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24/09/2002 | CJUE | N°C-125/01

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 24 septembre 2002., Peter Pflücke contre Bundesanstalt für Arbeit., 24/09/2002, C-125/01


Avis juridique important

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62001C0125

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 24 septembre 2002. - Peter Pflücke contre Bundesanstalt für Arbeit. - Demande de décision préjudicielle: Sozialgericht Leipzig - Allemagne. - Protection des travailleurs - Insolvabilité de l'employeur - Garantie portant sur

le paiement des créances salariales - Disposition nationale prévoyant un ...

Avis juridique important

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62001C0125

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 24 septembre 2002. - Peter Pflücke contre Bundesanstalt für Arbeit. - Demande de décision préjudicielle: Sozialgericht Leipzig - Allemagne. - Protection des travailleurs - Insolvabilité de l'employeur - Garantie portant sur le paiement des créances salariales - Disposition nationale prévoyant un délai de forclusion de deux mois pour la demande de paiement ainsi qu'une possibilité de réouverture de ce délai. - Affaire C-125/01.
Recueil de jurisprudence 2003 page I-09375

Conclusions de l'avocat général

1. Adoptée sur le fondement de l'article 100 du traité CE (devenu article 94 CE), la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur (ci-après la «directive»), vise, selon la jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, arrêt du 14 juillet 1998, Regeling, C-125/97, Rec. p. I-4493, point 3), à assurer un minimum de protection aux
salariés confrontés à l'insolvabilité de leur employeur.

2. L'harmonisation qu'impose la directive est d'intensité variable. Sur certains points, par exemple la définition de l'état d'insolvabilité ou les catégories de salariés que les États membres peuvent, à titre exceptionnel, exclure de son champ d'application, la directive est très précise. Sur d'autres, elle l'est beaucoup moins. C'est ainsi qu'elle n'entend pas porter atteinte au droit national en ce qui concerne, notamment, la définition des termes («travailleur salarié»), («employeur»),
(«rémunération»), et qu'elle reconnaît aux États membres la possibilité d'exclure du champ de la garantie les cotisations sociales, tant au titre des régimes légaux de sécurité sociale qu'au titre des régimes complémentaires de prévoyance.

3. S'agissant de son objet même, à savoir l'obligation de l'organisme de garantie, dont elle impose la mise en place, de se substituer à l'employeur défaillant pour assurer au salarié le paiement de sa rémunération, la directive, tout en reconnaissant aux États membres la faculté de limiter l'obligation de paiement des institutions de garantie, définit, dans son article 4, un minimum devant, sous réserve de la possibilité, afin d'éviter le versement de sommes allant au-delà de sa finalité sociale,
de fixer un plafond pour la garantie de paiement des créances salariales impayées, être versé par l'organisme de garantie, minimum défini à travers la détermination de la durée de la période pour laquelle la rémunération non versée par l'employeur doit être payée par l'organisme de garantie.

4. Cette ambition limitée du législateur communautaire est répétée à l'article 9 de la directive, aux termes duquel «[l]a présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d'appliquer ou d'introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables aux travailleurs salariés».

5. Sur la manière dont les organismes de garantie doivent s'acquitter de la mission qui leur est dévolue, la directive est peu prolixe. Son article 5 se contente en effet d'énoncer que:

«Les États membres fixent les modalités de l'organisation, du financement et du fonctionnement des institutions de garantie en observant notamment les principes suivants:

a) le patrimoine des institutions doit être indépendant du capital d'exploitation des employeurs et être constitué de telle façon qu'il ne puisse être saisi au cours d'une procédure en cas d'insolvabilité;

b) les employeurs doivent contribuer au financement, à moins que celui-ci ne soit assuré intégralement par les pouvoirs publics;

c) l'obligation de paiement des institutions existe indépendamment de l'exécution des obligations de contribuer au financement.»

6. Il n'y a là cependant rien d'extraordinaire, si l'on veut bien se souvenir que, en vertu de l'article 189, troisième alinéa, du traité CE (devenu article 249, troisième alinéa, CE), «[l]a directive lie tout État membre au destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens».

7. En l'espèce, c'est exactement la démarche adoptée par le législateur communautaire, puisque la directive définit le résultat devant être atteint, à savoir l'intervention, à la place de l'employeur défaillant, d'un organisme de garantie pour assurer aux travailleurs un minimum prédéfini de protection quant à la perception de leur rémunération, tout en laissant les États membres libres, moyennant le respect de certains principes qu'énonce l'article 5 de la directive, de définir les modalités de
l'organisation, du financement et du fonctionnement des organismes de garantie.

8. Si le champ ainsi laissé libre à l'initiative des États membres apparaît très large, il n'en demeure pas moins qu'il ne saurait dépasser les limites qu'impose l'obligation impérative d'aboutir au résultat imposé, à savoir l'octroi effectif de la prestation minimale prescrite aux salariés entrant dans le champ d'application de la directive.

9. Toute modalité d'organisation ou de fonctionnement de l'organisme de garantie de nature à faire obstacle à l'obtention de ce résultat, par rapport auquel les États membres ne disposent d'aucune marge d'appréciation, est, au niveau des principes, inadmissible.

10. Ceci étant acquis, il n'en reste pas moins qu'un organisme payeur, et donc responsable, vis-à-vis de tous ceux appelés à lui fournir des ressources, de la bonne gestion de celles-ci, ne saurait assumer sa mission sans édicter des règles précises et contraignantes devant, sous peine de déchéance, être respectées par les travailleurs entendant se prévaloir du droit à un paiement de sa part.

11. L'organisme de garantie ne peut échapper à l'édiction de règles comptables et à la mise en place d'une procédure de présentation des demandes de paiement ainsi que d'une procédure de vérification de leur bien-fondé et de décaissement des fonds au profit des bénéficiaires, une fois ceux-ci identifiés et l'étendue de leurs droits fixée.

12. Il va de soi que cette indispensable faculté de réglementation des États membres ne saurait être utilisée par ceux-ci pour poser des règles directement contraires à celles qu'édicte la directive en ce qui concerne l'ouverture du droit à la garantie, les bénéficiaires de celle-ci et les montants devant être garantis.

13. Le véritable problème de compatibilité avec les exigences de la directive de règles de procédure régissant le fonctionnement de l'organisme de garantie va se poser à propos de règles qui ne contreviennent en aucune manière directement à une règle posée par la directive, mais dont le non-respect est sanctionné par un refus d'octroi de la garantie, et qui ont donc pour effet de priver de la garantie minimale un travailleur qui, aux termes de la directive, est en droit de la revendiquer.

14. Il s'agira alors de déterminer si la règle en cause, parce qu'elle apparaît justifiée au regard des nécessités d'un fonctionnement efficace de l'organisme de garantie et relève de l'autonomie laissée par le législateur communautaire aux États membres pour régir ce fonctionnement, doit être considérée comme admissible au regard des exigences formulées par la directive ou, au contraire, parce qu'elle aboutit, sans justification admissible, à priver de la garantie minimale un salarié y ayant
vocation aux termes de la directive, être analysée comme constitutive d'une violation de cette dernière, et, de ce fait, être écartée par le juge national.

15. C'est à cette problématique qu'est confronté le Sozialgericht Leipzig (Allemagne) dans le litige qui oppose devant lui M. Pflücke à la Bundesanstalt für Arbeit (Office fédéral du travail, ci-après la «Bundesanstalt»), gestionnaire en Allemagne du mécanisme de garantie prévu par la directive.

Le litige au principal et les questions préjudicielles

16. M. Pflücke était employé jusqu'au 30 juin 1997, date de prise d'effet de sa démission, d'une entreprise qui a cessé son activité le 31 décembre 1997, et à l'encontre de laquelle une procédure de faillite a été ouverte le 2 janvier 1998.

17. M. Pflücke estime être en droit de réclamer à son ex-employeur le paiement de son salaire, d'un montant brut de 3 502,80 DEM pour le mois de juin 1997. Le 2 février 1998, il a produit sa créance devant le juge de la faillite.

18. Ce dernier l'a dans un premier temps contestée, pour finalement, après un jugement prononcé par défaut à son encontre par l'Arbeitsgericht München (Allemagne) auquel s'était adressé M. Pflücke, la reconnaître, d'abord partiellement, dans une attestation adressée à l'intéressé le 10 mars 1999, puis intégralement, dans un courrier du 11 mai 1999.

19. M. Pflücke a envoyé ladite attestation à la Bundesanstalt le 9 avril 1999 avant de demander expressément, le 9 (ou le 17, l'ordonnance de renvoi étant peu claire sur ce point) juin 1999, le versement d'une indemnité à titre de créance de salaire impayée pour cause de faillite, au titre de l'article 141 b de l'Arbeitsförderungsgesetz («loi allemande sur la promotion du travail») en vertu duquel:

«(1) A droit à un paiement de substitution en cas de faillite le travailleur salarié qui, à la date de l'ouverture de la procédure de faillite visant le patrimoine de son employeur, possède encore des créances de salaires portant sur les trois derniers mois de la relation de travail qui précèdent cette date.»

20. Cette demande a fait l'objet d'une décision de rejet en date du 14 juillet 1999.

21. À l'appui de ce rejet, la Bundesanstalt faisait valoir que la demande qui lui avait été adressée était frappée de forclusion. Elle s'appuyait à cet effet sur l'article 141 e de l'Arbeitsförderungsgesetz qui énonce, à son paragraphe 1, que:

«L'indemnité est allouée sur demande par l'Arbeitsamt compétent. La demande doit être déposée dans un délai de deux mois à compter de l'ouverture de la procédure de faillite. Le paiement de substitution en cas de faillite est quand même accordé si le travailleur a laissé passer le délai pour des raisons dont il n'est pas responsable, à condition qu'il en fasse la demande dans les deux mois suivant la disparition de l'empêchement. Le travailleur est responsable de l'inobservation du délai s'il n'a
pas montré la diligence nécessaire pour faire valoir ses droits.»

22. De ce texte la Bundesanstalt déduit que le délai de forclusion s'était étendu du 3 janvier au 2 mars 1998. La demande présentée par M. Pflücke était de ce fait largement hors délai et une prorogation de délai était exclue, au motif que la production de la créance salariale en février 1998 auprès du juge de la faillite faisait apparaître que M. Pflücke était à cette époque parfaitement au courant de l'insolvabilité de son ex-employeur.

23. Le Sozialgericht, qui doit statuer sur le recours dirigé par M. Pflücke contre le rejet de la réclamation qu'il avait déposée contre ladite décision de rejet, s'interroge sur le point de savoir si l'application de l'article 141 e de l'Arbeitsförderungsgesetz n'aurait pas, alors que la directive ne prévoit nullement la possibilité pour les États membres d'instaurer un délai de forclusion, pour effet de priver M. Pflücke du minimum de protection auquel la directive lui ouvre droit, et si, dans ce
cas, il lui appartient de laisser inappliquée cette disposition de son droit national.

24. C'est pourquoi, par une ordonnance enregistrée au greffe de la Cour le 19 mars 2001 sous le numéro C-125/01, cette juridiction nous pose les questions préjudicielles suivantes:

«1) Un délai de forclusion applicable aux demandes de paiement, par l'institution de garantie, d'arriérés de salaires est-il compatible avec l'article 9 de la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur?

2) La Cour partage-t-elle l'avis de la chambre de céans selon lequel un tel délai de forclusion ne constitue pas une disposition législative ou réglementaire plus favorable au travailleur salarié au sens de l'article 9 de la directive 80/987/CEE?

3) La chambre de céans est-elle tenue, en vertu de la jurisprudence de la Cour, de ne pas appliquer la disposition relative au délai de forclusion?»

25. Des observations écrites ont été présentées par les gouvernements allemand, danois et finlandais ainsi que par la Commission.

26. Avant de nous interroger sur les réponses qu'appellent ces questions, nous devons constater, avec la Commission, que l'article 9 de la directive, auquel se réfèrent les deux premières questions, n'est pas pertinent. Le fait est que l'institution d'un délai de forclusion opposable au travailleur qui demande l'intervention de l'organisme de garantie ne peut, à l'évidence, pas être qualifié de mesure plus favorable au salarié que ce qu'a prévu la directive. La véritable question que, au vu des
motifs de son ordonnance, se pose la juridiction de renvoi est celle de savoir si le législateur allemand pouvait, alors que la directive est totalement muette à ce sujet, introduire un délai de forclusion sans se heurter à l'interdiction de priver un salarié entrant dans le champ d'application de la directive du minimum de protection que celle-ci a entendu lui garantir.

27. C'est pourquoi nous suivrons sans hésitation la proposition de la Commission selon laquelle il y aurait lieu de regrouper les deux premières questions en les reformulant.

28. Pour cette reformulation, le libellé correspondant le mieux aux interrogations de la juridiction de renvoi nous semble devoir être: la directive doit-elle être interprétée en ce sens qu'elle fait obstacle à l'application d'un délai de forclusion, tel celui prévu à l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz, pour faire valoir des droits entrant dans le champ de la directive?

Sur les deux premières questions

29. Pour répondre à ces questions, il faut, comme le font les observations de la Commission auxquelles nous ferons de larges emprunts, dans la mesure où elles nous apparaissent rigoureuses et complètes, en ce sens qu'elles ne négligent aucun aspect de la problématique soulevée par la question du Sozialgericht, commencer par écarter l'argument selon lequel le simple fait que la directive n'envisage nullement l'instauration d'un délai de forclusion devrait conduire à considérer qu'un tel délai est
inadmissible.

30. D'une part, en effet, comme nous l'avons rappelé plus haut, s'agissant d'une directive, les États membres conservent, par définition, le choix des moyens pour atteindre le but prescrit. La mise en place d'une procédure à respecter pour obtenir le paiement par l'organisme de garantie des salaires impayés figure certainement parmi ces moyens.

31. Cette mise en place est d'ailleurs indispensable, car, sans procédure, on ne voit pas comment pourrait se concrétiser la garantie conférée par la directive.

32. D'autre part, l'article 5 de la directive (voir point 5 ci-dessus) constituerait, si besoin en était, une base juridique suffisante pour l'édiction par les États membres de règles de procédure devant être respectées par les travailleurs pouvant revendiquer le bénéfice de la garantie.

33. On ne saurait pas davantage considérer, comme semble le faire la juridiction de renvoi, que l'instauration d'un délai de forclusion, parce qu'elle va nécessairement conduire à ce que certains travailleurs ne bénéficient pas effectivement, faute de l'avoir respecté, de la garantie visée par la directive, est en elle-même incompatible avec la volonté du législateur communautaire, soulignée par la jurisprudence de la Cour, d'octroyer aux travailleurs confrontés à l'insolvabilité de leur employeur
une garantie minimale.

34. En effet, c'est au niveau du quantum auquel peut prétendre le salarié que se situe la garantie minimale, qui ne saurait être comprise comme un droit inconditionné d'être indemnisé. L'article 10 de la directive, qui permet aux États membres d'adopter des mesures nécessaires pour éviter des abus, est d'ailleurs là pour en témoigner.

35. Cette indispensable mise au point effectuée, nous commencerons par rappeler, comme le font le gouvernement danois et la Commission, que, dans son arrêt du 16 décembre 1976, Rewe (33/76, Rec. p. 1989, point 5), la Cour a jugé que:

«[...] en l'absence de réglementation communautaire en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire, étant entendu que ces modalités ne peuvent être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne.

[...]

[...] il n'en serait autrement que si ces modalités aboutissaient à rendre, en pratique, impossible l'exercice de droits que les juridictions nationales ont l'obligation de sauvegarder.»

36. Cette faculté reconnue par l'arrêt Rewe, précité,et que l'on a coutume de qualifier d'autonomie procédurale, englobe à l'évidence la fixation de délais devant être respectés par celui qui entend se prévaloir devant les autorités nationales de droits qu'il tire du droit communautaire.

37. S'il était besoin, on en trouverait confirmation dans l'arrêt du 22 février 2001, Camarotto et Vignone (C-52/99 et C-53/99, Rec. p. I-1395, point 28), dans lequel il est rappelé que:

«Par une jurisprudence constante, la Cour a reconnu la compatibilité avec le droit communautaire de la fixation de délais raisonnables de recours à peine de forclusion dans l'intérêt de la sécurité juridique (voir arrêts du 16 décembre 1976, Rewe, 33/76, Rec. p. 1989, point 5, et Comet, 45/76, Rec. p. 2043, points 17 et 18, et du 27 mars 1980, Denkavit italiana, 61/79, Rec. p. 1205, point 23).»

38. Cette admissibilité de principe de la fixation de délais de forclusion ne préjuge cependant en rien de l'admissibilité d'un délai particulier, tel celui sur lequel nous interroge la juridiction nationale.

39. Pour conclure à cette admissibilité, il faut, en effet, s'assurer que sont respectées les exigences posées par le droit communautaire, telles qu'elles sont exprimées dans la jurisprudence de la Cour.

40. Examinons donc, en premier lieu, si le délai en cause a une véritable raison d'être. Il est à cet égard indéniable que le règlement rapide par l'organisme de garantie des problèmes de créances salariales impayées que fait apparaître l'insolvabilité d'une entreprise est évidemment souhaitable.

41. En dehors même de ce que la rapidité est dans l'intérêt bien compris des salariés concernés, on doit admettre qu'une demande de paiement présentée des mois ou des années après la constatation d'insolvabilité va, dans la plupart des cas, poser des problèmes complexes à l'organisme de garantie.

42. Comme le font valoir les gouvernements allemand, danois et finlandais, la déconfiture d'une entreprise va fréquemment s'accompagner de la destruction de sa mémoire, en ce sens que son personnel sera dispersé et que la conservation de ses archives deviendra aléatoire, de sorte qu'il pourra s'avérer très difficile d'établir l'existence effective de créances salariales à honorer, d'où le risque de présentation de demandes abusives contre lesquelles, rappelons-le, l'article 10 de la directive
autorise les États membres à se prémunir.

43. On peut donc considérer que l'efficacité même du système de garantie et la sécurité juridique pourraient être compromises par la présentation de demandes tardives.

44. Mais surtout, comme le font remarquer ces mêmes gouvernements, la fixation de délais de forclusion apparaît nécessaire au regard du financement de l'organisme de garantie.

45. En effet, dès lors que l'organisme de garantie est subrogé dans les droits des travailleurs qu'il a indemnisés, il va lui-même, pour pouvoir faire valoir utilement sa créance, devoir se plier aux délais imposés en cas de faillite aux créanciers pour faire reconnaître leurs créances.

46. L'obliger à payer des arriérés de salaires, à la suite des demandes qui lui seraient présentées à un moment où lui-même ne pourrait plus engager d'actions contre la masse de la faillite en se fondant sur la subrogation dont il bénéficie, conduirait à tarir une de ses sources de financement.

47. Entendons-nous bien. Il est clair que, précisément parce qu'il est appelé à pallier les défaillances d'entreprises insolvables, l'organisme de garantie n'a absolument pas l'assurance de récupérer d'un côté ce qu'il aura déboursé de l'autre et que donc il a nécessairement besoin d'autres sources de financement, que ce soient les cotisations patronales et salariales ou le budget des collectivités publiques.

48. Mais, pour insuffisant que puisse être le financement par voie de récupération des créances dans lesquelles il est subrogé, il ne saurait être question de compromettre ce financement, avec la conséquence que les autres sources de financement seraient davantage mises à contribution.

49. Il s'agit, à notre avis, bien au contraire d'optimiser cette source de financement, et, à cet égard, le délai de forclusion apparaît quasi inévitable, et en tout état de cause justifié.

50. S'agissant de sa durée, il nous semble que c'est à la juridiction nationale qu'il appartient de vérifier si elle est raisonnable au regard de cette nécessité pour l'organisme de garantie de respecter lui-même le délai de présentation des créances auprès du juge de la faillite, même si, selon la Commission, tel serait effectivement le cas en Allemagne.

51. Interrogeons-nous ensuite sur la question de savoir si le délai fixé par l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz est réaliste, en ce sens qu'il ne rend pas pratiquement impossible l'exercice effectif par le salarié des droits que lui confère la directive.

52. Sur ce point, la lecture de l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz fait apparaître que le droit allemand ne fait pas preuve d'une rigueur excessive.

53. En effet, le délai de forclusion ne commence pas à courir vis-à-vis du travailleur qui n'a pas présenté de demande parce qu'il en était empêché, c'est-à-dire n'a pas agi pour des raisons dont il n'est pas responsable.

54. On doit donc supposer que le salarié qui, comme M. Pflücke, a quitté l'entreprise avant que celle-ci ne cesse son activité, et qui donc n'est pas nécessairement au courant de sa déconfiture, ne se verra pas automatiquement déclaré forclos s'il n'a pas introduit sa demande deux mois après l'ouverture de la procédure de faillite.

55. Par ailleurs, la Commission nous indique que l'introduction de la demande n'est, en droit allemand, soumise à aucun formalisme pesant et qu'elle peut parfaitement intervenir à titre conservatoire, si le salarié ne dispose pas immédiatement de toutes les preuves et documents nécessaires au traitement de son dossier, ce qui était le cas de M. Pflücke, dont la créance salariale faisait l'objet d'un contentieux judiciaire. Mais, là encore, c'est au juge national qu'il appartient de procéder aux
vérifications nécessaires.

56. Si donc l'institution d'un délai de forclusion résulte de préoccupations légitimes et n'a pas pour effet de rendre pratiquement impossible l'exercice du droit à indemnisation conféré par la directive, il nous faut, au titre des exigences résultant de la jurisprudence de la Cour, aborder la question de son caractère proportionné.

57. La sanction de déchéance qu'encourt le travailleur qui aurait été en mesure de déposer une demande de paiement dans le délai de deux mois suivant la constatation d'insolvabilité, mais qui ne l'a pas fait, reste-t-elle dans les limites des exigences du principe de proportionnalité?

58. Si l'on met en balance l'intérêt primordial, que nous avons évoqué plus haut, de l'organisme de garantie à être en possession le plus rapidement possible de l'ensemble des demandes d'indemnisation afférentes à la défaillance d'un employeur, tant au regard de la sécurité juridique, de l'efficacité de son fonctionnement que de la préservation de ses ressources, et le préjudice que va subir le travailleur qui n'aura pas pris soin de déposer sa demande dans le délai de deux mois, il nous semble,
comme à la Commission, que l'on doit admettre que, compte tenu des aménagements que comporte le texte de l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz, la fixation à deux mois du délai n'est pas disproportionnée, car on est certainement en droit d'attendre du bénéficiaire d'une garantie aussi essentielle que la garantie de la rémunération pour le travail effectué qu'il fasse preuve d'un minimum de diligence.

59. Certes, comme ne manque pas de le relever la Commission, le cas de M. Pflücke est quelque peu particulier, dans la mesure où, s'il n'a pas saisi l'organisme de garantie dans le délai prescrit, il a pris la précaution de produire directement sa créance dans la procédure de faillite et ne saurait donc se voir reprocher d'avoir manifestement manqué à l'obligation de veiller à la sauvegarde de ses intérêts.

60. Mais, comme le note également la Commission, le fait que le juge de la faillite était informé de l'existence d'une créance salariale ne fait pas en lui-même disparaître les exigences auxquelles est confronté l'organisme de garantie pour accomplir efficacement sa mission, même si est écartée la perte de la créance vis-à-vis de la masse de la faillite. On aperçoit facilement toutes les difficultés, pour ne pas dire le chaos, auxquelles se trouverait confronté cet organisme si le travailleur avait
le choix entre la production à la faillite et la présentation d'une demande auprès de l'organisme dont il attend qu'il lui verse ses salaires impayés.

61. C'est pourquoi exiger le dépôt d'une demande directement auprès de l'organisme de garantie dans le délai prescrit ne nous apparaît pas relever d'un formalisme excessif.

62. Reste la dernière condition à laquelle doit satisfaire l'institution d'un délai de forclusion pour être admissible au regard du droit communautaire, à savoir que le délai retenu ne soit pas plus rigoureux que les délais devant être respectés pour faire valoir des droits tirant leur origine du seul droit national.

63. Comme la Commission, nous estimons que la comparaison doit s'opérer par rapport aux délais que connaissent des régimes de protection sociale comparables, propres à l'ordre juridique national.

64. Selon la Commission, qui aurait procédé à cette comparaison, il ne serait pas possible de constater de traitement défavorable de la prestation prévue par la directive, que ce soit au niveau de la longueur du délai ou de celui de la sanction à laquelle s'expose celui qui ne le respecte pas.

65. Mais, là encore, comme ne le conteste aucunement la Commission, c'est au juge national qu'il revient de procéder aux vérifications nécessaires.

66. De tout ce qui précède, il ressort que, aux première et deuxième questions de la juridiction nationale, il y a lieu de répondre que la directive doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas à l'application d'un délai de forclusion pour l'exercice des droits qu'elle crée au profit des salariés en cas d'insolvabilité de leur employeur, tel le délai institué par l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz, dès lors que l'exigence du respect de ce délai ne rend pas
pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice desdits droits, que le délai en cause n'est pas moins favorable que ceux applicables à des cas semblables fondés sur le droit national et que ce délai n'est pas disproportionné, et qu'il appartient à la juridiction nationale de procéder aux vérifications nécessaires, conformément aux données du droit national et à toutes les circonstances de l'espèce.

Sur la troisième question

67. La troisième question de la juridiction nationale ne nous retiendra guère, tant la réponse qu'elle appelle est évidente.

68. En effet, si le juge national devait constater que le délai de forclusion prévu à l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz est inadmissible au regard de la directive, il lui appartiendrait, selon une jurisprudence constante de la Cour issue des arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, Rec. p. 629), et du 14 juillet 1994, Faccini Dori (C-91/92, Rec. p. I-3325), d'essayer de remédier à l'incompatibilité constatée par voie d'interprétation du droit national et, si cela s'avère
impossible, d'écarter purement et simplement l'application de la règle nationale faisant obstacle à l'exercice du droit conféré par le droit communautaire.

69. Il y a donc lieu de répondre à cette question que le juge national a l'obligation de laisser inappliquée une disposition du droit national qui n'est pas conforme aux dispositions du droit communautaire et qui ne peut pas être rendue conforme par voie d'interprétation.

Conclusions

70. Synthétisant les résultats auxquels nous sommes parvenu précédemment, nous proposons à la Cour de répondre aux questions du Sozialgericht Leipzig que:

«- La directive 89/187/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas à l'application d'un délai de forclusion pour l'exercice des droits qu'elle crée au profit des salariés en cas d'insolvabilité de leur employeur, tel le délai institué par l'article 141 e, paragraphe 1, de l'Arbeitsförderungsgesetz
("loi allemande sur la promotion du travail"), dès lors que l'exigence du respect de ce délai ne rend pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice desdits droits, que le délai en cause n'est pas moins favorable que ceux applicables à des cas semblables fondés sur le droit national et que ce délai n'est pas disproportionné. Il appartient à la juridiction nationale de procéder aux vérifications nécessaires, conformément aux données du droit national et à toutes les circonstances
de l'espèce.

- Le juge national a l'obligation de laisser inappliquée une disposition du droit national qui n'est pas conforme aux dispositions du droit communautaire et qui ne peut pas être rendue conforme par voie d'interprétation.»


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-125/01
Date de la décision : 24/09/2002
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Sozialgericht Leipzig - Allemagne.

Protection des travailleurs - Insolvabilité de l'employeur - Garantie portant sur le paiement des créances salariales - Disposition nationale prévoyant un délai de forclusion de deux mois pour la demande de paiement ainsi qu'une possibilité de réouverture de ce délai.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : Peter Pflücke
Défendeurs : Bundesanstalt für Arbeit.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Edward

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2002:527

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