CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 18 octobre 2007 (1)
Affaire C‑306/06
01051 Telecom GmbH
contre
Deutsche Telekom AG
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht Köln (Allemagne)]
«Lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales – Droit du créancier de réclamer des intérêts de retard»
1. Par le présent renvoi préjudiciel, l’Oberlandesgericht Köln (Allemagne) pose à la Cour une question concernant l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35/CE du Parlement et du Conseil, du 29 juin 2000, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales (2).
2. En substance, il est demandé à la Cour si la disposition susmentionnée précitée selon laquelle, dans plusieurs versions linguistiques et, notamment, dans la version allemande, le créancier est en droit de réclamer des intérêts de retard lorsque «il n’a pas reçu le montant dû à l’échéance, à moins que le débiteur ne soit pas responsable du retard» implique, lorsque le règlement s’effectue par virement bancaire, que la somme à payer soit créditée sur le compte du créancier à temps ou s’il
suffit‑il, pour éviter ou mettre un terme aux intérêts de retard, que l’ordre de virement soit exécuté dans les délais.
3. Précisons dès à présent que, si cette question peut surprendre à la lumière de certaines versions linguistiques (3) dans lesquelles il n’est pas toujours fait référence à la réception du montant dû à l’échéance, cela ne remet pas en cause la question centrale de cette affaire qui reste celle relative à la répartition du risque entre le créancier et le débiteur lorsque ce dernier n’est pas directement responsable du retard de paiement.
I – Le litige au principal, le cadre juridique et la question préjudicielle
4. Le litige au principal oppose 01051 Telecom GmbH (ci‑après la «requérante») à Deutsche Telekom AG (ci‑après «Deutsche Telekom») au sujet du paiement d’intérêts de retard. Ces deux sociétés fournissent des services de télécommunication destinés au public et aux exploitants de réseaux. Deutsche Telekom offre, en outre, des services de facturation à d’autres opérateurs tels que la requérante.
5. Depuis 1998, les deux opérateurs sont liés par un contrat d’interconnexion selon lequel les parties se facturent mutuellement les prestations fournies dans le cadre de ce contrat et calculent sur sa base les sommes dues. Cet accord a fait l’objet de plusieurs modifications. La dernière version en date du 26 juin 2002 prévoit, en matière de retard de paiement, à l’article 17.5:
«Il y a retard, à moins qu’il n’ait été déjà établi par une mise en demeure, 30 jours après l’échéance et la réception de la facture.»
6. Par ailleurs, les parties ont conclu, au cours de l’année 2001 un contrat de facturation et de recouvrement des créances prévoyant, à son point 8, que:
«Le partenaire contractuel peut le 15 ou le dernier jour du mois civil, facturer à la Deutsche Telekom les sommes nettes reconnues par la Deutsche Telekom comme pouvant être facturées, plus TVA, pour les prestations fournies à celle‑ci. La somme facturée doit être créditée sur le compte indiqué dans la facture ou compensée au plus tard 30 jours après réception de la facture.»
7. La société requérante défend le point de vue selon lequel la disposition susmentionnée du contrat de facturation et de recouvrement des créances devrait être appliquée dans le cadre du contrat d’interconnexion, de sorte que la prévention ou la fin du retard de paiement et de l’obligation de payer des intérêts de retard dépend, entre autres conditions, de la réception ou de l’inscription au compte de la somme facturée. Aussi s’est‑elle estimée en droit de réclamer le paiement d’intérêts de
retard à Deutsch Telekom pour la somme résiduelle après compensation opérée dans la mesure où, au trentième jour suivant la réception de la facture, l’inscription intégrale sur son compte de la somme à payer n’avait pas été réalisée.
8. La défenderesse défend au contraire le point de vue que le prétendu accord ne serait pas réalisé. Elle avance qu’elle aurait déjà payé les sommes dues en vertu du contrat d’interconnexion en adressant, à temps, à sa banque, des ordres de virements que celle‑ci a reçus.
9. Le juge de première instance et le juge d’appel s’accordent pour exclure la transposition du contrat de facturation et de recouvrement des créances au contrat d’interconnexion. Dans ces conditions et en l’absence de toute précision dans le contrat d’interconnexion du moment à partir duquel les intérêts de retard commencent à courir dans l’hypothèse d’un paiement par virement, c’est le droit national qui trouve à s’appliquer.
10. L’article 269 du code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch –ci‑après le «BGB») dispose:
«1. Lorsque le lieu de la prestation n’est pas déterminé ni susceptible de l’être par ce qui ressort des circonstances et en particulier, de la nature de l’obligation, l’exécution de la prestation doit avoir lieu à l’endroit où le débiteur était domicilié au moment de la naissance de la dette.
2. Lorsque l’obligation a pris naissance dans le cadre de l’exercice d’un commerce ou d’une industrie du débiteur et lorsque ce dernier avait son établissement commercial ou industriel à un autre lieu que son domicile, le lieu de cet établissement est substitué à celui du domicile.
3. Le seul fait que le débiteur se soit chargé des frais d’expédition ne permet pas de conclure que le lieu où l’expédition doit être effectuée doit être celui de la prestation.»
11. L’article 270 du BGB est libellé comme suit:
«1. Dans le doute, c’est à ses propres risques et à ses propres frais que le débiteur doit faire parvenir l’argent au domicile du créancier.
2. Lorsque la créance est née dans le cadre d’un commerce ou d’une industrie du créancier et lorsque ce dernier a son établissement commercial ou industriel à un autre lieu que son domicile, le lieu de cet établissement est substitué à celui du domicile.
3. Lorsque, par suite d’un changement de domicile ou d’établissement commercial ou industriel appartenant au créancier, intervenu postérieurement à la naissance de la dette, les frais ou les risques d’envoi s’amplifient, le créancier doit supporter l’excédent des frais dans le premier cas et les risques dans le second.
4. Les dispositions relatives au lieu de l’exécution de la prestation restent inchangées.»
12. Dans leur expression acquise à travers la jurisprudence et la doctrine nationales, il appert de ces articles qu’en cas de paiement par virement, comme c’est le cas en l’espèce, la prestation est considérée comme réalisée à temps lorsque (i) l’ordre de virement est parvenu à l’établissement financier du débiteur avant l’expiration du délai, (ii) le compte du débiteur est couvert ou bénéficie d’une ligne de crédit d’un montant suffisant et (iii) l’établissement financier du débiteur accepte
l’ordre de virement. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que la somme soit physiquement créditée sur le compte du créancier pour que le paiement soit réalisé.
13. Enfin, dans sa version modifiée en vue de transposer la directive 2000/35, l’article 286 du BGB prévoit:
«1. Si le débiteur ne s’acquitte pas de son obligation sur un rappel du créancier, émis après l’échéance, il est constitué en demeure par l’effet de ce rappel. L’introduction d’une action en vue d’obtenir l’exécution de la prestation et la notification d’une injonction de payer dans le cadre de la procédure correspondante sont assimilées à un rappel.
2. Le rappel est inutile lorsque
i. la date de l’exécution de la prestation a été fixée en fonction du calendrier,
ii. l’exécution de la prestation doit être précédée d’un évènement précis et une période adéquate a été prévue pour la réalisation de la prestation, de façon telle qu’elle peut être calculée en fonction du calendrier à partir dudit évènement,
iii. le débiteur refuse sérieusement et définitivement de s’acquitter de son obligation,
iv. la constitution en demeure immédiate est justifiée, pour des raisons particulières et compte tenu des intérêts des deux parties en présence.
3. Le débiteur d’une créance est constitué en demeure au plus tard trente jours après l’échéance et la réception d’une facture ou d’une demande de paiement équivalente s’il n’a pas payé auparavant; cela ne vaut pour un débiteur qui est aussi consommateur que si la facture ou la demande de paiement contient une référence explicite à cette conséquence. Si la date de réception de la facture ou de la demande de paiement n’est pas certaine, le débiteur, s’il n’est pas consommateur, est constitué en
demeure au plus tard trente jours après l’échéance et la réception de la contre‑prestation.
4. Le débiteur n’est pas constitué en demeure aussi longtemps que la prestation n’a pas lieu par suite d’une circonstance dont il n’est pas responsable.»
14. La directive 2000/35 sur le retard de paiement ainsi transposée prévoit, notamment, à son article 3:
«1. Les États membres veillent à ce que:
a) des intérêts au sens du point d) soient exigibles le jour suivant la date de paiement ou la fin du délai de paiement fixée dans le contrat;
b) si la date ou le délai de paiement n’est pas fixé dans le contrat, des intérêts soient automatiquement exigibles, sans qu’un rappel soit nécessaire:
i) trente jours après la date de réception, par le débiteur, de la facture ou d’une demande de paiement équivalente ou
ii) si la date de réception de la facture ou de la demande de paiement équivalente est incertaine, trente jours après la date de réception des marchandises ou de prestation des services ou
iii) si le débiteur reçoit la facture ou la demande de paiement équivalente avant les marchandises ou les services, trente jours après la réception des marchandises ou la prestation des services ou
iv) si une procédure d’acceptation ou de vérification permettant de certifier la conformité des marchandises ou des services avec le contrat est prévue par la loi ou dans le contrat, et si le débiteur reçoit la facture ou la demande de paiement équivalente plus tôt ou à la date de l’acceptation ou de la vérification, trente jours après cette dernière date;
c) le créancier soit en droit de réclamer des intérêts de retard dans la mesure où:
i) il a rempli ses obligations contractuelles et légales et
ii) il n’a pas reçu le montant dû à l’échéance, à moins que le débiteur ne soit pas responsable du retard;
[…]»
15. Le Landgericht Bonn a partiellement fait droit au recours de la société 01051 Telecom en considérant que l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35, en vertu duquel le créancier est en droit, en cas de retard de paiement de réclamer des intérêts lorsqu’il n’a pas reçu à temps la somme facturée inclinait à prendre en compte la réception tardive de la somme due comme l’élément déclencheur des intérêts de retard, même si l’ordre de paiement avait été exécuté dans les
délais.
16. En appel, l’Oberlandesgericht Köln, après avoir relevé que la directive 2000/35 pouvait être invoquée afin de combler les lacunes du contrat d’interconnexion sur ce point, a estimé que l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive pouvait également correspondre à l’interprétation prédominante en droit allemand selon laquelle, en cas de paiement par virement, c’est l’exécution tardive de l’ordre de virement et non la réception tardive de la somme qui importe. L’article
susmentionné, en précisant que les intérêts de retard ne sont pas dus lorsque le débiteur «n’est pas responsable du retard», démontrerait, selon la juridiction de renvoi, qu’un paiement, même tardif, peut être considéré comme «reçu» à l’échéance par le créancier lorsque le débiteur a fait le nécessaire pour que la somme due soit transférée en temps utile.
17. Le juge de renvoi reconnaît néanmoins que l’interprétation de la disposition en cause n’est pas univoque. En particulier, l’utilisation dans les versions allemande, française et anglaise respectivement des termes «erhalten», «reçu» et «receveid» pourrait indiquer que, afin d’éviter un retard de paiement au sens de la directive 2000/35, le montant doive parvenir au créancier avant l’expiration du délai applicable.
18. C’est dans ces circonstances que l’Oberlandesgericht Köln a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«Une norme nationale en vertu de laquelle, pour un paiement effectué par virement bancaire écartant un retard de paiement du débiteur ou y mettant un terme, ce n’est pas la date où la somme est créditée sur le compte du créancier mais le moment de l’ordre de virement donné par le débiteur, en cas de couverture suffisante du compte ou de limite de crédit correspondante, et accepté par la banque, est‑elle conforme à l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35/CE du Parlement et du
Conseil du 29 juin 2000 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales?»
II – Analyse juridique
19. Il convient, préalablement à l’analyse au fond, d’examiner la recevabilité de la question préjudicielle.
A – Sur la recevabilité
20. La pertinence de la question préjudicielle posée, si elle ne semble pas faire débat dans les observations des parties, mérite quelques développements ampliatifs.
21. S’agissant d’un litige entre particuliers, il convient de tenir compte du fait que, selon la jurisprudence constante de la Cour, une directive ne peut pas, par elle‑même, créer des droits et des obligations dans le cadre de leurs rapports (4). La Cour, dans l’arrêt QDQ Media (5), a eu l’occasion de rappeler ce principe en réponse à une question préjudicielle portant également sur l’interprétation de la directive 2000/35.
22. Pour autant, en vertu du principe d’interprétation conforme et de l’obligation de coopération loyale telle qu’énoncée à l’article 10 CE, la Cour a rappelé avec constance qu’une juridiction nationale appelée à interpréter le droit national est tenue de le faire dans la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle‑ci (6).
23. Une telle obligation ne saurait être remise en cause dans l’affaire au principal par la circonstance que le délai de transposition de la directive 2000/35 n’avait pas encore expiré à l’époque des faits.
24. En effet, depuis l’arrêt Inter‑Environnement Wallonie (7), la Cour considère, sur le fondement des articles 10, second alinéa, CE et 249 CE que, pendant le délai de transposition, l’État membre destinataire doit s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par cette directive. Il en va d’autant plus ainsi lorsque la question posée à la Cour ne concerne pas l’éventuelle exclusion d’une disposition nationale mais son
interprétation lorsque celle‑ci est déjà sujette à caution dans l’ordre juridique considéré. De plus, la Cour est venue préciser que:
«dès la date à laquelle une directive est entrée en vigueur, les juridictions des États membres doivent s’abstenir dans la mesure du possible d’interpréter le droit interne d’une manière qui risquerait de compromettre sérieusement, après l’expiration du délai de transposition, la réalisation de l’objectif poursuivi par cette directive» (8).
25. Enfin, dans l’affaire au principal, le législateur national avait choisi de procéder à une transposition anticipée des dispositions de la directive 2000/35, en adoptant l’article 286 BGB. Dans cette circonstance, la Cour estime que:
«Aussi, en appliquant le droit interne et, notamment, les dispositions d’une réglementation spécifiquement adoptée aux fins de mettre en œuvre les exigences d’une directive, la juridiction nationale est‑elle tenue d’interpréter le droit national dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive en cause pour atteindre le résultat visé par celle‑ci et, partant, se conformer à l’article 249, troisième alinéa, CE» (9).
26. Dans ces conditions, la juridiction doit tenir compte de la volonté du législateur national qui a souhaité une transposition rapide, en interprétant les dispositions de transposition conformément à la directive (10). Les articles 269, 270 et 286 du BGB pouvant recevoir des interprétations diverses, la solution du litige dépend dans une large mesure de l’interprétation donnée par la Cour de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive sur le retard de paiement, de sorte que la
pertinence de la question posée à la Cour doit être considérée comme acquise.
B – Sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35
27. En substance, il est demandé à la Cour de déterminer à partir de quelle opération un paiement effectué par virement bancaire peut être considéré comme correctement exécuté dans le cadre d’une transaction commerciale et, dès lors, ne pas donner lieu à la perception d’intérêts de retard au sens de la directive 2000/35.
28. La partie demanderesse et la Commission des Communautés européennes défendent une acception rigoureuse de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35, en estimant que cette disposition impose au débiteur d’assurer que le créancier puisse disposer de la somme due à l’échéance. Formulé autrement, seul le moment où les fonds sont matériellement crédités sur le compte du créancier serait de nature à mettre un terme ou à éviter le paiement des intérêts de retard.
29. Il est vrai que l’interprétation littérale dudit article, dans la plupart des versions linguistiques, semble confirmer cette position en précisant que le créancier a droit aux intérêts de retard s’il «n’a pas reçu le montant dû à l’échéance». Le choix opéré par le législateur communautaire de ce vocable invite en effet à considérer que la somme due doit être créditée sur le compte du créancier à l’échéance pour mettre fin à l’exigibilité des intérêts de retard.
30. Au soutien de cette thèse, l’on relèvera aussi que cette exigence s’inscrit parfaitement dans l’objectif d’assurer une protection effective du créancier contre les retards de paiement, tel qu’il ressort clairement des septième, seizième, dix‑neuvième et vingtième considérants de la directive 2000/35, lesdits retards constituant «un obstacle au bon fonctionnement du marché intérieur» (11). Les interprétations textuelle et téléologique concordent alors, à première vue, en faveur de l’exigence
d’un paiement effectif de la somme due au sens où le bénéficiaire doit pouvoir disposer du montant inscrit sur son compte.
31. Cette interprétation fait toutefois peser une responsabilité sur le débiteur qui ne semble pas être la sienne. Elle oblige en effet ce dernier à anticiper avec exactitude les délais nécessaires au traitement de la transaction par les différents organismes financiers intervenant. Or si l’on peut considérer que le donneur d’ordre doit assumer les retards de paiement imputables à son organisme financier, il n’en va pas de même de ceux qui sont provoqués par l’établissement financier du
créditeur, voire par la personne même du créditeur. Une telle interprétation s’oppose d’ailleurs à celle retenue par la directive 97/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 27 janvier 1997, concernant les virements transfrontaliers (12), selon laquelle la responsabilité de l’organisme financier du bénéficiaire, en cas de retard de paiement, doit être assumée par le créancier et non par le débiteur (13).
32. Cependant, la solution pourrait être lue dans la seconde partie de l’article soumis à l’interprétation de la Cour, selon laquelle le créancier qui n’a pas reçu le montant dû à l’échéance est en droit de réclamer des intérêts de retard, «à moins que le débiteur ne soit pas responsable du retard». Lors de l’audience, la Commission a ainsi défendu le point de vue selon lequel l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), pourrait être interprété comme posant le principe, en cas de paiement par
virement, de l’inscription sur le compte du créancier de la somme facturée à l’échéance pour éviter ou mettre un terme au retard, sauf dans les circonstances, qui restent à déterminer, d’un retard de paiement dont la responsabilité ne serait pas imputable au débiteur. Une telle lecture toutefois suppose une scission entre les deux parties de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), entre le principe et l’exception qui laisse indéterminées les circonstances dans lesquelles le débiteur ne sera pas
jugé responsable du retard.
33. Une telle interprétation me semble devoir être écartée pour deux raisons principales. En premier lieu et en dépit d’un net progrès en matière de délai et de transparence dans les transactions bancaires (14), il reste impossible, à l’heure actuelle, pour le débiteur de déterminer avec certitude la date à laquelle l’établissement financier du créditeur transférera les fonds sur le compte de ce dernier. Dès lors, mettre au rang de principe une exigence, qui ne peut en tout état de cause
reposer que sur une estimation, porte atteinte au principe de sécurité juridique. Plus encore, selon les critères retenus pour déterminer l’absence de responsabilité du débiteur, l’approche indiquée risque d’être une source d’incertitude juridique aussi bien pour le débiteur que pour le créancier. En effet, si le débiteur peut se trouver dans l’impossibilité de déterminer le moment à partir duquel il est libéré de son obligation, le créancier pourrait, lui aussi, être contraint d’assumer un risque
qu’il ne peut pas contrôler, dès lors que les retards de paiement seraient imputables à l’organisme financier du débiteur.
34. En deuxième lieu, l’interprétation envisagée conduit à laisser à l’appréciation des États membres les circonstances dans lesquelles le débiteur ne serait pas responsable du retard de paiement. Bien que les exceptions soient d’interprétation stricte, cela pourrait réintroduire des disparités entre les États membres s’opposant directement à l’objectif d’harmonisation entrepris par la directive 2000/35 et, plus généralement, au bon fonctionnement du marché commun. Ainsi qu’il est relevé au
dixième considérant: «des distorsions de concurrence seraient à craindre si des dispositions substantiellement différentes régissaient les opérations internes d’une part et transfrontières d’autre part». Tel serait le cas si les exonérations de responsabilité devaient être décidées dans le cadre des droits nationaux dont les règlementations en la matière divergent.
35. De plus, si la directive opère des renvois réguliers aux droits nationaux et bien qu’elle se limite à prescrire des exigences minimales en matière de lutte contre les retards de paiement, aucun renvoi de la sorte n’est prévu à l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii). Il découle des exigences tant de l’uniformité d’application du droit communautaire que du principe d’égalité que la notion de responsabilité en matière de retard de paiement représente dès lors une notion autonome de droit
communautaire à interpréter de façon uniforme (15).
36. Enfin, en tout état de cause, rappelons que la directive 2000/35 a été adoptée sur la base de l’article 95 CE. Par voie de conséquence, l’objectif principal qu’elle poursuit est bien le rapprochement des législations des États membres. À cette fin, elle vise à éliminer les obstacles au bon fonctionnement du marché intérieur qui découlent notamment des divergences entre les ordres juridiques nationaux. Or l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), qui laisserait aux États
membres le soin de déterminer le concept de la «réception du montant dû à l’échéance» comme les cas dans lesquels la responsabilité du débiteur serait exclue en matière de retard de paiement reviendrait, comme il a déjà été souligné, à réintroduire des disparités entre les règlementations nationales que le législateur communautaire a précisément voulu éviter.
37. Pour autant, il ne saurait davantage répondre aux objectifs de la directive de considérer que la seule exécution de l’ordre de virement, accepté par l’établissement financier du débiteur, libère celui‑ci de son obligation. Une telle interprétation priverait d’effet utile la directive. Celle‑ci poursuit l’objectif d’interdire «l’abus de la liberté contractuelle au détriment du créancier» (16). Un tel abus est caractérisé notamment par le fait de «procurer au débiteur des liquidités
supplémentaires aux dépens du créancier» (17). Or considérer que seul l’ordre de virement tardif et non la réception tardive de la somme due entraîne la perception d’intérêts de retard, revient à autoriser le débiteur à ne passer l’ordre de virement que le dernier jour de l’échéance, à supposer qu’il obtienne l’acceptation de son établissement financier dans ces délais. Un tel comportement opportuniste n’est pas sans rappeler l’abus de liberté contractuelle visé par la directive en autorisant le
débiteur à disposer de liquidités au détriment du créancier pendant le ou les jours qui précèdent l’ordre de virement effectué le dernier jour de l’échéance alors que le montant aurait dû être «reçu» à cette date selon les termes de la directive (18). Aussi l’argument du gouvernement allemand, selon lequel la prise en considération de l’ordre de virement comme équivalent au paiement ne contrevient pas aux objectifs de la directive paraît‑il erroné. Le but poursuivi par ce texte n’est pas de
favoriser la personne du débiteur en l’autorisant à disposer de liquidités jusqu’au dernier jour de l’échéance, mais de garantir au créancier la réception de la somme due dans les délais de paiement.
38. Par ailleurs, une telle lecture de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35 place le créancier dans une situation juridiquement incertaine quant à la date d’exigibilité des intérêts de retard. Si ces derniers sont dus automatiquement lorsque l’ordre de virement est tardif, il faut encore que le créancier ait connaissance de la date à laquelle l’ordre a été transmis à l’organisme financier du payeur. Pour obtenir ces renseignements, il appartiendrait donc au créancier
de faire les démarches nécessaires pour obtenir la transmission d’une copie du contrat par lequel l’acceptation de l’ordre de virement a eu lieu afin de vérifier la date exacte du paiement. Outre la circonstance que cette démarche nuance quelque peu le caractère automatique de l’exigibilité des intérêts de retard, il semble difficile de nier qu’elle entraîne une charge administrative supplémentaire pour le créancier – ou pour le débiteur s’il est convenu qu’il assure cette information – alors même
que la directive 2000/35 vise explicitement à éviter ces surcroîts administratifs et financiers (19).
39. C’est donc vers une solution intermédiaire, propre à garantir une répartition équitable des risques entre le créancier et le débiteur, que j’incite la Cour à se tourner.
40. En raison de la relative constance avec laquelle l’expression «a reçu le montant» est utilisée dans la plupart des versions linguistiques de la directive 2000/35 et de la finalité de celle‑ci, il semble difficile de ne pas comprendre une telle exigence comme impliquant que la somme ait quitté le compte du débiteur par parvenir au créancier. Mais, dès lors que la Cour admet, conformément à la directive sur les virements transfrontaliers et à l’usage en droit international privé, que le
débiteur ne peut pas être tenu pour responsable des relations contractuelles existant entre le créancier et son établissement financier, il semble justifié de considérer que cette obligation est remplie dans la mesure où la somme est parvenue à l’organisme financier du bénéficiaire, sans nécessairement qu’elle soit déjà inscrite sur le compte de ce dernier.
41. La seconde partie de l’article 3 paragraphe 1, sous c), ii), de la directive vient alors au soutien de cette interprétation en stipulant que l’absence de réception du montant dû à l’échéance ne peut pas entraîner la perception d’intérêts de retard lorsque le débiteur n’est pas responsable du dépassement de délai. En effet, alors qu’il peut déterminer avec précision et exactitude dans le cadre contractuel qu’il établit avec son organisme financier la date à laquelle les fonds seront parvenus
à l’établissement du bénéficiaire, il lui est en revanche impossible d’anticiper les délais de transfert des fonds de l’organisme financier du créancier sur le compte de ce dernier.
42. Cette interprétation de la première partie de l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35 à la lumière de la seconde partie de cette disposition permet d’assurer une relative sécurité juridique dans les rapports entre le créancier et le débiteur, le débiteur ayant une assurance au vu du contrat qu’il passe avec son propre organisme financier de la date à laquelle il a rempli son obligation et le créancier disposant de la même garantie auprès de son propre établissement
financier quant à la réception du montant dû sur son compte, sans que leur relation avec leurs établissements financiers respectifs ne vienne perturber celle, au principal, établie entre les deux parties. L’interprétation proposée me semble garantir une répartition équitable des risques en vertu d’un critère qui tient compte de la partie contractante qui est la mieux à même de prévoir et de contrôler la survenance du risque.
III – Conclusion
43. Eu égard aux considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par l’Oberlandesgericht Köln de la manière suivante:
«L’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35/CE du Parlement et du Conseil, du 29 juin 2000, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, implique pour qu’un paiement, effectué par virement bancaire, écarte ou mette un terme aux intérêts de retard, que la somme due soit parvenue à l’organisme financier du créancier à l’échéance.»
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1 – Langue originale: le français.
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2 – JO L 200, p. 35.
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3 – Voir, notamment, la version portugaise dans laquelle l’article 3, paragraphe 1, sous c), ii), de la directive 2000/35 se lit simplement «O atraso seja imputável ao devedor».
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4 – Voir, notamment, arrêts du 26 février 1986, Marshall (152/84, Rec. p. 723); du 13 novembre 1990, Marleasing (C‑106/89, Rec. p. I‑4135), et du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a. (C‑397/01 à C‑403/01, Rec. p. I‑8835).
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5 – Arrêt du 10 mars 2005 (C‑235/03, Rec. p. I‑1937).
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6 – Arrêts du 10 avril 1984, von Colson et Kamann (14/83, Rec. p. 1891, point 26); Marleasing, précité (point 8); Pfeiffer e.a., précité (point 113), et du 4 juillet 2006, Adeneler e.a. (C‑212/04, Rec. p. I‑6057, point 108).
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7 – Arrêt du 18 décembre 1997 (C‑129/96, Rec. p. I‑7411, point 50), confirmé depuis notamment dans l’arrêt du 8 mai 2003, ATRAL (C‑14/02, Rec. p. I‑4431, point 58).
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8 – Arrêt Adeneler e.a., précité (point 123).
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9 – Arrêt Pfeiffer e.a., précité (point 113).
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10 – Arrêts précités Pfeiffer e.a. et Adeneler e.a.
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11 – Voir, notamment, les neuvième et dixième considérants de la directive 2000/35 tels qu’ils apparaissaient déjà dans la recommandation 95/198/CE de la Commission, du 12 mai 1995, concernant les délais de paiement dans les transactions commerciales (JO L 127, p. 19).
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12 – JO L 43, p. 25.
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13 – Voir, notamment, article 6, paragraphes 2 et 3 ainsi que l’article 7, paragraphe 3 de la directive 97/5.
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14 – L’on peut se reporter, sur ce point, au rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur l’application de la directive 97/5 (COM/2002/663 final). Ce rapport fait ainsi état que près de 90 % des virements sont arrivés à destination dans les temps indiqués et 8 % dans les trois jours suivant la date annoncée (point 3.7.2.1). Par ailleurs, il est établi que ces virements ont pris en moyenne 2,97 jours; 95,4 % sont arrivés dans les six jours ouvrables conformément au délai par
défaut stipulé dans la directive 97/5 (point 3.8.2). Voir, également, la proposition de directive sur les services de paiements [COM (2005) 603 final] spécialement les articles 26, 28 et 60 de cette directive, qui posent une obligation précise d’information du prestataire de services aux bénéficiaires concernant, notamment, le «délai d’exécution dans lequel le service de paiement doit être fourni» [article 26, paragraphe 1, sous a), ii)]. Le projet ambitionne également d’exiger du prestataire de
services de paiement du payeur qu’il porte au crédit du compte de paiement du payé le montant de l’ordre de paiement au plus tard à la fin du premier jour ouvré suivant le moment de l’acceptation (article 60).
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15 – Voir, notamment, arrêts du 19 septembre 2000, Linster (C‑287/98, Rec. p. I‑6917, point 43); du 11 mars 2003, Ansul (C‑40/01, Rec. p. I‑2439, point 26), et du 14 juin 2007, Armin Häupl (C‑246/05, non encore publié au Recueil, point 43).
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16 – Dix-neuvième considérant de la directive 2000/35.
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17– Idem.
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18 – Voir en ce sens, également, Mengozzi, P., I ritardi di pagamento nelle transazioni commerciali: L’interpretazione delle norme nazionali di attuazione delle direttive comunitarie, Padova, CEDAM, 2007, p. 15.
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19 – Septième considérant de la directive 2000/35.