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29/11/2001 | CJUE | N°C-258/00

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Geelhoed présentées le 29 novembre 2001., Commission des Communautés européennes contre République française., 29/11/2001, C-258/00


Avis juridique important

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62000C0258

Conclusions de l'avocat général Geelhoed présentées le 29 novembre 2001. - Commission des Communautés européennes contre République française. - Manquement - Directive 91/676/CEE - Protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles - Défin

ition des eaux atteintes par la pollution - Désignation des zones vulnérabl...

Avis juridique important

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62000C0258

Conclusions de l'avocat général Geelhoed présentées le 29 novembre 2001. - Commission des Communautés européennes contre République française. - Manquement - Directive 91/676/CEE - Protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles - Définition des eaux atteintes par la pollution - Désignation des zones vulnérables. - Affaire C-258/00.
Recueil de jurisprudence 2002 page I-05959

Conclusions de l'avocat général

I - Introduction

1. L'application de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles (1) (ci-après la «directive sur les nitrates»), continue à donner lieu à des conflits d'interprétation entre les États membres et la Commission. Ces conflits d'interprétation ont souvent un caractère technique, comme en l'espèce.

2. Conformément à l'article 3, paragraphe 1, de la directive sur les nitrates, les États membres doivent identifier les eaux atteintes par la pollution par des composés azotés à partir de sources agricoles ainsi que les eaux susceptibles de l'être, si aucune mesure n'est prise pour diminuer la charge d'azote à partir de sources agricoles. Pour ce faire, ils doivent désigner comme «zones vulnérables» les zones agricoles qui alimentent les eaux dont il est établi qu'elles sont surchargées en composés
azotés ou menacent de l'être.

3. Pour ces zones vulnérables, des programmes d'action doivent être établis notamment en vue de réduire l'apport d'azote dans le sol, conformément à l'article 5, paragraphe 1, de la directive sur les nitrates. Ainsi la probabilité que les composés azotés non assimilés par les végétaux soient éliminés du sol par lessivage de terres pour se retrouver dans les eaux de surface déjà surchargées ou menacées de l'être, diminue.

4. Il est évident qu'un lien existe entre l'étendue des eaux de surface polluées par des composés azotés ou qui menacent de l'être et l'étendue des zones vulnérables à désigner. Il est également évident que l'étendue des zones vulnérables a, à son tour, des conséquences pour l'étendue et la mesure dans laquelle les méthodes de production agricoles doivent être adaptées.

5. Étant donné les conséquences écologiques et économiques que la détermination des eaux de surface polluées par des composés azotés, ou menacées de l'être, peut entraîner, des critères comparables doivent être utilisés dans toute la Communauté pour désigner ces eaux. Ces critères sont fixés pour les eaux de surface à l'annexe I, A, point 3, de la directive sur les nitrates.

6. Le conflit d'opinion opposant en l'espèce le gouvernement français et la Commission, porte sur l'interprétation et l'application des dispositions de l'annexe I, A, point 3. Le débat que les parties ont engagé dans la procédure préliminaire et dans la procédure devant la Cour est de caractère essentiellement technico-scientifique; pour étayer leurs points de vue divergents, les parties renvoient à une importante littérature sur l'écologie des différents types d'eaux de surface et des formes de vie
végétales et animales qui s'y développent.

7. Après avoir exposé les dispositions pertinentes de la directive sur les nitrates et les considérants de la directive qui s'y rapportent, ainsi que le déroulement de la procédure, je commencerai par résumer les aspects techniques du litige et les conséquences qui en découlent pour l'application de la directive sur les nitrates et pour les objectifs qu'elle poursuit. C'est à la lumière de ces conséquences qu'il nous faudra ensuite apprécier les points de vue défendus par les parties.

II - Cadre juridique

A - Les dispositions pertinentes de la directive sur les nitrates

Article 3, paragraphes 1 & 2:

«1. Les eaux atteintes par la pollution et celles qui sont susceptibles de l'être si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises sont définies par les États membres en fonction des critères fixés à l'annexe I.

2. Dans un délai de deux ans à compter de la notification de la présente directive, les États membres désignent comme zones vulnérables toutes les zones connues sur leur territoire qui alimentent les eaux définies conformément au paragraphe 1 et qui contribuent à la pollution. Ils notifient cette désignation initiale à la Commission dans un délai de six mois.»

L'annexe I contenant des critères de définition des eaux visés à l'article 3, paragraphe 1, s'énonce comme suit:

«A. Les eaux visées à l'article 3 paragraphe 1 sont définies en fonction, entre autres, des critères suivants:

1) si les eaux douces superficielles, notamment celles servant ou destinées au captage d'eau potable, contiennent ou risquent de contenir, si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises, une concentration de nitrates supérieure à celle prévue par la directive 75/440/CEE;

2) si les eaux souterraines ont, ou risquent d'avoir, une teneur en nitrate supérieure à 50 milligrammes par litre si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises;

3) si les lacs naturels d'eau douce, les autres masses d'eau douce, les estuaires, les eaux côtières et marines ont subi ou risquent dans un avenir proche de subir une eutrophisation si les mesures prévues à l'article 5 ne sont pas prises.

B. Dans l'application de ces critères, les États membres tiennent également compte:

1) des caractéristiques physiques et environnementales des eaux et des terres;

2) des connaissances actuelles concernant le comportement des composés azotés dans l'environnement (eaux et sols);

3) des connaissances actuelles concernant l'incidence des mesures prises conformément à l'article 5.»

Voici comment l'article 2, sous i), de la directive définit la notion d'«eutrophisation», qui est essentielle pour l'interprétation et l'application du critère énoncé à l'annexe I, A, point 3: «l'enrichissement de l'eau en composés azotés, provoquant un développement accéléré des algues et des végétaux d'espèces supérieures qui perturbe l'équilibre des organismes présents dans l'eau et entraîne une dégradation de la qualité de l'eau en question».

B - Extraits pertinentes de l'exposé des motifs de la directive sur les nitrates

9. «considérant que la résolution du Conseil, du 28 juin 1988, sur la protection de la mer du Nord et d'autres eaux de la Communauté (2) invite la Commission à présenter des propositions de mesures communautaires» (considérant 3);

«considérant que les nitrates d'origine agricole sont la cause principale de la pollution provenant de sources diffuses, qui affecte les eaux de la Communauté» (considérant 4);

«considérant que les États membres, en encourageant de bonnes pratiques agricoles, peuvent assurer à l'avenir un certain niveau de protection de l'ensemble des eaux contre la pollution» (considérant 5);

«considérant qu'il convient de prévoir une protection spéciale pour certaines zones dont les bassins versants alimentent des eaux susceptibles d'être polluées par des composés azotés» (considérant 8);

«considérant qu'il convient que les États membres définissent les zones vulnérables, qu'ils élaborent et mettent en oeuvre des programmes d'action visant à réduire la pollution des eaux par les composés azotés dans ces zones» (considérant 9);

III - Procédure

10. L'avis et la requête motivés de la Commission se fondent sur quatre griefs. Au cours de la procédure, le gouvernement français a fait droit à deux d'entre eux. A ce stade, la Commission maintient deux griefs. Elle continue à rejeter la méthode que les autorités françaises appliquent pour désigner les eaux qui sont pollués par l'azote ou menace de l'être, comme étant incompatible avec la directive sur les nitrates. Ensuite, elle soutient que c'est à tort que les autorités françaises n'ont pas
désigné la baie de Seine comme étant une eau polluée par l'azote.

11. Concrètement, la Commission demande à la Cour:

- de constater que, en ne procédant pas de manière appropriée à l'identification des eaux polluées par l'azote, et par voie de conséquence, à la désignation des zones dont les bassins versants s'y déversent, en tant que zones vulnérables, conformément à l'article 3 ainsi que de l'annexe I de la directive 91/676/CEE, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ladite directive;

- de condamner la République française aux dépens.

12. La République française demande à la Cour de rejeter le recours de la Commission et de la condamner aux dépens.

13. Le royaume d'Espagne est autorisé à intervenir au soutien des conclusions de la République française.

IV - Objet du litige

14. Les autorités françaises ont procédé à l'application de la directive sur les nitrates par une circulaire du 5 novembre 1992 du ministre de l'Environnement. Cette circulaire contient une annexe 4 intitulée «Prise en compte de l'état d'eutrophisation des eaux».

15. Cette circulaire établit une distinction entre les eaux qui, selon la définition de l'article 2, sous i), de la directive, seraient eutrophes et celles qui ne le seraient pas. La distinction se fonde sur les proportions réciproques dans lesquelles les deux éléments nutritifs des plantes, l'azote et le phosphore, apparaissent dans le milieu (eau ou sol).

16. Au cas où la proportion entre l'azote et le phosphore est élevée - c'est-à-dire lorsqu'il y a relativement beaucoup d'azote disponible dans le milieu -le phosphore est le facteur limitant le développement végétal. Si, dans un tel cas, il y a eutrophisation aboutissant à un développement végétal excessif, la méthode la plus efficace pour lutter contre l'eutrophisation est de diminuer la quantité de phosphore présente dans le milieu aquatique.

17. Lorsque, au contraire, la proportion entre l'azote et le phosphore est faible - c'est-à-dire lorsqu'il y a relativement beaucoup de phosphore disponible dans le milieu - l'azote est le facteur limitant pour le développement végétal. Pour diminuer l'eutrophisation, la réduction de l'azote est alors la mesure la plus efficace.

18. Suivant l'annexe précitée de la circulaire du 5 novembre 1992, la proportion de nitrate et de phosphore en tant qu'éléments nutritifs pour les plantes est équilibrée lorsque le rapport entre les deux est de 16, ce qui signifie 16 atomes d'azote pour 1 atome de phosphore. Lorsque ce chiffre est plus élevé, le phosphore est le facteur limitant, à réduire en cas d'eutrophisation; s'il est plus faible, il est en principe indiqué de réduire l'azote en tant que facteur limitant.

19. Aborder le problème de l'eutrophisation par le facteur limitant n'est cependant pas toujours efficace. Il peut y avoir des cas dans lesquels l'azote est sans doute le facteur limitant mais dans lesquels la diminution de la disponibilité de l'azote n'a pas de sens, parce que les plantes présentes dans le milieu aquatique - en particulier les algues bleues - pourvoient leurs besoins en azote en utilisant celui de l'air. Dans ce cas, une réduction de l'azote en tant qu'élément nutritif, n'est pas
efficace. L'azote est évidemment le facteur limitant, mais non le facteur de maîtrise permettant de résorber l'eutrophisation.

20. Sur la base du raisonnement reproduit ici, l'annexe précitée établit une distinction entre les différents types d'eaux, en fonction de la possibilité de résorber l'eutrophisation en diminuant l'azote en tant que facteur limitant et opérationnel.

21. L'annexe conclut dans ces termes:

«Les connaissances, dans leur état actuel, encore imprécis et incomplet, du fait notamment de la complexité des facteurs et des phénomènes en cause, permettent de penser qu'il y a une forte probabilité pour que l'azote soit le facteur de maîtrise de l'eutrophisation dans le cas des eaux salées (côtières) et des eaux saumâtres stagnantes (lagunes) peu profondes. Il est établi qu'il ne l'est pas dans le cas des eaux saumâtres courantes (estuaires) ou des eaux douces calcaires, stagnantes comme
courantes, où c'est au contraire le phosphore qui joue ce rôle. Enfin, dans le cas des eaux douces acides, surtout stagnantes (retenues), et des eaux saumâtres profondes, des études sont encore nécessaires pour conclure.

Les observations et études [...] ayant permis de caractériser l'état d'eutrophisation des eaux, le groupe de travail aura, sur la base des considérations développées ci-dessus, à apprécier dans quels cas l'azote est le facteur de maîtrise du phénomène. Ceci fait, il lui faudra déterminer par ailleurs si cet azote est bien, au moins de façon prépondérante, d'origine agricole (3). [...] Dans le cas contraire, il n'y aurau pas lieu de délimiter une zone vulnérable particulière sur la base de ce
critère.»

22. Trois observations peuvent être faites quant à cette adaptation technique que les autorités françaises ont faite des obligations de l'article 3, paragraphe 1, et de l'annexe I de la directive sur les nitrates.

23. En premier lieu, cette adaptation se fonde, comme le remarque le gouvernement français, sur la définition que l'article 2, sous i), donne de l'eutrophisation: «l'enrichissement de l'eau en composés azotés, provoquant un développement accéléré des algues et des végétaux d'espèces supérieures qui perturbe l'équilibre des organismes présents dans l'eau et entraîne une dégradation de la qualité de l'eau en question».

24. Lorsque ce n'est pas l'azote mais le phosphore qui est le facteur limitant, l'azote peut évidemment enrichir l'eau mais cet enrichissement n'entraîne pas de développement accéléré d'algues et de végétaux d'espèces supérieures. Dans ces cas, l'azote ne peut pas être caractérisée comme étant le facteur de maîtrise pour résorber l'eutrophisation. Par conséquent, les mesures visées à l'article 5 de la directive sur les nitrates resteraient également sans effet.

25. En deuxième lieu, il ressort de la circulaire que cette adaptation conduit à ce que, dans les cas où les eaux sont enrichies par de l'azote provenant du lessivage de terres mais où l'eutrophisation apparaissant à la suite d'un développement végétal exubérant, n'est pas causée d'abord par l'azote mais bien par le phosphore, aucune terre agricole dont les bassins versants alimentent les eaux en question ne doit être désignée en tant que «zone vulnérable».

26. En troisième lieu, cette méthode est entourée d'incertitudes scientifiques. La circulaire le confirme elle-même; le gouvernement français l'a également admis dans le cours de la procédure.

27. La Commission conteste les points de vue des autorités françaises, telles qu'ils sont exposés dans la circulaire du 5 novembre 1992. Elle souligne que la méthode qui y est utilisée ne tient pas suffisamment compte des variations qui, selon les différentes sortes de plantes, peuvent se présenter lors de l'assimilation des éléments nutritifs. De telles variations pourraient également apparaître au cours du processus de développement des différentes espèces végétales. Dans ce cas, désigner le
phosphore comme étant le facteur limitant et de maîtrise aboutirait à ne pas entraver la croissance excessive des espèces végétales dont l'azote est le facteur limitant.

28. La Commission souligne d'ailleurs que l'azote, en tant qu'élément nutritif, est toujours un facteur important dans l'eutrophisation des eaux de surface; il joue un rôle crucial dans le maintien du phénomène d'eutrophisation, même si la présence complémentaire du phosphore en a déclenché l'apparition. Par conséquent, quelles que soient les mesures que les États membres peuvent prendre pour limiter l'apparition de phosphore dans les eaux de surface, il est toujours souhaitable d'en limiter la
teneur en azote. À cette fin, les eaux ayant une teneur élevée en azote doivent toujours être désignées, en vertu de l'article 3 et de l'annexe I de la directive sur les nitrates, avec les conséquences qui en découlent pour la détermination des zones vulnérables et des programmes d'action en vue de lutter contre la pollution de ces eaux par les nitrates.

29. Au cours de la procédure écrite, tant le gouvernement français que la Commission ont cherché à étayer la crédibilité scientifique de leurs points de vue en renvoyant à des études scientifiques. La lecture des documents présentés confirme la remarque formulée dans la circulaire du 5 novembre 1992, selon laquelle, au regard de la complexité des processus d'eutrophisation, tels que ceux qui se présentent dans les différents types d'eaux de surface, les connaissances actuelles sont encore imprécises
et incomplètes. Ces documents semblent également confirmer la conception selon laquelle le rôle et la signification de l'azote et du phosphate dans le processus d'eutrophisation peuvent varier très fort en fonction du lieu, du moment et de l'espèce végétale.

V - Appréciation

30. Les études et données scientifiques présentées par le gouvernement français et la Commission ne laissent subsister aucun doute quant à la crédibilité scientifique de la méthode utilisée par les autorités françaises pour désigner les eaux qui sont eutrophiées par l'azote ou menacent de l'être.

31. Nous constatons que l'utilisation de cette méthode peut aboutir à ce que les eaux à teneur en azote élevée peuvent être ignorées pour l'application de la directive sur les nitrates, et que par conséquent les terres dont les bassins versants se déversent dans ces eaux, ne doivent pas être désignées comme «zones vulnérables» et qu'aucun programme d'action ne doit être établi.

32. La question juridique centrale à laquelle il faut répondre ici est de savoir si ce résultat est conforme à l'objectif poursuivi par la directive sur les nitrates, à savoir la diminution de la charge du milieu aquatique en azote «pour protéger la santé humaine, les ressources vivantes et les écosystèmes aquatiques».

33. Le gouvernement français fonde essentiellement son point de vue sur deux arguments juridiques.

34. J'ai déjà indiqué le premier ci-dessus, au point 22, à savoir que la méthode qu'il a décrite dans la circulaire du 5 novembre 1992, est conforme à la description insérée à l'article 2, sous i), de la notion d'eutrophisation au sens de la directive sur les nitrates:

- un enrichissement de l'eau en composés azotés, provoquant un développement accéléré des algues et des végétaux d'espèces supérieures;

- provoquant une perturbation de l'équilibre entre les différents organismes présents dans l'eau;

- perturbation entraînant une dégradation de la qualité de l'eau.

Le gouvernement français en déduit que seul l'enrichissement des eaux de surface en nitrates ne rend pas ces eaux eutrophes au sens de la directive.

35. Le gouvernement français emprunte le deuxième argument à l'arrêt Standley e.a. (4) Cet arrêt reconnaîtrait aux États membres une large marge d'appréciation dans le choix des méthodes de désignation des zones vulnérables conformément à la directive sur les nitrates.

36. À l'encontre du premier argument, la Commission objecte que la définition de l'article 2, sous i), de la directive ne vise pas à énumérer trois conditions cumulatives permettant de décider si, dans un cas, on peut parler d'eutrophisation et, dans l'autre, pas. Son objectif est de préciser le rôle de l'azote dans le processus d'eutrophisation.

37. La Commission a contredit le deuxième argument dans ses mémoires ainsi qu'à l'audience. Si l'on peut emprunter à l'arrêt Standley e.a. (5) un argument en faveur de l'existence d'une marge d'appréciation pour les États membres dans la fixation des eaux menacées par l'eutrophisation, ce pouvoir d'appréciation ne peut pas aboutir à ce qu'une partie importante des eaux chargées d'azote puisse ne soit pas désignée.

38. Pour apprécier ces arguments, j'estime qu'il faut se référer à l'objectif de la directive, tel qu'il est formulé dans les considérants. Cet objectif est de protéger la santé humaine, les ressources vivantes et les écosystèmes aquatiques et de garantir d'autres usages des eaux. Dans un rapport plus éloigné, la protection de la mer du Nord est également citée.

39. A la lumière de ces objectifs, l'interprétation et l'application restrictives de la définition de l'article 2, sous i), telle qu'elles ressortent de la circulaire du 5 novembre 1992, ne peuvent pas être défendues pour désigner les eaux eutrophiées.

40. Indépendamment des objections scientifiques qui pourraient exister en la matière - la Commission a insisté à ce sujet dans sa réplique - la méthode française pourrait aboutir à ce que des parties importantes des eaux douces de surface, des estuaires d'eau saumâtre et des parties des eaux côtières ne puissent jamais être désignées comme étant eutrophes, même si la (menace de) pollution par l'azote à partir de sources agricoles est sérieuse.

41. Un tel résultat ne tient pas compte du fait que dans de telles eaux, des espèces végétales peuvent apparaître dont le développement est accéléré par la teneur en azote, ce qui entraîne des risques pour l'équilibre entre les différents organismes présents dans l'eau. On ne tient pas davantage compte à ce propos des changements saisonniers qui font d'abord du phosphore, puis du nitrate, le facteur limitant le plus important pour le phénomène d'eutrophisation. Les objectifs de protection cités au
point 37 et poursuivis par la directive sur les nitrates restent par conséquent à l'avance, hors d'atteinte.

42. La méthode contestée, qui conduit tout simplement à soustraire certaines catégories d'eaux au champ d'application de la directive uniquement sur la base de suppositions génériques sur l'azote ou sur le phosphore, en tant que facteurs limitants et de maîtrise du phénomène d'eutrophisation, se trouve en contradiction avec la condition de l'annexe I, B, point 1, qui impose aux États membres de tenir compte également des caractéristiques physiques et du milieu des eaux et du sol. Cette exigence
impose un examen spécifique de la teneur en azote et des phénomènes et risques d'eutrophisation des eaux séparées et des terres dont les bassins versants s'y déversent. C'est seulement à ce moment que les zones vulnérables visées à l'article 3 de la directive peuvent être judicieusement délimitées et que les programmes d'action qui en découlent peuvent être établis.

43. Enfin, la méthode attaquée semble passer outre au fait que c'est l'eau douce courante qui peut arriver dans des milieux possédant des caractéristiques physiques très différentes. Un petit cours d'eau peut naître sur un haut plateau acide et oligotrophe, passer ensuite dans un estuaire saumâtre via une plaine à sol calcaire pour déboucher enfin dans un milieu purement marin à teneur élevée en sel. Si une quantité importante d'azote devait polluer ces eaux à un moment quelconque de leur parcours,
les conséquences, en termes de développement végétal accéléré entraînant des conséquences graves pour le milieu naturel, n'en seraient visibles pour la première fois que dans les eaux côtières. Dans l'approche compartimentée telle qu'elle découle de la méthode choisie par les autorités françaises, la source de la pollution à l'azote pourrait ne pas être prise en considération. Un tel résultat ne semble pas être compatible avec l'objectif poursuivi de protéger la mer du Nord contre la pollution par
l'azote.

44. Je conclus de ce qui précède que la méthode choisie par les autorités françaises pour désigner les eaux eutrophiées ou menacées de l'être, n'est pas appropriée dans le cadre des objectifs de la directive sur les nitrates.

45. Le fait que les États membres disposent d'une certaine marge d'appréciation dans le choix de la méthode de désignation des eaux de surface eutrophiées ou menacées de l'être ne change rien à cette constatation. Des différences de conditions géographiques et d'utilisation du sol à l'intérieur de la Communauté justifient cette marge d'appréciation, surtout si l'on considère que certaines incertitudes scientifiques subsistent encore relativement au phénomène d'eutrophisation.

46. Dans l'arrêt Standley e.a. cité ci-dessus (points 37 à 40), la Cour a confirmé que la directive peut être appliquée par les États membres de manière différente. Cela n'est pas contraire à la nature de la directive, «[...] dans la mesure où elle ne poursuit pas l'harmonisation des législations nationales en la matière, mais vise à créer les instruments nécessaires afin que soit garantie, dans la Communauté, la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources
agricoles...»

47. De cette citation extraite du point 39 de l'arrêt Standley e.a., il ressort que les États membres, même s'ils disposent d'un large pouvoir d'appréciation, doivent cependant l'utiliser conformément à l'objectif de la directive, à savoir la création des instruments nécessaires pour garantir la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles. Et bien, l'utilisation d'une méthode de désignation des eaux chargées d'azote à partir de sources agricoles, qui
aboutit à considérer certaines catégories d'eaux comme n'étant génériquement pas polluées, indépendamment de leur pollution de fait par l'azote, est en tant que telle incompatible avec l'objectif de la directive. Le gouvernement français dépasse ainsi le pouvoir d'appréciation qui lui est accordé.

48. J'estime par conséquent que le premier grief de la Commission est fondé.

49. À propos du deuxième grief, qui reproche au gouvernement français de ne pas avoir désigné à tort la baie de Seine comme eutrophiée et d'avoir ainsi enfreint l'article 3, paragraphe 1, et l'annexe I, A, point 3), de la directive sur les nitrates, je serai bref, vu les développements qui précèdent.

50. Sur la base des pièces qui ont été échangées et des études scientifiques auxquelles ces pièces font référence, on peut déduire que le phénomène d'eutrophisation dans la baie précitée, en ce qui concerne le rôle que l'azote y joue en tant que facteur limitant et de maîtrise, varie énormément selon les sortes d'algues et plantes et selon la saison.

51. Le gouvernement français reconnaît, dans son mémoire en duplique (point 15, dernier alinéa), qu'il n'est pas exclu que la persistance de certains phénomènes pouvant à la rigueur être caractérisant comme perturbant l'équilibre des organismes présents dans l'eau ou dégradant la qualité de l'eau, permet de considérer que la baie de Seine remplit les critères contenus dans la directive nitrates.

52. Quoiqu'il en soit de cette discussion technico-scientifique, j'estime qu'est plus important - et décisif - l'argument de la Commission selon lequel la baie de Seine contribue également à l'eutrophisation de la partie orientale de la mer du Nord. Alors qu'il n'est pas contesté que la teneur en nitrates de l'eau dans cette baie est importante et alors que les parties sont également d'accord pour affirmer que, dans l'eau salée de la mer du Nord, l'azote est le facteur limitant le plus important qui
favorise un développement accéléré d'algues et d'espèces végétales supérieures, la contribution de la baie de Seine à l'eutrophisation de la mer du Nord ne peut pas être passée sous silence, même si le phénomène d'eutrophisation n'apparaît pas lui-même dans cette baie.

53. Le troisième considérant de la directive sur les nitrates, qui cite avec emphase la protection de la mer du Nord comme l'un des objectifs poursuivis par la directive sur les nitrates, s'oppose à une interprétation et à une application de cette directive qui ignoreraient la contribution des fleuves et des estuaires chargés d'azote à l'eutrophisation de cette mer.

54. C'est pourquoi j'estime que ce grief de la Commission est également fondé.

IV - Conclusion

En conséquence, nous proposons à la Cour de décider comme suit:

1. constater que la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 3 et de l'annexe I de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles, en ne procédant pas, de manière appropriée, à l'identification des eaux atteintes par la pollution et, par voie de conséquence, à la désignation des zones vulnérables qui les alimentent;

2. condamner la République française aux dépens.

(1) - JO L 375, p. 1.

(2) - JO C 209, p. 3.

(3) - Dans la version revisée de la circulaire du 24 juillet 2000, les termes «de façon prépondérante» ont été remplacés par «de façon significative».

(4) - Arrêt du 29 avril 1999 (C-293/97, Rec. p. I-2603).

(5) - Cité à la note 5.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-258/00
Date de la décision : 29/11/2001
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement - Directive 91/676/CEE - Protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles - Définition des eaux atteintes par la pollution - Désignation des zones vulnérables.

Pollution

Environnement


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Geelhoed
Rapporteur ?: Macken

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2001:652

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