Avis juridique important
|
61996C0014
Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 6 février 1997. - Procédure pénale contre Paul Denuit. - Demande de décision préjudicielle: Tribunal de première instance de Bruxelles - Belgique. - Directive 89/552/CEE - Télécommunications - Radiodiffusion télévisuelle - Compétence sur les organismes de radiodiffusion. - Affaire C-14/96.
Recueil de jurisprudence 1997 page I-02785
Conclusions de l'avocat général
A - Introduction
1 La présente demande de décision préjudicielle concerne la directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle (1) (ci-après la «directive»). Il s'agit pour l'essentiel de questions que la Cour de justice a déjà examinées dans deux arrêts du 10 septembre 1996. Ces arrêts ont été rendus à la suite de recours en
manquement que la Commission avait introduits d'une part contre le Royaume-Uni (2), et d'autre part contre le royaume de Belgique (3).
Les dispositions pertinentes du droit communautaire
2 Les dispositions de la directive qui nous intéressent dans cette affaire sont celles de l'article 2. Cet article est rédigé comme suit:
«1. Chaque État veille à ce que toutes les émissions de radiodiffusion télévisuelle transmises:
- par des organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de sa compétence
ou
- par des organismes de radiodiffusion télévisuelle utilisant une fréquence ou la capacité d'un satellite accordée par cet État membre ou une liaison montante vers un satellite située dans cet État membre, tout en ne relevant de la compétence d'aucun État membre,
respectent le droit applicable aux émissions destinées au public dans cet État membre.
2. Les États membres assurent la liberté de réception et n'entravent pas la retransmission sur leur territoire d'émissions de radiodiffusion télévisuelle en provenance d'autres États membres pour des raisons qui relèvent des domaines coordonnés par la présente directive. Ils peuvent suspendre provisoirement la retransmission d'émissions télévisées si les conditions suivantes sont remplies:
a) une émission télévisée en provenance d'un autre État membre enfreint d'une manière manifeste, sérieuse et grave l'article 22;
b) au cours des douze mois précédents, l'organisme de radiodiffusion télévisuelle a déjà enfreint, deux fois au moins, la même disposition;
c) l'État membre concerné a notifié par écrit à l'organisme de radiodiffusion télévisuelle et à la Commission les violations alléguées et son intention de restreindre la retransmission au cas où une telle violation surviendrait de nouveau;
d) les consultations avec l'État de transmission et la Commission n'ont pas abouti à un règlement amiable, dans un délai de quinze jours à compter de la notification prévue au point c), et la violation alléguée persiste.
La Commission veille à la compatibilité de la suspension avec le droit communautaire. Elle peut demander à l'État membre concerné de mettre fin d'urgence à une suspension contraire au droit communautaire. Cette disposition n'affecte pas l'application de toute procédure, mesure ou sanction aux violations en cause dans l'État membre de la compétence duquel relève l'organisme de radiodiffusion télévisuelle concerné.
3. La présente directive ne s'applique pas aux émissions de radiodiffusion télévisuelle exclusivement destinées à être captées dans d'autres États que les États membres et qui ne sont pas reçues directement ou indirectement dans un ou plusieurs États membres.»
3 Aux termes de l'article 3, paragraphe 2, de la directive, les États membres veillent «par les moyens appropriés, dans le cadre de leur législation, au respect, par les organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de leur compétence, des dispositions de la présente directive.»
4 Le chapitre III («Promotion de la distribution et de la production de programmes télévisés») comporte aux articles 4 à 9 des dispositions visant à assurer «que les productions européennes soient majoritaires dans les programmes de télévision des États membres» (4). De surcroît, l'apparition «de nouvelles sources de production télévisuelle» (5) sera encouragée dans la Communauté, en réservant une partie des programmes de télévision ou des moyens budgétaires des organismes de radiodiffusion
télévisuelle à des producteurs indépendants.
5 C'est pourquoi l'article 4 de la directive impose aux États membres de veiller «chaque fois que cela est réalisable et par des moyens appropriés» à ce que les organismes de radiodiffusion télévisuelle réservent à des oeuvres européennes (6) une proportion majoritaire de leur temps de diffusion, à l'exclusion de celui consacré aux informations, à des manifestations sportives, à des jeux, à la publicité ou aux services de télétexte (paragraphe 1). Lorsque cette proportion ne peut être atteinte, elle
ne doit pas être inférieure, en tout cas, à celle qui a été constatée en moyenne dans l'État membre concerné en 1988, voire 1990 (paragraphe 2).
L'article 5 de la directive impose aux États membres, «chaque fois que cela est réalisable et par des moyens appropriés», de veiller à ce que les organismes de radiodiffusion télévisuelle réservent au moins 10 % de leur temps d'antenne ou 10 % de leur budget de programmation à des oeuvres européennes émanant de producteurs indépendants d'organismes de radiodiffusion télévisuelle.
6 L'article 22 de la directive est consacré à la protection des mineurs. Les États membres doivent veiller à ce que les émissions des organismes de radiodiffusion télévisuelle qui relèvent de leur compétence ne comportent pas de programmes «susceptibles de nuire gravement à l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs, notamment des programmes comprenant des scènes de pornographie ou de violence gratuite».
Les circonstances de l'affaire au principal
7 Le groupe américain Turner, une entreprise majeure sur le marché de la télévision aux États-Unis, possède une filiale au Royaume-Uni, la société Turner Entertainment Network International Ltd, qui a son siège à Londres. Cette société est l'unique actionnaire de deux autres sociétés: The Cartoon Network Ltd d'une part et Turner Network Television Ltd d'autre part, qui ont leur siège au Royaume-Uni et diffusent des programmes de télévision. Il s'agit, d'une part, du programme «TNT» et, d'autre part,
du programme «Cartoon Network». La commercialisation de ces programmes est assurée par une autre société du groupe, la société Turner International Network Sales Ltd, qui a elle aussi son siège à Londres. Les autorités du Royaume-Uni ont autorisé la diffusion de ces programmes par l'octroi de licences dites «non-domestic satellite service» (7). Ces programmes sont transmis par satellite, les entreprises en question utilisant à cet effet une capacité de satellite attribuée au grand-duché du
Luxembourg.
Le gouvernement belge est d'avis que ces programmes ne se conforment pas aux exigences énoncées aux articles 4 et 5 de la directive.
8 Le 17 septembre 1993, la société Turner International Network Sales Ltd a conclu un accord avec la société Coditel Brabant SA (ci-après «Coditel»), société belge de télévision par câble. Aux termes de ce contrat, Coditel s'engageait à diffuser les programmes précités par la voie de son réseau câblé, dans la région Bruxelles-Capitale.
9 Selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, il n'existait pas à l'époque des faits de réglementation de la télévision par câble dans la région Bruxelles-Capitale. Cette lacune a été comblée par un arrêté royal du 16 septembre 1993 qui, selon le juge a quo, visait à faire obstacle à «certaines chaînes de télévision» qui avaient l'intention de profiter de ce vide juridique. C'est sur la base de ce texte que, par arrêté du 17 septembre 1993, deux ministres (fédéraux) belges ont fait
interdiction à Coditel de distribuer les programmes «TNT» et «Cartoon Network» sur son réseau câblé dans la région Bruxelles-Capitale.
10 La société Turner International Network Sales Ltd a alors assigné Coditel en référé devant le tribunal de commerce de Bruxelles, afin de la contraindre à exécuter la convention du 17 septembre 1993. Une ordonnance de référé a été rendue en ce sens le 26 octobre 1993. Coditel s'est inclinée devant cette décision et a entrepris de diffuser les programmes litigieux.
11 En juin 1994, l'État belge a formé tierce opposition contre l'ordonnance du 26 octobre 1993. Le tribunal de commerce de Bruxelles a alors rendu une nouvelle ordonnance, le 29 novembre 1994, par laquelle il saisissait la Cour de justice de trois questions préjudicielles (affaire C-316/94) et enjoignait à Coditel de suspendre la diffusion des programmes litigieux en attendant la réponse à ces questions.
12 Par arrêt du 6 avril 1995, la cour d'appel de Bruxelles a mis à néant l'ordonnance du 29 novembre 1994, sauf en ce qu'elle avait déclaré recevable la tierce opposition. A cet égard, les juges du second degré ont réformé l'ordonnance dont appel, en déclarant non fondée la tierce opposition de l'État belge. La Cour de justice a alors, par ordonnance du 1er décembre 1995, prononcé la radiation de la demande préjudicielle C-316/94, qui était devenue caduque par suite de cet arrêt.
13 Entre-temps, les autorités compétentes belges avaient engagé devant le tribunal de première instance de Bruxelles une procédure pénale contre M. Denuit, administrateur délégué de la société Coditel, sous la prévention d'avoir diffusé sur son réseau câblé dans la région Bruxelles-Capitale les programmes «TNT» et «Cartoon Network» en passant outre l'interdiction édictée par l'arrêté ministériel du 17 septembre 1993. Il lui était également fait grief d'avoir inséré de la publicité commerciale dans
les programmes distribués par Coditel, sans avoir obtenu des autorités belges l'autorisation nécessaire à cet effet.
14 Le tribunal de première instance de Bruxelles a estimé que l'affaire portée devant lui exigeait l'interprétation de certains points de droit communautaire. Il a donc saisi la Cour de justice des questions préjudicielles suivantes, en application de l'article 177 du traité CE:
«1) Quelles sont les conditions pour qu'un organisme de radiodiffusion télévisuelle soit considéré comme relevant de la compétence d'un État membre au sens de l'article 2, paragraphe 1, de la directive du Conseil du 3 octobre 1989 (89/552/CEE)? Dans quelle mesure la circonstance de l'origine non européenne d'une partie plus ou moins grande des oeuvres diffusées joue-t-elle un rôle si le juge national constate par ailleurs que l'organisme dont question a son siège sur le territoire dudit État membre
et que des activités réelles de direction, de composition ou de montage du programme sont exercées dans ce territoire?
2) A supposer que des émissions émanant d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle autorisé par un État membre ne soient pas à considérer comme des émissions d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle relevant de la compétence d'un État membre au sens de cette directive, un autre État membre peut-il, et à quelles conditions au regard spécialement des articles 59 et suivants du traité, interdire ou limiter leur retransmission sur un territoire?
3) L'article 2 de cette même directive doit-il être interprété en ce sens que si un organisme de radiodiffusion télévisuelle relève de la compétence d'un État membre, un autre État membre ne peut s'opposer à la retransmission sur son territoire des émissions de radiodiffusion télévisuelle en provenance de cet organisme même si les règles inscrites aux articles 4 et 5 de la même directive ne sont pas respectées?»
B - Appréciation
Sur la première question préjudicielle
15 Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, tout d'abord, quelles conditions un organisme de radiodiffusion télévisuelle doit réunir pour relever de la «compétence» d'un État membre au sens de l'article 2, paragraphe 1, de la directive. Il s'agit donc plus précisément d'interpréter le premier tiret de cet article.
16 La Cour avait déjà eu à connaître de cette question dans l'affaire C-222/94. Elle avait alors jugé que l'État membre de la compétence duquel relève l'organisme de radiodiffusion télévisuelle est celui dans lequel cet organisme est établi (8).
17 Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la notion d'«établissement» au sens du traité «comporte l'exercice effectif d'une activité économique au moyen d'une installation stable dans un autre État membre pour une durée indéterminée» (9).
18 Dans son arrêt dans l'affaire C-222/94, la Cour a admis que retenir le critère de l'établissement pouvait donner naissance à des difficultés. Ces difficultés tiennent au fait qu'un organisme de radiodiffusion télévisuelle peut avoir plus d'un établissement dans la Communauté (10). Cependant, elles peuvent être entièrement surmontées. Comme l'a relevé la Cour dans l'arrêt précité, la Commission avait expliqué que les États membres pouvaient trouver une solution à ces problèmes «en interprétant ce
critère comme étant le lieu dans lequel l'organisme de radiodiffusion a le centre de ses activités, notamment le lieu où sont prises les décisions concernant la politique de programmation et l'assemblage final des programmes à diffuser». La Cour a également observé que cela n'avait pas été contredit par le Royaume-Uni en sa qualité de défendeur (11).
19 C'est en ce sens que se sont prononcées les parties à la présente procédure, dans la mesure où elles ont répondu à cette question. Selon M. Denuit, il convient de retenir le siège effectif, c'est-à-dire le lieu où sont établis la direction et l'essentiel des activités. Ce siège effectif serait situé, dans le présent cas d'espèce, au Royaume-Uni. Le gouvernement belge part du même postulat, mais parvient cependant à un tout autre résultat. Selon lui, le siège effectif se trouve en effet, dans la
présente affaire, aux États-Unis, où sont exercés le contrôle et la responsabilité des programmes. Il considère le siège situé au Royaume-Uni comme étant de pure forme et prétend que les effectifs qu'il emploie ne représentent pas une partie significative du personnel de Turner. Le gouvernement français a exposé que la détermination de l'État membre compétent devait être effectuée au cas par cas à l'aide d'un faisceau d'indices, au nombre desquels figurent le contrôle de la programmation, le siège
de l'entreprise et la proportion des personnels employés dans l'État membre concerné aux activités de radiodiffusion télévisuelle. Le gouvernement hellénique semble vouloir s'attacher au siège principal et réel de l'organisme de radiodiffusion télévisuelle.
20 A notre sens, il n'est pas nécessaire, dans la présente (12) affaire, de nous attarder plus longuement sur ces difficultés. Comme nous l'avons déjà observé, elles ne se rencontrent que dans le cas où un organisme de radiodiffusion télévisuelle est établi dans plus d'un État membre. Tout semble indiquer que ce n'est pas le cas ici. Ce ne serait, en effet, que dans une telle hypothèse que se poserait la question de savoir quel établissement doit fonder, au regard des critères précités, la
compétence d'un État membre à l'égard de l'organisme de radiodiffusion télévisuelle considéré. C'est pourquoi la seule question qui importe ici est de savoir si l'organisme de radiodiffusion télévisuelle dont il s'agit a bien un établissement dans la Communauté. C'est à la juridiction de renvoi qu'il appartient de trancher cette question en dernière analyse. Cependant, la réponse n'est guère douteuse. Le gouvernement français indique que l'on est en présence d'une société de droit anglais dont le
siège est au Royaume-Uni, lieu où sont également exercées, aux termes de la première question préjudicielle, des activités réelles de direction. La Commission fait valoir que l'organisme de radiodiffusion télévisuelle concerné a son siège statutaire au Royaume-Uni et que c'est également là que sont prises les décisions de programmation. Enfin, à son avis, ce siège emploie un nombre important d'effectifs affectés aux activités de radiodiffusion télévisuelle. Le Royaume-Uni considère lui aussi que
l'organisme de radiodiffusion télévisuelle est établi dans cet État membre.
21 Lors des débats devant la Cour, le gouvernement belge a fait observer que la Cour de justice avait jugé contraire au droit communautaire la législation en vigueur au Royaume-Uni en matière de compétence à l'égard des organismes de radiodiffusion télévisuelle, au motif qu'elle n'était pas fondée sur le critère de l'établissement. Le gouvernement belge en conclut que les licences octroyées sur la base de cette législation sont également entachées d'un vice juridique, ce qui exclurait que les
organismes de radiodiffusion télévisuelle en question relèvent de la compétence du Royaume-Uni. Un tel argument ne peut être retenu. L'arrêt de la Cour, dans l'affaire précitée, confirme au contraire que l'État membre compétent à l'égard d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle est celui dans lequel cet organisme est établi. La question de la validité des licences octroyées par le Royaume-Uni est, sur ce point, dépourvue de pertinence.
22 Il reste cependant à examiner l'autre partie de la question posée dans ce contexte par la juridiction nationale. Il s'agit de savoir quelle importance doit être accordée à l'origine des programmes diffusés. Pour comprendre cette question, il y a lieu de rappeler que, selon le gouvernement belge, les programmes litigieux ne sont pas conformes aux exigences des articles 4 et 5 de la directive. Le gouvernement belge estime que ces programmes ne relèvent donc pas de la compétence du Royaume-Uni, car
ils ne respectent ni la législation de cet État membre ni les dispositions de la directive.
23 Il y a lieu de rejeter cette argumentation. La compétence d'un État membre, au sens de l'article 2, paragraphe 1, de la directive, ne dépend pas de la nature des programmes diffusés. Le seul point déterminant est de savoir si un organisme de radiodiffusion télévisuelle relève de la compétence d'un État membre ou si, à défaut, il remplit l'un des critères techniques énoncés au deuxième tiret de cet article. La circonstance que les programmes diffusés par un tel organisme de radiodiffusion
télévisuelle puissent ne pas être conformes aux articles 4 et 5 de la directive est sans incidence sur l'attribution de compétence prévue par l'article 2, paragraphe 1. La même thèse est du reste défendue par l'ensemble des autres parties à la procédure.
24 Il convient par conséquent de répondre à la première question préjudicielle en ce sens qu'un organisme de radiodiffusion télévisuelle relève de la compétence de l'État membre dans lequel il est établi. L'origine des programmes qu'il diffuse est sans pertinence pour déterminer l'État membre de la compétence duquel il relève en vertu de la directive.
Sur la deuxième question préjudicielle
25 La deuxième question préjudicielle se rapporte à la situation d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle qui a obtenu l'autorisation d'un État membre, sans ressortir à la compétence d'un État membre «au sens de la présente directive». Bien que la question parle de «compétence» d'un État membre, elle sera utilement interprétée en ce sens qu'elle vise l'organisme de radiodiffusion télévisuelle qui ne relève de la compétence d'un État membre ni en application du premier tiret, ni en application
du second tiret de l'article 2, paragraphe 1, de la directive. Comme l'a observé à juste titre le gouvernement allemand, on ne voit pas très bien sur le fondement de quels critères de droit interne un organisme de radiodiffusion télévisuelle devrait être autorisé s'il n'est pas établi dans l'État de ce droit (et ne relève donc pas de l'article 2, paragraphe 1, premier tiret) et s'il n'utilise pas non plus une fréquence ou une capacité de satellite accordée par cet État membre, ni une liaison
montante située dans cet État membre (et ne relève donc pas de l'article 2, paragraphe 1, second tiret). Cette situation semble donc ne jamais devoir se rencontrer dans la pratique.
26 C'est avec raison que M. Denuit a du reste observé sur ce point qu'il pouvait difficilement s'agir, en pareille hypothèse, d'une situation de fait intracommunautaire, qui appellerait l'application du droit communautaire.
27 En tout état de cause, ce n'est pas le cas de figure qui se présente en l'espèce. Comme on l'a vu, l'organisme de radiodiffusion télévisuelle dont il s'agit ici est en effet, selon toute apparence, établi au Royaume-Uni. Et même s'il n'était pas établi au Royaume-Uni (ni dans un autre État membre), il n'en resterait pas moins que la diffusion des programmes en question est assurée par le biais d'une capacité de satellite attribuée au grand-duché de Luxembourg, élément de fait que même le
gouvernement belge n'a pas contesté. Ainsi, l'un des critères de compétence énoncés à l'article 2, paragraphe 1, second tiret, serait en tout état de cause rempli. Ainsi que M. Denuit l'a fait valoir à l'audience, il en irait de même si l'on avait recours, pour la diffusion des programmes en question, à une liaison montante située au Royaume-Uni.
28 Pour les motifs qui viennent d'être exposés, nous souscrivons par conséquent à l'avis exprimé par M. Denuit, par la Commission ainsi que par les gouvernements français et du Royaume-Uni, selon lequel la Cour n'a pas à répondre à la deuxième question préjudicielle.
Sur la troisième question préjudicielle
29 Par cette troisième question, la juridiction nationale cherche à savoir si un État membre est tenu, en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive, d'assurer la libre réception d'émissions en provenance d'autres États membres et de ne pas entraver la retransmission de ces émissions même lorsque celles-ci ne respectent pas les exigences énoncées aux articles 4 et 5 de la directive.
30 La Cour a déjà répondu à cette question dans l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire C-11/95. Elle y a dit pour droit, en premier lieu, que «le contrôle de l'application du droit de l'État membre d'origine applicable aux émissions de radiodiffusion télévisuelle et du respect des dispositions de la directive 89/552 n'incombe qu'à l'État membre dont les émissions émanent et, en second lieu, que l'État membre de réception n'est pas autorisé à exercer son propre contrôle à cet égard» (13). Cela
s'applique également lorsqu'il s'agit du respect des articles 4 et 5 de la directive (14). Contrairement à ce qu'a soutenu le gouvernement belge à l'audience, le fait que les dispositions de droit interne en cause dans cet arrêt ne sont pas les mêmes que dans la présente affaire est sans importance. En effet, dans le passage précité de cet arrêt, ce ne sont pas les dispositions de droit interne que la Cour a interprétées mais la directive elle-même, qui est également en cause dans le présent cas
d'espèce.
31 Il est vrai que l'article 2, paragraphe 2, de la directive limite le champ des obligations qu'il impose aux seules raisons «qui relèvent des domaines coordonnés par la présente directive». Cependant, dans le cas des articles 4 et 5 de la directive, il s'agit précisément de domaines coordonnés par celle-ci.
32 La possibilité prévue à l'article 2, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive de suspendre provisoirement la retransmission d'émissions en provenance d'autres États membres ne peut intervenir que si les conditions énoncées dans cette disposition sont remplies. Il s'agit d'une mesure exceptionnelle (15). Elle ne s'applique pas en cas d'inobservation des articles 4 et 5 de la directive. La thèse du gouvernement hellénique, selon laquelle la légitimité d'un deuxième contrôle par l'État de
réception découlerait de manière générale de cette disposition, ne saurait donc être suivie.
33 Comme l'a constaté la Cour, un État membre n'est pas autorisé en pareille hypothèse à se faire justice à lui-même. Il ne peut donc pas prendre dans de tels cas de mesures unilatérales destinées à remédier à une méconnaissance éventuelle par d'autres États membres des règles de la directive. Il est cependant en droit de former un recours en manquement contre cet État membre sur la base de l'article 170 du traité. Il peut également demander à la Commission d'agir elle-même contre cet État membre,
en vertu de l'article 169 du traité (16).
34 Dans l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire C-11/95, la Cour n'a pas tranché la question de savoir si «en présence de la directive 89/552, un État membre est encore en droit de prendre, sur le fondement de l'article 59 du traité, des mesures destinées à empêcher que les libertés garanties par le traité soient utilisées par un prestataire dont l'activité serait entièrement ou principalement tournée vers son territoire, en vue de se soustraire aux règles qui lui seraient applicables au cas où il
serait établi sur le territoire de cet État» (17). Cette question revient à demander si la jurisprudence de la Cour, confirmée en dernier lieu dans l'affaire TV 10 (18) en 1994, peut encore trouver application après l'entrée en vigueur de la directive.
35 Les gouvernements français et du Royaume-Uni estiment, tout comme le gouvernement belge, que cette jurisprudence reste applicable comme par le passé. Nous avons adopté la même position dans les conclusions que nous avons présentées dans l'affaire C-11/95. Nous avons cependant clairement indiqué, à cette occasion, que cette jurisprudence n'est, à notre avis, applicable que lorsque l'organisme de radiodiffusion télévisuelle concerné agit de manière abusive et qu'elle appelle une interprétation
restrictive (19). En l'espèce, rien ne permet d'invoquer l'existence d'un tel abus. L'argument du gouvernement belge selon lequel le non-respect des articles 4 et 5 de la directive serait en soi constitutif d'un tel abus doit, à notre sens, être rejeté. En effet, l'admettre reviendrait précisément à autoriser par cette voie le deuxième contrôle par l'État de réception, qui est incompatible avec le système de la directive.
Nous n'avons donc pas besoin non plus d'examiner plus en détail cette question dans le cadre de la présente (20) affaire.
36 Il y a donc lieu de constater que l'article 2, paragraphe 2, de la directive doit être interprété en ce sens qu'un État membre doit assurer la libre réception des émissions de télévision en provenance d'autres États membres et ne doit pas entraver la retransmission de ces émissions même lorsqu'elles ne respectent pas les articles 4 et 5 de la directive.
C - Conclusion
37 Nous proposons par conséquent à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions du tribunal de première instance de Bruxelles:
«1) L'article 2, paragraphe 1, de la directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle, doit être interprété en ce sens qu'un organisme de radiodiffusion télévisuelle relève de la compétence de l'État membre dans lequel il est établi. L'origine des programmes diffusés par cet organisme de radiodiffusion télévisuelle
est sans importance lorsqu'il s'agit de déterminer l'État membre de la compétence duquel il relève en vertu de la directive.
2) L'article 2, paragraphe 2, de la directive doit être interprété en ce sens qu'un État membre doit assurer la libre réception des émissions de télévision en provenance d'autres États membres et ne doit pas entraver la retransmission de ces émissions, même lorsque lesdites émissions ne respectent pas les articles 4 et 5 de la directive.»
(1) - JO L 298, p. 23.
(2) - Commission/Royaume-Uni (C-222/94, Rec. p. I-4025).
(3) - Commission/Belgique (C-11/95, Rec. p. I-4115).
(4) - Voir le vingtième considérant de la directive.
(5) - Voir le vingt-quatrième considérant de la directive.
(6) - Cette notion est définie à l'article 6 de la directive.
(7) - Sur cette notion, voir l'arrêt Commission/Royaume-uni, précité (note 2), point 10.
(8) - Arrêt précité (note 2), points 42, 51 et 61.
(9) - Arrêt du 25 juillet 1991, Factortame e.a.(C-221/89, Rec. I-3905, point 20); voir également l'arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C-55/94, Rec. I-4165, point 25).
(10) - Voir sur ce point nos conclusions sous l'arrêt Commission/Royaume-Uni, précité, points 60 et suiv.
(11) - Arrêt précité (note 2), point 58.
(12) - Ces questions constituent, au contraire, le coeur du débat dans l'affaire C-56/96 (VT 4) dans laquelle nous présentons également nos conclusions aujourd'hui.
(13) - Arrêt précité (note 3), point 34.
(14) - Arrêt précité (note 3), point 42.
(15) - Arrêt précité (note 3), points 36 et 39.
(16) - Arrêt précité (note 3), points 36 et 37.
(17) - Arrêt précité (note 3), point 65.
(18) - Arrêt du 5 octobre 1994, (C-23/93, Rec. p. I-4795, point 20).
(19) - Voir nos conclusions sous l'arrêt Commission/Belgique, précité (note 3), points 73 et suiv.
(20) - Nous renvoyons ici à nouveau à nos conclusions dans l'affaire C-56/96, dans laquelle cette question fait l'objet d'une analyse plus approfondie.