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20/01/2005 | CJUE | N°C-402/03

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Geelhoed présentées le 20 janvier 2005., Skov Æg contre Bilka Lavprisvarehus A/S et Bilka Lavprisvarehus A/S contre Jette Mikkelsen et Michael Due Nielsen., 20/01/2005, C-402/03


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. L. A. GEELHOED
présentées le 20 janvier 2005(1)

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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. L. A. GEELHOED
présentées le 20 janvier 2005(1)

Affaire C-402/03

Skov ÆG
Bilka Lavprisvarehus A/S

et

Bilka Lavprisvarehus A/S
contre
Jette Mikkelsen
et
Michael Due Nielsen

[demande de décision préjudicielle formée par le Vestre Landsret (Danemark)]

«Responsabilité du fait des produits défectueux – Responsabilité du distributeur d'un produit défectueux»

I – Introduction

1. Le présent renvoi préjudiciel, présenté par le Vestre Landsret, (cour d'appel Danemark), porte sur l'interprétation de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (2) (ci-après la «directive»). Il porte essentiellement sur le point de savoir si cette directive, qui fait reposer la responsabilité du fait d'un
produit défectueux à titre principal sur le producteur et seulement à titre subsidiaire sur le fournisseur, permet aux États membres de modifier cette répartition de responsabilité et, le cas échéant, dans quelle mesure.

2. Le juge de renvoi a posé à la Cour cinq questions sur l'interprétation de la directive. Elles concernent une problématique qui a déjà fait l'objet des affaires Commission/France (C‑52/00) (3) , Commission/Grèce (C‑154/00) (4) et González Sánchez (C‑183/00) (5) , et particulièrement la question de savoir si la directive admet que la responsabilité du fait des produits défectueux soit étendue à d'autres opérateurs économiques que ceux définis par celle-ci.

II – Le cadre juridique

A – Droit communautaire

3. Aux termes de l'article 1^er de la directive, le «producteur» est responsable du «dommage causé par un défaut de son produit». Au sens de la directive, la notion de «producteur» d'un produit englobe le fabricant (article 3, paragraphe 1) et l'importateur dans la Communauté (article 3, paragraphe 2).

4. L'article 3, paragraphe 3, de la directive dispose:

«Si le producteur du produit ne peut être identifié, chaque fournisseur en sera considéré comme producteur, à moins qu'il n'indique à la victime, dans un délai raisonnable, l'identité du producteur ou de celui qui lui a fourni le produit. Il en est de même dans le cas d'un produit importé, si ce produit n'indique pas l'identité de l'importateur visé au paragraphe 2, même si le nom du producteur est indiqué.»

5. Aux termes de l’article 13 de la directive :

«La présente directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente directive.»

B – Droit national

6. Au Danemark, la directive a été transposée par la loi nº 371 du 7 juin 1989 (ci-après la «loi danoise»).

7. Les dispositions pertinentes de cette loi sont libellées comme suit:

Article 4:

«1. Est considéré comme producteur celui qui fabrique un produit fini, un produit intermédiaire ou une matière première, celui qui produit ou récolte un produit naturel, ainsi que celui qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif.

2. Est également considéré comme producteur celui qui importe un produit dans la Communauté à des fins de vente, location, leasing ou toute autre forme de distribution dans le cadre de son activité commerciale.

3. Est considéré comme fournisseur celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme le producteur.

4. Si la victime d'un produit fabriqué dans la Communauté ne peut en identifier le producteur ou si la victime d'un produit fabriqué dans un pays tiers ne peut en identifier l'importateur dans la Communauté, tout fournisseur du produit en est considéré comme le producteur.

5. Le paragraphe 4 ne s'applique pas si le fournisseur indique à la victime, dans un délai raisonnable, l'identité et l'adresse du producteur ou de l'importateur ou l'identité et l'adresse de celui qui lui a fourni le produit. Le fournisseur ne peut pas désigner à la victime un responsable établi en dehors de la Communauté européenne.»

Article 10:

«Un fournisseur répond directement des défauts d'un produit vis-à-vis des victimes et des fournisseurs en aval dans la chaîne de distribution.»

Article 11:

«1. Si, en application de la présente loi, plusieurs personnes sont responsables du même dommage, leur responsabilité est solidaire.

[…]

3. Celui qui, en tant que fournisseur ou producteur, a indemnisé la victime d'un dommage ou un fournisseur en aval, conformément à l'article 4, paragraphe 2 ou paragraphe 4, est subrogé dans les droits de la victime contre les opérateurs en amont dans la chaîne de production et de commercialisation. […]»

III – Faits et procédure

8. Le 24 avril 1998, M^me Jette Mikkelsen et M. Michael Due Nielsen ont acheté un plateau de 30 œufs dans le magasin Bilka Lavprisvarehus A/S (ci-après «Bilka»).

9. Ces œufs ont été utilisés le 15 mai 1998 pour préparer un gâteau aux œufs que M^me Mikkelsen et M. Nielsen ont consommé ensemble.

10. Le 16 mai 1998, tant M^me Mikkelsen que M. Nielsen sont tombés malades. Des examens effectués ensuite à l'hôpital ont révélé qu'ils étaient tous deux atteints de salmonellose.

11. Les victimes ont poursuivi le fournisseur Bilka, qui a mis en cause le producteur Skov (où ces œufs avaient été achetés).

12. La juridiction de première instance a déclaré dans son jugement que Bilka, en tant que fournisseur, était responsable du dommage subi par M^me Mikkelsen et M. Nielsen et pouvait se retourner contre Skov, puisque celui-ci était responsable en tant que producteur des œufs contenant des salmonelles.

13. Bilka et Skov ont fait appel en faisant valoir que l'article 10 de la loi danoise était incompatible avec la directive. Le Vestre Landsret a décidé de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes par ordonnance du 26 septembre 2003:

1) Première question:

La directive du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, fait-elle obstacle à un système légal selon lequel un fournisseur répond sans restriction de la responsabilité du producteur au titre de la directive?

2) Deuxième question:

La directive précitée fait-elle obstacle à un système selon lequel le fournisseur est tenu, conformément à la jurisprudence, de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur, telle que fixée par la jurisprudence, pour défaut du produit ayant entraîné des dommages à la personne ou aux biens du consommateur?

3) Troisième question:

Par référence:

1.
au procès-verbal du Conseil des ministres publié à BEUC-News, Legal Supplement 12 novembre/décembre 1985, p. 20 et 21, où il est dit au point 2:

"Statements on articles 3 and 12: 'En ce qui concerne l'interprétation des articles 2 et 10, le Conseil et la Commission conviennent que rien n'empêche les États membres d'introduire dans leur législation nationale des règles concernant la responsabilité du fournisseur, puisque cette responsabilité n'est pas régie par la directive. Il y a en outre accord sur le fait que, conformément à la directive, les États membres peuvent fixer des règles sur la répartition finale de la responsabilité entre
plusieurs producteurs responsables (voir l'article 3) et les fournisseurs'",

2.
à l'article 13 de la directive qui prévoit:

“La présente directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente directive”,

il est demandé si la directive fait obstacle à ce qu'un État membre réglemente légalement la responsabilité du fait du produit du fournisseur, à la condition que le fournisseur soit défini, comme à l'article 3, paragraphe 3, première phrase de la loi danoise comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur au sens de la définition qui en est donnée à l'article 3 de la directive relative à la responsabilité du fait
des produits.

4) Quatrième question:

La directive (directive du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives, sur la responsabilité du fait de produits défectueux) empêche-t-elle les États membres d'introduire une disposition légale sur la responsabilité du fait du produit aux termes de laquelle le fournisseur – sans être lui-même un producteur ou être assimilé au producteur conformément à l'article 3 de la directive – est tenu de répondre de:


la responsabilité du producteur au sens de la directive?


la responsabilité pour faute du producteur, fondée sur la jurisprudence, en matière de responsabilité du fait du produit pour les dommages à la personne ou aux biens du consommateur?

La disposition légale en cause présuppose:

a)
que le fournisseur soit défini comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur (article 3, paragraphe 3, première phrase, de la loi danoise) ;

b)
que le producteur puisse être rendu responsable, et que le fournisseur ne réponde donc pas si tel n'est pas le cas (article 10 de la loi danoise) ;

c)
que le fournisseur dispose d'une action récursoire contre le producteur (article 11, paragraphe 3, de la loi danoise).

5) Cinquième question :

La directive (directive du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives, sur la responsabilité du fait des produits défectueux) fait-elle obstacle à ce qu'un État membre maintienne une règle, non pas légale mais fondée sur la jurisprudence, antérieure à la directive, aux termes de laquelle le fournisseur – sans être lui-même producteur ou assimilé au producteur aux termes de l'article 3 de la directive – répond de:


la responsabilité du producteur au sens de la directive?


la responsabilité pour faute du producteur, fondée sur la jurisprudence, en matière de responsabilité du fait du produit pour les dommages à la personne et aux biens du consommateur?

La règle jurisprudentielle en cause présuppose:

a)
que le fournisseur soit défini comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur (article 3, paragraphe 3, point 1, de la loi danoise) ;

b)
que le producteur puisse être rendu responsable, et que le fournisseur ne réponde donc pas si tel n'est pas le cas (article 10 de la loi danoise) ;

c)
que le fournisseur dispose d'une action récursoire contre le producteur (article 11, paragraphe 3, de la loi danoise).»

IV – Observations

14. Les observations écrites et orales dans l'affaire en objet peuvent être divisées en deux catégories. D'une part, les observations des parties défenderesses au principal – les victimes – et du gouvernement danois, qui soutiennent la thèse selon laquelle la directive n'aurait réalisé que l'harmonisation complète de la responsabilité des producteurs du fait des produits défectueux et selon laquelle, par conséquent, les États membres auraient gardé la compétence de maintenir ou d'adopter une
réglementation spécifique pour la responsabilité objective des fournisseurs. D'autre part, les observations des parties demanderesses au principal – Bilka et Skov –, du gouvernement espagnol et de la Commission, qui observent que la directive aurait bien prévu l'harmonisation complète de la responsabilité du fait des produits défectueux en attribuant cette responsabilité uniquement aux producteurs et aux opérateurs économiques assimilés à ceux-ci.

15. Le gouvernement danois étaye sa thèse avec deux argumentations distinctes. Il commence par soutenir que l'article 3 de la directive ne contiendrait qu'une définition du producteur et des opérateurs économiques y assimilés. Il s'ensuivrait a contrario que la directive n'a pas réglementé la responsabilité des intermédiaires, comme le fournisseur, dans la chaîne de production et de commercialisation. Cette interprétation serait corroborée par l'article 13 de la directive et par deux
déclarations – la deuxième et la seizième – figurant au procès-verbal de la 1 025^e réunion du Conseil du 25 juillet 1985.

16. À titre subsidiaire, le gouvernement danois explique que, selon la législation danoise, la responsabilité du fournisseur n'est pas autonome, puisque, selon les articles 10 et 11, paragraphe 3, de la loi danoise, le fournisseur ne répond vis-à-vis des victimes que dans la mesure où le producteur peut être responsable. La situation du fournisseur s'apparenterait ainsi à celle d'une caution solidaire. La réglementation danoise se distinguerait donc de la règle française, déclarée incompatible
avec la directive dans l'arrêt Commission/France, précité (6) . Le gouvernement danois en déduit que cette jurisprudence ne serait pas applicable à la réglementation danoise.

17. Si cette interprétation n'était pas retenue, le gouvernement danois invite la Cour à réexaminer sa jurisprudence, à tout le moins en ce qui concerne la responsabilité du fournisseur, à cause des conséquences négatives de cette jurisprudence pour la protection des intérêts des consommateurs. Dans l'hypothèse où la Cour constaterait l'incompatibilité de la loi danoise avec la directive, il demande que les effets de l'arrêt à intervenir soient limités dans le temps à la date du prononcé.

18. Skov, Bilka, le gouvernement espagnol et la Commission se réfèrent dans leurs arguments essentiellement à l'arrêt Commission/France précité (7) . Ils considèrent que cet arrêt impose la conclusion que les dispositions des articles 3, paragraphe 3, 10 et 11 de la loi danoise enfreignent la directive.

19. Selon ces intervenants, la deuxième déclaration figurant au procès-verbal du Conseil devrait être interpréteé en ce sens que les États membres peuvent fixer des règles propres à la responsabilité du fournisseur, mais non transférer sur le fournisseur la responsabilité objective du fait des produits défectueux, telle que la directive l'a imputée au producteur.

20. Skov fait encore valoir que l'article 10 de la loi danoise devrait être interprété conformément à la directive qui, selon elle, est d'application directe. L'article 10 de la loi danoise ne pourrait dès lors faire peser sur le fournisseur des obligations plus lourdes que celles visées à l'article 3 de la directive. À l'appui de cette thèse, il est fait référence à la jurisprudence de la Cour dans les affaires Von Colson et Karmann, Marleasing, Wagner, Miret et Faccini Dori (8) .

V – Appréciation

A – Observations préliminaires

21. Dans cette affaire, la question principale est de savoir si la directive fait obstacle à une application selon laquelle le fournisseur (ou toute autre personne intermédiaire) est tenu de répondre sans restriction de la responsabilité du producteur au titre de la directive.

22. La directive prévoit une réglementation de la responsabilité objective pour des produits défectueux. Selon son article 1^er,les intéressés peuvent demander la réparation de dommages s'ils les subissent à cause d'un produit défectueux et à condition qu'ils prouvent le lien de la causalité entre le défaut et le dommage (l'article 4). À l'article 1^er, le producteur du produit défectueux a été désigné comme le responsable.

23. L'article 3 de la directive contient la définition légale du terme «producteur» – donc le responsable – au sens de la directive. Il s'agit notamment:


du fabricant d'un produit fini, le producteur d'une matière première et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif (paragraphe 1);


de l'importateur d'un produit fini dans la Communauté en vue d'une vente, d’une location, d’un «leasing» ou de toute autre forme de distribution dans le cadre de son activité commerciale (paragraphe 2);


du fournisseur, dans le cas où le producteur ou l'importateur ne peut être identifié, à moins qu'il n'indique à la victime dans un délai raisonnable l'identité du producteur ou de l'importateur ou de celui qui lui a fourni le produit (paragraphe 3).

24. Cette disposition a été transposée en droit danois par l’article 4, paragraphes 1, 2, 4 et 5, de la loi danoise relative à la responsabilité du fait des produits défectueux. Le législateur danois a cependant ajouté aux catégories de responsables prévues à la directive une catégorie particulière. Selon l'article 10 de la loi danoise, les fournisseurs répondent directement des défauts d'un produit vis-à-vis des victimes et des fournisseurs en aval dans la chaîne de distribution. Selon la
définition de l'article 4, paragraphe 3, de la loi précitée, le fournisseur au sens de l'article 10 est celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur.

25. En substance, le juge a quo demande à la Cour de préciser si l'harmonisation de la responsabilité du fait des produits défectueux par la directive est à considérer comme une harmonisation complète, ne laissant aucune marge d'appréciation aux États membres en ce qui concerne la définition du cercle des responsables.

26. Dans une série d'arrêts récents, Commission/France, González Sánchez et Commission/Grèce, précités (9) , la Cour s'est penchée sur cette question de principe. Dans nos conclusions dans ces affaires, nous avons considéré, sur la base d'une analyse de son libellé, de son économie et de ses objectifs tels qu'ils découlent des considérants, que la directive vise une harmonisation complète de la responsabilité objective du fait des produits défectueux. Il s'ensuivrait que les marges
d'appréciation dont les États membres disposent lors de la transposition de la directive dans l'ordre juridique national ont été entièrement déterminées par son texte. Sur la base d'une argumentation analogue la Cour a, dans les arrêts précités, abouti au même constat, comme cela ressort clairement des points 16 à 19 de l'arrêt Commission/France, précité.

27. Au point 16, la Cour a notamment constaté que la marge d'appréciation dont les États membres disposent est entièrement déterminée par la directive elle-même et doit être déduite du libellé, de l'objet et de l'économie de celle-ci.

28. La Cour constate ensuite, au point 17, que la directive, en établissant un régime de responsabilité civile harmonisé des producteurs pour des dommages causés par les produits défectueux, répond à l'objectif d'assurer une concurrence non faussée entre les opérateurs économiques, de faciliter la libre circulation des marchandises et d'éviter les différences dans le niveau de protection des consommateurs.

29. La Cour constate, encore, au point 18, que la directive ne contient aucune disposition qui autorise explicitement les États membres à adopter ou à maintenir, sur les questions qu'elle règle, des dispositions plus strictes pour assurer un niveau de protection plus élevé aux consommateurs.

30. Enfin, la Cour relève, au point 19, que le fait que la directive prévoit certaines dérogations ou renvoie sur certains points au droit national ne signifie pas que, sur les points qu'elle réglemente, l'harmonisation n'est pas complète.

31. Par conséquent, la Cour arrive à la conclusion que l'article 13 de la directive ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité objective du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive.

32. Ensuite, au point 22 de l'arrêt Commission/France et aux points 31 à 33 de l'arrêt González Sánchez, précités, la Cour a déclaré que le régime mis en place par ladite directive n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute.

33. Avant de répondre aux questions posées, nous examinerons d'abord la question de savoir si les arguments soulevés par le gouvernement danois et les défenderesses au principal contiennent des éléments nouveaux par rapport aux arguments précités et s'ils sont de nature à amener une révision de cette jurisprudence.

34. Le gouvernement danois a, de façon circonstanciée, soutenu la thèse selon laquelle la directive n'envisagerait que l'harmonisation de la responsabilité du producteur. Mis à part la réglementation partielle de la responsabilité subsidiaire du fournisseur au cas où le producteur d'un produit défectueux ne peut pas être identifié, prévue à l'article 3, paragraphe 3, de la directive, celle-ci n'aurait pas pour objet la réglementation en général de la responsabilité du fournisseur et des autres
personnes intermédiaires. Le gouvernement en déduit que, à cet égard, les États membres auraient conservé leurs compétences législatives.

35. Nous ne pouvons pas souscrire à cette thèse, ni à l'argumentation sur laquelle elle repose. Comme cela ressort de la jurisprudence déjà citée à plusieurs reprises, la directive a pour objet une harmonisation complète de la responsabilité objective du fait des produits défectueux. Une telle réglementation comporte au moins une définition de l'objet de la responsabilité, c'est-à-dire du dommage causé par un produit défectueux, le cercle des personnes protégées et enfin le cercle des
responsables. Or, si l'on admet que la directive vise une harmonisation complète, il s'ensuit que la définition du cercle des responsables est également exhaustive.

36. Pour cette raison, il n'est plus loisible aux États membres d'élargir le cercle des responsables aux fournisseurs et aux autres intermédiaires, sauf dans les cas expressément prévus à l'article 3, paragraphe 3, de la directive.

37. À l'appui de sa thèse, le gouvernement danois a également invoqué deux déclarations, l'une du Conseil, l'autre du Conseil et de la Commission, qui au sujet de la directive ont été inscrites au procès-verbal de la 1 025^e réunion du Conseil du 25 juillet 1985 (10) . Bien qu'elles n'aient pas été invoquées lors des affaires citées ci-dessus, elles seraient pertinentes pour l'interprétation de la directive.

38. Anticipant sur l'examen de la troisième question, où nous reviendrons plus en détail sur ces déclarations, nous constatons ici que ni leur caractère juridique ni leur contenu matériel ne sauraient affecter le libellé, l'économie et l'objet de la directive.

39. Tant dans leurs observations écrites qu'à l'audience, les demanderesses au principal et le gouvernement danois ont souligné les différences qui, selon eux, existeraient entre la réglementation danoise de la responsabilité objective des fournisseurs et l'article 1386-7 du code civil français, qui a été jugé incompatible avec la directive par la Cour dans l'affaire Commission/France, précitée (11) .

40. À cet égard, nous observons qu'il s'agit dans la présente espèce en premier lieu de la question de savoir si une disposition légale comme la danoise est compatible ou non avec la directive. On ne peut pas tirer, des différences alléguées entre ces deux dispositions, des arguments décisifs pour étayer la réponse à cette question.

41. Si la Cour ne pouvait pas partager son opinion selon laquelle la réglementation danoise sur la responsabilité objective des fournisseurs du fait des produits défectueux serait compatible avec la directive telle qu'interprétée dans l'affaire Commission/France, le gouvernement danois demande à la Cour de réviser cette jurisprudence.

42. Il nous semble qu'une révision de cette jurisprudence, de date récente, est inappropriée. Dans les arrêts concernés comme dans nos conclusions, il a été constaté, sur la base d'une analyse grammaticale, systématique et historique, que la directive visait bien une harmonisation complète. Les arguments avancés par le gouvernement danois – ceux-ci se réduisent essentiellement à ce que l'interprétation de la Cour aurait selon lui pour résultat une protection insuffisante des consommateurs – ne
sauraient aboutir à un résultat qui contreviendrait à la volonté claire du législateur communautaire telle qu'elle est exprimée dans la directive.

43. Si une directive portant sur un terrain aussi épineux et délicat que celui de la responsabilité du fait des produits défectueux va à l'encontre des préférences d'un ou de plusieurs États membres, il faut chercher à résoudre cette divergence dans le cadre de l'ordre constitutionnel communautaire non pas par une interprétation contra legem, mais bien par l'initiative du législateur communautaire. Par ailleurs, il ressort des démarches entreprises par le gouvernement danois en sa qualité de
président du Conseil que celui-ci est conscient de cette logique constitutionnelle (12) .

44. À toutes fins utiles, nous remarquerons en outre que, si la Cour voulait adopter l'interprétation préconisée par le gouvernement danois, il s'ensuivrait inévitablement un revirement de la jurisprudence récente telle qu’elle est contenue dans les arrêts Commission/France et González Sánchez, précités (13) . Une telle interprétation aurait en effet pour conséquence que la responsabilité primaire des producteurs, expressément voulue par la directive, se trouverait élargie aux autres maillons
de la chaîne de production, comme les personnes intermédiaires (fournisseurs).

45. Une telle inflexion de la jurisprudence impliquerait aussi que les arguments énoncés par la Cour – le libellé, l'économie et les antécédents de la directive – en faveur d'une harmonisation complète, qui attribue la responsabilité objective du fait des produits défectueux exclusivement au producteur, deviendraient intenables.

B – Sur la première question

46. La première question concerne les opérateurs économiques autres que les producteurs, tels que définis à l'article 3, paragraphe 3, de la directive. Par celle-ci, la juridiction de renvoi veut savoir si cette disposition fait obstacle à une règle légale nationale selon laquelle les fournisseurs sont tenus sans restriction de répondre de la responsabilité des producteurs au titre de la directive.

47. La réponse à cette question se déduit aisément de l'arrêt Commission/France, précité. Dans cette affaire, il s'agissait d'une disposition du code civil français (article 1386‑7) qui assimilait les fournisseurs aux producteurs en ce qui concerne la responsabilité. La Cour a jugé qu'une telle assimilation complète était contraire à la directive, étant donné que son article 3, paragraphe 3, ne prévoit qu'une responsabilité subsidiaire au cas où l'identité du producteur est inconnue.

48. Il ressort d'une comparaison entre l'article 1386‑7 du code civil français et l'article 10 de la loi danoise que les deux dispositions sont largement similaires.

49. L'article 1386‑7 dudit code civil dispose que le vendeur, le loueur, à l'exception du crédit‑bailleur ou du loueur assimilable au crédit‑bailleur, ou tout autre fournisseur professionnel, est responsable du défaut de sécurité du produit dans les mêmes conditions que le producteur. Le cas échéant, la personne intermédiaire a droit à une action récursoire auprès du producteur.

50. L'article 10 de la loi danoise prévoit la responsabilité du fournisseur des défauts d'un produit vis-à-vis des victimes et des fournisseurs en aval dans la chaîne de distribution. Selon l'article 11, paragraphe 3, de cette loi, tout intermédiaire qui a indemnisé la victime dispose du droit de recours contre le producteur.

51. Bien que les deux dispositions présentent quelques différences en ce qui concerne la définition du cercle des responsables, il y a lieu de constater qu'elles élargissent, l'une et l'autre, le cercle des responsables aux fournisseurs et autres intermédiaires dans un sens substantiellement plus ample que prévu à l'article 3, paragraphe 3, de la directive. En outre, l'article 1386‑7 du code civil français et les articles 10 et 11, paragraphe 3, de la loi danoise contiennent, pour des raisons
évidentes, une action récursoire, tandis que la directive vise précisément à éviter un tel cumul de procédures en limitant le cercle des responsables aux producteurs.

52. Tant les défenderesses au principal que le gouvernement danois ont invoqué les différences entre la disposition française et les dispositions danoises. L'une comporterait une véritable clause de responsabilité, tandis que les autres ne concerneraient qu'une responsabilité conditionnelle. Selon le régime français, la victime serait en droit d'engager la responsabilité du fournisseur du fait de tout produit défectueux qui lui a été vendu, c'est-à-dire tant pour les produits qui étaient déjà
défectueux au moment de leur mise en circulation que pour les produits qui sont devenus défectueux aux stades ultérieurs de la commercialisation. Par contre, selon les dispositions danoises, la victime ne pourrait engager une procédure en responsabilité contre un fournisseur que lorsqu'il s'agit de produits défectueux au moment de leur mise en circulation.

53. Quelles que soient ces différences, elles ne nous paraissent pas pertinentes pour déterminer si l'étendue ratione personae des articles 10 et 11, paragraphe 3, de la loi danoise est conforme à l'article 3 de la directive. À cet égard, il y a lieu de constater que la définition que les dispositions danoises donnent du cercle des responsables à l'encontre desquels la victime est en droit d'intenter une action du fait des produits défectueux est plus large que celle comprise dans l'article 3
de la directive. Il ressort de l'arrêt Commission/France que cette donnée à elle seule suffit à établir la non-conformité de ces dispositions avec la directive. D'ailleurs, l'application de la réglementation danoise comporte presque inévitablement un cumul de procédures, effet que le législateur communautaire a précisément voulu éviter (14) .

C – Sur la deuxième question

54. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi sollicite l'avis de la Cour sur la compatibilité avec la directive de la jurisprudence danoise selon laquelle le fournisseur est tenu de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur, telle que fixée par la jurisprudence, pour défaut du produit ayant entraîné des dommages à la personne ou aux biens du consommateur.

55. Il ressort du dossier que, avant l'adoption de la directive, la responsabilité du fait des produits défectueux – tant celle du producteur que celle du fournisseur – avait été régie au Danemark par la jurisprudence.

56. Selon ces règles jurisprudentielles, la responsabilité du fait de produits défectueux est d'abord appréciée au regard de l'une des règles générales de la responsabilité civile du droit danois, basées sur la notion de faute. L'évolution de la jurisprudence et de la doctrine a cependant conduit à ce que le producteur soit considéré comme responsable sur la base d'une responsabilité pour faute lourde et, dans certains cas, d'une responsabilité sans faute.

57. Dans ce système jurisprudentiel, le fournisseur répondait de la responsabilité des opérateurs économiques en amont de la chaîne de production et de distribution pour les dommages causés par le produit. Cette responsabilité était – et est toujours – une responsabilité sans faute.

58. La transposition de la directive en droit danois par la loi nº 371 a eu pour conséquence que, en ce qui concerne la responsabilité objective du producteur du fait des produits défectueux, le régime de la directive a été entièrement adopté. Pour ce qui concerne sa responsabilité pour faute, le système jurisprudentiel existant est resté d'application.

59. Par l'article 10 de la loi susmentionnée, la jurisprudence antérieure sur la responsabilité objective du fournisseur a été codifiée. Il ressort des travaux préparatoires à la loi que le législateur danois a voulu confirmer cette jurisprudence par cette disposition et que, lors de l'adoption de la loi, le gouvernement danois était convaincu que la responsabilité du fournisseur n'était pas réglementée par la directive.

60. Le conglomérat de règles légales et jurisprudentielles concernant la responsabilité du fait des produits défectueux se laisse décomposer en trois éléments, à savoir:


la responsabilité objective du producteur,


l’obligation du fournisseur de répondre de la responsabilité du producteur («la responsabilité dérivée du fournisseur»),


la responsabilité pour faute ou faute lourde du producteur.

61. Pour ce qui concerne la responsabilité objective du producteur, les définitions de l'article 3 de la directive ont été reprises à l'article 4, paragraphes 1, 2, 4 et 5, de la loi danoise, tandis que le principe de la responsabilité objective a été énoncé à l'article 6 de cette loi. Il s'ensuit que étant conforme à la directive, cet élément n'appelle pas davantage d'observations.

62. Pour ce qui concerne le deuxième élément – la responsabilité dérivée du fournisseur – nous avons déjà constaté dans notre analyse de la première question, que les règles des articles 10 et 11, paragraphe 3, de la loi danoise vont à l'encontre de la directive qui a limité la responsabilité objective aux producteurs.

63. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que la juridiction danoise s'interroge également sur le point de savoir si l'article 13 de la directive ne pouvait fournir la base légale à l'extension de la responsabilité pour fait de produits défectueux.

64. La même question a été posée dans l'affaire Commission/France, précitée (15) . Dans cet arrêt, la Cour y a répondu négativement. Nous renvoyons aux points 21 à 23, où la Cour a relevé «que l'article 13 de la directive ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive». Il s'ensuit que la réglementation danoise de la responsabilité objective
dérivée du fournisseur ne trouve pas de justification dans l'article 13 de la directive.

65. Par contre, une réglementation nationale pour faute du producteur telle que celle découlant de la jurisprudence danoise doit être considérée compatible avec la directive, ainsi que cela ressort du point 22 de l'arrêt Commission/France, précitée, où la Cour a jugé que «[…] le régime mis en place par ladite directive […] n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondement différents, tels que la garantie des vices cachés
ou la faute».

66. Dès lors nous proposons à la Cour de répondre à la deuxième question comme suit: l'article 13 de la directive s'oppose à une réglementation nationale qui élargit le régime de la responsabilité objective prévu par ladite directive aux fournisseurs des produits défectueux. Par contre, cette disposition n'exclut pas l'application aux fournisseurs d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents tels que la garantie des vices cachés
ou la faute.

D – Sur la troisième question

67. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir si la directive fait obstacle à ce qu'un État membre réglemente légalement la responsabilité du fait des produits défectueux du fournisseur, à la condition que le fournisseur soit défini, comme à l'article 3, paragraphe 3, première phrase, de la loi danoise, comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur au sens de la
définition qui en est donnée à l'article 3 de la directive, et cela par référence à la déclaration du Conseil et de la Commission relative aux articles 3 et 12 figurant au procès-verbal de la 1 025^e réunion du Conseil du 25 juillet 1985 (16) et à l'article 13 de la directive.

68. Dans le libellé de sa troisième question, le juge de renvoi a repris cette deuxième déclaration figurant au procès-verbal dans son entièreté. Nous y renvoyons.

69. Dans ses observations écrites, le gouvernement danois a en outre invoqué la seizième déclaration du Conseil, figurant au procès-verbal, qui est rédigée comme suit: «Le Conseil exprime le vœu que les États membres, qui actuellement appliquent des dispositions plus favorables en ce qui concerne la protection des consommateurs que celles qui résultent de la directive, ne se prévalent pas des possibilités offertes par la directive pour réduire ce niveau de protection».

70. Le gouvernement danois déduit de ces deux déclarations que le maintien en vigueur de règles antérieures à la directive et qui assurent une meilleure position juridique au consommateur serait parfaitement compatible avec celles-ci. Les deux déclarations serait totalement cohérentes avec les articles 3 et 13 de la directive et en confirmeraient le contenu.

71. Compte tenu de cette conformité avec la directive et du fait qu'elles émanent du Conseil et de la Commission, c'est-à-dire du législateur communautaire lui-même, il conviendrait de leur accorder la plus grande importance lors de l'interprétation de la directive.

72. En ce qui concerne la portée juridique des déclarations du Conseil figurant dans ses procès-verbaux, la jurisprudence bien établie de la Cour peut être résumée comme suit:


lorsque le contenu d'une déclaration ne trouve aucune expression dans le texte de la disposition en cause, elle ne saurait être retenue pour l'interprétation de cette disposition du droit dérivé (17) . La portée objective des dispositions du droit communautaire ne peut résulter que du libellé de ces dispositions elles-mêmes, compte tenu de leur contexte (18) ;


toutefois, une telle déclaration peut constituer une référence pour l'interprétation de dispositions du droit dérivé, dont l'élaboration ou l'adoption ont suscité cette déclaration, dans la mesure où il s'agit de préciser le sens de ces dispositions par hypothèse ambigu et équivoque. De plus, une telle déclaration ne peut servir de seule référence, elle doit être utilisée conjointement avec d'autres (19) .

73. Or, si les deux déclarations visées en l'espèce sont utilisées en tant que références pour l'interprétation de l'article 13 de la directive, elles sont de nature à confirmer l'interprétation de cette disposition, comme nous l'avons exposé ci-dessus en examinant la réponse qu'appelle la deuxième question. En effet, elles précisent le sens de cette disposition en ce qu'elles constatent que la directive ne fait pas obstacle au maintien, voire à l'adoption des règles relatives à la
responsabilité des fournisseurs pour autant qu'il s'agisse de la responsabilité pour faute et de la responsabilité contractuelle.

74. Par contre, selon la jurisprudence précitée au point 72, on ne saurait tirer argument des déclarations évoquées pour établir que la directive ne s'opposerait pas à l'extension de la responsabilité objective du fait des produits défectueux aux fournisseurs, en dehors des cas expressément prévus à l'article 3, paragraphe 3, de cette directive. Une telle référence à l'interprétation irait directement à l'encontre des textes et de l'économie de la directive et est, selon la jurisprudence de la
Cour, inadmissible. Il résulte de ce raisonnement que les arguments avancés par le gouvernement danois doivent être rejetés.

75. Nous arrivons dès lors à la conclusion que les deux déclarations invoquées par le gouvernement danois ne peuvent servir de référence en faveur d'une interprétation de la directive selon laquelle un État membre est en droit d'étendre la responsabilité objective du fait des produits défectueux aux fournisseurs dans d'autres cas que ceux limitativement définis à l'article 3, paragraphe 3, de la directive.

E – Sur les quatrième et cinquième questions

76. Par ses quatrième et cinquième questions, la juridiction de renvoi réitère ses première et deuxième questions, en ce qu'elles visent plus spécifiquement les articles 3, paragraphe 3, première phrase, 10 et 11, paragraphe 3, de la loi danoise, respectivement la règle jurisprudentielle, antérieure à la directive, selon laquelle le fournisseur – sans être lui-même producteur aux termes de l'article 3 de la directive – répond de la responsabilité du producteur au sens de la directive et de la
responsabilité pour faute du producteur.

77. Selon une jurisprudence constante de la Cour, qui remonte jusqu'à l'arrêt Costa (20) , elle ne peut par la voie de l'article 234 CE statuer sur la validité d'une mesure de droit interne. La Cour se considère toutefois comme compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre d'apprécier cette compatibilité pour le jugement de l'affaire dont elle est saisie (21) .

78. Étant donné que les réponses que nous venons de proposer pour les première et deuxième questions comportent déjà tous les éléments dont la juridiction de renvoi a besoin pour déterminer la compatibilité des dispositions considérées de la loi nationale ainsi que de la jurisprudence nationale pertinente, il n'y a pas lieu de répondre aux présentes questions.

F – Limitation des effets dans le temps de l'arrêt

79. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que les parties défenderesses dans l'affaire au principal – les victimes – ont demandé que la Cour déclare que son arrêt n'ait d'effet qu'à partir de la date de son prononcé, cela dans hypothèse où les réponses de la Cour leur seraient défavorables. Le gouvernement danois soutient cette demande en soulignant les conséquences graves pour la sécurité juridique que l'arrêt de la Cour pourrait entraîner par ses effets sur des affaires déjà définitivement
jugées depuis l'entrée en vigueur de la directive.

80. À cet égard nous observons que, selon la règle générale, les arrêts de la Cour par lesquels elle statue sur l'interprétation du droit communautaire, sortent un effet ex tunc. Cependant, à titre exceptionnel, la Cour peut, par application d'un principe général de sécurité juridique inhérent à l'ordre juridique communautaire, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d'invoquer une disposition qu'elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de
bonne foi (22) . Une telle limitation est cependant soumise à certaines conditions qui peuvent varier selon la situation de fait et de droit qui se trouve à la base du litige au principal: la bonne foi des milieux intéressés, le risque de troubles graves (23) , les éventuelles conséquences financières graves de la rétroactivité (24) .

81. Dans la présente procédure préjudicielle, il s'agit de la question de savoir quelle catégorie des opérateurs économiques doit répondre du fait des produits défectueux. Vraisemblablement, la décision de la Cour ne comportera dans l'ordre juridique national que le transfert de cette responsabilité des fournisseurs aux producteurs. Toutefois, ni le caractère de la responsabilité ni son étendue n'en seront affectés. Étant donné, ensuite, que la loi danoise, à son article 11, paragraphe 3,
prévoit pour le fournisseur une action récursoire contre le producteur, il nous semble qu'un tel transfert de la responsabilité primaire n'engendrera pas, du point de vue de la sécurité juridique, des risques tels qu'ils puissent justifier une limitation exceptionnelle des effets de l'arrêt dans le temps.

82. Nous rappelons d'ailleurs que, dans les affaires précédentes Commission/France, Commission/Grèce et Gonzáles Sánchez, précitées (25) , aucune des parties n'a voulu demander la limitation des effets des arrêts et que, par conséquent, la Cour s'est abstenue de statuer en ce sens. Nous ne voulons pas exclure que ces arrêts aient engendré dans les ordres juridiques nationaux respectifs des conséquences comparables à celles mentionnées par le gouvernement danois.

83. Enfin, depuis le prononcé des arrêts susmentionnés, les milieux intéressés au Danemark auraient envisagé l'incompatibilité probable de la loi et de la jurisprudence danoise.

84. Tout ce qui précède nous amène à la conclusion qu'il n'y a pas lieu de donner suite à la demande de limitation des effets de l'arrêt dans le temps.

VI – Conclusion

85. Eu égard à ce qui précède, nous proposons à la Cour de répondre dans les termes suivants aux questions posées par le Vestre Landsret.

«1)
La directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, fait obstacle à un régime selon lequel un fournisseur répond sans restriction de la responsabilité du producteur au titre de cette directive, que ce régime résulte d'une législation ou de la jurisprudence.

2)
L'article 13 de ladite directive s'oppose à une réglementation nationale qui étend le régime de la responsabilité objective prévu par ladite directive aux fournisseurs des produits défectueux. Par contre, cette disposition n'exclut pas l'application aux fournisseurs d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute.

3)
Les deuxième et seizième déclarations figurant au procès-verbal de la 1 025^e réunion du Conseil du 25 juillet 1985 ne peuvent fournir de références en faveur d'une interprétation de la directive selon laquelle un État membre est en droit d'étendre la responsabilité objective du fait des produits défectueux aux fournisseurs dans d'autres cas que ceux limitativement définis à l'article 3, paragraphe 3, de la directive 85/374.»

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1 –
Langue originale: le français.

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2 –
JO L 210, p. 29.

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3 –
Arrêt du 25 avril 2002 (Rec. p. I‑3827).

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4 –
Arrêt du 25 avril 2002 (Rec. p. I‑3879).

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5 –
Arrêt du 25 avril 2002 (Rec. p. I‑3901).

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6 –
Point 2 des présentes conclusions.

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7 –
Point 2.

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8 –
Arrêts du 10 avril 1984, Von Colson et Karmann (14/83, Rec. p. 1891); du 13 novembre 1990, Marleasing (C‑106/89, Rec. p. I‑4135); du 16 décembre 1993, Wagner, Miret (C‑334/92, Rec. p. I‑6911), et du 14 juillet 1994, Faccini Dori (C‑91/92, Rec. p. I‑3325).

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9 –
Point 2 des présentes conclusions.

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10 –
Il s'agit de la deuxième déclaration du Conseil et de la Commission et de la seizième déclaration figurant au procès-verbal de la réunion du Conseil du 25 juillet 1985 (n^o 8631/85, Bruxelles, le 15 octobre 1985).

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11 –
Point 2 des présentes conclusions.

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12 –
Résolution du Conseil du 19 décembre 2002 concernant la modification de la directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux (JO 2003, C 26, p. 2).

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13 –
Point 2 des présentes conclusions.

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14 –
Arrêt Commission/France, précité note 3, point 40.

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15 –
Point 2 des présentes conclusions.

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16 –
Dans ses observations écrites, le gouvernement danois a observé à juste titre qu'il s'est glissé une erreur de plume dans le titre de cette déclaration: au lieu de «articles 3 et 12» il faut lire «articles 3 et 13».

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17 –
Arrêt du 26 février 1991, Antonissen (C‑292/89, Rec. p. I‑745, point 18).

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18 –
Arrêt du 15 avril 1986, Commission/Belgique (237/84, Rec. p. 1247).

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19 –
Arrêt du 7 février 1979, Auer (136/78, Rec. p. 437, point 25).

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20 –
Arrêt du 15 juin 1964 (6/64, Rec. p. 1141).

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21 –
Arrêt du 25 juin 1997, Tombesi e.a. (C‑304/94, C‑330/94, C‑342/94 et C‑224/95, Rec. p. I‑3561, point 36).

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22 –
Arrêts du 9 mars 2000, EKW et Wein & Co (C‑437/97, Rec p. I‑1157, point 57); du 23 mai 2000, Buchner e.a. (C‑104/98, Rec. p. I‑3625, point 39), et du 12 octobre 2000, Cooke (C‑372/98, Rec. p. I‑8683, point 42).

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23 –
Arrêt Cooke précité, point 42.

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24 –
Arrêt EKW et Wein & Co, précité, point 59.

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25 –
Point 2 des présentes conclusions.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-402/03
Date de la décision : 20/01/2005
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Vestre Landsret - Danemark.

Directive 85/374/CEE - Responsabilité du fait des produits défectueux - Responsabilité du fournisseur d'un produit défectueux.

Protection des consommateurs

Rapprochement des législations


Parties
Demandeurs : Skov Æg
Défendeurs : Bilka Lavprisvarehus A/S et Bilka Lavprisvarehus A/S

Composition du Tribunal
Avocat général : Geelhoed
Rapporteur ?: Jann

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2005:46

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