Avis juridique important
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61996C0306
Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 6 novembre 1997. - Javico International et Javico AG contre Yves Saint Laurent Parfums SA (YSLP). - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Versailles - France. - Concurrence - Produits cosmétiques de luxe - Système de distribution sélective - Obligation d'exportation vers un pays tiers - Interdiction de réimportation et de commercialisation dans la Communauté. - Affaire C-306/96.
Recueil de jurisprudence 1998 page I-01983
Conclusions de l'avocat général
1 Dans un contrat de distribution sélective conclu entre un fournisseur et un distributeur, tous deux établis dans la Communauté, et relatif au territoire d'un pays tiers, la clause interdisant au distributeur de vendre les produits contractuels soit directement, soit moyennant réimportation du pays tiers, sur tout autre territoire, donc aussi sur le territoire des États membres, est-elle contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité CE? Dans l'hypothèse où une telle clause serait jugée
incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, cela est-il vrai aussi si le fournisseur commercialise ses produits sur le territoire communautaire par l'intermédiaire d'un réseau de distribution sélective ayant fait l'objet d'une décision d'exemption au sens de l'article 85, paragraphe 3?
Telles sont, en substance, les questions posées par la cour d'appel de Versailles, qui offrent à la Cour l'occasion de se prononcer sur la compatibilité avec les règles communautaires de concurrence des clauses d'exportation et des interdictions de réimportation insérées dans les contrats de distribution. En l'espèce, le système de distribution commerciale a pour particularité d'assortir un système communautaire de distribution sélective, dûment exempté par la Commission, de contrats de distribution
pour les pays tiers contenant des clauses de destination conçues tant comme des obligations d'exportation que comme des interdictions de réimportation.
Les faits pertinents et les questions préjudicielles
2 Les circonstances de fait qui ont donné lieu au litige pendant devant le juge national sont plutôt simples. Ce litige a pour cadre le secteur de la distribution des produits cosmétiques de luxe, articles de haute qualité qui sont commercialisés à des prix élevés et sont pourvus de marques prestigieuses. C'est dans ce segment qu'opère la société Yves Saint Laurent Parfums SA, établie en France (ci-après «YSLP»), qui distribue ses produits dans l'Union européenne à travers un réseau de distribution
sélective bénéficiant d'une exemption de la Commission au sens de l'article 85, paragraphe 3, accordée par décision du 16 décembre 1991 (1).
YSLP a en outre conclu deux contrats de distribution pour les marchés de l'Europe de l'Est, l'un pour le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine, l'autre pour la Slovénie, avec la société Javico International (ci-après «Javico»). Cette dernière est établie en Allemagne et est spécialisée dans la distribution commerciale sur les marchés d'Europe de l'Est. Il faut préciser que Javico n'appartient pas au réseau des distributeurs des produits YSLP dans l'Union européenne.
3 Le contrat conclu en février 1992 et relatif à la distribution en Russie et en Ukraine comporte les deux clauses suivantes:
«1. Nos produits sont destinés à être vendus uniquement sur le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine.
En aucune circonstance ils ne pourront quitter le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine.
2. Votre société promet et garantit que la destination finale des produits sera sur le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine, et qu'elle ne vendra les produits qu'à des marchands situés sur le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine. En conséquence, votre société fournira les adresses des points de distribution des produits sur le territoire des Républiques de Russie et d'Ukraine, ainsi que le détail des produits par point de distribution».
Le contrat comporte en outre des clauses supplémentaires destinées à renforcer l'obligation de Javico de garantir que les produits n'aient pas de territoires de destination autres que ceux qu'il prévoit (2). En fait, c'est presque l'ensemble du contrat entre les parties qui est consacré au régime détaillé de l'obligation de destination et à la sanction des éventuelles violations.
Le contrat de mai 1992 relatif à la distribution en Slovénie contient une clause ainsi libellée: «Afin de protéger la haute qualité de la distribution des produits dans d'autres pays du monde, le distributeur accepte de ne pas vendre les produits hors du territoire ou à des revendeurs non agréés du territoire».
Il est constant que les contrats de distribution conclus entre YSLP et Javico ne bénéficient d'aucune exemption individuelle et qu'ils n'ont même pas fait l'objet d'une notification à la Commission.
4 Peu après la conclusion des contrats en cause, YSLP a constaté la présence sur le territoire communautaire (en particulier au Royaume-Uni, en Belgique et aux Pays-Bas) de produits vendus à Javico pour être distribués en Russie, en Ukraine et en Slovénie. YSLP a donc résilié le contrat et a introduit une action en justice devant le tribunal de commerce de Nanterre pour obtenir, notamment, l'indemnisation des préjudices subis. La demande ayant été accueillie en première instance, les sociétés
allemandes défenderesses ont formé appel devant la cour d'appel de Versailles, en faisant valoir, d'une part, la nullité des clauses contractuelles violées, dans la mesure où elles sont contraires à l'article 85, paragraphe 1, du traité et, d'autre part, l'absence de pertinence de la décision d'exemption du 16 décembre 1991.
5 Pour trancher le litige pendant devant lui, le juge a quo a jugé nécessaire de demander à la Cour d'interpréter l'article 85, paragraphe 1, du traité. Il a plus précisément soumis les questions suivantes à la Cour:
«1) Lorsque, par contrat, une entreprise (le fournisseur) située dans un État membre de l'Union européenne confie à une autre entreprise (le distributeur) située dans un autre État membre la distribution de ses produits dans un territoire situé hors de l'Union, l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté économique européenne doit-il être interprété comme interdisant, dans ledit contrat, les dispositions faisant défense au distributeur de procéder à toute vente dans un territoire
autre que le territoire contractuel, donc à toute vente dans l'Union, tant par commercialisation directe que par réexpédition depuis [le] territoire contractuel?
2) Dans l'hypothèse où l'article 85, paragraphe 1, susmentionné, interdirait de telles dispositions contractuelles, doit-il être interprété comme insusceptible d'application lorsque le fournisseur distribue par ailleurs ses produits sur le territoire de l'Union par l'intermédiaire d'un réseau de distribution sélective ayant fait l'objet d'une décision d'exemption en application du paragraphe 3 du même article?»
La première question
6 Les clauses litigieuses mettent à charge du distributeur deux obligations distinctes, étroitement liées et fonction l'une de l'autre. Le contrat prévoit en effet, d'une part, une obligation d'exportation, en ce sens que le distributeur est tenu d'exporter la marchandise dans les pays tiers visés par le contrat et, de l'autre, une interdiction de commercialisation en dehors du territoire visé par le contrat. Ce dernier couvre tant l'hypothèse de ventes directes à des revendeurs établis en dehors du
territoire que celle de la réimportation des produits en provenance de ce territoire.
7 D'après YSLP, l'obligation d'exportation ne relèverait pas du champ d'application de l'article 85 du traité, parce que le contrat concerne uniquement l'organisation du commerce des produits dans des pays tiers, sans viser le commerce entre États membres. Même si l'on voulait souscrire à la thèse de l'application de l'article 85, il faudrait reconnaître que nous sommes en présence d'un préjudice peu important et que, en toute hypothèse, les contrats litigieux relèveraient des catégories d'accords
de distribution exclusive auxquels l'article 85, paragraphe 1, n'est pas applicable, en vertu du règlement (CEE) n_ 1983/83 (3). Quant à l'interdiction de réexportation vers la Communauté, YSLP reconnaît elle-même, à l'instar de la Commission, que cette clause serait visée par l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, mais uniquement à condition que les importations puissent être envisageables d'un point de vue économique et qu'elles portent préjudice au commerce entre États membres;
ces conditions ne seraient pas remplies en l'espèce, eu égard à la structure du marché et aux obstacles que rencontreraient les marchandises lors de leur réimportation concrète dans l'Union européenne. Javico estime en revanche que les contrats en cause auraient précisément pour objet de restreindre la concurrence dans l'Union européenne et que, en toute hypothèse, ils auraient des effets préjudiciables sur le jeu de la concurrence, de sorte qu'ils seraient en tout cas contraires à l'article 85,
paragraphe 1.
Absence de pertinence du règlement n_ 1983/83
8 Il faut dès l'abord examiner brièvement la question de l'applicabilité du règlement n_ 1983/83 aux accords litigieux. La simple lecture de l'article 1er de ce règlement, qui en définit le champ d'application, montre qu'il ne régit pas le cas d'espèce. L'exemption par catégorie visée par le règlement concerne en effet les accords «... dans le[s]quel[s] une partie s'engage vis-à -vis de l'autre à ne livrer certains produits qu'à celle-ci dans le but de la revente dans l'ensemble ou dans une partie
définie du territoire du marché commun» (4). Pour que l'exemption s'applique, il est donc indispensable que le territoire de l'exclusivité soit une partie ou l'ensemble du marché commun (5). Les contrats conclus entre YSLP et Javico concernent en revanche exclusivement la distribution des produits de la première sur le territoire de pays tiers. Il s'ensuit que les ententes en cause ne relèvent pas du champ d'application de l'exemption par catégorie prévue par le règlement n_ 1983/83.
L'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité
9 Abordons maintenant la question de la pertinence de l'article 85, paragraphe 1, du traité pour apprécier les accords litigieux et rappelons avant tout que, pour décider si une entente relève du champ d'application de cette disposition du traité, il importe, d'après une jurisprudence constante, de vérifier en premier lieu si l'entente provoque, du fait de son objet, une restriction de la concurrence (6). Cette vérification implique l'appréciation des objectifs qu'ont entendu poursuivre les parties
lorsqu'elles ont conclu l'accord, à la lumière du contexte économique dans lequel celui-ci s'inscrit.
En l'espèce, nous sommes confrontés à un mécanisme contractuel qui, d'une part, oblige un distributeur communautaire à exporter à destination de pays tiers déterminés et, d'autre part, interdit à ce même distributeur de commercialiser les produits contractuels en dehors du territoire des pays tiers visés dans le contrat, que cette commercialisation ait lieu par vente directe ou par réimportation en provenance du pays tiers.
10 Comme le fait observer la juridiction nationale dans son ordonnance de renvoi, ce qui importe par-dessus tout (sinon exclusivement), c'est l'interdiction d'introduire ou de réintroduire des produits YSLP sur le territoire de la Communauté, bien que l'interdiction de commercialisation en dehors du territoire contractuel soit formulée par référence à n'importe quel État, qu'il soit communautaire ou non. Le contenu du contrat est presque entièrement consacré au régime détaillé de l'interdiction de
commercialisation des produits à l'extérieur du territoire contractuel, et on ne saurait nier que l'intention des parties était précisément d'empêcher la diffusion des produits vendus à Javico sur le marché commun. Cela aurait permis à YSLP de s'opposer à des importations parallèles sur ce marché, sur lequel elle opère au moyen d'un système de distribution sélective dont l'efficacité risque d'être affectée par la présence sur le marché de produits distribués par des revendeurs n'appartenant pas au
réseau (7).
Nous estimons par conséquent que les clauses d'exportation et d'interdiction de réimportation figurant dans le contrat conclu entre les parties ont en substance un objet anticoncurrentiel. Ces clauses ne s'avèrent du reste pas nécessaires pour garantir que le contrat de distribution puisse avoir la fonction économique qui lui est propre, à savoir permettre la pénétration des produits YSLP sur les marchés de l'Europe de l'Est.
Les clauses d'exportation doivent donc être considérées par principe interdites, du seul fait de leur objet.
11 Les observations que nous venons de faire sont cohérentes avec la jurisprudence de la Cour qui souligne, à propos d'une clause analogue à celle qui nous occupe, que l'obligation, imposée par le distributeur, d'exporter les produits dans un pays tiers «avai[en]t essentiellement pour objet d'empêcher la réexportation de la marchandise vers les pays de production», afin de restreindre le libre jeu de la concurrence sur le marché commun (8) et de maintenir un niveau de prix différent.
Du reste, le fait que le contrat de distribution a formellement pour objet la promotion des ventes dans un pays tiers ne suffit pas en soi pour exclure que les clauses qu'il contient aient en substance pour but d'altérer la concurrence à l'intérieur du marché commun (9) et qu'elles relèvent dès lors de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1 (10).
12 Bien qu'étant convaincu que les accords litigieux ont un objet anticoncurrentiel et sont, en tant que tels, prohibés par l'article 85, paragraphe 1, nous estimons néanmoins devoir examiner aussi les effets que l'entente est concrètement susceptible de produire sur la concurrence dans le marché commun (11). Comme on le sait, la jurisprudence de la Cour exige que les effets inconciliables avec le fonctionnement correct de la concurrence soient suffisamment sensibles, de sorte que toutes les
ententes dont l'effet préjudiciable est insignifiant sont exclues du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1 (12).
13 L'appréciation de l'effet anticoncurrentiel doit être effectuée en tenant compte d'un faisceau de circonstances de fait, telles que le niveau de la concurrence existant sur le marché, indépendamment de l'entente en cause, et le contexte économique et réglementaire dans lequel s'insère l'accord, en recherchant ainsi son aptitude concrète à altérer la concurrence dans le marché commun. S'agissant des clauses de destination, une certaine pratique de la Commission s'est développée au fil des ans,
qui, n'étant pas dépourvue d'ambiguïté, a mis en lumière les éléments devant être pris en compte pour apprécier l'effet anticoncurrentiel. Les éléments à prendre en considération sont notamment l'incidence des droits de douane auxquels le produit est soumis lors de sa réimportation dans la communauté (13), l'existence d'une différence entre les prix pratiqués sur le territoire communautaire et dans le pays tiers, différence qui doit être suffisamment élevée pour permettre d'absorber les coûts
supplémentaires de transport et les marges bénéficiaires de ceux qui prennent part à la réimportation et à la distribution sur le territoire communautaire (14), le niveau de concurrence intramarque existant dans la Communauté.
Dans le cas où l'analyse des facteurs que nous venons d'indiquer amène à considérer que la réimportation des produits contractuels à partir du pays tiers et à destination du territoire communautaire est économiquement possible ou même probable, il faut tenir l'effet anticoncurrentiel de l'entente pour établi, puisqu'en l'absence de l'interdiction il y aurait eu, dans la mesure où elle est économiquement avantageuse, une importation parallèle des produits contractuels sur le territoire des États
membres.
14 C'est au juge national qu'il appartiendra de vérifier la pertinence de l'article 85, paragraphe 1, en se fondant sur les éléments que nous venons de rappeler et qui ressortent de la jurisprudence de la Cour. L'ordonnance du juge a quo ne nous permet pas de fournir des précisions supplémentaires, dans la mesure où des éléments de fait importants avancés de façon d'ailleurs contradictoire par les parties seulement dans leurs observations devant la Cour n'ont pas été vérifiés. Nous estimons
néanmoins pouvoir prendre acte du fait qu'en l'occurrence la possibilité et l'opportunité économique de la réimportation des produits contractuels sont certaines, ne serait-ce que parce qu'elle a effectivement eu lieu. En effet, la présence massive de produits contractuels sur les marchés du Royaume-Uni, de la Belgique et des Pays-Bas, distribués à des prix sensiblement inférieurs par des revendeurs étrangers au système de distribution de YSLP, n'est pas contestée, circonstance qui prouve sans
équivoque la rentabilité et donc la possibilité d'importations parallèles.
15 L'application de l'article 85, paragraphe 1, est soumise à une condition supplémentaire: l'existence d'un préjudice au commerce entre États membres. D'après une jurisprudence constante, le préjudice doit être jugé établi lorsque, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit et de fait, il est suffisamment probable que l'accord soit susceptible d'exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les échanges entre États membres, de façon à faire craindre un
obstacle possible à la réalisation du marché unique. Il importe en outre que cette influence ne soit pas insignifiante (15), sans d'ailleurs qu'un préjudice effectif doive être démontré, puisqu'il suffit que l'accord soit d'une nature telle qu'il puisse le provoquer (16).
A ce propos, il y a lieu de souligner que les critères retenus pour rechercher l'existence d'un effet restrictif de la concurrence, notamment la présence de différences significatives entre le prix pratiqué à l'intérieur du marché commun et celui pratiqué sur le marché du pays tiers, ont aussi amené à juger improbable que la réimportation sur le territoire communautaire puisse être suivie d'une exportation ultérieure dans un autre État membre, et à déduire l'inexistence du préjudice pour le commerce
intracommunautaire (17).
En l'espèce, les prix inférieurs pratiqués sur les marchés des pays tiers ne permettent pas d'exclure, dans l'abstrait, une réexportation dans un autre État membre. De plus et en tout état de cause, on peut aussi considérer dans le cas des produits YSLP que, eu égard à la politique commerciale des grands groupes qui se procurent les produits en réalisant leurs achats sur le marché européen dans son ensemble, le préjudice aux échanges commerciaux entre États membres doit être jugé établi (18).
16 Nous estimons en définitive qu'il faut répondre à la première question posée par la juridiction nationale que l'article 85, paragraphe 1, du traité doit être interprété en ce sens qu'il interdit une clause qui impose aux distributeurs, dans le cadre d'un contrat de distribution de produits dans un territoire situé en dehors de l'Union, de garantir qu'il n'y aura pas de réimportation sur le territoire communautaire, et ce, évidemment, lorsque sont réunies les conditions prévues par la
réglementation, à savoir l'objet et/ou l'effet anticoncurrentiel et le préjudice au commerce entre États membres.
La seconde question
17 Par sa seconde question, le juge de renvoi demande à la Cour, dans l'hypothèse où les clauses litigieuses relèvent du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, quelle importance assume la circonstance que le producteur bénéficie sur le territoire communautaire d'un système de distribution sélective exempté par la Commission au sens de l'article 85, paragraphe 3. Autrement dit, le juge national demande à la Cour si l'on peut déduire de l'exemption accordée au système de distribution
sélective relatif au territoire communautaire que l'article 85, paragraphe 1, n'est pas applicable aux clauses de destination litigieuses.
18 Nous faisons observer à titre préliminaire que considérer que l'article 85, paragraphe 1, n'est pas applicable aux contrats en cause en vertu de l'existence d'un système de distribution sélective exempté par la Commission signifie, en toute logique, assurer l'étanchéité de ce système, en empêchant l'apparition de toute forme d'importation parallèle, du moins en provenance des pays tiers concernés. Cela mettrait les opérateurs dans l'impossibilité de saisir les occasions économiques découlant des
différents prix pratiqués par YSLP, avec le risque supplémentaire d'un cloisonnement certain des marchés à l'intérieur du marché communautaire et de ce dernier dans son ensemble.
Il importe de rappeler tout d'abord que l'étanchéité d'un système de distribution sélective ne constitue pas une condition essentielle de sa légalité à la lumière de l'article 85, notamment parce que cela aurait «pour résultat paradoxal que les systèmes de distribution les plus rigides et les plus fermés seraient traités plus favorablement ... que des systèmes de distribution plus souples et plus ouverts au commerce parallèle» (19). En outre, cette caractéristique ne peut pas non plus être justifiée
par une exigence de protection effective de la concurrence. En effet, comme nous avons déjà eu l'occasion de le faire observer (20), à la lumière d'une orientation constante de la Cour, la possibilité de réaliser des ventes en dehors du réseau peut avoir un effet bénéfique, en maintenant un certain espace du marché à la disposition du commerce parallèle et en atténuant ainsi les rigidités excessives du système, surtout en termes de prix. La présence d'un commerce parallèle peut évidemment provoquer
des déséquilibres du système de distribution sélective, mais il s'agit, en dernière analyse, de conséquences qui découlent de choix du producteur, lequel pourra en évaluer les effets sur la base d'une analyse coûts/bénéfices et, s'il le juge opportun, soit opter pour des systèmes de distribution libre ou restructurer le système de distribution spécialisée, soit modifier les prix en les uniformisant, et donc éliminer «en amont» la seule raison d'être des canaux parallèles de distribution.
Ce que nous voulons dire, c'est que le commerce parallèle - loin de constituer l'effet d'une espèce d'opportunisme économique pervers, et partant illicite, comme beaucoup tendent à le représenter malicieusement - est une garantie de vitalité de l'ensemble du système de distribution qui, associé aux réseaux sélectifs, finit par favoriser le consommateur final, dont l'intérêt constitue toujours (au moins) l'un des objectifs de l'article 85, paragraphes 1 et 3.
19 C'est par conséquent dans cette perspective que doit être examinée l'incidence de la décision d'exemption du système de distribution de YSLP sur les rapports entre cette dernière et Javico, distributeur étranger au réseau.
La décision d'exemption n'est pas susceptible d'assurer une «couverture» à des contrats de distribution qui ne sont pas soumis au contrôle de la Commission et ne sont pas explicitement exemptés par celle-ci. Tout d'abord, les exemptions constituant une dérogation à l'interdiction visée par l'article 85, paragraphe 1, disposition qui contient la règle fondamentale en matière d'ententes restrictives de la concurrence, les décisions d'exemption, tant individuelles que par catégorie, ne peuvent qu'être
interprétées restrictivement et ne sauraient être appliquées en dehors des cas explicitement envisagés. Ce principe trouve sa justification, outre dans une évidente règle d'herméneutique, dans l'exigence de ne pas affecter la compétence exclusive de la Commission dans l'application de l'article 85, paragraphe 3 (21).
En effet, lorsqu'elle décide d'accorder ou non l'exemption, compétence qui lui est conférée à titre exclusif par l'article 9, paragraphe 1, du règlement n_ 17 (22), la Commission doit pouvoir vérifier si l'accord respecte les conditions énoncées à l'article 85, paragraphe 3. Étendre la portée d'une décision d'exemption à des accords qui n'y sont pas visés signifierait, dans une certaine mesure, permettre au juge national d'appliquer directement l'article 85, paragraphe 3, pouvoir qui est en revanche
limité au seul paragraphe 1 de cette disposition (23). Évidemment, l'accord attaqué aurait pu être soumis avec une demande d'exemption à l'approbation de la Commission, qui aurait ainsi pu apprécier sa prétendue aptitude à préserver le système de distribution sélective dans le cadre communautaire, mais tel n'a pas été le cas. Cet accord ne pouvant être exempté, à défaut de notification à la Commission (24), il ne reste au juge national qu'à appliquer l'article 85, paragraphe 1, dès lors que les
conditions qu'il énonce sont remplies.
Nous estimons par conséquent qu'il importe de répondre à la seconde question posée par la juridiction nationale en ce sens que l'article 85, paragraphe 1, du traité doit également être appliqué aux clauses litigieuses lorsque le fournisseur commercialise ses produits sur le territoire communautaire à travers un réseau de distribution sélective qui a fait l'objet d'une décision d'exemption.
Conclusion
20 A la lumière des considérations qui précèdent, nous suggérons par conséquent à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par la cour d'appel de Versailles:
«1) L'article 85, paragraphe 1, du traité CE, doit être interprété en ce sens qu'il est applicable à une clause prévue par un contrat de commercialisation dans des pays tiers déterminés, conclu entre un fournisseur établi dans un État membre et un distributeur établi dans un autre État membre, et qui interdit à ce dernier de procéder à toute vente dans un territoire autre que celui prévu par le contrat et, partant, à toute vente sur le territoire communautaire, qu'elle soit réalisée moyennant
commercialisation directe ou réexportation à partir du territoire contractuel. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier, sur la base des éléments de fait de l'espèce, notamment la possibilité, l'importance et l'opportunité des réimportations sur le marché commun, ainsi que le préjudice pour le commerce entre États membres, si cette clause est nulle parce que contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité.
2) Dans l'hypothèse où l'article 85, paragraphe 1, du traité interdit de telles clauses, il doit être interprété en ce sens qu'il s'applique aussi dans le cas où le fournisseur commercialise ses produits sur le territoire communautaire à travers un réseau de distribution sélective qui a fait l'objet d'une décision d'exemption au sens du paragraphe 3 du même article.»
(1) - Décision 92/33/CEE de la Commission relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/33.242 - Yves Saint Laurent Parfums) (JO 1992, L 12, p. 24). Cette décision a fait l'objet d'un arrêt du Tribunal du 12 décembre 1996, Leclerc/Commission (T-19/92, Rec. p. II-1851), qui en a déclaré la nullité dans la mesure où elle décide qu'une disposition autorisant YSLP à défavoriser la candidature de détaillants dont l'activité de parfumerie n'est pas l'activité principale n'est
pas visée par l'article 85, paragraphe 1, du traité. En substance, et en particulier pour ce qui nous importe en l'espèce, le Tribunal a confirmé la validité de l'exemption accordée.
(2) - Pour s'assurer que les produits sont distribués sur les territoires de la Russie et de l'Ukraine, YSLP a obligé Javico à lui transmettre, dès avant la livraison et si possible dès le moment de la commande, tous les documents prouvant l'existence effective d'un marché pour ces produits sur les territoires contractuels. Javico est en outre tenue de vérifier que les commerçants locaux ont l'intention de vendre uniquement sur les territoires de la Russie et de l'Ukraine. Une clause pénale est même
prévue, assortie d'une garantie bancaire, dans l'hypothèse où une partie des produits livrés est revendue en dehors des territoires de la Russie et de l'Ukraine et, de façon plus générale, des pays de l'Est.
(3) - Règlement de la Commission, du 22 juin 1983, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords de distribution exclusive (JO L 173, p. 1).
(4) - Nous mettons en italique.
(5) - Voir l'arrêt du 12 juillet 1984, Hydrotherm (170/83, Rec. p. 2999, points 13 à 16).
(6) - L'appréciation de la compatibilité par phases successives, tout d'abord par référence à l'objet et ensuite en ayant égard aux effets de l'entente, représente un modus operandi confirmé dans la jurisprudence de la Cour: voir nos conclusions sous l'arrêt du 15 décembre 1994, DLG (C-250/92, Rec. p. I-5641, point 16); voir, en outre, l'arrêt du 28 février 1991, Delimitis (C-234/89, Rec. p. I-935, point 9). Il est à peine nécessaire de rappeler que l'article 85, paragraphe 1, n'exige pas, pour
trouver application, que l'entente ait un objet et un effet anticoncurrentiel, ces deux conditions étant imposées à titre alternatif: voir l'arrêt du 17 juillet 1997, Ferriere Nord/Commission (C-219/95 P, non encore publié au Recueil, points 14 et 15).
(7) - La présence d'une clause pénale à charge de Javico, prévue pour la seule hypothèse dans laquelle les produits seraient revendus en dehors du territoire des «pays de l'Est», peu important donc que les produits aient une destination finale autre que le territoire contractuel, mais que cette destination soit néanmoins limitée à l'est de l'Europe, est un indice révélateur du fait que les clauses litigieuses visent essentiellement à empêcher la diffusion des produits contractuels sur le marché
commun.
(8) - Voir l'arrêt du 28 mars 1984, CRAM et Rheinzink (29/83 et 30/83, Rec. p. 1679, points 24 à 31). La Commission faisait observer dans la décision attaquée que «la restriction de concurrence qui découle de l'obligation de revendre dans un pays déterminé est en soi-même susceptible d'affecter de façon sensible le commerce entre États membres du fait que le revendeur est établi dans le marché commun, à l'intérieur duquel il doit rester libre d'écouler la marchandise où il veut en fonction des
circonstances et notamment des prix qui lui seraient offerts»: voir la décision 82/866/CEE de la Commission, du 14 décembre 1982, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/29.629 - Laminés et alliages de zinc) (JO L 362, p. 40).
(9) - Voir en ce sens la décision 68/376/CEE de la Commission, du 6 novembre 1968, relative à une procédure au titre de l'article 85 du traité (IV/23077 - Rieckermann/AEG - Elotherm) (JO L 276, p. 25).
(10) - Le XXIe rapport sur la politique de concurrence 1991 rapporte, à la page 378, le cas Iqbal, dans lequel la Commission a considéré qu'un contrat par lequel un revendeur de produits pharmaceutiques était obligé de commercialiser uniquement les produits dans un pays tiers déterminé n'était pas contraire à l'article 85, paragraphe 1, dont l'objectif «n'est pas d'interdire les ententes verticales, qui restreignent la concurrence intramarques entre la Communauté considérée comme un tout et les pays
tiers, afin de permettre aux producteurs de suivre une politique des prix indépendante, adaptée aux conditions existant sur les marchés des pays tiers». Il semblerait que, dans ce cas spécifique, l'utilisation des clauses d'exportation n'était pas liée à des actions destinées spécifiquement à empêcher les échanges entre États membres. Sauf à attribuer une signification particulière à ce dernier aspect, et moyennant toutes les réserves dues au caractère incomplet des informations dont nous disposons,
la solution Iqbal, qui n'est d'ailleurs pas consignée dans une décision mais, apparemment, dans une lettre au titre de l'article 6 du règlement 99/63/CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19 paragraphes 1 et 2 du règlement n_ 17 du Conseil, JO 127, p. 2268, nous semble difficilement compatible avec l'approche qui est à la base de la jurisprudence CRAM et Rheinzink que nous venons de rappeler. Pour une appréciation analogue, voir Van Bael I., et Bellis
F.: Il Diritto della Concorrenza nella Comunità Europea, Turin, 1995, p. 126, en particulier note 24.
(11) - Voir les arrêts du 30 juin 1966, Société technique minière (56/65, Rec. p. 337); du 12 décembre 1967, Brasserie de Haecht (23/67, Rec. p. 479), et Delimitis, précité à la note 6.
(12) - C'est la règle de minimis bien connue, énoncée pour la première fois par la Cour (arrêt du 9 juillet 1969, Völk, 5/69, Rec. p. 295, en particulier point 7) et ensuite codifiée par la Commission dans la communication, du 3 septembre 1986, concernant les accords d'importance mineure qui ne sont pas visés par les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté économique européenne (JO C 231, p. 2), actualisée par l'information de la Commission publiée au JO 1994,
C 368, p. 20.
(13) - Voir la décision 64/233/CEE de la Commission, du 11 mars 1964, relative à une demande d'attestation négative présentée conformément à l'article 2 du règlement n_ 17 du Conseil (IV/A-00061) (JO 1964, 58, p. 915). L'importance du droit de douane en tant qu'élément nécessaire à la vérification de la probabilité de réimportations ressort des décisions de la Commission tenant compte de l'existence d'accords de libre échange: voir la décision 76/159/CEE de la Commission, du 15 décembre 1975,
relative à une procédure au titre de l'article 85 du traité CEE (IV/847 - SABA) (JO 1976, L 28, p. 19), dans laquelle l'interdiction d'exportation vers des pays tiers et de réimportation de ces pays est considérée comme n'étant pas soumise à l'article 85, paragraphe 1, en raison de la double perception des droits de douane et du fait que les produits ne sont pas vendus dans les pays tiers à des prix plus avantageux que ceux pratiqués dans les États membres. Cette interdiction n'a toutefois été
autorisée que jusqu'au 1er juillet 1977, dans la mesure où, précisément, il était prévu de supprimer les droits de douane à l'égard des pays AELE à partir de cette date. Voir, dans le même sens, les décisions 77/100/CEE de la Commission, du 21 décembre 1976, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/5715 - Junghans) (JO 1977, L 30, p. 10), et 78/253/CEE de la Commission, du 23 décembre 1977, relative à des procédures au titre de l'article 85 du traité CEE (IV/171, 856,
172, 117, 28.173 - Campari) (JO 1978, L 70, p. 69). Plus récemment, la conclusion d'accords de libre échange entre la Communauté et des pays tiers, assortie de la suppression des droits de douane et des autres obstacles au passage des frontières, a amené la Commission à exiger l'élimination, dans les accords de distribution, des interdictions pour les concessionnaires d'exporter à destination de ces pays: voir la communication de la Commission au titre de l'article 19, paragraphe 3, du règlement n_
17 (JO 1994, C 334, p. 11) dans l'affaire Chanel.
(14) - Voir la décision précitée dans l'affaire Grosfillex-Fillistorf, dans laquelle la Commission admet qu'il est possible d'identifier une restriction de la concurrence dans l'hypothèse où les prix pratiqués par le producteur sur le marché suisse seraient inférieurs à ceux qu'il applique pour le marché commun. Voir aussi la décision dans l'affaire SABA, précitée, et la décision 75/94/CEE de la Commission, du 19 décembre 1974, relative à une procédure au titre de l'article 85 du traité instituant
la Communauté économique européenne (IV/23 013 - Goodyear Italiana - Euram) (JO 1975, L 38, p. 10), dans laquelle la revente sur le territoire communautaire du produit réimporté est jugée peu vraisemblable dans la mesure où «... il n'y a pas ... et il n'y aura pas, dans un avenir prévisible, des différences de prix telles entre la Communauté économique européenne et les pays tiers qu'elles permettraient d'absorber ces charges supplémentaires». Voir aussi la décision 94/987/CE de la Commission, du 21
décembre 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE (IV/32.948 et IV/34.590 - Tretorn et autres) (JO L 378, p. 45), pour ce qui est de l'importance de la différence de prix pour apprécier la probabilité de réexportations à partir du pays tiers.
(15) - Voir l'arrêt du 13 juillet 1966, Consten et Grundig (56/64 et 58/64, Rec. p. 429), ainsi que les arrêts plus récents du Tribunal du 14 juillet 1994, Parker Pen/Commission (T-77/92, Rec. p. II-549, point 39), et du 14 mai 1997, VGB e.a./Commission (T-77/94, Rec. p. II-759, point 132).
(16) - Voir, en dernier lieu, l'arrêt Ferriere Nord/Commission, précité à la note 6.
(17) - Voir la décision 70/332/CE de la Commission, du 30 juin 1970, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/24055 - Kodak) (JO L 147, p. 24).
(18) - Voir la décision 93/352/CEE de la Commission, du 10 novembre 1992, relative à une procédure au titre des articles 85 et 86 du traité CEE (affaires n_ IV/33.440 Warner Lambert/Gillette et autres et n_ IV/33.486 BIC/Gillette et autres) (JO L 116, p. 21).
(19) - Voir arrêt du 13 janvier 1994, Cartier (C-376/92, Rec. p. I-15, point 26).
(20) - Voir nos conclusions sous l'arrêt Cartier, précité à la note précédente, points 21 et 22.
(21) - Voir l'arrêt Delimitis, précité à la note 6, points 44 à 46. S'agissant en particulier de la nécessité d'une interprétation restrictive, voir les arrêts du 22 avril 1993, Peugeot/Commission (T-9/92, Rec. p. II-493, point 37), et du 24 octobre 1995, Volkswagen et VAG Leasing (C-266/93, Rec. p. I-3477, point 33).
(22) - Règlement du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204).
(23) - Sur l'applicabilité directe par le juge national des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité, voir les arrêts du 30 janvier 1974, BRT et SABAM (127/73, Rec. p. 51), et Delimitis, précité à la note 6, points 45 à 47. En ce qui concerne la compétence exclusive de la Commission d'adopter les décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3, voir l'arrêt cité en dernier lieu, point 44. La jurisprudence précitée a fait l'objet d'une «codification» dans la communication relative à la
coopération entre la Commission et les juridictions nationales pour l'application des articles 85 et 86 du traité CEE (JO 1993, C 39, p. 6).
(24) - Pour les accords postérieurs au 13 mars 1962, date d'entrée vigueur du règlement n_ 17, l'exemption est subordonnée à la notification préalable, exception faite des accords exonérés de l'obligation de notification en vertu de l'article 4, paragraphe 2, dudit règlement, parmi lesquels ne figurent cependant pas les accords conclus entre YSLP et Javico.