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17/01/2008 | CJUE | N°C-462/06

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Poiares Maduro présentées le 17 janvier 2008., Glaxosmithkline et Laboratoires Glaxosmithkline contre Jean-Pierre Rouard., 17/01/2008, C-462/06


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 17 janvier 2008 (1)

Affaire C‑462/06

Glaxosmithkline,

Laboratoires Glaxosmithkline

contre

Jean-Pierre Rouard

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation (France)]

«Compétence judiciaire – Contrats individuels de travail»

1. Par le présent renvoi préjudiciel, la Cour de cassation (France) demande à la Cour de se prononcer sur l’interprétation du règlement (CE) n° 44/2001 du Con

seil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 17 janvier 2008 (1)

Affaire C‑462/06

Glaxosmithkline,

Laboratoires Glaxosmithkline

contre

Jean-Pierre Rouard

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation (France)]

«Compétence judiciaire – Contrats individuels de travail»

1. Par le présent renvoi préjudiciel, la Cour de cassation (France) demande à la Cour de se prononcer sur l’interprétation du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2), ce texte faisant suite et remplaçant la convention de Bruxelles (3).

2. Plus précisément, la juridiction de renvoi souhaite savoir si la section 5, relative aux contrats de travail, introduite par le règlement nº 44/2001 doit être considérée comme régissant de manière exhaustive et exclusive les règles de compétence afférentes auxdits contrats ou si, au contraire, les règles de compétence énoncées dans la section consacrée au contrat de travail peuvent être complétées par la règle de compétence spéciale énoncée à l’article 6, point 1, de la section 2 du
règlement susmentionné.

I – Cadre juridique et factuel du litige

A – Le cadre juridique

3. L’article 2 du règlement nº 44/2001 dispose:

«Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.»

4. L’article 6 du règlement nº 44/2001, qui figure à la section 2, intitulée «Compétences spéciales», prévoit, qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre:

«[…]

1) s’il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément;

[…]»

5. La section 5 du règlement nº 44/2001, intitulée «Compétences en matière de contrats individuels de travail», est composée des articles 18 à 21.

6. Plus précisément, l’article 18, paragraphe 1, du règlement nº 44/2001 dispose:

«1. En matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 4 et de l’article 5, point 5.»

7. L’article 19 du règlement énonce dans la même section 5:

«Un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un État membre peut être attrait:

1) devant les tribunaux de l’État membre où il a son domicile, ou

2) dans un autre État membre:

a) devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant le tribunal du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail, ou

b) lorsque le travailleur n’accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant le tribunal du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur.»

B – Le cadre factuel du litige

8. M. Rouard, défendeur au principal, a été engagé en 1977 par la société Laboratoires Beecham Sévigné, devenue société Laboratoires Glaxosmithkline, dont le siège statutaire est situé en France. Il a exécuté pour le compte de ladite société diverses missions sur le territoire de pays tiers. En 1984, M. Rouard a été affecté au Maroc en vertu d’un nouveau contrat de travail conclu avec la société Beecham Research UK, établie au Royaume‑Uni, laquelle appartient au même groupe que la société
Laboratoires Beecham Sévigné. Par ce contrat, le second employeur s’engageait à maintenir certains droits contractuels acquis par M. Rouard dans le cadre de son contrat de travail initial (notamment le maintien de son ancienneté ainsi que des droits à indemnités de licenciement).

9. Le 9 mars 2001, la société Beecham Research UK, devenue société Glaxosmithkline, a licencié M. Rouard. Celui‑ci a alors saisi le Conseil de prud’hommes de Saint‑Germain‑en‑Laye (France), le 4 juin 2002, d’une action dirigée à la fois contre la société Laboratoires Glaxosmithkline et la société Glaxosmithkline, lesdites sociétés venant respectivement aux droits de Laboratoires Beecham Sévigné et Beecham Research UK. M. Rouard demande la condamnation in solidum desdites sociétés au versement
de diverses indemnités et de dommages et intérêts pour non‑respect de la procédure de licenciement, licenciement sans cause réelle et sérieuse ainsi que rupture abusive du contrat.

10. Au soutien de ses prétentions, M. Rouard estime que les deux sociétés doivent être considérées comme ses coemployeurs, la clause du second contrat, qui prévoit le maintien de certains droits contractuels acquis initialement dans le premier contrat, attestant de sa relation salariale unique et continue avec les deux sociétés, qui appartiennent, de surcroît, au même groupe. Aussi, la juridiction française étant compétente à l’égard de la société Laboratoires Glaxosmithkline, dont le siège est
en France, serait‑elle, selon lui, également compétente, en vertu de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001, à l’égard de la société Glaxosmithkline, bien que cette dernière soit établie au Royaume‑Uni.

11. Le Conseil des prud’hommes, conformément à la ligne de défense des deux employeurs, se déclara néanmoins incompétent, en relevant que les contrats de travail en vigueur au moment du licenciement étaient régis par le droit anglais et le droit marocain. Dès lors, il n’existait désormais plus aucun lien de subordination entre M. Rouard et la société Laboratoires Glaxosmithkline en France. La Cour d’appel de Versailles infirma cette décision et renvoya les parties devant le Conseil de
prud’hommes. Les sociétés requérantes au principal ont alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation.

12. C’est dans ce contexte que la juridiction suprême a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«[D]’une part, […] la règle de compétence spéciale énoncée au point 1 de l’article 6 du règlement […] n° 44/2001 […], en vertu duquel une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, ‘s’il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les
causes étaient jugées séparément’, est[-elle] applicable au litige engagé par un salarié devant une juridiction d’un État membre contre deux sociétés appartenant au même groupe, dont l’une, qui est celle qui a embauché ce salarié pour le groupe puis refusé de le réintégrer, est domiciliée dans cet État membre et l’autre, pour le compte de laquelle l’intéressé a travaillé en dernier lieu dans des États tiers et qui l’a licencié, dans un autre État membre, alors que ce demandeur invoque une clause du
contrat de travail pour faire valoir que les deux [sociétés] étaient ses coemployeurs auxquels il demande l’indemnisation de son licenciement ou, d’autre part, […] la règle du point 1 de l’article 18 du règlement [nº 44/2001], en vertu duquel, en matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la section [5] du chapitre II [de ce règlement], exclut[‑elle] l’application du point 1 de l’article 6 [dudit règlement], en sorte que chacune des deux sociétés doit être attraite
devant la juridiction de l’État membre où elle a son domicile[?]»

II – Analyse juridique

13. La question préjudicielle posée se divise en deux branches. La réponse donnée à cette question implique en effet de s’attacher, dans un premier temps, à déterminer si la règle de compétence spéciale énoncée à l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 peut être appliquée dans le cadre des contrats individuels de travail alors même qu’il existe au sein du règlement une section visant spécifiquement les règles de compétence applicables aux litiges relatifs auxdits contrats et, dans
l’affirmative, de rappeler et de préciser, dans un second temps, les conditions relatives à l’application de l’article 6, point 1, dudit règlement en ce domaine.

A – Sur l’applicabilité de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 en matière de contrats individuels de travail

14. Il est demandé à la Cour, en substance, de déterminer si la section 5 du chapitre II du règlement nº 44/2001 régit de manière exhaustive et exclusive les compétences juridictionnelles concernant les contrats individuels de travail à l’exception de toutes autres règles de compétence prévues par ce règlement ou si elle autorise l’interprétation selon laquelle la section 5 n’exclut pas l’application de la règle de compétence spéciale lorsque la particularité de l’instance l’impose, notamment
lorsque des demandes connexes concernant plusieurs défendeurs sont déférées devant la juridiction du domicile de l’un d’entre eux.

15. Par anticipation sur les développements qui vont suivre, relevons dès à présent que l’applicabilité à un litige relatif à un contrat individuel de travail de la compétence spéciale prévue à l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001, permettant d’attraire plusieurs défendeurs devant la juridiction de l’un d’entre eux lorsque les demandes sont connexes, me semble devoir être retenue, bien que l’interprétation littérale de la section 5 relative aux contrats de travail, paraisse, à première
vue, s’y opposer. Afin de mieux comprendre la solution que je propose à la Cour, je commencerai par exposer tout d’abord les arguments qui semblent exclure l’applicabilité de l’article 6, point 1, dans le cadre des litiges relatifs aux contrats individuels de travail, pour ensuite démontrer qu’une telle interprétation ne doit pas, à mon avis, être retenue par la Cour.

16. L’article 18, paragraphe 1, du règlement nº 44/2001, en disposant que, «[e]n matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 4 et de l’article 5, point 5 [de ce règlement]», pris isolément, semble, il est vrai, confirmer l’interprétation visant à rejeter toute règle de compétence qui ne serait pas énoncée ou expressément autorisée à la section 5 lorsque le litige porte sur un contrat de travail.

17. Il appert de cette disposition que, d’une part, tout litige qui concerne un contrat individuel de travail doit être porté devant la juridiction selon les règles de compétence prévues à la section 5 dudit règlement (articles 18 à 21) et que, d’autre part, s’il existe des exceptions à l’application des principes énoncés dans la section 5, elles sont expressément prévues par le règlement. Dans la mesure où l’article 6, point 1, ne relève pas de la section 5 et qu’il n’est pas désigné,
contrairement aux articles 4 et 5, point 5, comme une exception à l’application des règles prévues par ladite section, la compétence spéciale de l’article 6, point 1, serait, par conséquent, inapplicable aux litiges relatifs aux contrats de travail.

18. Par ailleurs, la section 5 constituant une dérogation à la compétence de principe posée à l’article 2 du règlement (4) selon lequel, la juridiction compétente doit être celle du domicile du défendeur, les règles énoncées aux articles 18 à 21 de la section 5 devraient être d’interprétation stricte, de sorte que seules les exceptions à l’application de la compétence de principe du domicile du défendeur, qui seraient expressément énoncées dans cette section, seraient admises.

19. Cette interprétation ne saurait pour autant prévaloir en ce qu’elle néglige non seulement la portée téléologique et contextuelle du règlement nº 44/2001, mais aussi le sens des dispositions pertinentes dans cette affaire. Surtout, elle part du postulat inexact que l’article 6, point 1, serait une exception aux règles de compétence énoncées dans la section relative aux contrats de travail individuels. Or, ainsi qu’il va être démontré, la règle de compétence spéciale énoncée à l’article 6,
point 1 dudit règlement ne constitue pas une exception aux règles de compétence relatives aux contrats individuels de travail, mais un complément aux dispositions qui les concernent, complément qui ne remet pas en cause leur principe.

20. Tout d’abord, rappelons que, bien que la convention de Bruxelles ne prévoyait pas de section spécifique concernant les contrats de travail, les règles de compétence, qu’elle établissait, s’appliquaient néanmoins à ces derniers. Aussi, sous l’empire de la convention, l’article 6, point 1, permettant d’attraire plusieurs défendeurs devant la juridiction de l’un d’entre eux était, comme le reconnaît la Commission des Communautés européennes, parfaitement applicable aux contrats de travail. Or
le règlement nº 44/2001, qui fait suite à la convention de Bruxelles, ainsi qu’ il est souligné au cinquième considérant dudit règlement, s’inscrit dans la continuité et non en rupture avec les règles qu’elle énonce. Le règlement nº 44/2001 n’a donc pas vocation à modifier substantiellement les règles de compétence judiciaire, de sorte qu’il est permis de penser que les auteurs de ce texte n’ont pas voulu exclure l’application de l’article 6, point 1, dudit règlement dans le domaine qui nous occupe.

21. Plus encore, les rédacteurs du règlement nº 44/2001 ont souhaité créer une section spécifique concernant la compétence juridictionnelle en matière de contrats de travail en considérant qu’«il est opportun de protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales» (5). Dans ces conditions, il serait surprenant que lesdits auteurs, en adoptant le règlement nº 44/2001, aient voulu retirer au travailleur le bénéfice
de règles plus favorables dont il bénéficiait préalablement à l’entrée en vigueur de ce règlement dans le cadre de la convention de Bruxelles. La Cour a d’ailleurs rappelé avec constance qu’en matière de contrats de travail cette convention devait être interprétée «en tenant compte du souci d’assurer une protection adéquate à la partie contractante qui est la plus faible du point de vue social, en l’occurrence le travailleur» (6). Or l’interprétation selon laquelle, même en présence de demandes
connexes concernant une pluralité de défendeurs, le travailleur serait tenu d’attraire individuellement chacun d’entre eux devant la juridiction compétente de chaque État membre contreviendrait non seulement à l’intérêt d’une bonne administration de la justice (7), mais aussi négligerait la protection de la partie contractante en situation de faiblesse et, de surcroît, la priverait d’une possibilité dont elle pouvait antérieurement se prévaloir.

22. Dans ces circonstances, il importe de considérer que, si le règlement nº 44/2001 a prévu une exception à la règle du domicile du défendeur pour les contrats de travail en vue de préserver les intérêts de la partie faible du contrat, l’absence de prise en compte de l’hypothèse d’une pluralité de demandes connexes portées à l’encontre de plusieurs défendeurs au sein de la section 5 doit être comprise comme une lacune dans ce texte. Cette lacune trouve réparation à l’article 6, point 1, dudit
règlement, qui permet de compléter les règles applicables aux contrats de travail sans pour autant remettre en cause leurs principes, à savoir, notamment, la protection de la partie faible au contrat et, plus généralement, la volonté d’éviter la multiplication des fors de compétence judiciaire. L’applicabilité de l’article 6, point 1, vient en effet utilement corriger l’absence de prise en compte d’une particularité de l’instance, tenant à la présence de demandes connexes en matière de contrats de
travail, sans néanmoins porter atteinte aux règles de compétence juridictionnelle qui les régissent.

23. Pour l’ensemble de ces raisons, j’invite la Cour à conclure à l’applicabilité de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 dans le cadre des contrats individuels de travail.

B – Sur les conditions d’application de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 dans le cadre des contrats individuels de travail

24. Selon une jurisprudence constante, il appartient à la Cour, dans le cadre de la procédure de coopération avec les juridictions nationales instituée à l’article 234 CE, de donner au juge de renvoi une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. À ce titre, et en raison des circonstances factuelles de cette affaire, complexes et parfois contradictoires, il paraît important de préciser les conditions, qu’il appartiendra au juge a quo de vérifier, pour que l’article
6, point 1, du règlement nº 44/2001 puisse être utilement invoqué dans le cas d’espèce.

25. Ainsi qu’il a été souligné, le règlement nº 44/2001 ne marque pas une rupture avec les principes posés par la convention de Bruxelles, mais s’inscrit dans la continuité de celle‑ci. Aussi, les précisions apportées par la Cour dans la jurisprudence relative à l’article 6, point 1, de la convention demeurent‑elles pertinentes dans le cadre de l’application de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 au litige.

26. L’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 subordonne son application à la condition que «les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément».

27. Cette condition, qui n’apparaissait pas dans la rédaction initiale de cette disposition de la convention de Bruxelles, s’inspire directement de l’article 22 de ladite convention, selon lequel, sont connexes, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

28. La Cour, dans l’arrêt Kalfelis, précité, a jugé nécessaire de transposer la condition d’une connexité entre les demandes dans le cadre de l’interprétation de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles, condition qui a été reprise ultérieurement dans la rédaction de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 afin d’éviter que l’usage de cette compétence spéciale ne vienne remettre en cause la compétence de principe du domicile du défendeur. Selon la Cour, en effet, «tel pourrait
être le cas si un requérant avait la liberté de former une demande dirigée contre plusieurs défendeurs à seule fin de soustraire l’un de ces défendeurs aux tribunaux de l’État où il est domicilié» (8).

29. La notion de «solutions inconciliables», condition d’application de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 peut recevoir plusieurs interprétations. Selon une interprétation stricte, l’application de la compétence spéciale relative à la pluralité de défendeurs serait conditionnée au risque que l’instruction et le jugement séparés des demandes conduisent à des conséquences juridiques s’excluant mutuellement. En revanche, en vertu d’une interprétation large de la notion de «solutions
inconciliables», il suffit que l’instruction et le jugement séparés des demandes comportent le risque d’une contrariété de décisions, sans qu’il soit nécessaire qu’ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s’excluant mutuellement (9). Sans se prononcer en faveur de l’une ou l’autre interprétation, la Cour a par ailleurs précisé que «pour que des décisions puissent être considérées comme contradictoires, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige,
mais il faut encore que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit» (10).

30. En réalité, il n’est pas nécessaire de poursuivre davantage ce débat. Il résulte en effet clairement du règlement nº 44/2001 et de la jurisprudence précitée que l’élément déterminant pour l’application de l’article 6, point 1, dudit règlement réside avant tout dans l’existence d’un lien particulièrement étroit entre les demandes. Or ce lien de rattachement ne peut vraisemblablement s’apprécier qu’au regard de chaque cas d’espèce et, plus précisément, de chaque matière où cette règle de
compétence spéciale a vocation à s’appliquer.

31. Cependant, il importe de considérer, en premier lieu, que l’objectif principal de l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 est de favoriser une bonne administration de la justice, indépendamment du cadre dans lequel il s’applique. Dans cette perspective, toute argumentation tirée de la protection de la partie la plus faible du contrat n’aurait aucune pertinence et ne peut dès lors être valablement accueillie pour interpréter les conditions d’application de l’article 6, point 1, du
règlement nº 44/2001. Afin de garantir un tel objectif et d’éviter qu’il ne soit fait un usage abusif de la compétence spéciale, la connexité implique nécessairement qu’il puisse être constaté un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la juridiction appelée à en connaître (11). Toutefois, contrairement à l’interprétation retenue par le Royaume‑Uni, l’exigence d’un lien entre la contestation et la juridiction devant laquelle est portée la requête, ne requiert jamais une
hiérarchisation entre les juridictions de sorte que la demande devrait être déférée devant celle qui présenterait le lien de connexité le plus fort. Une telle interprétation reviendrait à introduire une condition supplémentaire à l’application de l’article 6, point 1, lequel, en tant que dérogation à la règle de compétence de principe, ne peut recevoir qu’une interprétation stricte (12). En résumé, la connexité à laquelle est subordonnée l’application de l’article 6, point 1, suppose qu’il soit
constaté un lien entre les demandes, lien qui doit exister pour garantir, quelle que soit la juridiction saisie, qu’elle ait un rapport étroit avec l’affaire, de sorte que cette compétence spéciale soit utilisée à bon escient sans être détournée de son but.

32. En deuxième lieu, cette connexité, lorsqu’elle doit être vérifiée dans le cadre des contrats de travail, implique, au vu de la matière concernée, de prendre en considération un certain nombre de critères propres à déceler l’existence d’un lien étroit entre les demandes en ce domaine particulier.

33. À ce titre, le défendeur au principal estime que la condition relative à la connexité entre les deux demandes serait remplie dans la mesure où, d’une part, il existerait «un même contrat de travail ou, à tout le moins, une même relation salariale continue» (13) avec ses deux employeurs et où, d’autre part, les deux sociétés appartiennent au même groupe de sociétés.

34. Comme la Commission et le Royaume‑Uni l’ont reconnu lors de l’audience, la solution à ce problème doit être recherchée dans l’arrêt Pugliese, précité. En effet, la Cour, appelée à se prononcer sur l’interprétation de la notion de lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail, a apporté incidemment des précisions permettant de déterminer le degré de liaison entre deux contrats de travail conclus avec des employeurs différents. Cette jurisprudence me semble particulièrement
pertinente au titre des critères qui pourront être pris en compte par la juridiction nationale afin de vérifier la connexité entre les demandes en matière de contrats de travail permettant d’attraire plusieurs défendeurs devant la juridiction de l’un d’entre eux (14).

35. La Cour a ainsi dit pour droit que, «lorsqu’un salarié est lié à deux employeurs différents, le premier employeur ne peut être attrait devant le tribunal du lieu où le salarié exerce son activité pour le second employeur que lorsque le premier employeur a lui‑même, au moment de la conclusion du second contrat, un intérêt à l’exécution de la prestation que le salarié fournira au second employeur dans un lieu décidé par ce dernier […]. L’existence de cet intérêt ne doit pas être vérifiée
strictement, au vu de critères formels et exclusifs, mais doit être appréciée de manière globale, en prenant en considération l’ensemble des circonstances de l’espèce» (15). La juridiction communautaire précise notamment que peuvent figurer parmi les facteurs pertinents: «le fait que la conclusion du second contrat ait été envisagée lors de la conclusion du premier, le fait que le premier contrat ait été modifié en considération de la conclusion du second contrat, le fait qu’il existe un lien
organique ou économique entre les deux employeurs; le fait qu’il existe un accord entre les deux employeurs prévoyant un cadre pour la coexistence des deux contrats; le fait que le premier employeur conserve un pouvoir de direction sur l’employé, le fait que le premier employeur puisse décider de la durée de l’activité du salarié auprès du second employeur» (16). Par conséquent, c’est à l’aune de l’ensemble de ces critères, non exhaustifs, que la juridiction nationale devra déterminer s’il existe
une connexité suffisante entre les deux demandes autorisant le défendeur au principal à attraire les deux sociétés requérantes au principal devant la juridiction française.

36. Eu égard à ce qui précède, la Cour pourrait conclure que l’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 suppose, pour son application, qu’il existe une connexité entre les demandes propre à garantir, quelle que soit la juridiction saisie, qu’elle ait un rapport étroit avec l’affaire. Pour apprécier ladite connexité dans le cadre des contrats individuels de travail, l’on pourra tenir compte, notamment, du fait que la conclusion du second contrat a été envisagée lors de la conclusion du
premier, du fait que le premier contrat a été modifié en considération de la conclusion du second contrat, de la circonstance qu’il existe un lien organique ou économique entre les deux employeurs, du fait qu’il existe un accord entre les deux employeurs prévoyant un cadre pour la coexistence des deux contrats, du fait que le premier employeur conserve un pouvoir de direction sur l’employé ou encore de la circonstance que le premier employeur puisse décider de la durée de l’activité du salarié
auprès du second employeur.

III – Conclusion

37. En conclusion, je suggère à la Cour de répondre à la question préjudicielle de la manière suivante:

«La règle de compétence spéciale énoncée au point 1 de l’article 6 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, peut s’appliquer dans le cadre de la section 5 relative aux règles de compétence judiciaire applicables en matière de contrats individuels de travail.

L’article 6, point 1, du règlement nº 44/2001 suppose, pour son application, qu’il existe une connexité entre les demandes propre à garantir, quelle que soit la juridiction saisie, qu’elle ait un rapport étroit avec l’affaire. Pour apprécier ladite connexité dans le cadre des contrats individuels de travail, l’on pourra tenir compte, notamment, du fait que la conclusion du second contrat a été envisagée lors de la conclusion du premier, du fait que le premier contrat a été modifié en considération
de la conclusion du second contrat, de la circonstance qu’il existe un lien organique ou économique entre les deux employeurs, du fait qu’il existe un accord entre les deux employeurs prévoyant un cadre pour la coexistence des deux contrats, du fait que le premier employeur conserve un pouvoir de direction sur l’employé ou encore de la circonstance que le premier employeur peut décider de la durée de l’activité du salarié auprès du second employeur.»

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1 – Langue originale: le français.

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2 – JO L 12, p. 1.

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3 – Convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (version consolidée), JO 1998, C 27, p. 1.

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4 – Voir, notamment, arrêts du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565, points 8 et 9); du 15 février 1989, Six Constructions (32/88, Rec. p. 341, point 18); du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a. (C‑51/97, Rec. p. I‑6511, point 47), et du 13 juillet 2006, Roche Nederland e.a. (C‑539/03, Rec. p. I‑6535, points 19 à 23).

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5 – Treizième considérant du règlement nº 44/2001.

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6 – Arrêt du 13 juillet 1993, Mulox IBC (C‑125/92, Rec. p. I‑4075, point 18). Cette précision ressortait déjà de l’arrêt du 26 mai 1982, Ivenel (133/81, Rec. p. 1891, points 14 et 16). Voir également, pour une confirmation ultérieure, arrêts du 9 janvier 1997, Rutten (C‑383/95, Rec. p. I‑57, point 17), et du 10 avril 2003, Pugliese (C‑437/00, Rec. p. I‑3573, point 18).

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7 – La Cour a en effet souligné que, dans l’hypothèse où le travail est effectué dans plus d’un État membre, il importe d’éviter une multiplication des juridictions compétentes afin de prévenir le risque de contrariété de décisions et de faciliter la reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires en dehors de l’État membre dans lequel elles ont été rendues (arrêts du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C‑220/88, Rec. p. I‑49, point 18, et du 27 février 2002, Weber, C‑37/00,
Rec. p. I‑2013, point 42).

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8 – Arrêt Kalfelis, précité (point 9).

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9 – Pour un rappel et une analyse de cette question, l’on peut se reporter utilement aux conclusions de l’avocat général Léger présentées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Roche Nederland e.a., précité, ainsi qu’à Bomhoff, J., Judicial Discretion in European Law on Conflicts of Jurisdiction, Sdu, La Haye, 2005.

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10 – Arrêts Roche Nederland e.a., précité (point 26), et du 11 octobre 2007, Freeport (C‑98/06, non encore publié au Recueil, point 40).

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11 – Voir, notamment, arrêts précités Ivenel (point 11), et arrêt Pugliese (point 17).

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12 – La Cour s’est en effet toujours refusée de retenir la théorie dite de l’«araignée au centre de la toile» («spider in the web») élaborée, notamment, par les magistrats néerlandais pour l’interprétation de l’article 6, point 1 du règlement nº 44/2001. Le juge communautaire rejeta clairement cette théorie dans l’arrêt Roche Nederland e.a., précité.

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13 – Voir observations présentées par M. Rouard (p. 7).

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14 – La doctrine pressentait déjà une telle utilisation de cet arrêt. Voir, notamment, Moizard, N., RJS, 10/03, p. 756, où il est souligné:

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«Il est fort probable que les critères de l’arrêt Pugliese seront très utiles pour déterminer la juridiction compétente lors d’un litige faisant suite à une mobilité internationale au sein d’un groupe de sociétés.»

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15 – Arrêt Pugliese, précité (points 23 et 24).

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16 – Ibidem (point 24).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-462/06
Date de la décision : 17/01/2008
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France.

Règlement (CE) nº 44/2001 - Section 5 du chapitre II - Compétence en matière de contrats individuels de travail - Section 2 dudit chapitre - Compétences spéciales - Article 6, point 1 - Pluralité de défendeurs.

Espace de liberté, de sécurité et de justice

Coopération judiciaire en matière civile


Parties
Demandeurs : Glaxosmithkline et Laboratoires Glaxosmithkline
Défendeurs : Jean-Pierre Rouard.

Composition du Tribunal
Avocat général : Poiares Maduro
Rapporteur ?: Jann

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2008:22

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