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12/10/2000 | CJUE | N°C-28/99

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 12 octobre 2000., Procédure pénale contre Jean Verdonck, Ronald Everaert et Edith de Baedts., 12/10/2000, C-28/99


Avis juridique important

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61999C0028

Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 12 octobre 2000. - Procédure pénale contre Jean Verdonck, Ronald Everaert et Edith de Baedts. - Demande de décision préjudicielle: Rechtbank van eerste aanleg te Gent - Belgique. - Directive 89/592/CEE - Réglementation nati

onale relative aux opérations d'initiés - Pouvoir des Etats membres de fixe...

Avis juridique important

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61999C0028

Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 12 octobre 2000. - Procédure pénale contre Jean Verdonck, Ronald Everaert et Edith de Baedts. - Demande de décision préjudicielle: Rechtbank van eerste aanleg te Gent - Belgique. - Directive 89/592/CEE - Réglementation nationale relative aux opérations d'initiés - Pouvoir des Etats membres de fixer des dispositions plus rigoureuses - Notion de disposition nationale d'application générale. - Affaire C-28/99.
Recueil de jurisprudence 2001 page I-03399

Conclusions de l'avocat général

1. M. Verdonck, M. Everaert et Mme De Baedts sont tous trois membres du conseil d'administration de la société NV Ter Beke , qui a décidé d'acquérir la société Chilled Food Business, un département de la NV Unilever . Ils sont poursuivis devant la justice belge pour délits d'initiés. On leur reproche d'avoir tiré parti de cette information privilégiée pour placer en bourse des ordres d'achat d'actions de Ter Beke.

2. Les défendeurs au principal soutiennent que la législation belge sur les opérations de bourse, fondement des poursuites engagées à leur encontre, n'est pas conforme à la directive 89/592/CEE du Conseil, du 13 novembre 1989, concernant la coordination des réglementations relatives aux opérations d'initiés .

3. Ils invoquent l'article 6 de la directive, aux termes duquel les États membres peuvent fixer des dispositions plus rigoureuses que celles prévues par la directive, à condition cependant que ces dispositions soient d'application générale.

4. Selon eux, la loi belge serait plus rigoureuse que la directive, dans la mesure où elle n'impose pas que l'on établisse l'existence d'un lien de causalité entre, d'une part, la détention d'informations privilégiées par un initié et, d'autre part, la réalisation par celui-ci d'une opération de bourse. Mais, d'un autre côté, elle instituerait une exception au profit des sociétés à portefeuille . Selon les défendeurs au principal, en rendant plus sévère l'incrimination pénale qui leur est appliquée
tout en réservant le cas des sociétés à portefeuille, la loi belge méconnaîtrait la réglementation communautaire.

5. Votre Cour est ainsi appelée à interpréter l'article 6 de la directive en vue d'évaluer la marge de manoeuvre dont dispose un État membre, lorsqu'il décide de transposer la directive par des règles plus rigoureuses que celles qu'elle énonce, tout en limitant ces règles dans un sens favorable aux sociétés à portefeuille.

I - Cadre juridique

A - Droit communautaire

6. Selon la directive, l'adoption d'une réglementation coordonnée, au niveau communautaire, dans le domaine des opérations d'initiés, est justifiée par la nécessité d'assurer le bon fonctionnement du marché secondaire des valeurs mobilières . Le marché doit inspirer confiance aux investisseurs , car il joue un rôle important dans le financement des agents économiques . La confiance «repose, entre autres, sur la garantie donnée aux investisseurs qu'ils sont placés sur un pied d'égalité et qu'ils
seront protégés contre l'utilisation illicite de l'information privilégiée» .

7. Aux termes de l'article 1er, point 1, de la directive, on entend par «information privilégiée»: «une information qui n'a pas été rendue publique, qui a un caractère précis et concerne un ou plusieurs émetteurs de valeurs mobilières, ou une ou plusieurs valeurs mobilières et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d'influencer de façon sensible le cours de cette ou de ces valeurs mobilières».

8. En vertu de l'article 2 de la directive:

«1. Chaque État membre interdit aux personnes qui:

- en raison de leur qualité de membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance de l'émetteur,

- en raison de leur participation dans le capital de l'émetteur

ou

- parce qu'elles ont accès à cette information en raison de l'exercice de leur travail, de leur profession ou de leurs fonctions,

disposent d'une information privilégiée, d'acquérir ou de céder pour compte propre ou pour compte d'autrui, soit directement soit indirectement, les valeurs mobilières de l'émetteur ou des émetteurs concernés par cette information, en exploitant en connaissance de cause cette information privilégiée.

2. Lorsque les personnes visées au paragraphe 1 sont des sociétés ou d'autres personnes morales, l'interdiction prévue à ce paragraphe s'applique aux personnes physiques qui participent à la décision de procéder à la transaction pour le compte de la personne morale en question.»

9. La première phrase de l'article 6 de la directive dispose ce qui suit:

«Chaque État membre peut fixer des dispositions plus rigoureuses que celles prévues par la présente directive ou des dispositions supplémentaires, à condition que ces dispositions soient d'application générale.»

B - Droit national

10. La directive a été transposée en droit belge par les articles 181 à 189 de la loi du 4 décembre 1990 relative aux opérations financières et aux marchés financiers .

11. L'article 181 de la loi de 1990 définit la notion d'«information privilégiée» de la manière suivante:

«Pour l'application du présent livre, on entend par information privilégiée: une information qui n'a pas été rendue publique, qui a un caractère suffisamment précis et concerne un ou plusieurs émetteurs de valeurs mobilières ou d'autres instruments financiers ou une ou plusieurs valeurs mobilières ou autres instruments financiers et qui, si elle était rendue publique, serait de nature à influencer de manière sensible le cours de cette ou de ces valeurs mobilières ou de cet ou de ces autres
instruments financiers.

Ne constituent pas des informations privilégiées les informations dont les sociétés à portefeuille disposent du fait de leur rôle dans la gestion des sociétés dans lesquelles elles possèdent une participation pour autant que ces informations ne soient pas des informations qui doivent être rendues publiques en vertu des dispositions légales et réglementaires relatives aux obligations découlant de l'admission de valeurs mobilières à la cote officielle d'une bourse de valeurs.»

12. Selon l'article 182, paragraphe 1, de la loi de 1990:

«Aux personnes qui:

1° en raison de leur qualité de membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance de l'émetteur,

2° en raison de leur participation dans le capital de l'émetteur,

3° ou parce qu'elles ont accès à cette information en raison de l'exercice de leur travail, de leur profession ou de leurs fonctions,

disposent d'une information dont elles savent ou ne peuvent raisonnablement ignorer qu'elle est privilégiée,

il est interdit d'acquérir ou de céder pour compte propre ou pour compte d'autrui, soit directement, soit indirectement, des valeurs mobilières ou autres instruments financiers concernés par cette information.»

13. La définition des sociétés à portefeuille se trouve à l'article 1er de l'arrêté royal n° 64, du 10 novembre 1967, organisant le statut des sociétés à portefeuille , tel que modifié, en dernier lieu, par la loi du 22 mars 1993.

14. Aux termes de cet article, sont qualifiées sociétés à portefeuille:

«1° Les sociétés de droit belge qui possèdent des participations dans une ou plusieurs filiales belges ou étrangères, leur conférant, en droit ou en fait, le pouvoir de diriger l'activité de celles-ci, pour autant que:

a) ces sociétés ou toutes ou certaines de leurs filiales ou sous-filiales aient fait appel au public en Belgique en vue de l'émission ou du placement de leurs actions ou parts;

b) la valeur de leurs participations atteigne au total cinq cents millions de francs au moins ou représente la moitié au moins de leurs fonds propres;

2° Les sociétés de droit belge qui ont fait ou dont les filiales ou sous-filiales ont fait appel au public en Belgique, en vue de l'émission ou du placement de leurs actions ou parts et qui sont filiales ou sous-filiales de sociétés ou institutions étrangères détenant, directement ou indirectement, dans des sociétés de droit belge, des participations dont la valeur atteint au total cinq cents millions de francs au moins ou qui représentent la moitié au moins de leurs fonds propres.»

II - Faits du litige au principal et procédure

15. Au cours de ses réunions des 22 août et 10 octobre 1995, le conseil d'administration de Ter Beke a examiné la possibilité d'acquérir Chilled Food Business. Le 19 décembre suivant, le conseil d'administration a approuvé une offre de reprise de cette société.

16. Le 5 mars 1996, Ter Beke et Unilever signèrent une déclaration d'intention rendue publique le même jour, exprimant le souhait des parties de poursuivre sur une base exclusive les discussions en cours. Après cette annonce, le cours de l'action Ter Beke est passé, le 18 mars 1996, de 2 800 BEF à 3 230 BEF, soit une hausse de 15,3 %.

17. La convention d'acquisition de Chilled Food Business fut signée le 14 mai 1996 par Ter Beke et Unilever.

18. Entre le 6 et le 8 février 1996, les défendeurs au principal avaient placé des ordres de bourse qui ont abouti à l'acquisition d'actions de Ter Beke au cours de 2 590 BEF.

19. L'Openbaar Ministerie a engagé une action devant le Rechtbank van eerste aanleg te Gent (Belgique) à l'encontre des défendeurs au principal, au motif qu'ils auraient, en achetant des actions de Ter Beke avant que la déclaration d'intention entre cette dernière et Unilever ne soit rendue publique, fait un usage illégal d'une information privilégiée, en violation des articles 181, 182, 183 et 189 de la loi de 1990.

III - Questions préjudicielles

20. Considérant que la solution du litige dépend de l'interprétation de la directive, le Rechtbank van eerste aanleg te Gent, par jugement du 27 janvier 1999, a décidé de surseoir à statuer et de poser à votre Cour les questions suivantes.

«1) L'article 6 de la directive 89/592/CEE, du 13 novembre 1989, concernant la coordination des réglementations relatives aux opérations d'initiés, dont le libellé est le suivant: chaque État membre peut fixer des dispositions plus rigoureuses que celles prévues par la présente directive ou des dispositions supplémentaires, à condition que ces dispositions soient d'application générale ..., permet-il de prévoir dans la législation de l'État membre une définition plus rigoureuse tout en prévoyant au
bénéfice d'une catégorie déterminée, à savoir les sociétés à portefeuille, une exception spécifique à cette définition plus rigoureuse?

2) La mise en oeuvre de la directive 89/592/CEE, transposée en Belgique par l'article 181 de la loi du 4 décembre 1990 et dont le libellé est le suivant:

Pour l'application du présent livre, on entend par information privilégiée: une information qui n'a pas été rendue publique, qui a un caractère suffisamment précis et concerne un ou plusieurs émetteurs de valeurs mobilières ou d'autres instruments financiers ou une ou plusieurs valeurs mobilières ou autres instruments financiers et qui, si elle était rendue publique, serait de nature à influencer de manière sensible le cours de cette ou de ces valeurs mobilières ou de cet ou de ces autres
instruments financiers.

Ne constituent pas des informations privilégiées les informations dont les sociétés à portefeuille disposent du fait de leur rôle dans la gestion des sociétés dans lesquelles elles possèdent une participation pour autant que ces informations ne soient pas des informations qui doivent être rendues publiques en vertu des dispositions légales et réglementaires relatives aux obligations découlant de l'admission de valeurs mobilières à la cote officielle d'une bourse de valeurs.

Les dispositions du présent livre sont applicables aux valeurs mobilières et autres instruments financiers visés à l'article 1er,

est-elle conforme à l'article 6 de ladite directive?

3) Si l'État membre a transposé la directive 89/592/CEE comme l'a fait le législateur belge dans l'article 181 de la loi du 4 décembre 1990, et si cette transposition s'avérait incompatible avec la directive, la disposition plus rigoureuse devrait-elle être réputée non écrite dans la législation nationale ou devrait-elle continuer à s'appliquer pleinement, y compris pour les sociétés à portefeuille?»

IV - Observations liminaires

21. La première et la deuxième question portent l'une et l'autre sur la régularité, au regard de la directive, d'une législation nationale telle que la loi de 1990, qui soustrait pour partie les sociétés à portefeuille à l'interdiction des opérations d'initiés prévue dans la directive, en leur permettant d'utiliser certaines des informations dont elles disposent du fait de leur rôle dans la gestion d'autres sociétés.

22. Les questions tendent toutes deux à l'interprétation de l'article 6 de la directive, lequel subordonne le droit d'adopter des normes de transposition plus rigoureuses que celles prévues par la directive à la condition que ces normes soient d'application générale. Le législateur national a fait le choix d'une norme plus rigoureuse, dans la mesure où l'article 182 de la loi de 1990 n'impose pas la démonstration d'un lien de causalité entre la détention d'informations privilégiées et l'intervention
de l'initié sur le marché des valeurs mobilières auxquelles ces informations sont liées. La preuve de l'infraction peut ainsi être plus aisément rapportée.

23. La première question vise à savoir si l'on peut admettre l'exception par laquelle les sociétés à portefeuille échappent, dans certaines hypothèses, à l'interdiction des opérations d'initiés, telle qu'elle est ainsi mise en oeuvre de manière plus rigoureuse par le droit national.

24. Dans la deuxième question, le juge de renvoi, bien qu'il vise l'article 6 de la directive, ne se réfère plus directement à la définition plus rigoureuse des opérations d'initiés, en tant qu'elle porte sur l'omission par le droit belge de l'élément de causalité. Il vous interroge sur la définition, en droit national, des «informations privilégiées», catégorie dont sont exclues certaines des informations dont disposent les sociétés à portefeuille, ce qui leur permet d'utiliser ces informations à
leur profit sans encourir les sanctions réservées aux auteurs d'infraction à la législation relative aux opérations financières et aux marchés financiers.

25. Le fait qu'une interprétation de l'article 6 de la directive soit jugée nécessaire pour répondre à la deuxième question peut surprendre. L'article 181 de la loi de 1990 n'édicte, à l'évidence, aucune règle «plus rigoureuse», au sens de ce texte.

26. Dès lors que, en application de l'article 181 de la loi de 1990, certaines informations dont disposent les sociétés à portefeuille ne sont pas considérées comme des informations privilégiées, ces sociétés se trouvent exclues du champ d'application du texte interdisant les opérations d'initiés lorsqu'elles en font usage. Il semble donc que la loi de 1990 se montre plutôt moins rigoureuse que la directive, puisqu'elle soustrait à l'interdiction des opérations d'initiés un certain nombre
d'opérations réalisées en bourse par les sociétés à portefeuille sur la base d'informations non destinées à être rendues publiques.

27. En réalité, la lecture combinée des deux questions révèle la volonté du juge de renvoi d'être éclairé sur ce qui, en définitive, ne constitue qu'une seule et même interrogation: la dérogation à l'incrimination plus sévère instituée par le droit national en matière d'opérations d'initiés, qui s'exprime par une définition spécifique de la notion d'«information privilégiée», est-elle conforme à l'article 6 de la directive?

28. En conséquence, il y a lieu d'examiner ensemble les deux premières questions.

V - Sur les deux premières questions

29. À titre liminaire, il convient d'observer que, selon une jurisprudence constante, s'il n'appartient pas à votre Cour, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), de se prononcer sur la compatibilité d'une législation nationale avec le droit communautaire, elle est en revanche compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre d'apprécier la compatibilité de cette législation
avec le droit communautaire, pour le jugement de l'affaire dont elle est saisie .

30. En outre, les questions préjudicielles nécessitent des éclaircissements supplémentaires pour être résolues. L'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990 distingue, parmi les informations dont disposent les sociétés à portefeuille, celles qui ne sont pas privilégiées de celles qui méritent ce qualificatif au motif qu'elles «doivent être rendues publiques en vertu des dispositions légales et réglementaires relatives aux obligations découlant de l'admission de valeurs mobilières à la cote
officielle d'une bourse de valeurs».

31. Par cette distinction, ce texte fournit une définition des informations non privilégiées dont on peut dire, à l'évidence, qu'elle ne recouvre pas l'ensemble des informations dont peuvent disposer les sociétés à portefeuille. Il n'est pas dit que toutes les informations relatives aux sociétés dans lesquelles ces dernières détiennent des participations échappent, par ce seul fait, à cette qualification. Il serait donc hâtif de conclure, à l'instar des défendeurs au principal , que la seule qualité
de société à portefeuille suffit à déterminer le régime juridique applicable à ces informations.

32. Pour être utile au juge belge, la réponse aux questions préjudicielles suppose que l'on connaisse précisément la nature des informations qui, selon l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990, demeurent des «informations privilégiées». Or, le jugement de renvoi ne contient pas d'élément à ce sujet. En revanche, le gouvernement belge nous indique que, «Au moment des faits reprochés aux prévenus, les sociétés dont les titres étaient admis à la cote officielle d'une bourse de valeurs avaient
l'obligation de rendre public sans délai tout fait ou toute décision dont elles ont connaissance et qui, s'il était rendu public, serait susceptible d'influencer de manière sensible le cours de bourse des actions» .

33. Nous devons donc présupposer que les informations désignées à l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990 comme étant celles qui doivent être rendues publiques en vertu des dispositions légales et réglementaires relatives aux obligations découlant de l'admission de valeurs mobilières à la cote officielle d'une bourse de valeurs sont celles dont la divulgation pourrait produire des effets sensibles sur les cours des valeurs concernées. Selon le droit national, ces informations restent des
«informations privilégiées».

34. En conséquence, il est possible de formuler les questions de manière plus précise. Celles-ci doivent être comprises en ce sens qu'elles visent à savoir si l'article 6 de la directive s'oppose à une législation nationale, telle que celle en cause dans l'affaire au principal, qui fixe des conditions plus rigoureuses que celles prévues par ladite directive tout en excluant de son champ d'application les informations dont disposent les sociétés à portefeuille du fait de leur rôle dans la gestion de
leurs filiales, dès lors que ces informations ne sont pas susceptibles d'influencer le cours des valeurs mobilières.

35. La lecture de l'article 181 de la loi de 1990 met en évidence le fait que l'exception en faveur des sociétés à portefeuille ne soustrait pas spécifiquement ces sociétés à l'interdiction plus rigoureuse de la loi de 1990 mais, plus généralement, à l'interdiction même, posée par la directive, d'exploiter en connaissance de cause une information privilégiée. La loi de 1990 ne se contente pas de réserver au profit de ces sociétés un régime caractérisé par une délimitation moins stricte du champ de
l'interdiction. Elle exclut purement et simplement certaines informations détenues par les sociétés à portefeuille de la définition qu'elle donne des «informations privilégiées», dont la directive interdit l'exploitation. Ce faisant, la loi de 1990 institue une exception au principe même de l'interdiction de ces opérations, indépendamment de la manière dont le législateur national a choisi de le traduire dans son droit. Elle ne distingue donc pas entre une norme de principe plus sévère, qui serait
caractérisée par des sanctions dont le prononcé ne serait pas subordonné à la démonstration d'un lien causal, et une exception réservée au profit des sociétés à portefeuille, par laquelle celles-ci seraient exposées aux mêmes sanctions, à la condition que ce lien soit établi.

36. Dès lors, si l'on veut s'assurer qu'il n'existe aucune discrimination entre les différents opérateurs économiques, conformément à l'article 6 de la directive, il convient, au préalable, de vérifier si cette dernière permet d'exclure de son champ d'application une catégorie d'opérateurs telle que les sociétés à portefeuille.

37. Dans une telle hypothèse, les États membres édictant des dispositions plus rigoureuses ne contreviendraient pas à la condition tenant à l'application générale de la norme de transposition puisque, dès l'origine, la norme communautaire permettrait de soustraire certaines sociétés à son champ d'application. Les dispositions plus rigoureuses de la loi nationale devraient être considérées comme d'application générale, au sens de l'article 6 de la directive.

38. Au contraire, si tel n'était pas le cas, la régularité juridique de l'exception à la définition plus stricte que donne le droit national des opérations d'initiés se trouverait fragilisée. Il est probable que l'article 6 de la directive s'opposerait à une législation plus rigoureuse qui ne comprendrait pas dans son champ d'application les opérateurs économiques relevant eux-mêmes de la directive, révélant ainsi le caractère discriminatoire du régime applicable.

Sur le champ d'application de la directive: le droit pour les sociétés à portefeuille d'utiliser certaines informations sur un marché de valeurs mobilières

39. Rappelons que, selon l'article 1er, point 1, de la directive, la notion d'«information privilégiée» se compose de trois éléments. Pour être privilégiée, une information doit être précise, non publique et susceptible d'influencer de façon sensible le cours des valeurs mobilières auxquelles elle se rapporte .

40. Une simple supposition, par son caractère vague et incertain, ne suffit pas à constituer une information privilégiée. De même que, si l'information est déjà connue des investisseurs, l'interdiction de son exploitation sur le marché ne présente plus d'utilité, la publicité dont elle fait l'objet lui ayant ôté tout caractère privilégié. L'égalité entre les investisseurs, que la directive cherche précisément à faire observer pour préserver le bon fonctionnement du marché, est assurée lorsque chacun
est en mesure de procéder à des acquisitions ou à des cessions de valeurs mobilières sur la base des mêmes informations.

41. Enfin, à supposer qu'un opérateur dispose d'une information à la fois précise et confidentielle, il importe que, pour qu'elle soit qualifiée de «privilégiée», son exploitation soit de nature à lui réserver un avantage quelconque. Là encore, le bon fonctionnement du marché ne peut être affecté par l'utilisation d'une information dont la diffusion ne serait suivie d'aucun effet perceptible sur les cours. Le secret qui couvre une donnée précise se rapportant à la vie d'une société ne suffit pas à
en faire une arme au service de l'investisseur qui la détient. Les choix de stratégie économique opérés par une entreprise cotée en bourse, par exemple, ne sont pas tous nécessairement accompagnés par des mouvements sur le marché des valeurs mobilières.

42. Ainsi la directive trace-t-elle une frontière entre les informations que l'on pourrait qualifier de neutres et celles dont on peut raisonnablement penser qu'elles pèseront sur l'évaluation que font les investisseurs d'une entreprise et donc sur le cours de ses valeurs mobilières . Seules ces dernières constituent des «informations privilégiées», au sens de l'article 1er, point 1, de la directive, dont l'exploitation est prohibée par l'article 2 de ladite directive.

43. Or, la comparaison de l'article 1er, point 1, de la directive et de l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990, lu à la lumière de l'article 4, paragraphe 1, 1° , de l'arrêté royal du 18 septembre 1990, révèle une grande similitude entre les règles énoncées par l'un et l'autre texte.

44. Nous l'avons dit, les informations qui, aux termes de l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990, restent privilégiées, bien qu'elles soient détenues par une société à portefeuille, sont celles qui doivent être rendues publiques en vertu des dispositions légales et réglementaires relatives aux obligations découlant de l'admission de valeurs mobilières à la cote officielle d'une bourse de valeur. Selon l'article 4, paragraphe 1, 1° , de l'arrêté royal du 18 septembre 1990, ces informations
sont celles relatives aux faits ou aux décisions dont les sociétés cotées en bourse ont connaissance et qui, si elles étaient rendues publiques, seraient susceptibles d'influencer de manière sensible le cours de bourse des actions .

45. La condition tenant aux effets des informations sur le marché n'est pas formulée de manière différente à l'article 1er, point 1, de la directive et à l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990. Dans les deux textes, elle détermine le caractère privilégié des informations, quand bien même celles-ci seraient détenues par une société à portefeuille.

46. De la lecture combinée de la loi de 1990 et de l'arrêté royal de 1990, il résulte que les informations privilégiées sont définies comme étant soit celles détenues par les sociétés cotées en bourse elles-mêmes, soit celles relatives à ces dernières sociétés, et dont disposent les sociétés à portefeuille du fait de leur rôle dans la gestion de ces dernières. Le gouvernement belge précise que les informations qu'une société à portefeuille détient à propos de sociétés cotées en bourse, en raison de
son rôle dans la gestion de cette société, ne doivent être considérées comme privilégiées qu'à compter du moment où ces informations deviennent privilégiées dans le chef de la société admise à la cote officielle .

L'article 1er, point 1, de la directive ne s'oppose pas à une telle lecture, dans la mesure où la définition qu'il donne des informations privilégiées n'est pas subordonnée à la qualité de leur détenteur. Au contraire, l'article 2 de la directive désigne explicitement les personnes physiques ou morales qui, en raison de leur participation dans le capital de l'émetteur disposent d'informations privilégiées. Mais il ne fait pas de doute que les sociétés à portefeuille sont comprises dans cette
définition et que l'interdiction de réaliser des opérations d'initiés ne se limite pas à la société émettrice elle-même ou à son personnel.

47. En revanche, une hésitation est possible sur la manière dont l'article 1er de la directive est lu et transposé dans la législation nationale. Il semble résulter des éléments décrits par le gouvernement belge que le droit national limite aux seules actions les valeurs mobilières sur lesquelles doivent porter les informations privilégiées pour mériter cette qualification. La restriction ne paraît pas pouvoir trouver de justification dans la directive qui se réfère aux valeurs mobilières en
général, lesquelles sont au demeurant définies de manière très large .

48. Une lecture plus complète du droit national révèle cependant que l'arrêté royal de 1990 comprend, pour les obligations, une disposition équivalente à l'article 4, paragraphe 1, 1° , à savoir l'article 12, 1° .

49. En tout état de cause, il appartient au juge de renvoi, seul compétent pour interpréter son droit national , de dire si, en vertu de la législation nationale applicable au moment des faits de l'affaire au principal, la catégorie des informations dont les sociétés à portefeuille disposent et qu'elles doivent rendre publiques, en application de l'article 181, deuxième alinéa, de la loi de 1990, englobe les informations qui sont susceptibles d'influencer de manière sensible le cours de bourse de
l'ensemble des valeurs mobilières, telles qu'elles sont décrites à l'article 1er, point 2, de la directive.

50. Les éléments qui précèdent nous conduisent à conclure que la notion d'«informations privilégiées», au sens de l'article 1er, point 1, de la directive, ne s'applique pas à des informations telles que celles décrites par l'article 181 de la loi de 1990. Peuvent ainsi ne pas être considérées comme des «informations privilégiées» les informations dont disposent les sociétés à portefeuille du fait de leur rôle dans la gestion de sociétés dans lesquelles elles possèdent une participation, dès lors que
ces informations ne sont pas de celles qui doivent être rendues publiques au motif qu'elles sont susceptibles d'influencer de manière sensible le cours des valeurs mobilières.

Sur l'article 6 de la directive: l'application générale des dispositions plus rigoureuses

51. Les raisons pour lesquelles la directive ne s'oppose pas à une telle législation peuvent être aisément déduites des éléments qui précèdent. Ceux-ci ont permis de préciser le champ d'application de la directive. Peut ainsi être exclue du régime d'interdiction des opérations d'initiés l'utilisation par des sociétés à portefeuille d'informations qui n'ont pas d'incidence sur le cours des valeurs mobilières.

52. Dès lors que les opérations liées à ce type d'informations n'entrent pas dans le champ d'application de la directive, elles échappent non seulement au régime juridique que les États membres sont tenus d'instituer, mais aussi à la transposition plus rigoureuse qu'ils sont, en application de la directive, autorisés à en faire.

53. En l'espèce, les sociétés à portefeuille relèvent comme les autres sociétés du régime juridique des opérations d'initiés, tel qu'il est fixé de manière plus rigoureuse par le droit national: dès lors qu'elles sont qualifiées d'«informations privilégiées», au sens du droit national, les informations détenues par les sociétés à portefeuille sont soumises au régime d'interdiction de l'article 182, paragraphe 1, de la loi de 1990. Aucune discrimination n'apparaît donc du seul fait qu'une information
est exploitée par ce type de sociétés.

54. S'agissant des informations dont disposent ces sociétés et que la loi de 1990 ne considère pas comme des «informations privilégiées», l'exception qu'elles constituent au champ d'application de la directive les fait échapper tant au régime juridique d'interdiction des opérations d'initiés, tel qu'il est prévu par la directive, que, à plus forte raison, aux dispositions plus rigoureuses adoptées par les États membres, en application de l'article 6 de la directive.

55. En conséquence, il doit être répondu aux deux premières questions que le droit prévu à l'article 6 de la directive de fixer des dispositions plus rigoureuses, sous réserve que celles-ci soient d'application générale, permet à une législation nationale d'écarter de son champ d'application les informations dont disposent les sociétés à portefeuille, dès lors que ces informations ne sont pas susceptibles d'influencer de manière sensible le cours des valeurs mobilières.

56. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et en l'état des informations dont nous disposons sur la législation nationale applicable, il n'y a pas lieu de répondre à la troisième question préjudicielle.

Conclusion

57. Au regard de ces considérations, nous vous proposons de répondre de la façon suivante aux questions préjudicielles posées par le Rechtbank van eerste aanleg te Gent:

«L'article 6 de la directive 89/592/CEE du Conseil, du 13 novembre 1989, concernant la coordination des réglementations relatives aux opérations d'initiés, ne s'oppose pas à une législation nationale telle que celle en cause dans l'affaire au principal, qui, s'agissant de la définition de l'interdiction des opérations d'initiés, fixe des dispositions plus rigoureuses que celles prévues par ladite directive tout en excluant de son champ d'application les informations dont disposent les sociétés à
portefeuille du fait de leur rôle dans la gestion de sociétés dans lesquelles elles possèdent une participation, lorsque ces informations ne sont pas susceptibles d'influencer de manière sensible le cours des valeurs mobilières.»


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-28/99
Date de la décision : 12/10/2000
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Rechtbank van eerste aanleg te Gent - Belgique.

Directive 89/592/CEE - Réglementation nationale relative aux opérations d'initiés - Pouvoir des Etats membres de fixer des dispositions plus rigoureuses - Notion de disposition nationale d'application générale.

Rapprochement des législations


Parties
Demandeurs : Procédure pénale
Défendeurs : Jean Verdonck, Ronald Everaert et Edith de Baedts.

Composition du Tribunal
Avocat général : Léger
Rapporteur ?: Puissochet

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2000:561

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