Affaire C-371/02
Björnekulla Fruktindustrier AB
contre
Procordia Food AB
(demande de décision préjudicielle, formée par le Svea hovrätt (Suède))
«Marques – Directive 89/104/CEE – Article 12, paragraphe 2, sous a) – Déchéance des droits conférés par la marque – Marque devenue la désignation usuelle dans le commerce – Milieux pertinents aux fins de l'appréciation»
Conclusions de l'avocat général M. P. Léger, présentées le 13 novembre 2003
Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 29 avril 2004.
Sommaire de l'arrêt
Rapprochement des législations – Marques – Directive 89/104 – Motifs de déchéance de la marque – Marque devenue une désignation usuelle dans le commerce – Portée des termes «dans le commerce» – Milieux pertinents
(Directive du Conseil 89/104, art. 12, § 2, a)) L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la première directive 89/104 sur les marques, qui prévoit que le titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits lorsque la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée, doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où des intermédiaires interviennent dans la distribution au consommateur ou à l’utilisateur final d’un
produit couvert par une marque enregistrée, les milieux intéressés, dont le point de vue doit être pris en compte pour apprécier si ladite marque est devenue, dans le commerce, la désignation habituelle du produit en cause, sont constitués par l’ensemble des consommateurs ou des utilisateurs finals et, en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, par l’ensemble des professionnels qui interviennent dans la commercialisation de celui-ci.
(cf. point 26 et disp.)
ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)
29 avril 2004(1)
«Marques – Directive 89/104/CEE – Article 12, paragraphe 2, sous a) – Déchéance des droits conférés par la marque – Marque devenue la désignation usuelle dans le commerce – Milieux pertinents aux fins de l'appréciation»
Dans l'affaire C-371/02,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Svea hovrätt (Suède) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Björnekulla Fruktindustrier AB
et
Procordia Food AB,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 12, paragraphe 2, sous a), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1),
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. V. Skouris, faisant fonction de président de la sixième chambre, MM. C. Gulmann (rapporteur), J. N. Cunha Rodrigues, J.-P. Puissochet et R. Schintgen, juges,
avocat général: M. P. Léger,
greffier: M. H. von Holstein,
considérant les observations écrites présentées:
–
pour Procordia Food AB, par M. B. Eliasson, jur kand,
–
pour le gouvernement suédois, par M^me K. Wistrand, en qualité d'agent,
–
pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d'agent, assisté de M. O. Fiumara, vice avvocato generale dello Stato,
–
pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M^me P. Ormond, en qualité d'agent, assistée de M. M. Tappin, barrister,
–
pour la Commission des Communautés européennes, par M^me C. Tufvesson et M. N. B. Rasmussen, en qualité d'agents,
ayant entendu les observations orales de Björnekulla Fruktindustrier AB, représentée par M^es I. Bernhult et B. A. Samuelson, advokater, de Procordia Food AB, représentée par M. B. Eliasson et M^e M. Plogell, advokat, et de la Commission, représentée par M^me C. Tufvesson et M. N. B. Rasmussen, à l'audience du 10 septembre 2003,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 novembre 2003,
rend le présent
Arrêt
1
Par ordonnance du 14 octobre 2002, parvenue à la Cour le 16 octobre suivant, le Svea hovrätt a posé, en vertu de l’article 234 CE, une question préjudicielle sur l’interprétation de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1, ci-après la «directive»).
2
Cette question a été soulevée dans le cadre d’un litige opposant Björnekulla Fruktindustrier AB (ci-après «Björnekulla») à Procordia Food AB (ci-après «Procordia»), titulaire de la marque Bostongurka utilisée pour une conserve de cornichons hachés marinés, à propos des droits conférés par cette marque, dont Björnekulla demande la déchéance.
Le cadre juridique
Le droit communautaire
3
L’article 3, paragraphe 1, sous b), c) et d), de la directive, intitulé «Motifs de refus ou de nullité», dispose:
«1. Sont refusés à l’enregistrement ou susceptibles d’être déclarés nuls s’ils sont enregistrés:
[…]
b) les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif;
c)
les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci;
d)
les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications devenus usuels dans le langage courant ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce».
4
L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive, intitulé «Motifs de déchéance», énonce:
«2. Le titulaire d’une marque peut également être déchu de ses droits lorsque, après la date de son enregistrement, la marque:
a)
est devenue, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée».
Le droit national
5
En vertu de l’article 25 de la loi suédoise 1960:644, du 2 décembre 1960, relative aux marques, loi modifiée aux fins de la transposition de la directive (ci‑après la «loi suédoise sur les marques»), une marque peut faire l’objet d’une déchéance si elle ne possède plus de caractère distinctif.
Le litige au principal
6
Björnekulla a intenté contre Procordia, devant le tingsrätt (tribunal local), une action en déchéance des droits conférés par la marque Bostongurka. Elle a allégué que ladite marque avait perdu son caractère distinctif, étant considérée comme un terme générique pour des cornichons hachés marinés.
7
À l’appui de sa demande, elle a notamment invoqué deux études de marché fondées sur un sondage réalisé auprès de consommateurs.
8
Procordia s’est opposée à cette demande en se prévalant, en particulier, d’une étude de marché visant des organes de décision au sein d’opérateurs importants dans les secteurs du commerce d’alimentation générale, des cantines et des friteries.
9
Se référant, notamment, aux travaux préparatoires de la loi suédoise sur les marques, le tingsrätt a estimé que le milieu concerné pertinent, en vue de déterminer si la marque Bostongurka avait ou non perdu son caractère distinctif, était le niveau du circuit de distribution visé par l’enquête de Procordia. Il a rejeté la demande de Björnekulla, au motif que celle-ci n’avait pas démontré la perte du caractère distinctif de la marque.
10
Le Svea hovrätt estime que ni le libellé de l’article 25 de la loi suédoise sur les marques ni celui de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive ne permettent de désigner les milieux concernés dont le point de vue doit être pris en compte pour déterminer si une marque a perdu son caractère distinctif. Selon lui, si la loi suédoise sur les marques est interprétée à la lumière de ses travaux préparatoires, les milieux concernés sont ceux qui s’occupent de la commercialisation du
produit. Cependant, le Svea hovrätt se demande si, interprétée ainsi, cette loi concorde avec la directive.
11
Dans ce contexte, il a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«Dans l’hypothèse où un produit passe par plusieurs secteurs avant d’atteindre les consommateurs, quel est, ou quels sont, aux fins de l’application de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive sur les marques, les milieux concernés dont le point de vue doit être pris en compte pour déterminer si une marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce d’un produit pour lequel elle est enregistrée?»
Sur la question préjudicielle
12
Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où des intermédiaires interviennent dans la distribution au consommateur ou à l’utilisateur final d’un produit couvert par une marque enregistrée, les milieux intéressés, dont le point de vue doit être pris en compte pour apprécier si ladite marque est devenue, dans le commerce, la désignation habituelle du
produit en cause, sont constitués par l’ensemble des consommateurs ou des utilisateurs finals du produit et/ou par l’ensemble des professionnels qui interviennent dans la commercialisation de celui-ci.
13
Lorsqu’une juridiction nationale est appelée à interpréter le droit national, qu’il s’agisse de dispositions antérieures ou postérieures à une directive, elle est tenue de le faire, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de ladite directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l’article 249, troisième alinéa, CE (voir, notamment, arrêts du 13 novembre 1990, Marleasing, C-106/89, Rec. p. I-4135, point 8, et du 12 février 2004,
Henkel C‑218/01, non encore publié au Recueil, point 60), et nonobstant des éléments d’interprétation contraire qui pourraient résulter des travaux préparatoires de la règle nationale.
14
La réponse à la question posée par la juridiction de renvoi dépend essentiellement du sens de l’expression «dans le commerce» utilisée par l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive.
15
Björnekulla et le gouvernement italien estiment que le milieu pertinent est celui des consommateurs. Procordia et le gouvernement suédois considèrent, à l’inverse, que le milieu pertinent est celui des opérateurs qui interviennent dans la commercialisation du produit. Quant à la Commission, elle fait valoir que le milieu pertinent comprend avant tout les consommateurs du produit, mais que, en fonction des circonstances de fait, il peut également comprendre d’autres groupes, notamment des
intermédiaires.
16
À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les dispositions communautaires doivent être interprétées et appliquées de manière uniforme à la lumière des versions établies dans toutes les langues de la Communauté (voir en ce sens, notamment, arrêts du 5 décembre 1967, Van der Vecht, 19/67, Rec. p. 445, 456, et du 17 juillet 1997, Ferriere Nord/Commission, C-219/95 P, Rec. p. I‑4411, point 15).
17
L’examen des différentes versions linguistiques de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive montre que les termes utilisés dans les versions anglaise et finnoise («in the trade» et «elinkeinotoiminnassa») renvoient plutôt aux seuls milieux professionnels, tandis que ceux utilisés dans les versions espagnole, danoise, allemande, grecque, française, italienne, néerlandaise, portugaise et suédoise («en el comercio», «inden for handelen», «im geschäftlichen Verkehr», «συνήθης
εμπορική ονομασία», «dans le commerce», «la generica denominazione commerciale», «in de handel», «no comércio» et «i handeln») désignent plutôt à la fois les consommateurs et les utilisateurs finals ainsi que les opérateurs qui distribuent le produit.
18
Il apparaît ainsi que, dans la majorité de ses versions linguistiques, la disposition communautaire à interpréter ne se limite pas aux seuls milieux professionnels.
19
Cette constatation est corroborée par l’économie générale et la finalité de la directive.
20
La fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service marqué, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou service de ceux qui ont une autre provenance (voir, notamment, arrêts du 29 septembre 1998, Canon, C-39/97, Rec. p. I-5507, point 28, et du 4 octobre 2001, Merz & Krell, C-517/99, Rec. p. I-6959, point 22). Pour que la marque puisse jouer son rôle d’élément essentiel du système
de concurrence non faussé que le traité CE entend établir, elle doit constituer la garantie que tous les produits ou services qui en sont revêtus ont été fabriqués sous le contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité (arrêt Canon, précité, point 28).
21
Le législateur communautaire a consacré cette fonction essentielle de la marque en disposant, à l’article 2 de la directive, que les signes susceptibles d’une représentation graphique ne peuvent constituer une marque qu’à la condition qu’ils soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises (arrêt Merz & Krell, précité, point 23).
22
Des conséquences de cette condition sont tirées ensuite, notamment, aux articles 3 et 12 de la directive. Alors que l’article 3 énumère des situations dans lesquelles la marque n’est pas susceptible ab initio de remplir la fonction d’origine, l’article 12, paragraphe 2, sous a), vise une situation dans laquelle la marque n’est plus apte à remplir cette fonction.
23
Or, si la fonction d’origine de la marque est essentielle d’abord pour le consommateur ou l’utilisateur final, elle est également importante pour les intermédiaires qui interviennent dans la commercialisation du produit. En effet, comme pour les consommateurs ou les utilisateurs finals, elle contribuera à déterminer leur comportement sur le marché.
24
En général, la perception du milieu des consommateurs ou des utilisateurs finals a un rôle déterminant. En effet, tout le processus de commercialisation a pour objectif l’acquisition du produit au sein de ce milieu et le rôle des intermédiaires consiste autant à déceler et à anticiper la demande de ce produit qu’à l’amplifier ou à l’orienter.
25
Ainsi, les milieux intéressés comprennent avant tout les consommateurs et les utilisateurs finals. Cependant, en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, l’influence des intermédiaires sur les décisions d’acquisition et donc leur perception de la marque doivent également être prises en considération.
26
Il convient donc de répondre à la question préjudicielle posée que l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où des intermédiaires interviennent dans la distribution au consommateur ou à l’utilisateur final d’un produit couvert par une marque enregistrée, les milieux intéressés, dont le point de vue doit être pris en compte pour apprécier si ladite marque est devenue, dans le commerce, la désignation habituelle du produit en
cause, sont constitués par l’ensemble des consommateurs ou des utilisateurs finals et, en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, par l’ensemble des professionnels qui interviennent dans la commercialisation de celui-ci.
Sur les dépens
27
Les frais exposés par les gouvernements suédois, italien et du Royaume‑Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre)
statuant sur la question à elle soumise par le Svea hovrätt, par ordonnance du 14 octobre 2002, dit pour droit:
L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où des intermédiaires interviennent dans la distribution au consommateur ou à l’utilisateur final d’un produit couvert par une marque enregistrée, les milieux intéressés, dont le point de vue doit être pris en compte pour apprécier si ladite marque est devenue, dans le
commerce, la désignation habituelle du produit en cause, sont constitués par l’ensemble des consommateurs ou des utilisateurs finals et, en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, par l’ensemble des professionnels qui interviennent dans la commercialisation de celui-ci.
Skouris Gulmann Cunha Rodrigues
Puissochet Schintgen
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 29 avril 2004.
Le greffier Le président
R. Grass V. Skouris
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1 –
Langue de procédure: le suédois.