Avis juridique important
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62002C0012
Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 15 mai 2003. - Procédure pénale contre Marco Grilli. - Demande de décision préjudicielle: Bayerisches Oberstes Landesgericht - Allemagne. - Libre circulation des marchandises - Mesures d'effet équivalent - Transfert par la route vers un État membre d'un véhicule automobile acheté dans un autre État membre - Plaques d'immatriculation provisoires - Sanction pénale pour conduite d'un véhicule sans immatriculation valable. - Affaire C-12/02.
Recueil de jurisprudence 2003 page I-11585
Conclusions de l'avocat général
1. La présente demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation de l'article 29 CE. Le Bayerisches Oberstes Landesgericht (Tribunal suprême de Bavière) (Allemagne) cherche à savoir si cette disposition s'oppose à une législation nationale qui interdit, sous peine de sanctions pénales, de circuler sur le territoire de l'État membre concerné avec un véhicule disposant de plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités compétentes de l'État membre vers lequel ce véhicule
est destiné à être exporté.
Le cadre juridique national
2. En Allemagne, les véhicules des particuliers doivent être immatriculés pour pouvoir circuler sur le territoire national. Les dispositions nationales portant sur la mise en circulation administrative desdits véhicules sont contenues dans le Straßenverkehrsgesetz (code de la route, ci-après le «StVG») et dans la Straßenverkehrs-Zulassungs-Ordnung (règlement relatif à la mise en circulation des véhicules automobiles, ci-après la «StVZO»).
3. Aux termes de l'article 22, paragraphes 1, point 1, et 2, du StVG:
« (1) Toute personne qui, dans un but illicite,
1. appose une plaque pouvant avoir l'apparence d'une plaque officielle sur un véhicule ou sa remorque pour lequel aucune plaque n'a été délivrée ou qui n'a pas été mis en circulation,
[¼ ]
est condamnée à une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à un an ou à une amende si aucune disposition ne sanctionne cette infraction d'une peine plus lourde.
(2) Sont condamnées à la même peine les personnes qui font usage sur le réseau routier d'un véhicule ou de sa remorque dont ils savent que la plaque a été falsifiée, faussée ou retirée de la manière décrite au paragraphe 1, points 1 à 3.»
4. L'article 18, paragraphe 1, de la StVZO prévoit:
«Obligation de mise en circulation
(1) Les véhicules automobiles qui, par leur construction, atteignent une vitesse maximale supérieure à 6 km/h ainsi que leurs remorques [¼ ] peuvent uniquement être utilisés sur le réseau routier lorsqu'une réception ou une homologation CE et une plaque d'immatriculation officielle délivrée par les autorités administratives (services des immatriculations) autorise leur mise en circulation.
[¼ ]»
5. L'article 18 doit être lu en combinaison avec l'article 69 bis, paragraphe 2, point 3, du StVZO qui prévoit:
« (2) Commet une infraction au sens de l'article 24 du code de la route toute personne qui de manière intentionnelle ou par négligence
[¼ ]
3. utilise sur le réseau routier un véhicule automobile ou sa remorque sans l'autorisation de mise en circulation exigée au sens de l'article 18, paragraphe 1, ou sans la réception exigée au sens de l'article 18, paragraphe 3.»
6. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, selon les dispositions précitées, un véhicule acheté en Allemagne doit être immatriculé par les autorités allemandes afin de pouvoir circuler dans cet État ou en vue de son exportation vers un autre État membre. Ainsi, il est illicite d'apposer des plaques d'immatriculation provisoires italiennes sur un véhicule d'occasion acheté en Allemagne et de circuler avec ledit véhicule sur le territoire allemand dans le but de l'acheminer vers l'Italie.
Les faits et la procédure au principal
7. M. Grilli est un ressortissant italien qui exploite un commerce de véhicules en Italie. Au mois d'août 2000, il s'est rendu en Allemagne pour y acheter un véhicule d'occasion, sur lequel il a apposé des plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités administratives italiennes.
8. Lors de son trajet de retour en direction de l'Italie à bord dudit véhicule, la police allemande a contrôlé M. Grilli et lui a confisqué les plaques d'immatriculation provisoires italiennes. Des «plaques d'exportation» allemandes lui ont été délivrées le même jour, qu'il a apposées sur le véhicule et il a poursuivi sa route vers l'Italie.
9. À la suite de ce contrôle, une procédure pénale a été engagée contre M. Grilli et a abouti à la condamnation de ce dernier par l'Amtsgericht Ebersberg (Tribunal de grande instance d'Ebersberg) (Allemagne) à une amende de 1 500 DEM pour utilisation abusive de plaques d'immatriculation au titre de l'article 22, paragraphes 1, point 1, et 2, du StVG et de l'article 18 combiné avec l'article 69 bis, paragraphe 2, point 3, de la StVZO.
10. M. Grilli ayant formulé une opposition à l'encontre de cette condamnation, il a été acquitté par l'Amtsgericht Ebersberg. En effet, cette juridiction a constaté qu'il a effectivement enfreint les dispositions précitées du StVG et de la StVZO, mais que son erreur était inévitable du fait du contenu ambigu de l'accord germano-italien portant sur la reconnaissance mutuelle des plaques d'immatriculation provisoires et des plaques pour les essais sur route, du 22 décembre 1993 (ci-après «l'accord
germano-italien»).
11. Le ministère public a formé un pourvoi en cassation contre cette décision devant le Bayerisches Oberstes Landesgericht, qui a estimé que M. Grilli a été acquitté à tort. En effet, dans son ordonnance de renvoi , la juridiction nationale a constaté que l'accord germano-italien autorise uniquement le transfert de véhicules disposant de plaques provisoires italiennes de l'Italie vers l'Allemagne et non dans le sens inverse, ce qui est le cas en l'espèce.
12. La juridiction de renvoi a cependant émis des doutes quant à l'éventuelle compatibilité de l'article 29 CE avec une interdiction comme celle en l'espèce. Selon elle, les plaques d'immatriculation provisoires prévues par l'accord germano-italien visent à faciliter les exportations ou les importations entre les deux États membres. L'interdiction d'apposer des plaques d'immatriculation provisoires italiennes sur un véhicule acheté en Allemagne en vue de son transfert vers l'Italie pourrait
constituer une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation .
13. Enfin, la juridiction de renvoi a émis des doutes quant aux sanctions pénales prévues par la législation allemande à l'encontre de M. Grilli qui seraient, selon elle, disproportionnées au regard de la jurisprudence Skanavi et Chryssanthakopoulos .
La question préjudicielle
14. La juridiction de renvoi a donc décidé de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L'article 29 CE doit-il être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, qu'un ressortissant italien qui se voit délivrer en Italie, par les autorités compétentes, un numéro de plaque d'immatriculation provisoire appose une plaque portant ce numéro sur un véhicule mis en vente en Allemagne et achemine ensuite ledit véhicule vers l'Italie en empruntant le réseau routier allemand?»
Analyse
15. La juridiction de renvoi, par sa question, cherche à savoir si l'article 29 CE s'oppose à ce qu'une législation nationale interdise l'achat d'un véhicule sur son territoire et l'acheminement dudit véhicule vers un autre État membre, à un ressortissant d'un autre État membre, qui apposerait des plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités nationales compétentes de son État membre en vue de l'exportation du véhicule vers son propre État. En outre, elle s'interroge sur la
proportionnalité des sanctions pénales prévues par ladite législation nationale au regard des dispositions pertinentes du droit communautaire.
16. Il est vrai que, comme la Commission l'a souligné , le juge de renvoi a fourni peu d'éléments à la Cour sur le cadre factuel et juridique. Nous pensons, cependant, qu'il est possible à la Cour de fournir les éléments d'interprétation du droit communautaire.
17. Nous allons examiner les deux parties de la question posée par le juge de renvoi.
Sur l'existence d'une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation
18. Nous constatons, tout d'abord, qu'il n'existe pas de dispositions communautaires régissant la mise en circulation administrative des véhicules de manière générale et, plus particulièrement, à des fins d'exportation vers un autre État membre . À ce jour, les seules mesures d'harmonisation dans le domaine de la taxation des véhicules portent sur les franchises fiscales applicables aux véhicules importés temporairement par des non-résidents , sur l'application par les États membres des taxes sur
certains véhicules utilisés pour le transport des marchandises par route ainsi que sur les documents d'immatriculation . Aucune de ces directives ne détermine les autorités nationales compétentes pour l'immatriculation des véhicules.
19. En l'absence d'une réglementation communautaire en la matière, les États membres sont seuls compétents pour déterminer les conditions légales de mise en circulation administrative des véhicules en vue de leur exportation vers un autre État membre ainsi que les sanctions applicables en cas de violation de ces conditions . Cette compétence doit s'exercer cependant dans le respect des libertés fondamentales prévues par le traité CE , notamment à l'article 29 CE.
20. L'article 29 CE dispose que «[l]es restrictions quantitatives à l'exportation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres».
21. Selon une jurisprudence constante, ladite disposition du traité prohibe «les mesures nationales qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l'État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d'autres États membres» .
22. La Cour a jugé, en outre, que, à la différence de l'article 28 CE portant sur les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que sur toutes les mesures d'effet équivalent, l'article 29 CE interdit les seules mesures nationales prévoyant une différence de traitement entre les produits destinés à l'exportation et ceux qui sont commercialisés à l'intérieur de l'État membre concerné .
23. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que la législation allemande exige qu'un véhicule d'occasion, acheté sur le territoire national et circulant sur ledit territoire, porte des plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités allemandes, et ce même si le véhicule est destiné à l'exportation .
24. En effet, le juge de renvoi a indiqué que la législation nationale s'oppose à une situation, telle que celle de M. Grilli, où des plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités compétentes italiennes ont été apposées sur un véhicule acheté en Allemagne en vue de son transfert vers l'Italie.
25. Le juge de renvoi précise que tombe sous le coup de l'article 22, paragraphes 1, point 1, et 2, du StVG le cas d'un transfert vers l'Italie d'un véhicule acheté en Allemagne et destiné à l'exportation, sur lequel ont été apposées des plaques d'immatriculation provisoires délivrées par les autorités compétentes italiennes .
26. À partir des éléments qui précèdent, il appartient à la juridiction nationale d'examiner si, concrètement, les modalités prévues par la législation allemande pour la délivrance des plaques d'immatriculation provisoires sont compatibles avec le droit communautaire, et ce au regard des conditions dégagées par la jurisprudence précitée. Le juge national doit ainsi comparer les modalités prévues par la législation allemande pour la mise en circulation administrative des véhicules en Allemagne avec
celles prévues pour la mise en circulation administrative des véhicules en Allemagne, mais en vue de leur exportation vers un autre État membre.
27. Il pourra conclure à une restriction à l'exportation s'il constate qu'il y a une différence de traitement entre la mise en circulation administrative d'un véhicule destiné à circuler en Allemagne et celle d'un véhicule destiné à l'exportation et que cela est de nature à restreindre les courants d'exportation . De même, le juge de renvoi doit vérifier si la législation nationale crée une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce extérieur et s'il
résulte de ce constat qu'elle avantage le commerce national au détriment de celui d'un autre État membre.
28. Si tel est le cas, c'est-à-dire si la législation nationale constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation, le juge national devra ensuite examiner si elle peut être justifiée au titre de l'article 30 CE, qui prévoit les conditions par lesquelles un État membre peut être amené à déroger à la libre circulation des marchandises.
29. Notamment, le juge de renvoi devra vérifier si la législation nationale peut se justifier par des raisons d'ordre public ou de sécurité publique. Il devra établir que la législation nationale est nécessaire pour atteindre l'objectif visé et qu'elle n'est pas une discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre États membres .
30. Ainsi, si le juge national constate qu'une réglementation nationale:
- est de nature à restreindre les courants d'exportation,
- crée une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État et son commerce extérieur,
- est à l'origine d'un avantage pour le commerce national au détriment de celui d'un autre État membre et ne peut être justifiée au titre de l'article 30 CE,
alors cette réglementation nationale doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation au sens de l'article 29 CE.
Sur les sanctions pénales prévues par la législation nationale
31. Dans son ordonnance de renvoi, le juge de renvoi émet des doutes quant aux sanctions pénales prévues par la législation nationale en cause qui seraient considérées comme disproportionnées au regard de la jurisprudence Skanavi et Chryssanthakopoulos, précitée.
32. Selon une jurisprudence constante, les États membres ne sauraient prévoir de sanctions pénales disproportionnées qui créeraient une entrave à la libre circulation .
33. Ainsi, dans l'arrêt Skanavi et Chryssanthakopoulos, précité, qui portait sur l'obligation d'échanger le permis de conduire en cas de transfert de résidence vers un autre État membre, la Cour a souligné que «l'assimilation, par la législation nationale en cause, de la personne qui a omis de procéder à l'échange du permis à la personne qui conduit sans permis, entraînant l'application de sanctions pénales, même de nature pécuniaire, [¼ ] serait également disproportionnée à la gravité de cette
infraction, compte tenu des conséquences qui en résultent» .
34. La Cour a également dit pour droit qu'une condamnation pénale, même autre que l'emprisonnement, peut avoir des conséquences pour l'activité professionnelle de toute personne. Elle a ajouté que, «[e]n effet, ainsi que l'a relevé la juridiction de renvoi, une condamnation pénale pourrait avoir des conséquences pour l'exercice d'une profession indépendante ou salariée, notamment pour l'accès à certaines activités ou à certaines fonctions, ce qui constituerait une restriction ultérieure et durable
de la liberté de circulation [¼ ]» .
35. En l'espèce, M. Grilli, qui a apposé des plaques d'immatriculation provisoires délivrées régulièrement par les autorités compétentes italiennes, est assimilé par la législation allemande à une personne conduisant un véhicule disposant de plaques d'immatriculation falsifiées ou faussées. De ce fait, il peut être condamné à des sanctions pénales, comme l'emprisonnement ou une amende, conformément aux dispositions du StVG.
36. Il appartient au juge national d'examiner à la lumière de la jurisprudence Skanavi et Chryssanthakopoulos, précitée, si les sanctions pénales prévues par la législation nationale, en cas de non-respect de ses obligations, sont disproportionnées par rapport à la gravité de l'infraction en ce qu'elles portent atteinte à l'exercice de la liberté de circulation prévue par le traité.
Conclusion
37. Nous concluons, par conséquent, à ce que la Cour dise pour droit:
«Une réglementation nationale de nature à restreindre les courants d'exportation, qui crée une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce extérieur, dont il résulte qu'elle avantage le commerce national au détriment de celui d'un autre État membre, et qui ne peut être justifiée par aucune des exceptions prévues par le traité, peut être déclarée, par le juge national, comme constitutive d'une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à
l'exportation au sens de l'article 29 CE.
Il appartient au juge national d'examiner si les sanctions pénales prévues par la législation nationale en cas de non-respect de ses obligations sont disproportionnées par rapport à la gravité de l'infraction en ce qu'elles portent atteinte à l'exercice de la libre circulation prévue par le traité.»