CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PAOLO MENGOZZI
présentées le 12 septembre 2006 (1)
Affaire C-385/05
Confédération générale du travail (CGT),
Confédération française démocratique du travail (CFDT),
Confédération française de l’encadrement (CGC),
Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC),
Confédération générale du travail − Force ouvrière (CGT-FO)
contre
Premier ministre,
Ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement
[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]
«Politique sociale – Directives 98/59/CE et 2002/14/CE – Licenciements collectifs – Information et consultation des travailleurs – Mode de calcul des seuils de travailleurs employés – Exclusion des travailleurs appartenant à une certaine catégorie d’âge»
I – Introduction
1. Une législation nationale peut-elle, pour la mise en œuvre de certaines dispositions du droit du travail, exclure du décompte des effectifs des entreprises certaines catégories de travailleurs, nonobstant les dispositions de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2002, établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne (2) et celles de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998,
concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (3)?
2. Tel est, en substance, l’objet des deux questions posées à la Cour par le Conseil d’État (France), à la suite de recours en annulation, introduits par cinq syndicats français, à l’encontre de l’ordonnance nº 2005-892, du 2 août 2005, relative à l’aménagement des règles de décompte des effectifs des entreprises (ci‑après l’«ordonnance nº 2005‑892») (4). Je tiens d’ores et déjà à faire observer que la présente affaire donne l’occasion à la Cour d’interpréter pour la première fois la directive
2002/14, parfois aussi appelée directive «Vilvoorde» (5).
II – Cadre juridique
A – Le droit communautaire
1. La directive 98/59
3. Aux fins de l’application de la directive 98/59, l’article 1^er, paragraphe 1, de celle-ci dispose:
«a) on entend par ‘licenciements collectifs’: les licenciements effectués par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne des travailleurs lorsque le nombre de licenciements intervenus est, selon le choix effectué par les États membres:
i) soit, pour une période de trente jours:
– au moins égal à 10 dans les établissements employant habituellement plus de 20 et moins de 100 travailleurs,
– au moins égal à 10 % du nombre des travailleurs dans les établissements employant habituellement au moins 100 et moins de 300 travailleurs,
– au moins égal à 30 dans les établissements employant habituellement au moins 300 travailleurs;
ii) soit, pour une période de quatre-vingt-dix jours, au moins égal à 20, quel que soit le nombre des travailleurs habituellement employés dans les établissements concernés;
b) on entend par ‘représentants des travailleurs’: les représentants des travailleurs prévus par la législation ou la pratique des États membres.
Pour le calcul du nombre de licenciements prévus au premier alinéa, point a), sont assimilées aux licenciements les cessations du contrat de travail intervenues à l’initiative de l’employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne des travailleurs, à condition que les licenciements soient au moins au nombre de cinq.»
4. L’article 2, paragraphe 1, de ladite directive prévoit que «[l]orsqu’un employeur envisage d’effectuer des licenciements collectifs, il est tenu de procéder, en temps utile, à des consultations avec les représentants des travailleurs en vue d’aboutir à un accord».
5. Par ailleurs, selon l’article 3 de la directive 98/59, l’employeur est tenu de notifier par écrit tout projet de licenciement collectif à l’autorité publique compétente. Une copie de cette notification est adressée aux représentants des travailleurs, lesquels peuvent ainsi adresser leurs observations éventuelles à l’autorité publique compétente.
2. La directive 2002/14
6. L’article 1^er, paragraphe 1, de la directive 2002/14 prévoit que cette dernière «a pour objectif d’établir un cadre général fixant des exigences minimales pour le droit à l’information et à la consultation des travailleurs dans les entreprises ou les établissements situés dans la Communauté».
7. L’article 2, sous d), de la directive 2002/14 énonce qu’il faut entendre par «‘travailleur’, toute personne qui, dans l’État membre concerné, est protégée en tant que travailleur dans le cadre de la législation nationale sur l’emploi et conformément aux pratiques nationales».
8. L’article 3 de la directive 2002/14 dispose:
«1. La présente directive s’applique, selon le choix fait par les États membres:
a) aux entreprises employant dans un État membre au moins 50 travailleurs, ou
b) aux établissements employant dans un État membre au moins 20 travailleurs.
Les États membres déterminent le mode de calcul des seuils de travailleurs employés.
[…]»
9. À cet égard, le dix-neuvième considérant de la même directive précise que le cadre général qu’elle institue a, en particulier, «pour but d’éviter toutes contraintes administratives, financières et juridiques qui feraient obstacle à la création et au développement de petites et moyennes entreprises» et que, pour ce faire, «[i]l semble adéquat de limiter le champ d’application de la présente directive, selon le choix fait par les États membres, aux entreprises employant au moins 50 travailleurs
ou aux établissements employant au moins 20 travailleurs».
10. L’article 4 de la directive 2002/14 prévoit que, dans le respect des principes énoncés à l’article 1^er de cette dernière et sans préjudice des dispositions et/ou pratiques en vigueur plus favorables aux travailleurs, les États membres déterminent les modalités d’exercice du droit à l’information et à la consultation au niveau approprié.
11. L’article 9, paragraphe 1, de cette même directive expose que cette dernière ne porte pas atteinte aux procédures d’information et de consultation spécifiques visées à l’article 2 de la directive 98/59.
12. Enfin, l’article 11 de la directive 2002/14 indique:
«1. Les États membres adoptent les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive au plus tard le 23 mars 2005, ou s’assurent que les partenaires sociaux mettent en place à cette date les dispositions nécessaires par voie d’accord, les États membres devant prendre toutes les dispositions nécessaires pour leur permettre d’être toujours en mesure de garantir les résultats imposés par la présente directive. Ils en informent
immédiatement la Commission.
[…]»
B – La législation nationale
13. En vertu de l’article L. 421-1 du code du travail français, la mise en place de délégués du personnel est obligatoire pour tous les établissements où sont occupés au moins onze travailleurs.
14. En outre, en vertu des articles L. 321-1 à L. 321-17 du code du travail français, la consultation des travailleurs lors de la mise en œuvre d’une procédure de licenciement pour motif économique est prévue dès lors qu’une entreprise emploie plus de dix travailleurs.
15. Avant l’adoption de l’ordonnance nº 2005-892, l’article L. 620‑10 du code du travail français était libellé comme suit:
«Pour la mise en œuvre des dispositions du présent code, les effectifs de l’entreprise sont calculés conformément aux dispositions suivantes:
Les salariés titulaires d’un contrat à durée indéterminée à temps plein et les travailleurs à domicile sont pris intégralement en compte dans l’effectif de l’entreprise.
Les salariés titulaires d’un contrat à durée déterminée, les salariés titulaires d’un contrat de travail intermittent, les travailleurs mis à la disposition de l’entreprise par une entreprise extérieure, y compris les travailleurs temporaires, sont pris en compte dans l’effectif de l’entreprise au prorata de leur temps de présence au cours des douze mois précédents. Toutefois, les salariés titulaires d’un contrat à durée déterminée, d’un contrat de travail temporaire ou mis à disposition par une
entreprise extérieure sont exclus du décompte des effectifs lorsqu’ils remplacent un salarié absent ou dont le contrat de travail est suspendu.
Les salariés à temps partiel, quelle que soit la nature de leur contrat de travail, sont pris en compte en divisant la somme totale des horaires inscrits dans leurs contrats de travail par la durée légale ou la durée conventionnelle du travail.»
16. L’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892 a introduit un nouvel alinéa à l’article L. 620-10 du code du travail français. Cet alinéa dispose:
«Le salarié embauché à compter du 22 juin 2005 et âgé de moins de vingt-six ans n’est pas pris en compte, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de vingt-six ans, dans le calcul de l’effectif du personnel de l’entreprise dont il relève, quelle que soit la nature du contrat qui le lie à l’entreprise. Cette disposition ne peut avoir pour effet la suppression d’une institution représentative du personnel ou d’un mandat d’un représentant du personnel. Les dispositions du présent alinéa sont applicables
jusqu’au 31 décembre 2007.»
III – Le litige au principal et les questions préjudicielles
17. Pour remédier à la situation de l’emploi en France, le Premier ministre a présenté au Parlement, dans sa déclaration de politique générale du 8 juin 2005, un plan d’urgence pour l’emploi. Afin que ces mesures puissent entrer en vigueur dès le 1^er septembre 2005, le gouvernement a demandé à être habilité à légiférer par voie d’ordonnance.
18. La loi nº 2005-846, du 26 juillet 2005, a ainsi autorisé, en son article 1, le gouvernement à prendre, par ordonnance, toute mesure visant, notamment, à «aménager les règles de décompte des effectifs utilisées pour la mise en œuvre des dispositions relatives au droit du travail ou d’obligations financières imposées par d’autres législations pour favoriser, à compter du 22 juin 2005, l’embauche par les entreprises de salariés âgés de moins de vingt-six ans».
19. Le 2 août 2005, le gouvernement a adopté l’ordonnance nº 2005‑892 dont l’article 1 a inséré un alinéa supplémentaire à l’article L. 620-10 du code du travail français, alinéa reproduit au point 16 ci-dessus.
20. La Confédération générale du travail (CGT), la Confédération française démocratique du travail (CFDT), la Confédération française de l’encadrement (CGC), la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et la Confédération générale du travail – Force ouvrière (CGT-FO) ont introduit des recours en annulation de l’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892.
21. À l’appui de ces recours devant le Conseil d’État, les parties requérantes ont notamment soulevé un moyen tiré de ce que l’aménagement des règles de décompte des effectifs, tel que prévu par l’ordonnance nº 2005-892, méconnaîtrait les objectifs des directives 98/59 et 2002/14.
22. La juridiction de renvoi relève que, si l’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892 n’a pas directement pour effet d’exclure l’application des dispositions nationales assurant la transposition des directives 98/59 et 2002/14 dans l’ordre juridique français, il n’en reste pas moins que, en ce qui concerne les établissements employant plus de vingt travailleurs, mais parmi lesquels moins de onze salariés sont âgés de vingt-six ans ou plus, l’application de la disposition litigieuse peut avoir pour
conséquence de dispenser l’employeur de certaines obligations résultant de ces deux directives.
23. Estimant néanmoins que certains doutes subsistaient quant à l’interprétation des deux directives susmentionnées, le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Compte tenu de l’objet de la directive 2002/14 […] qui est, aux termes du [paragraphe] 1 de son article 1^er, d’établir un cadre général fixant des exigences minimales pour le droit à l’information et à la consultation des travailleurs dans les entreprises ou les établissements situés dans la Communauté, le renvoi aux États membres du soin de déterminer le mode de calcul des seuils de travailleurs employés, que cette directive énonce, doit-il être regardé comme permettant à ces États de
procéder à la prise en compte différée de certaines catégories de travailleurs pour l’application de ces seuils?
2) Dans quelle mesure la directive 98/59 […] peut-elle être interprétée comme autorisant un dispositif ayant pour effet que certains établissements occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, fût-ce temporairement, de l’obligation de créer une structure de représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte de certaines catégories de salariés pour l’application des dispositions organisant cette représentation?»
IV – Procédure devant la Cour
24. Dans sa décision, le juge national a demandé à la Cour de soumettre le renvoi préjudiciel à une procédure accélérée, en application de l’article 104 bis, premier alinéa, du règlement de procédure.
25. Par ordonnance du 21 novembre 2005, le président de la Cour a rejeté cette demande.
26. Les parties requérantes au principal, le gouvernement français et la Commission des Communautés européennes ont présenté des observations écrites devant la Cour, conformément à l’article 23 du statut. Ces parties ont également été entendues lors de l’audience qui s’est tenue le 7 juin 2006.
V – Examen des questions préjudicielles
A – Sur la première question préjudicielle
1. Remarques liminaires
27. Tout d’abord, afin de bien circonscrire la problématique posée par la juridiction de renvoi, il y a lieu de relever, d’une part, que, comme la Commission l’a fait observer à juste titre, l’ordonnance nº 2005-892 n’introduit aucune discrimination entre les salariés, qu’ils soient ou non âgés de moins de vingt-six ans. Il est en effet constant que les travailleurs de moins de vingt-six ans conservent les droits individuels qu’ils tirent de leur qualité de travailleur reconnue par le droit
national.
28. En revanche, et bien que l’ordonnance nº 2005-892 précise qu’elle ne peut entraîner la suppression des institutions représentatives des travailleurs ou d’un mandat de représentant du personnel déjà existants, les droits susceptibles d’être affectés par la disposition litigieuse sont ceux que la collectivité des travailleurs d’une entreprise ou d’un établissement tire de la directive 2002/14, au titre de l’information et de la consultation qui lui sont dues par son employeur. En effet, ainsi
qu’il sera développé ci-après, c’est bien l’ensemble des travailleurs d’un établissement ou d’une entreprise – et non uniquement ceux âgés de moins de vingt-six ans – qui serait susceptible, en application de l’ordonnance nº 2005-892, d’être éventuellement privé des droits qui découlent de la directive 2002/14, dans certaines circonstances.
29. Ensuite, il me semble utile d’apporter une précision sémantique se rapportant à la question posée par la juridiction de renvoi. Cette dernière interroge la Cour sur une législation comme celle en cause au principal qui prescrirait «la prise en compte différée de certaines catégories de travailleurs» pour l’application des seuils prévus par la directive 2002/14. Or, cette qualification ne m’apparaît pas totalement correcte. L’ordonnance nº 2005-892 ne s’analyse pas, selon moi, comme prescrivant
une prise en compte différée d’une même catégorie de personnes, à savoir les travailleurs âgés de moins de vingt-six ans. En effet, dès lors que les travailleurs visés par l’ordonnance nº 2005-892 atteignent l’âge de vingt-six ans, et qu’ils sont donc comptés parmi les effectifs des entreprises aux fins de la vérification du franchissement des seuils, ils n’appartiennent plus, par définition, à la catégorie des personnes âgées de moins de vingt-six ans. Il ne s’agit donc pas de prendre en compte de
manière «différée» la catégorie des travailleurs de moins de vingt-six ans, mais plutôt d’exclure, durant la période d’application de l’ordonnance nº 2005-892, cette catégorie du décompte des travailleurs qui composent les effectifs des entreprises, aux fins de la vérification du franchissement du seuil fixé par la législation nationale en application de la directive 2002/14.
30. Au demeurant, l’on observera que, tant dans ses écritures qu’à l’audience, le gouvernement français a mentionné à plusieurs occasions le caractère exclusif de l’ordonnance nº 2005-892 et que la seconde question posée par la juridiction de renvoi qualifie cet acte comme une législation établissant «des règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte» de la catégorie des travailleurs âgés de moins de vingt‑six ans.
31. Par conséquent, je propose à la Cour de reformuler la première question posée par la juridiction de renvoi, en sorte que celle-ci l’interroge sur la question de savoir si, compte tenu de l’objet de la directive 2002/14, l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de celle-ci doit être interprété en ce sens que la compétence reconnue aux États membres de «détermine[r] le mode de calcul des seuils de travailleurs employés» comprend également le pouvoir d’exclure, y compris de manière temporaire,
une catégorie entière de travailleurs (en l’occurrence, ceux âgés de moins de vingt-six ans).
32. À cet égard, on relèvera que les parties requérantes au principal – qui ont présenté des observations communes devant la Cour – et la Commission proposent de répondre par la négative à cette question.
33. En revanche, le gouvernement français considère que l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 l’autorise à exclure temporairement une catégorie entière de travailleurs pour autant que cette exclusion soit justifiée par des objectifs d’intérêt général et nécessaire ainsi que proportionnée au regard de la poursuite desdits objectifs. Le gouvernement français estime que ces conditions seraient manifestement remplies en l’espèce dès lors que:
– l’objectif poursuivi par l’ordonnance nº 2005-892, à savoir la lutte contre le chômage des jeunes, est compatible avec l’objectif énoncé au dix-neuvième considérant de la directive 2002/14, ainsi qu’avec la recherche d’un niveau d’emploi élevé dans la Communauté;
– la mesure, étant d’application limitée dans le temps, est proportionnée par rapport à l’objectif poursuivi;
– l’impact de la disposition litigieuse se limite aux seules entreprises qui comptent vingt travailleurs au plus et dont moins de onze sont âgés de plus de vingt-six ans;
– l’application de la disposition litigieuse ne pourrait avoir pour conséquence la suppression d’une institution représentative du personnel ou d’un mandat de représentant du personnel déjà existants.
34. Ces observations et précisions préliminaires étant faites, je considère, pour ma part, que la réponse à apporter à la première question soulevée par la juridiction de renvoi peut être trouvée en identifiant la portée de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14, dont le second alinéa confie aux États membres le soin de déterminer «le mode de calcul des seuils de travailleurs employés». Cette analyse sera développée ci-après.
2. Sur la portée de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14
35. Il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14, les entités par rapport auxquelles les États membres doivent introduire des modalités d’information et de consultation des travailleurs, visées par celle-ci, sont, au choix, soit les entreprises employant dans un État membre au moins 50 travailleurs, soit les établissements employant au moins 20 travailleurs. Ce choix effectué, ladite directive admet que les États membres puissent
maintenir ou adopter des dispositions plus favorables aux travailleurs prévues par le droit national.
36. À ce propos, on rappellera aussi que, ainsi qu’il résulte des dispositions du code du travail français citées plus haut, la République française a choisi la deuxième alternative de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14, tout en abaissant le seuil à partir duquel l’obligation d’information et de consultation des travailleurs est exigée aux établissements employant au moins onze travailleurs.
37. L’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14, dans la mesure où il se réfère à des seuils de «travailleurs», doit, selon moi, être lu en combinaison avec l’article 2, sous d), de cette directive, qui précise ce qu’il faut entendre par «travailleur» au sens de ladite directive. Selon cette disposition, il s’agit de «toute personne qui, dans l’État membre concerné, est protégée en tant que travailleur dans le cadre de la législation nationale sur l’emploi et conformément
aux pratiques nationales».
38. Or, aux fins de la directive 2002/14, dès lors qu’une personne répond à la définition exposée à son article 2, sous d), c’est‑à‑dire qu’elle est protégée en tant que travailleur dans le cadre national, cette personne doit nécessairement être prise en compte dans le calcul des travailleurs, aux fins de l’application des seuils prévus à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14. Partant, cette personne doit, en raison même de sa qualité de travailleur, au sens de ladite
directive, être inclue dans le calcul des travailleurs qui composent les effectifs de l’établissement ou de l’entreprise concernés, aux fins de l’application des seuils prévus par cet acte.
39. Dans le litige au principal, il est constant que les travailleurs visés par l’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892 sont protégés, en tant que tels, par la législation française sur l’emploi. Sur le fondement de l’interprétation conjointe de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa et de l’article 2, sous d), de la directive 2002/14, les travailleurs visés par l’article 1 de ladite ordonnance devraient donc être pris en compte parmi les travailleurs employés par les établissements situés en
France, aux fins de l’application du seuil pertinent de travailleurs prévu par la directive 2002/14.
40. Je tiens à faire observer que la directive 2002/14 n’admet aucune possibilité pour les États membres de déroger à ses dispositions, hormis celle qui leur est offerte par son article 3, paragraphe 3, en ce qui concerne les équipages de navire de haute mer, laquelle est non pertinente dans l’affaire au principal.
41. Cela étant, il convient néanmoins de vérifier si, comme le soutient le gouvernement français, le second alinéa de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14 accorderait aux États membres la possibilité, telle que celle prévue par la législation en cause au principal, d’exclure une catégorie entière de travailleurs du décompte des effectifs des établissements, aux fins de l’application du seuil pertinent de travailleurs prévu par ladite directive.
42. Le second alinéa de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14 attribue aux États membres le soin de déterminer «le mode de calcul des seuils de travailleurs employés».
43. À cet égard, je tiens à souligner que le renvoi aux États membres, opéré par cette disposition, concerne uniquement la détermination du «mode de calcul des seuils de travailleurs employés» et non la définition même de cette expression.
44. En effet, j’ai la conviction que la directive 2002/14 n’a pas entendu laisser aux États membres le soin de définir cette expression. Il convient de rappeler que le membre de phrase cité au point précédent s’insère dans l’article qui définit le «champ d’application» de ladite directive, lequel ne saurait ressortir de la discrétion du droit des États membres. Les exigences de l’application uniforme du droit communautaire doivent donc conduire à ce que les termes de cette disposition du droit
communautaire trouvent, dans toute la Communauté, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (6).
45. D’une manière générale, il faut admettre que la portée de l’expression visée à l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 n’apparaît pas très claire. C’est d’ailleurs le caractère peu explicite de l’expression visée par cette disposition qui est à l’origine de la première question posée par la juridiction de renvoi.
46. En effet, alors que, en visant le «mode de calcul des seuils», cette disposition semble uniquement se rapporter à ce que l’on pourrait appeler des «règles de seuil», à savoir les modalités de calcul de la période de référence qui est prise en considération pour le franchissement des seuils (par exemple, un moment donné, une période d’activité de plusieurs mois ou années ou une moyenne sur plusieurs mois ou années d’activité), l’on pourrait également suggérer, à l’instar des parties requérantes
au principal et de la Commission, que cette expression vise aussi le mode de calcul des effectifs de l’établissement (c’est-à-dire les règles relatives aux modalités de comptabilisation des travailleurs qui sont liés à leur établissement par des contrats de travail de différents types, à savoir, notamment, les contrats à temps partiel ou à durée déterminée), puisque le seuil s’exprime en référence à un nombre donné de travailleurs. Dans les développements qui suivent, ces dernières règles sont
appelées, par commodité de langage, «règles de modulation».
47. L’examen de l’ensemble des versions linguistiques de l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 ne nous éclaire pas davantage sur la portée exacte de l’expression contenue dans cette disposition, puisque la très grande majorité de ces versions se réfère aux «seuils» de travailleurs employés (7), certaines visant cependant le «nombre» de travailleurs employés (8). Par ailleurs, les travaux préparatoires de ladite directive ne faisant pas clairement transparaître
l’intention de ses auteurs quant à la portée de l’expression en cause (9), ils ne sont pas non plus de nature à fournir des indications utiles quant à l’interprétation à donner à cette expression (10).
48. Il me semble cependant que la portée de l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 peut être déduite de l’objectif logique qui a présidé à son insertion.
49. À cet égard, il convient de partir d’un constat: les seuils alternatifs visés par l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14 ne peuvent être concrètement appliqués que si des «règles de seuil» et des «règles de modulation» sont prévues. En effet, sans l’adoption de ce type de règles, les établissements et entreprises visés par ladite directive se trouvent dans l’impossibilité de déterminer quand et s’ils franchissent les seuils de travailleurs visés par cette même
directive.
50. Face à ce constat, le législateur communautaire disposait de trois options.
51. La première aurait été celle de fixer les «règles de seuil» et les «règles de modulation» dans une disposition de la directive 2002/14 elle-même. Le droit social communautaire offre d’ailleurs une illustration, à tout le moins partielle, d’une directive en ce sens (11).
52. La deuxième option aurait pu consister à ne prévoir aucune disposition dans le texte de la directive 2002/14, le silence de celle-ci signifiant que les États membres auraient implicitement conservé, en vertu de leur compétence résiduelle, le droit d’adopter ces deux types de règles, afin de pouvoir garantir l’application concrète des dispositions de la directive. Comme je l’indiquerai dans le cadre de la réponse que je suggère d’apporter à la seconde question posée par la juridiction de
renvoi, tel est le cas de la directive 98/59.
53. La solution retenue par la directive 2002/14 correspond à la troisième option qui s’offrait au législateur communautaire: en ne considérant pas possible ou pratique d’établir des «règles de seuil» et des «règles de modulation» dans la directive elle-même, il a conféré explicitement aux États membres le soin d’adopter ces mesures (12).
54. Indépendamment du choix opéré dans la directive 2002/14, il est très clair que l’objectif logique qui préside à la nécessité d’adopter des «règles de seuils» et des «règles de modulation» est celui d’assurer, de manière simple mais essentielle, l’application concrète des seuils prévus par ladite directive et, partant, d’assurer l’application de cette dernière.
55. Or, reconnaître aux États membres la compétence d’établir les modalités d’application d’un seuil de travailleurs est une chose bien différente que de les autoriser, ainsi que le gouvernement français le suggère en définitive, à déterminer ceux des travailleurs qui peuvent entrer dans «l’assiette» du calcul du seuil de travailleurs, en excluant de cette assiette une catégorie entière d’entre eux.
56. Il s’ensuit, selon moi, que l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet à un État membre d’exclure l’application des dispositions de cette même directive, en soustrayant une catégorie entière de travailleurs du calcul des travailleurs employés des établissements relevant du champ d’application de ladite directive, aux fins de l’application du seuil de vingt travailleurs prévu par cette dernière.
57. Cette appréciation s’applique a fortiori lorsque, à l’instar de la législation en cause au principal, le critère en vertu duquel lesdits travailleurs sont exclus de ce calcul est fondé sur un élément totalement étranger à la taille réelle de l’établissement concerné.
58. Certes, il ne s’agit pas d’admettre qu’un État membre serait en droit d’exclure des travailleurs, au sens de la directive 2002/14 – et donc protégés en tant que tels en vertu du droit national –, du calcul des effectifs d’un établissement sur la base d’un critère qui serait lié au temps de travail passé dans cet établissement. En effet, y compris dans ce cas de figure, le principe selon lequel tout travailleur, au sens de la directive 2002/14, doit être pris en compte dans le calcul des
travailleurs employés, aux fins de l’application de la directive, demeure applicable.
59. Cependant, la référence à la taille réelle de l’établissement vise à expliquer la raison pour laquelle une «règle de modulation» des travailleurs, en particulier en fonction du temps de travail passé dans l’établissement en cause, peut être considérée comme relevant du champ d’application de l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14. En effet, à défaut d’une telle règle de modulation, tout travailleur, indépendamment du temps passé dans l’établissement, devrait être
comptabilisé comme une unité aux fins de la vérification du franchissement du seuil de vingt travailleurs prévu par ladite directive. Or, une telle situation pourrait avoir pour conséquence que des établissements dont la taille réelle est inférieure au seuil prévu par cette même directive, devraient toutefois introduire les modalités d’information et de consultation des travailleurs prévus par celle-ci. Sans préjudice du choix laissé aux États membres d’adopter des mesures plus favorables aux
travailleurs, le droit pour les États membres d’adopter des «règles de modulation» participe à l’objectif, rappelé au dix‑neuvième considérant de la directive 2002/14, selon lequel les seuils prévus par cet acte ont été fixés dans le but d’éviter toutes contraintes pesant sur le développement des petites et moyennes entreprises. Il s’agit donc de reconnaître, de manière explicite dans le cadre de l’interprétation proposée ci-dessus du second alinéa de l’article 3, paragraphe 1, de la directive
2002/14, que les États membres demeurent compétents d’adopter des «règles de modulation» des travailleurs, en fonction de la taille réelle de l’établissement (ou de l’entreprise). Je tiens également à faire observer que cette interprétation de la disposition en question permettrait d’examiner le caractère éventuellement disproportionné d’une «règle de modulation» de travailleurs adoptée par un État membre (13).
60. Cette brève digression faite, il n’en demeure pas moins qu’une législation comme celle en cause au principal, qui ne ressortit ni à la catégorie des «règles de seuil», ni à celle des «règles de modulation» et ne vise pas à permettre l’application concrète du seuil pertinent de travailleurs prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14, ne relève pas du champ d’application du second alinéa de cet article de la directive et s’avère contraire à celle-ci.
61. Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les deux arguments principaux présentés par le gouvernement français selon lesquels, d’une part, l’objectif poursuivi par le législateur français visant à inciter les petites et moyennes entreprises, en allégeant les charges qui pèsent sur elles, à embaucher davantage de personnes âgées de moins de vingt-six ans, est compatible avec celui de la directive 2002/14, et, d’autre part, les situations concrètes dans lesquelles l’application de
l’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892 serait susceptible de nier aux travailleurs les droits qui dérivent de ladite directive seraient rares.
62. S’agissant du premier argument, et pour autant que l’objectif invoqué par le gouvernement français se rapporte essentiellement à la lutte contre le chômage des personnes âgées de moins de vingt-six ans, s’il est vrai que la directive 2002/14 ne s’oppose pas à cet objectif louable, l’État membre n’en demeure pas moins tenu au respect complet des dispositions de cet acte.
63. Pour autant que l’objectif invoqué par le gouvernement français se rapporte davantage à la diminution des charges pesant sur les petites et moyennes entreprises, il y a lieu de relever que, par la fixation des seuils prévus à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2002/14, celle-ci poursuit déjà l’objectif allégué par le gouvernement français: le dix-neuvième considérant de la directive 2002/14 le rappelle clairement lorsqu’il précise que le cadre général institué par la
directive a, en particulier, «pour but d’éviter toutes contraintes administratives, financières et juridiques qui feraient obstacle à la création et au développement de petites et moyennes entreprises» et que, pour ce faire, «[i]l semble adéquat de limiter le champ d’application de la présente directive, selon le choix fait par les États membres, aux entreprises employant au moins 50 travailleurs ou aux établissements employant au moins 20 travailleurs». Au demeurant, il y a lieu d’observer que
l’ordonnance nº 2005-892 ne s’applique pas uniquement aux petites et moyennes entreprises mais à tous les établissements situés sur le territoire français. En outre, le fait que, en France, ainsi que le gouvernement français l’a exposé à l’audience, de nombreuses charges imposées aux entreprises, telles que le paiement de cotisations patronales plus élevées ou la mise en place d’un règlement intérieur, soient subordonnées au franchissement de seuils d’effectifs, relève exclusivement de l’application
des dispositions du droit national et, en tout état de cause, ne saurait exonérer cet État membre du plein respect des dispositions de la directive 2002/14.
64. Quant au second argument, j’estime tout d’abord que l’interprétation objective d’une règle de droit s’accommode mal de raisonnements du type probabiliste, tel que celui proposé par le gouvernement français.
65. Ensuite, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 11, paragraphe 1, de la directive 2002/14, les États membres doivent prendre «toutes les dispositions nécessaires pour leur permettre d’être toujours en mesure de garantir les résultats imposés par la présente directive». Or, à supposer même, comme le soutient le gouvernement français, que l’application de l’ordonnance nº 2005-892 n’écarte les exigences minimales d’information et de consultation des travailleurs, prévues par ladite
directive, que dans des situations bien circonscrites (14), il n’en demeure pas moins que l’État français, en excluant la catégorie des travailleurs de moins de vingt-six ans du décompte des effectifs des établissements, n’est plus entièrement en mesure, ne serait-ce que de manière temporaire, de garantir que tous les établissements situés sur le territoire français et qui relèvent du champ d’application de la directive 2002/14 sont en mesure de permettre l’information et la consultation des
travailleurs qu’ils emploient.
66. Enfin, si l’interprétation du gouvernement français devait être retenue, les États membres pourraient, demain, par exemple, vouloir exclure du décompte des effectifs d’une entreprise, différentes catégories de travailleurs, telles que les travailleurs à temps partiel, ceux âgés de plus de cinquante ans ou les travailleurs atteints d’un handicap. Il est évident qu’une éventuelle exclusion cumulative de catégories entières de travailleurs par les États membres réduirait, en définitive, à une
peau de chagrin les situations dans lesquelles les entreprises et les établissements, qui relèvent du champ d’application de la directive 2002/14, devraient mettre en œuvre les droits à l’information et à la consultation des travailleurs prévus par cette même directive et porterait atteinte à l’application uniforme dans la Communauté des dispositions de ce texte.
67. Au vu des considérations qui précèdent, je vous propose de répondre par la négative à la première question posée par la juridiction de renvoi, à savoir que, eu égard à la finalité de la directive 2002/14, le renvoi aux États membres du soin de déterminer le mode de calcul des seuils de travailleurs employés, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14, ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet à ces États de procéder à l’exclusion temporaire de
certaines catégories de travailleurs pour l’application de ces seuils.
B – Sur la seconde question préjudicielle
68. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour d’indiquer si, et dans quelle mesure, la directive 98/59 autorise l’adoption d’une mesure nationale ayant pour effet que certains établissements occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, ne fût-ce que temporairement, de l’obligation de créer une structure de représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte de certaines
catégories de salariés pour l’application des dispositions organisant cette représentation.
69. La directive 98/59 reprend la directive 75/129/CEE du Conseil, du 17 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs, (15) telle que modifiée.
70. La directive 98/59 a pour objectif essentiel d’assurer aux travailleurs à l’intérieur de la Communauté, au moyen de règles communes instaurant des procédures réglementées de consultation et de licenciement collectif, que les représentants des travailleurs (16) soient, en temps utile, informés et consultés par l’employeur qui envisage de procéder à un licenciement collectif. Le champ d’application personnel de cette obligation de l’employeur est toutefois limité aux établissements qui répondent
aux seuils établis par la directive 98/59 (17). Ces seuils visent, d’une part, les effectifs des établissements, à savoir les établissements comptant au moins vingt travailleurs et, d’autre part, le nombre de travailleurs concerné par le licenciement collectif au sein de ces établissements, conformément à l’article 1^er de la directive 98/59. Si, contrairement à ce que suggère la juridiction de renvoi, ladite directive n’impose pas, au moins directement et formellement, l’introduction d’une
structure de représentation des travailleurs, elle implique cependant, comme condition préalable à l’information et à la consultation des représentants des travailleurs dans le cadre des licenciements collectifs, que les États membres adoptent les mesures nécessaires pour assurer la désignation de ces représentants.
71. Il ressort des observations des parties à la présente affaire que l’ordonnance nº 2005‑892 n’affecte pas le décompte du nombre de travailleurs dont le licenciement est envisagé. Comme je l’ai déjà signalé, cette ordonnance précise également qu’elle ne peut entraîner la suppression des institutions représentatives des travailleurs ou d’un mandat de représentant du personnel déjà existants.
72. Ainsi que je l’ai déjà mis en exergue dans le cadre de mes observations sous la première question posée par le Conseil d’État, l’ordonnance nº 2005-892 affecte toutefois le calcul des travailleurs des établissements en ce qu’elle exclut de manière temporaire de ce calcul les travailleurs de moins de vingt-six ans.
73. Bien qu’en France les articles L. 321-1 et suivants du code du travail prévoient que la consultation des travailleurs lors de la mise en œuvre d’une procédure de licenciement pour motif économique est introduite lorsqu’une entreprise emploie plus de dix travailleurs (18), il n’en demeure pas moins que le résultat auquel est susceptible d’aboutir l’ordonnance nº 2005-892 serait de priver les travailleurs des droits qu’ils tirent de la directive 98/59 dès lors que l’établissement concerné
emploie plus de vingt travailleurs – et franchit donc le seuil de vingt travailleurs, prévu par ladite directive, indépendamment de l’âge de ces travailleurs – mais compte moins de onze travailleurs de plus de vingt-six ans, en application des règles prévues par le code du travail français et par l’article 1 de l’ordonnance nº 2005-892.
74. En effet, dans cette situation, l’établissement concerné étant exonéré de l’obligation d’organiser la désignation de représentants du personnel, il n’existerait alors aucun représentant des travailleurs à informer et à consulter, préalablement au licenciement collectif envisagé, contrairement à la protection accordée aux travailleurs par la directive 98/59.
75. On relèvera que, contrairement à la directive 2002/14, la directive 98/59 ne comporte aucune définition de la notion de travailleur et ne contient pas de disposition analogue à l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14.
76. Dans leurs observations écrites et à l’audience, les parties ont débattu de la question de savoir si les dispositions de la directive 2002/14, laquelle, je le rappelle, établit un cadre général pour l’information et la consultation des travailleurs, n’avaient pas vocation à clarifier les dispositions de la directive 98/59, voire à en combler les éventuelles lacunes, notamment la définition de la notion de travailleur et l’éventuelle application, par analogie, de l’article 3, paragraphe 1,
second alinéa, de la directive 2002/14.
77. Les parties requérantes au principal et le gouvernement français ont suggéré une réponse positive à cette problématique.
78. À l’audience, la Commission s’est fermement opposée à l’extension proposée par les autres parties à la présente affaire. Elle a notamment fait valoir que les deux directives en cause étaient fondées sur des bases juridiques différentes, la directive 98/59, fondée sur l’article 100 du traité CE (devenu article 94 CE), laissant une marge d’appréciation beaucoup moins importante aux États membres que les dispositions de la directive 2002/14, laquelle a pour base juridique l’article 137,
paragraphe 2, CE. La Commission a également indiqué que des motifs d’ordre chronologique et liés à l’autonomie du champ d’application de chacune de ces directives, telle qu’illustrée par l’article 9 de la directive 2002/14, s’opposaient également à l’approche suggérée par les autres parties à la présente affaire.
79. Si l’argument tiré de l’article 9 de la directive 2002/14 n’emporte pas particulièrement la conviction dans la mesure où cette disposition ne vise que les relations qu’entretient la directive 2002/14 avec l’article 2 de la directive 98/59 et non pas avec les autres dispositions de cette dernière, je ne suis, en revanche, pas insensible aux autres objections formulées par la Commission, ne serait-ce que parce qu’il est quelque peu hasardeux de vouloir interpréter, de manière automatique, les
dispositions d’un acte à la lumière d’un autre, adopté près de quatre ans après le premier.
80. Une illustration de la difficulté et du caractère périlleux de la démarche proposée par les parties requérantes au principal et le gouvernement français réside dans la comparaison des notions d’«établissement», toutes deux utilisées par les directives 98/59 et 2002/14. En l’absence d’une définition de cette notion dans le dispositif de la directive 98/59, la Cour a déclaré, dans l’arrêt Rockfon, précité, qu’un «établissement», au sens de cette même directive, ne pouvait se définir par
référence aux législations des États membres et devait être interprété comme désignant, selon les circonstances, l’unité à laquelle les travailleurs concernés par le licenciement sont affectés pour exercer leur tâche, indépendamment du fait que l’unité en cause dispose d’une direction pouvant effectuer de manière indépendante des licenciements collectifs (19). En revanche, on observera que la directive 2002/14, en précisant, dans son article 2, sous b), qu’un «établissement» désigne «une unité
d’exploitation définie conformément à la législation et aux pratiques nationales […] dans laquelle est exercée de façon non transitoire une activité économique avec des moyens humains et des biens», a opté pour une acception différente de cette notion, renvoyant expressément aux législations et pratiques des États membres.
81. Certes, cet exemple ne signifie pas qu’il serait impossible, dans le cadre de la directive 98/59, de définir la notion de travailleur de manière identique à la définition retenue dans la directive 2002/14. En outre, s’agissant du seuil de vingt travailleurs, prévu par la directive 98/59, les États membres ont, en dépit du silence de ce texte, nécessairement dû introduire des «règles de seuil» et des «règles de modulation», à l’instar de celles visées par l’article 3, paragraphe 1, second
alinéa, de la directive 2002/14, afin d’assurer l’application concrète de la directive 98/59.
82. Pour autant, les notions visées dans la directive 2002/14 n’ont pas vocation à s’étendre à la directive 98/59, en l’absence, notamment, d’éléments clairs indiquant que telle était l’intention exprimée par les auteurs de la directive 2002/14.
83. En outre, de manière plus pragmatique, je pense que la Cour peut parfaitement apporter une réponse utile à la juridiction de renvoi, sans avoir à se prononcer sur le débat qui a opposé les parties à propos des relations qu’entretiennent la directive 2002/14 et la directive 98/59.
84. En effet, quand bien même l’on concevrait que l’extension à la directive 98/59 de la notion de «travailleur» et de l’expression visée à l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14, telles que je propose de les interpréter ci-dessus, fusse envisageable, cette extension ne changerait aucunement la réponse à apporter à la seconde question posée par la juridiction de renvoi.
85. Tant dans ce cas de figure que dans celui du refus d’interpréter la directive 98/59 à la lumière de la directive 2002/14, une législation comme celle au principal est, à mon avis, contraire à la directive 98/59. En effet, en soustrayant une catégorie entière de travailleurs du calcul du seuil de vingt travailleurs, une législation comme celle au principal permettrait de faire échapper certains établissements à l’obligation de respecter les procédures protectrices des travailleurs que la
directive 98/59 impose. Une telle législation serait donc susceptible de dénier à des groupes de travailleurs le droit d’être informés et entendus, qui leur revient normalement en vertu de cet acte (20), alors même que la directive 98/59 n’admet aucune exception sur la base de laquelle les États membres pourraient porter atteinte à l’obligation d’information et de consultation des représentants des travailleurs qu’elle garantit (21).
VI – Conclusion
86. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de statuer comme suit sur les questions préjudicielles posées par le Conseil d’État dans la présente affaire:
«1) Eu égard à la finalité de la directive 2002/14 CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2002, établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, le renvoi aux États membres du soin de déterminer le mode de calcul des seuils de travailleurs employés, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14, ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet à ces États de procéder à
l’exclusion temporaire de certaines catégories de travailleurs pour l’application de ces seuils.
2) La directive 98/59 CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une mesure nationale ayant pour effet que certains établissements occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, ne fût-ce que temporairement, de l’obligation d’assurer la représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant
la prise en compte de certaines catégories de travailleurs pour l’application des dispositions organisant cette représentation.»
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1 – Langue originale: le français.
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2 – JO L 80, p. 29.
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3 – JO L 225, p. 16.
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4 – JORF du 3 août 2005, p. 12687.
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5 – Par référence à cette ville de la banlieue bruxelloise sur le territoire de laquelle l’usine d’assemblage automobile de l’entreprise Renault fut fermée en juillet 1997. Cette fermeture provoqua une vague de réactions sans précédents en Europe et fut notamment à l’origine, dès 1998, de l’adoption par la Commission de la proposition de directive établissant un cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne (JO 1999, C 2, p. 3).
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6 – Voir, notamment, en ce sens, arrêt du 27 janvier 2005, Junk (C-188/03, Rec. p. I‑885, point 29 et jurisprudence citée).
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7 – C’est le cas des versions allemande («Schwelle»), anglaise («threshold»), danoise («taesklerne»), grecque («ορίων»), italienne («soglie»), lettone («sliekšņi»), maltaise («tal-limiti»), polonaise («progu»), portugaise («limiares»), slovaque («limitu»), slovène («praga») et suédoise («tröskel»).
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8 – À l’instar des versions espagnole («número»), finnoise («määrä») et néerlandaise («aantal»).
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9 – Il apparaît que l’expression visée à l’article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2002/14 est apparue dans la proposition modifiée de la Commission du 23 mai 2001 [COM (2001) 296 final], à la suite d’amendements proposés par le Parlement européen, sans que, toutefois, aucune explication soit donnée à propos de la terminologie employée.
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10 – Voir, en ce sens, arrêts du 1^er juin 1961, Simon/Cour de justice (15/60, Rec. p. 223), et du 31 mars 1998, France e.a /Commission, (C‑68/94 et C‑30/95, Rec. p. I‑1375, point 167).
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11 – Il s’agit de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 94/45/CE du Conseil, du 22 septembre 1994, concernant l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d'entreprises de dimension communautaire en vue d’informer et de consulter les travailleurs (JO L 254, p. 64), lequel précise que les seuils d’effectifs visés par ladite directive sont fixés d’après le nombre moyen de travailleurs, y compris les travailleurs
à temps partiel, employés au cours des deux années précédentes, calculé selon les législations et/ou pratiques nationales.
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12 – Le droit communautaire offre également un autre exemple en ce sens, celui de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO L 175, p. 43), dont la disposition pertinente est sans doute libellée de manière plus explicite. La clause 7 dudit accord-cadre prévoit, en effet, que les travailleurs à durée déterminée sont pris en considération pour le calcul du seuil (notamment celui prévu par la législation
communautaire) et renvoie aux États membres le soin de définir les modalités d’application de ce calcul. À noter que, devant le Conseil d’État, les requérantes au principal n’ont pas invoqué ladite directive au soutien de leur recours à l’encontre de l’ordonnance nº 2005-892, pour autant que cette dernière s’applique aux travailleurs à durée déterminée de moins de vingt-six ans.
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13 – Pour illustrer cette observation, je pense à une règle nationale qui, dans le cadre du calcul des effectifs d’un établissement, prescrirait, par exemple, que vingt travailleurs à mi-temps équivalent à un seul travailleur à plein temps, aux fins de l’application du seuil de vingt travailleurs prévu par la directive 2002/14. Une telle règle serait, à mon avis, clairement disproportionnée.
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14 – À savoir dans des situations où les établissements en cause emploieraient un nombre de travailleurs qui, indépendamment de leur âge, serait égal ou supérieur au seuil de vingt travailleurs, prévu par la directive 2002/14, déclenchant ainsi normalement les droits issus de ce texte, mais qui, dans le même temps, emploieraient moins de onze salariés de plus de vingt-six ans (non franchissement du seuil selon la lecture combinée du code du travail français et de l’article 1 de l’ordonnance
nº 2005‑892).
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15 – JO L 48, p. 29. Le premier considérant de la directive 98/59 précise que «dans un souci de clarté et de rationalité, il convient de procéder à la codification de la directive 75/129».
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16 – L’article 1^er, sous b), de la directive 98/59 définit les «représentants des travailleurs» comme «les représentants des travailleurs prévus par la législation ou la pratique des États membres».
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17 – À noter que ladite directive ne définit pas ce qu’il faut entendre par «établissement» pour l’application de cet acte, pas plus qu’elle ne définit la notion d’«employeur» ou n’indique le moment auquel survient le «licenciement», ces notions ayant cependant fait l’objet de clarifications par la Cour, respectivement, dans ses arrêts du 7 décembre 1995, Rockfon (C‑449/93, Rec. p. I-4291); du 16 octobre 2003, Commission/Italie (C-32/02, Rec. p. I-12063), et du 27 janvier 2005, Junk, précité.
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18 – Dans son arrêt du 8 juin 1982, Commission/Italie (91/81, p. 2133, point 11), la Cour a constaté que les dispositions de la directive 75/129 «doivent servir à l’établissement d’un tronc commun de réglementation, applicable dans tous les États membres, tout en laissant aux États membres la faculté d’appliquer ou d’introduire des dispositions plus favorables aux travailleurs». Une telle faculté résulte aujourd’hui de l’article 5 de la directive 98/59.
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19 – Arrêt du 7 décembre 1995, Rockfon, précité (points 25 et 32). L’arrêt concerne plus précisément la directive 75/129, codifiée par la directive 98/59.
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20 – Voir, en ce sens, arrêt Rokfon, précité (point 30).
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21 – Voir, en ce sens, à propos de la directive 75/129, les conclusions de l’avocat général Van Gerven dans l'affaire Commission/Royaume-Uni (arrêt du 8 juin 1994, C‑382/92, Rec. p. I-2435, point 10).