction de renvoi demande, en substance, si un membre de la famille peut bénéficier des droits conférés au titre de l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 lorsque le travailleur turc est entré sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugié politique et que l’octroi de ce statut se fonde sur des déclarations inexactes.
83. La juridiction de renvoi indique, dans sa demande, que «toute une série d’indices permet […] d’établir que les indications données par [Ali Altun] dans le cadre de sa procédure d’asile ne peuvent pas correspondre à la vérité» ( 30 ).
84. Dans les observations qu’elle a soumises à la Cour, la Commission des Communautés européennes estime que celle-ci n’est pas compétente pour statuer sur ces questions, compte tenu de leur caractère hypothétique ( 31 ).
85. S’il est certes vrai que la juridiction de renvoi ne précise pas si le permis de séjour d’Ali Altun fait l’objet d’une procédure d’annulation devant les juridictions nationales et si, effectivement, l’objet du litige au principal porte sur la demande d’annulation du permis de séjour du fils d’Ali Altun, il n’en reste pas moins que, selon nous, la situation de ce dernier est intimement liée à celle de son père. En effet, en vertu de la décision no 1/80, c’est avant tout la situation du
travailleur turc qui va permettre au membre de sa famille d’acquérir des droits. Il en résulte qu’un élément qui peut changer la situation du travailleur turc pourrait avoir des conséquences sur celle du membre de sa famille. Dès lors, nous estimons qu’il convient de répondre à ces questions préjudicielles.
86. La juridiction de renvoi pose la question de savoir si le fait que les autorités compétentes considèrent que le statut de réfugié politique d’Ali Altun ainsi que le droit de séjour qui en découle ont été accordés sur la base de fausses déclarations prive Ibrahim Altun du bénéfice des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80.
87. Selon nous, le comportement frauduleux d’un travailleur turc lors de son entrée sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugié politique prive l’enfant de ce travailleur du bénéfice de ces droits, lorsque les autorités procèdent au retrait du droit de séjour dudit travailleur avant l’expiration de la période des trois années de résidence requise.
88. Il convient, tout d’abord, de rappeler que la Cour a jugé, dans l’arrêt du 5 juin 1997, Kol ( 32 ), que des périodes d’emploi accomplies postérieurement à l’obtention d’une autorisation de séjour dont l’intéressé n’a bénéficié qu’en raison d’un comportement frauduleux ayant donné lieu à une condamnation ne saurait être considérées comme régulières pour l’application de l’article 6, paragraphe 1, de la décision no 1/80, puisque le ressortissant turc ne remplissait pas les conditions d’octroi
d’une telle autorisation qui était, dès lors, susceptible d’être remise en cause après la découverte de la fraude ( 33 ).
89. Cette jurisprudence nous semble transposable dans le cadre de l’article 7 de cette décision. En effet, nous avons vu que cet article conditionne l’obtention des droits qu’il confère, notamment, à la condition que le travailleur turc appartienne au marché régulier de l’emploi, c’est-à-dire qu’il lui soit légalement possible d’accéder au marché de l’emploi de l’État membre d’accueil.
90. Or, s’il s’avère que ce travailleur turc n’a obtenu son permis de séjour et son permis de travail qu’en raison d’un comportement frauduleux, l’accès au marché de l’emploi ne peut pas être considéré comme étant régulier, les conditions d’octroi de l’autorisation de séjour, qui permet cet accès au marché de l’emploi, n’étant pas remplies.
91. Dans une telle hypothèse, nous sommes d’avis que le bénéfice des droits conférés, au membre de la famille, par l’article 7 de la décision no 1/80 dépend du fait de savoir si ce dernier avait acquis ou non ces droits au moment du retrait de l’autorisation de séjour du travailleur turc.
92. En effet, ainsi que nous l’avions déjà indiqué au point 30 de nos conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Derin, précité, à partir du moment où les conditions requises à l’article 7, premier alinéa, de ladite décision sont satisfaites, cette disposition confère aux membres de la famille du travailleur turc des droits autonomes d’accès à l’emploi dans l’État membre d’accueil et qui sont indépendants du maintien desdites conditions ( 34 ).
93. Nous estimons donc que, une fois que le membre de la famille a acquis les droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80, il n’est pas possible de les remettre en cause au motif que le travailleur turc a pu, dans le passé, avoir un comportement frauduleux et que les autorités compétentes ont, pour ces raisons, procédé à un retrait de son droit de séjour après l’obtention de ces droits.
94. Selon nous, la sécurité juridique s’oppose à ce que, en raison du comportement frauduleux adopté par le travailleur turc lors de la demande d’obtention de son droit de séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil, le membre de la famille de ce travailleur se voit retirer les droits qu’il a acquis en vertu de cette disposition.
95. En revanche, à partir du moment où les droits conférés par l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 ne sont pas encore acquis au moment du retrait du droit de séjour du travailleur turc, nous pensons que les autorités compétentes ont la possibilité de refuser le bénéfice des droits conférés aux membres de la famille de ce travailleur turc par ledit article.
96. Compte tenu de l’ensemble des éléments qui précèdent, nous sommes d’avis que l’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un travailleur turc a obtenu son statut de réfugié politique à la suite d’un comportement frauduleux, le membre de sa famille ne peut prétendre aux droits conférés par cette disposition que si le permis de séjour de ce travailleur a fait l’objet d’un retrait après l’expiration du délai de trois années de
cohabitation requis.
97. Nous ajoutons que la demande de prolongation de séjour d’Ibrahim Altun ayant été refusée au motif que ce dernier avait commis une infraction pénale grave, la question se pose de savoir si les droits que ladite disposition lui confère ne peuvent pas être limités en raison de cette infraction.
98. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que les droits qui sont conférés par l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 ne peuvent être limités que dans deux conditions.
99. Premièrement, ces droits peuvent être restreints lorsque l’intéressé a quitté le territoire de l’État membre d’accueil pendant une période significative et sans motifs légitimes ( 35 ).
100. Deuxièmement, les autorités compétentes de l’État membre d’accueil peuvent décider de retirer lesdits droits, en application de l’article 14 de la décision no 1/80, lorsque l’intéressé constitue un danger réel et grave pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques ( 36 ).
101. En ce qui concerne l’application de cet article 14, la Cour a jugé qu’une mesure d’expulsion fondée sur cette disposition ne peut être décidée que si le comportement individuel de l’intéressé révélait un risque concret de nouvelles perturbations graves de l’ordre public ( 37 ). La Cour a également indiqué qu’une telle mesure ne saurait être ordonnée automatiquement à la suite d’une condamnation pénale et dans un but de prévention générale ( 38 ).
102. À cet égard, la Cour a précisé que les juridictions nationales doivent prendre en considération, en vérifiant la légalité d’une mesure d’éloignement ordonnée à l’encontre d’un ressortissant turc, les éléments de fait intervenus après la dernière décision des autorités compétentes pouvant impliquer la disparition ou la diminution non négligeable de la menace actuelle que constituerait, pour l’ordre public, le comportement de la personne concernée ( 39 ).
103. Enfin, les mesures d’ordre public prises par l’État membre d’accueil doivent respecter le principe de proportionnalité ( 40 ), c’est-à-dire qu’elles doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.
104. Il reviendra donc à la juridiction de renvoi d’établir ces éléments de fait afin de constater si le comportement d’Ibrahim Altun révèle un risque concret de nouvelles perturbations graves.
V — Conclusion
105. Au regard des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre au Verwaltungsgericht Stuttgart de la manière suivante:
«1) Les dispositions de la décision no 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, adoptée par le conseil d’association institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara, par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, sont applicables à l’enfant d’un travailleur turc, lorsque ce travailleur est entré
sur le territoire de l’État membre d’accueil en tant que réfugié politique.
2) L’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que l’enfant d’un travailleur turc peut prétendre aux droits conférés au titre de cette disposition, lorsque ce travailleur a, durant la période de trois années requise, exercé un emploi durant deux années et six mois et a été au chômage au cours des six mois restants.
3) L’article 7, premier alinéa, premier tiret, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un travailleur turc a obtenu son statut de réfugié politique à la suite d’un comportement frauduleux, le membre de sa famille ne peut prétendre aux droits conférés par cette disposition que si le permis de séjour de ce travailleur a fait l’objet d’un retrait après l’expiration de la période de trois années de cohabitation requise.»
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Le conseil d’association a été institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara, par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part. Cet accord a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l’«accord d’association»).
( 3 ) La décision no 1/80 peut être consultée dans Accord d’association et protocoles CEE-Turquie et autres textes de base, Office des publications officielles des Communautés européennes, Bruxelles, 1992.
( 4 ) Voir article 2, paragraphe 1, de l’accord d’association.
( 5 ) Voir article 6 de l’accord d’association.
( 6 ) Directive du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12).
( 7 ) Voir sixième considérant.
( 8 ) Voir article 39.
( 9 ) Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954). Convention telle que modifiée par le protocole relatif au statut des réfugiés conclu le 31 janvier 1967 à New York (ci-après la «convention de Genève»).
( 10 ) Voir arrêts du 17 avril 1997, Kadiman (C-351/95, Rec. p. I-2133, point 28); du 16 mars 2000, Ergat (C-329/97, Rec. p. I-1487, point 34), et du 22 juin 2000, Eyüp (C-65/98, Rec. p. I-4747, point 25).
( 11 ) Voir arrêt Ergat, précité (point 40).
( 12 ) Voir articles 38, paragraphe 1, et 39 de ladite directive.
( 13 ) Voir arrêt du 24 janvier 2008, Payir e.a. (C-294/06, Rec. p. I-203, points 40 et 45). Voir également arrêt du 16 décembre 1992, Kus (C-237/91, Rec. p. I-6781, points 21 et 22).
( 14 ) Voir point 23.
( 15 ) La Cour a donné une définition large de la notion de membre de la famille. Elle a ainsi jugé dans l’arrêt du 30 septembre 2004, Ayaz (C-275/02, Rec. p. I-8765), que le beau-fils d’un travailleur turc âgé de moins de 21 ans ou à charge doit être considéré comme un membre de sa famille et peut, dès lors, bénéficier des droits conférés par l’article 7, premier alinéa, de la décision no 1/80 (point 48). La Cour a notamment basé son raisonnement sur le fait que cette disposition ne comporte aucun
élément de nature à laisser penser que la portée de la notion de membre de la famille serait limitée à la famille par le sang du travailleur turc. Elle a ensuite poursuivi en disant pour droit que, dans le cadre de l’accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) no 2211/78 du Conseil, du 26 septembre 1978 (JO L 264, p. 1), cette notion s’étend aux ascendants du
travailleur marocain et de son conjoint qui résident avec lui dans l’État membre d’accueil (points 46 et 47).
( 16 ) Voir article 284, paragraphe 1, du code allemand de sécurité sociale III (Sozialgesetzbuch III).
( 17 ) C-1/97, Rec. p. I-7747.
( 18 ) Arrêt Birden, précité (point 25).
( 19 ) Ibidem (point 51).
( 20 ) Ibidem (point 55).
( 21 ) C-171/95, Rec. p. I-329.
( 22 ) Points 40 et 41. Voir également arrêt du 7 juillet 2005, Dogan (C-383/03, Rec. p. I-6237, point 19).
( 23 ) Voir arrêt du 10 février 2000, Nazli (C-340/97, Rec. p. I-957, points 37 à 39).
( 24 ) Voir, notamment, arrêt du 18 juillet 2007, Derin (C-325/05, Rec. p. I-6495, point 53).
( 25 ) Voir arrêt Kadiman, précité (points 34 et 35).
( 26 ) Ibidem (point 36).
( 27 ) C-467/02, Rec. p. I-10895.
( 28 ) Voir point 32 dudit arrêt.
( 29 ) Voir page 8 des observations.
( 30 ) Voir page 11 de la décision de renvoi.
( 31 ) Point 46.
( 32 ) C-285/95, Rec. p. I-3069.
( 33 ) Point 26.
( 34 ) Voir arrêt Ayaz, précité (point 41). Voir, également, arrêts précités Ergat (point 38) et Cetinkaya (point 30).
( 35 ) Voir arrêt Cetinkaya, précités (points 36 et 38).
( 36 ) Idem.
( 37 ) Voir arrêt Derin, précité (point 74).
( 38 ) Idem.
( 39 ) Voir arrêt Cetinkaya, précité (point 47).
( 40 ) Voir arrêt Derin, précité (point 74).