Avis juridique important
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61995C0180
Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 14 janvier 1997. - Nils Draehmpaehl contre Urania Immobilienservice OHG. - Demande de décision préjudicielle: Arbeitsgericht Hamburg - Allemagne. - Politique sociale - Egalité de traitement entre travailleurs masculins et féminins - Directive 76/207/CEE - Droit à réparation en cas de discrimination dans l'accès à l'emploi - Choix des sanctions par les Etats membres - Fixation d'un plafond d'indemnité - Fixation d'un plafond des indemnités cumulées.
- Affaire C-180/95.
Recueil de jurisprudence 1997 page I-02195
Conclusions de l'avocat général
1 Par les questions qu'il vous adresse, l'Arbeitsgericht Hamburg vous invite une nouvelle fois à vous prononcer sur l'application de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (1) (ci-après la «directive» ou la «directive 76/207»).
Il vous est demandé, en substance, de dire si la directive 76/207 s'oppose à ce que la réparation du préjudice subi du fait d'une discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement soit subordonnée à la commission d'une faute. En outre, vous êtes interrogés sur le point de savoir si, dans la même hypothèse, la directive 76/207 s'oppose à ce qu'une disposition nationale prévoie le plafonnement de la réparation des dommages.
2 Comme le juge national le rappelle (2), votre Cour a déjà été appelée à se prononcer sur des questions similaires. Toutefois, il souhaite obtenir confirmation de ce que le cadre factuel dont il est saisi et les prescriptions de sa loi nationale commandent les mêmes réponses.
3 Nous aborderons les questions soumises après avoir brièvement exposé le cadre de la présente affaire.
Cadre législatif
Les dispositions communautaires pertinentes: la directive 76/207
4 La directive 76/207 a pour objet la mise en oeuvre, dans les États membres, du principe de l'égalité de traitement entre les hommes et femmes en assurant, notamment, aux travailleurs de l'un et l'autre sexe une égalité de chances effective dans l'accès à l'emploi.
5 A cet effet, son article 2 définit le principe de l'égalité de traitement et ses limites. C'est ainsi que son paragraphe 1 dispose que ce principe implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial. Son paragraphe 2 précise, toutefois, que la directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application les activités professionnelles et, le cas
échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante.
6 L'article 3 de la directive précise la portée du principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne, précisément, l'accès à l'emploi. Aux termes de son paragraphe 1, l'application de ce principe implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe dans les conditions d'accès, y compris les critères de sélection, aux emplois ou postes de travail, quel qu'en soit le secteur ou la branche d'activité, et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle. Le paragraphe 2, sous a), de
l'article 3 prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires pour que soient supprimées toutes les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe de l'égalité de traitement.
7 En vertu de l'article 6 de la directive, les États membres doivent introduire les mesures nécessaires pour permettre à toute personne qui s'estime lésée par la non-application, à son égard, du principe de l'égalité de traitement au sens des articles 3, 4 et 5 de faire valoir ses droits par voie juridictionnelle.
Le droit national
8 Les dispositions législatives nationales relatives à l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans la vie professionnelle pertinentes en l'espèce figurent dans le Bürgerliches Gesetzbuch (code civil allemand, ci-après le «BGB») et dans l'Arbeitsgerichtsgesetz (loi sur l'organisation des juridictions du travail, ci-après l'«ArbGG»).
9 L'article 611 a, paragraphe 1, du BGB dispose qu'un employeur ne peut pas désavantager un employé en raison de son sexe, dans le cadre d'une convention ou de l'adoption de dispositions, en particulier lors de l'établissement d'une relation d'emploi, d'une promotion professionnelle, d'instructions ou d'un licenciement. Cependant, un traitement différent en raison du sexe est autorisé si la convention ou les dispositions adoptées concernent une activité qui, en raison de sa nature spécifique, ne
peut être exercée que par des employés de l'un ou l'autre sexe. Le paragraphe 2 de la même disposition prévoit que, si, dans l'établissement d'un rapport de travail, l'employeur se rend responsable d'une violation de l'interdiction énoncée au paragraphe 1, «le candidat lésé peut demander une indemnisation pécuniaire adéquate dont le montant ne peut dépasser trois mois de salaire». Le salaire mensuel correspond aux prestations en espèces et en nature auxquelles l'employé aurait eu droit pendant le
mois de l'établissement de la relation de l'emploi, pour un travail régulier.
10 En vertu de l'article 611 b, paragraphe 1, du BGB, un employeur ne peut attribuer un emploi uniquement à des hommes, ou uniquement à des femmes, sauf dans le cas visé par l'article 611 a, paragraphe 1.
11 L'article 61 b, paragraphe 2, de l'ArbGG dispose, que si plusieurs candidats désavantagés dans le cadre de l'établissement d'une relation de travail font valoir leur droit à indemnisation en application de l'article 611 a, paragraphe 2, du BGB, le montant des indemnités octroyées doit être limité, si l'employeur le demande, à six mois de salaire, ou à douze mois, lorsqu'une procédure de recrutement unique avait été organisée pour conduire à l'établissement de plusieurs relations de travail.
Lorsque l'employeur a déjà satisfait à des demandes d'indemnisation, ce montant maximal doit être réduit en conséquence; si les indemnités auxquelles ont droit les demandeurs dépassent globalement ce montant maximal, chaque indemnité doit être réduite proportionnellement à ce montant.
Cadre factuel
12 Le 17 novembre 1994, M. Nils Draehmpaehl, le demandeur au principal, répondait par courrier à une offre d'emploi diffusée par voie de presse émanant de Urania Immobilienservice oHG et rédigée de la façon suivante:
«Nous recherchons une assistante expérimentée pour notre direction des ventes. Si vous êtes capable de venir à bout des esprits brouillons d'une entreprise axée sur la vente, si vous êtes disposée à leur faire du café, si vous pouvez accepter de recevoir peu de louanges tout en travaillant beaucoup, vous avez votre place chez nous. Chez nous, il faut pouvoir travailler sur son ordinateur et en équipe avec les autres. Si vous voulez vraiment relever ce défi, nous attendons votre dossier de
candidature. Mais vous ne direz pas que nous ne vous avions pas prévenue...»
13 La défenderesse au principal ne donnait aucune suite au courrier de M. Draehmpaehl. Faisant valoir qu'il était le candidat le plus qualifié pour le poste proposé et qu'il convenait mieux que la candidate finalement choisie, dès lors estimant avoir subi une discrimination fondée sur le sexe, M. Draehmpaehl intentait auprès de l'Arbeitsgericht Hamburg une action en responsabilité civile contre Urania Immobilienservice. Il demandait la réparation du préjudice subi en sollicitant l'allocation d'une
indemnité d'un montant égal à trois mois et demi de salaire.
14 Le juge a quo précisait que, dans le cadre d'une procédure distincte devant une autre chambre de la juridiction de renvoi, un candidat différent, poursuivant la défenderesse en dommages-intérêts pour des faits similaires, avait également introduit une demande en réparation.
15 La défenderesse ne se présentait pas à l'audience de conciliation et ne s'exprimait pas sur le recours pendant. Ni la juridiction nationale ni le requérant ne réussissaient à la contacter et à découvrir son adresse actuelle.
16 Selon le juge national, l'offre d'emploi de la défenderesse contrevenait à l'article 611 b du BGB, étant donné qu'elle était, de façon injustifiée (3), manifestement exclusivement réservée aux femmes. Présumant que le requérant faisait l'objet d'une discrimination en raison de son sexe, il estimait que la défenderesse était tenue à indemnisation.
17 Toutefois, il relevait que les prétentions du demandeur se heurtaient à l'article 611 a, paragraphe 2, première phrase, du BGB, qui exigeait que des preuves circonstanciées de l'existence d'une faute de l'employeur soient rapportées par le demandeur (4) alors que ce dernier invoquait de simples présomptions.
18 S'interrogeant sur la compatibilité du paragraphe 2 de l'article 611 a du BGB avec l'interprétation que votre Cour a donnée de l'article 2 de la directive 76/207 dans un arrêt du 8 novembre 1990, Dekker (5), d'une part, et sur la compatibilité des dispositions du droit allemand limitant le montant de l'indemnité à laquelle peut prétendre la personne discriminée (6) avec l'interprétation que vous avez donnée de l'article 6 de la directive 76/207 dans un arrêt du 2 août 1993, Marshall II (7),
d'autre part, dès lors estimant ne pas être en mesure de statuer sur le recours, l'Arbeitsgericht Hamburg vous adresse les quatre questions préjudicielles en interprétation suivantes:
«1) Des dispositions législatives nationales qui subordonnent à la condition d'une faute de l'employeur la réparation du préjudice subi du fait d'une discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement sont-elles contraires aux articles 2, paragraphe 1, et 3, paragraphe 1, de la `directive du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion
professionnelles, et les conditions de travail (76/207/CEE)'?
2) Des dispositions législatives nationales qui - à la différence des autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail - fixent a priori un plafond maximal de trois mois de salaire au montant du dédommagement pouvant être obtenu en cas de discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement pour les candidats/candidates qui ont fait l'objet d'une discrimination dans la procédure de recrutement mais qui, en raison de la supériorité de la qualification du candidat ou de
la candidate recruté(e), n'auraient pas obtenu le poste à pourvoir, même si la sélection s'était opérée sans discrimination, sont-elles contraires aux articles 2, paragraphe 1, et 3, paragraphe 1, de la `directive du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (76/207/CEE)'?
3) Des dispositions législatives nationales qui - à la différence des autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail - fixent a priori un plafond maximal de trois mois de salaire au montant du dédommagement pouvant être obtenu en cas de discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement pour les candidats/candidates qui ont fait l'objet d'une discrimination dans la procédure de recrutement et qui auraient obtenu le poste à pourvoir si la sélection s'était opérée
sans discrimination sont-elles contraires aux articles 2, paragraphe 1, et 3, paragraphe 1, de la `directive du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (76/207/CEE)'?
4) Des dispositions législatives nationales qui - à la différence des autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail - fixent a priori un plafond global de six mois de salaire au montant des dédommagements cumulés de l'ensemble des personnes lésées par une discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement, lorsque plusieurs personnes prétendent à indemnisation, sont-elles contraires aux articles 2, paragraphe 1, et 3, paragraphe 1, de la `directive du Conseil, du 9
février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (76/207/CEE)'?»
Discussion
19 A titre liminaire, rappelons qu'il résulte d'une jurisprudence constante que, dans le cadre d'une procédure introduite sur le fondement de l'article 177 du traité CE, la Cour n'est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d'une mesure nationale avec le droit communautaire. En revanche, la Cour est compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre de juger de la compatibilité avec le droit
communautaire des dispositions nationales (8).
20 Dès lors, les questions soumises doivent être reformulées. Ainsi, par sa première question préjudicielle, le juge de renvoi vous demande si le paragraphe 1 des articles 2 et 3 de la directive 76/207 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce que la réparation du préjudice subi du fait d'une discrimination fondée sur le sexe dans le cadre d'un recrutement soit subordonnée à la preuve d'une faute de l'employeur. Les deuxième et troisième questions portent sur la compatibilité d'un
plafonnement des dédommagements éventuellement exigibles avec la directive 76/207. Dans sa quatrième question, le juge national vous demande si le droit communautaire s'oppose à des dispositions nationales prévoyant le plafonnement des dédommagements cumulés, tel qu'il est prévu par l'article 61 b, paragraphe 2, de l'ArbGG.
Sur la première question
21 Le juge national s'interroge sur la pertinence de la réponse que vous avez donnée dans l'arrêt Dekker pour le litige dont il a connaissance.
22 Rappelons que, dans cette affaire, il s'agissait du cas d'un refus d'embauche d'une postulante à un emploi en raison de sa grossesse. La juridiction néerlandaise s'interrogeait notamment sur la compatibilité avec les articles 2 et 3 de la directive 76/207 d'une disposition législative nationale subordonnant l'octroi de dommages- intérêts fondé sur la violation du principe d'égalité de traitement à la preuve d'une faute de l'employeur.
23 Vous avez suivi l'avocat général M. Darmon dans ses conclusions (9) et, vous fondant sur une jurisprudence déjà assise (10), vous avez confirmé que, si les États membres sont libres du choix des moyens à mettre en oeuvre pour assurer une protection juridictionnelle effective et efficace, au sens de l'article 6 de la directive 76/207, dès lors que la sanction choisie s'inscrit dans le cadre d'un régime de responsabilité civile de l'employeur, la violation de l'interdiction de discrimination
suffit, elle seule, pour engager la responsabilité entière de son auteur, sans que puissent ni être exigée la preuve d'une faute distincte de la part de l'employeur ni être retenues les causes d'exonération prévues par le droit national (11).
24 La Commission et le requérant au principal (12) soutiennent que cet arrêt répond d'ores et déjà à cette première question qui vous est aujourd'hui soumise.
25 Le gouvernement allemand expose, en revanche, que l'arrêt Dekker ne permet pas de conclure automatiquement à l'incompatibilité de la disposition nationale litigieuse avec les dispositions de la directive. Selon lui, cet arrêt ne concerne que l'exigence d'une faute en droit néerlandais. Or, contrairement à cette dernière, la faute en droit allemand ne remet pas en cause l'effet utile des dispositions communautaires. En effet, en droit allemand, si l'exigence d'une faute est systématiquement
nécessaire à la mise en jeu de la responsabilité de l'employeur, la preuve de cette faute est facile à rapporter puisque des actes délibérés commis par négligence comme une faute légère suffisent à engager cette responsabilité. En outre, les cas d'exonération de la responsabilité de l'employeur sont particulièrement stricts (13).
26 Nous ne partageons pas le point de vue du gouvernement allemand. Selon nous, l'arrêt Dekker est clair et parfaitement transposable à l'affaire présente. En effet, la différence des sexes mise à part, les litiges qui sont à l'origine des deux procédures de renvoi sont identiques. Dans les deux cas, un rapport de travail n'a pas été établi (14), ni même envisagé (15), pour des raisons exclusivement liées au sexe du candidat. Dans les deux cas, par son énoncé, la législation nationale en cause
subordonne la mise en oeuvre de la responsabilité de l'employeur à la preuve d'une faute distincte de l'acte ou du comportement discriminatoire. Une telle disposition législative nationale permet ainsi à l'employeur d'échapper à la mise en cause de sa responsabilité pour un motif étranger à la discrimination sexuelle et, de façon patente, compromet l'effet utile des dispositions de la directive. Nous vous renvoyons, à cet égard, aux développements de l'avocat général M. Darmon (16).
27 En conséquence, nous vous proposons de répondre à la première question posée comme suit: dès lors que la sanction choisie par un État membre s'inscrit dans le cadre d'un régime de responsabilité civile de l'employeur, le paragraphe 1 des articles 2 et 3 de la directive 76/207 s'oppose à ce que la réparation du préjudice né d'une discrimination fondée sur le sexe dans le recrutement d'un travailleur soit subordonnée à l'existence d'une faute, si légère soit-elle.
Sur les deuxième et troisième questions
28 Par ces deux questions, la juridiction de renvoi demande si l'interprétation que votre Cour a donnée de l'article 6 de la directive 76/207 dans l'arrêt Marshall II s'oppose à des mesures telles que celles édictées par le droit allemand prévoyant un plafonnement des dédommagements éventuellement exigibles (17). Il est précisé dans l'ordonnance de renvoi que les autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail ne prévoient pas ce type de plafonnement. Ce point a fait l'objet
d'un long débat lors de l'audience, sur l'issue duquel il ne nous appartient pas de nous prononcer. En effet, il résulte d'une jurisprudence constante de votre Cour que l'article 177 du traité est fondé sur une nette séparation de fonctions entre les juridictions nationales et la Cour (18) et que, de ce fait, il ne saurait conduire votre Cour à interpréter ou à appliquer le droit national (19). Nous devons donc nous déterminer en fonction des données juridiques et factuelles fournies par le juge
national.
Il vous est demandé, en outre, de préciser si la réponse dépend des qualifications professionnelles du candidat victime d'une discrimination en raison de son sexe.
29 Examinons, en premier lieu, si la réponse à donner au problème posé par le juge a quo dépend du degré de qualifications professionnelles du candidat victime de la discrimination sexuelle.
30 Nous ne le pensons pas, et ce pour trois raisons au moins.
31 En premier lieu, il convient de constater que, comme dans l'affaire Dekker, l'employeur n'a refusé d'envisager d'établir un rapport de travail avec le candidat à l'embauche qu'en raison de son sexe et non pas pour des motifs tenant aux qualifications professionnelles de ce dernier. Le juge national opère une confusion entre deux notions tout à fait distinctes: celle de la perte d'une chance en raison de son sexe et celle de l'appréciation objectivement erronée que l'employeur ferait du dossier
professionnel du candidat.
32 Le préjudice subi à l'embauche en raison de la discrimination sexuelle étant distinct, il doit être réparé indépendamment de tout autre préjudice éventuellement subi, le cas échéant, par le candidat lésé et sans que la réparation de cet autre préjudice éventuel puisse avoir une quelconque incidence tant sur le principe que sur l'étendue de la réparation de cette discrimination.
33 En outre, aux termes d'une jurisprudence constante, en cas de violation de l'interdiction de discrimination, l'article 6 de la directive impose aux États membres la mise en oeuvre d'une sanction qui doive assurer une protection juridictionnelle efficace et effective (20) et avoir à l'égard de l'employeur un effet dissuasif réel (21). Or, il nous paraît que ce serait contrarier l'effet utile des dispositions de la directive si la réparation du préjudice subi du fait de cette discrimination était
subordonnée à la preuve, par le candidat lésé, de qualifications professionnelles supérieures ou égales à celles présentées par le candidat recruté par l'employeur.
34 Enfin, la réparation du préjudice subi en raison de la méconnaissance des mérites et qualifications professionnelles d'un individu, homme ou femme - à moins, bien sûr, qu'elle ne dissimule une discrimination sexuelle -, n'entre pas dans le champ d'application de la directive 76/207. Nous ne pouvons, dès lors, que renvoyer le juge saisi du litige au principal à l'application de son droit national.
35 Par conséquent, la précision demandée par le juge national, explicitement dans la deuxième question, implicitement dans la troisième question, portant sur la qualification professionnelle du candidat discriminé en raison de son sexe n'est pas pertinente pour la solution du litige.
36 Dans le cadre de ces questions préjudicielles, le juge national vous invite donc à vous prononcer sur l'application, à la présente affaire, de la solution adoptée dans l'arrêt Marshall II (22). Il précise que, dans son droit interne, contrairement aux dispositions nationales habituelles du droit civil et du droit du travail (23), la sanction de la violation du principe de non-discrimination fondée sur le sexe dans les conditions d'accès à un emploi consiste en une réparation pécuniaire, dans le
cadre d'un régime de responsabilité civile de l'employeur, limitée à un montant correspondant à trois mois du salaire. Le salaire correspond à celui auquel aurait eu droit le candidat recruté.
37 Rappelons que, à l'occasion de cet arrêt, vous avez effectivement été amenés à répondre à une question similaire posée par une juridiction britannique.
38 Mlle Marshall, victime d'un licenciement discriminatoire, sollicitait le versement d'une indemnité. L'Industrial Tribunal évaluait la perte financière subie par cette dernière du fait de son licenciement discriminatoire à un montant supérieur au plafond accordé pour ce type de préjudice par l'article 65, paragraphe 1, sous b), du Sex Discrimination Act 1975. La juridiction de renvoi s'interrogeait notamment sur la compatibilité avec l'article 6 de la directive 76/207 de cette disposition
nationale.
39 La Commission et le requérant au principal soutiennent que cet arrêt est en partie transposable à la présente affaire.
40 Le gouvernement allemand le conteste. Selon lui, l'arrêt Marshall II ne serait pas pertinent, car il intervient dans l'hypothèse particulière d'un licenciement discriminatoire non transposable à l'hypothèse actuelle du refus d'embauche discriminatoire. Il ajoute que l'arrêt Von Colson et Kamann, précité, l'est et que les dispositions législatives allemandes en cause respectent les principes posés par votre Cour dans cet arrêt. Ainsi, elles prévoient l'allocation d'une indemnité adéquate par
rapport au préjudice subi et suffisamment dissuasive à l'égard de l'auteur de la discrimination.
41 Nous ne pensons pas que les principes dégagés dans ces deux arrêts ne puissent pas être conciliés. Selon nous, l'arrêt Marshall II précise et développe les principes que sous-tend l'arrêt Von Colson et Kamann. Rappelons précisément les principes dégagés dans ces arrêts.
42 Dans l'arrêt Von Colson et Kamann, votre Cour a rappelé, tout d'abord, que, conformément aux articles 5 et 189, troisième alinéa, du traité, il appartient aux États membres de prendre toutes les mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des objectifs poursuivis par la directive 76/207 et aux juridictions nationales d'interpréter le droit national à la lumière du texte et de la finalité de la directive (24). S'agissant de cette directive, vous avez également rappelé que
l'objectif poursuivi par le législateur communautaire est d'assurer l'effectivité du principe de non-discrimination des travailleurs en raison de leur sexe.
43 Puis, vous avez précisé que cette égalité de chances effective ne peut être établie en dehors d'un système de sanctions approprié (25). En ce qui concerne son article 6, vous avez jugé qu'«Il découle de cette disposition que les États membres sont tenus de prendre des mesures qui soient suffisamment efficaces pour atteindre l'objet de la directive et de faire en sorte que ces mesures puissent être effectivement invoquées devant les tribunaux nationaux par les personnes concernées. De telles
mesures peuvent, par exemple, comprendre des dispositions exigeant de l'employeur d'engager le candidat discriminé ou assurant une indemnisation pécuniaire adéquate, renforcées, le cas échéant, par un système d'amendes. Il convient, cependant, de constater que la directive n'impose pas une sanction déterminée, mais laisse aux États membres la liberté de choisir parmi les différentes solutions propres à réaliser son objectif» (26). En outre, les mesures adoptées par les États membres doivent «...
avoir à l'gard de l'employeur un effet dissuasif réel» (27).
44 Dans l'arrêt Marshall II, après avoir rappelé ces principes (28), vous avez décidé qu'il devait être tenu compte des caractéristiques propres à chaque cas de violation du principe d'égalité (29) et vous vous êtes prononcés sur le caractère «adéquat» de la sanction propre à assurer le rétablissement du principe d'égalité de traitement à la suite d'un licenciement discriminatoire.
45 L'avocat général M. Van Gerven, dans ses conclusions sous l'arrêt Marshall II, définissait la «réparation adéquate» comme celle qui est suffisamment élevée pour avoir un caractère de sanction effective, proportionnée et dissuasive (30). Ainsi, cette notion devait être distinguée de la réparation intégrale (31).
46 Vous démarquant de cette analyse, vous avez jugé que, dans l'hypothèse d'un licenciement discriminatoire, seule la réintégration de la personne discriminée, ou, alternativement, la réparation pécuniaire intégrale du préjudice subi est de nature à rétablir la situation d'égalité (32) et de répondre aux exigences que sous-tend la notion de «sanction adéquate». Dès lors, vous avez estimé que l'article 6 de la directive ne permet pas d'admettre le plafonnement de la réparation due en cas de
licenciement discriminatoire «... étant donné qu'il limite a priori le montant du dédommagement à un niveau qui n'est pas nécessairement conforme à l'exigence d'assurer une égalité de chances effective par une réparation adéquate du préjudice subi du fait d'un licenciement discriminatoire» (33). En cela, vous avez précisé l'arrêt Von Colson et Kamann.
47 La marge d'appréciation laissée aux États membres dans la mise en oeuvre de la solution choisie pour assurer le rétablissement du principe d'égalité dans l'hypothèse d'un licenciement discriminatoire est donc réduite: soit la réintégration, soit la réparation intégrale du préjudice selon les règles nationales en vigueur (34).
48 Nous retenons de ces arrêts que votre Cour a posé le principe selon lequel, dès lors que les États membres choisissent de réparer les dommages nés d'une situation discriminatoire interdite par la directive 76/207 dans le cadre d'un régime de responsabilité civile de l'employeur, cette réparation doit être intégrale.
49 En l'espèce, la mesure choisie par la législation allemande pour assurer le respect des droits d'un candidat discriminé à l'embauche en raison de son sexe est la réparation limitée à trois mois de salaire, et ce, selon le juge de renvoi, contrairement aux autres règles du droit civil et du droit du travail. Deux raisons nous semblent interdire pareilles dispositions.
50 En premier lieu, la solution dégagée dans les arrêts Von Colson et Kamann ainsi que Marshall II s'y oppose puisque nous avons retenu de ces arrêts que le principe de la réparation intégrale des préjudices nés d'une discrimination interdite par la directive 76/207 est posé (35).
51 Dans l'hypothèse où une telle interprétation ne serait pas retenue, cela reviendrait à juger que la réparation du préjudice née de cette discrimination n'est pas toujours intégrale et qu'il conviendrait, donc, d'adapter cette règle en fonction des différentes hypothèses de discrimination. De ce fait, au cas par cas, la Cour serait appelée à juger de la règle à appliquer; par exemple, dire que dans la situation d'un refus d'embauche la réparation ne sera pas intégrale, à l'occasion d'un refus de
formation professionnelle également...; il est possible de multiplier les hypothèses dans lesquelles les travailleurs sont victimes de discrimination en raison de leur sexe et, par conséquent, celles dans lesquelles la Cour serait amenée à se prononcer et, éventuellement, à modifier sa jurisprudence.
52 Cette interprétation ne nous semble ni justifiable ni raisonnable. En effet, dans les différentes hypothèses (licenciement, refus d'embauche...), le travailleur ou le candidat à l'embauche a été placé dans la même situation: il a subi une discrimination en raison de son sexe puisque l'employeur s'est livré au même comportement blâmable. Or, le principe général d'égalité en droit communautaire veut que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations
différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu'un tel traitement soit objectivement justifié (36). De ce fait, devant des situations similaires vécues par les travailleurs, la même règle doit être appliquée et leurs préjudices doivent être réparés intégralement (37).
53 Il est vrai, toutefois, que les préjudices subis par les travailleurs discriminés peuvent être d'étendue différente. Le juge national doit considérer non seulement les différents cas de violation du principe d'égalité qui se présentent, mais également les différentes circonstances de l'espèce en présence d'une même hypothèse de violation du principe d'égalité. Quoi qu'il en soit, il appartient au seul juge du fait d'évaluer, selon les règles nationales en vigueur, les préjudices subis en tenant
compte de tous les éléments qu'il prend habituellement en considération.
54 En second lieu et subsidiairement, le principe de l'autonomie procédurale des droits nationaux s'oppose également à pareilles dispositions de la loi allemande. Le respect de ce principe suppose que, en l'absence d'harmonisation opérée par le droit communautaire, les États membres sont libres de choisir la solution adéquate pour garantir cette protection juridictionnelle, mais la sanction choisie doit être au moins aussi protectrice que celle adoptée dans le cadre du régime juridique national
comparable (38). Or, le juge de renvoi nous précise que tel n'est pas le cas.
55 En conclusion, pour ces deuxième et troisième questions, nous vous demandons de juger que la limitation a priori du préjudice réparable du fait d'un refus d'embauche discriminatoire est contraire au paragraphe 1 des articles 2 et 3, ainsi qu'à l'article 6 de la directive 76/207.
Sur la quatrième question
56 Par cette question, le juge de renvoi vous demande si les dispositions de la directive 76/207 s'opposent à des mesures telles que celles édictées par le droit allemand permettant à l'employeur d'obtenir la limitation du montant du dédommagement auquel pourrait prétendre la personne discriminée à l'embauche en raison de son sexe dès lors que plusieurs demandes de réparation fondées sur une discrimination en raison du sexe ont été présentées. Cette disposition législative nationale, à la différence
des autres dispositions du droit civil et du droit du travail (39), permet, en d'autres termes, de moduler le montant de l'indemnité à verser en fonction du nombre de candidats. De ce fait, le dédommagement auquel peuvent prétendre ces derniers est susceptible de subir une nette réduction du fait du plafond fixé.
57 Nous vous demandons de vous reporter au raisonnement auquel nous nous sommes livré précédemment, car il n'existe aucune différence entre les deux questions. Là encore, il s'agit de règles qui ont pour conséquence de limiter le montant de la réparation du préjudice effectivement subi par le candidat discriminé en raison de son sexe dans le cadre d'une procédure d'embauche.
58 En conséquence, nous vous proposons de répondre affirmativement à la quatrième question préjudicielle.
Conclusion
59 Pour les considérations qui précèdent, nous vous suggérons de répondre comme suit aux questions déférées par la juridiction de renvoi:
«1) Dès lors que la sanction de la violation du principe de non-discrimination en matière de recrutement choisie par un État membre s'inscrit dans le cadre d'un régime de responsabilité civile, le paragraphe 1 des articles 2 et 3 de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, doit
être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'une disposition législative nationale subordonne à la condition d'une faute de l'employeur la réparation du préjudice né d'une discrimination fondée sur le sexe lors d'une procédure de recrutement d'un travailleur.
2) Les articles 2, paragraphe 1, 3, paragraphe 1, et 6 de la directive 76/207 doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce que des dispositions législatives nationales - à la différence des autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail - fixent a priori un plafond maximal de trois mois de salaire au montant du dédommagement pouvant être obtenu en cas de discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement pour les candidats/candidates qui ont fait
l'objet d'une discrimination lors d'une procédure de recrutement.
3) Les articles 2, paragraphe 1, 3, paragraphe 1, et 6 de la directive 76/207 doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce que des dispositions législatives nationales - à la différence des autres dispositions nationales du droit civil et du droit du travail - fixent a priori un plafond global de six mois de salaire au montant des dédommagements cumulés de l'ensemble des personnes lésées par une discrimination fondée sur le sexe lors d'une procédure de recrutement, lorsque plusieurs
personnes prétendent à l'indemnisation.»
(1) - JO L 39, p. 40.
(2) - Pages 8 à 10 de l'ordonnance de renvoi, traduction en français.
(3) - Au sens de l'article 611 a, paragraphe 1, du BGB.
(4) - Ordonnance de renvoi, traduction en français, p. 7, sous a).
(5) - C-177/88, Rec. p. I-3941.
(6) - Articles 611 a, paragraphe 2, du BGB et 61 b, paragraphe 2, de l'ArbGG, précités.
(7) - C-271/91, Rec. p. I-4367.
(8) - Notamment arrêt du 1er février 1996, Perfili (C-177/94, Rec. p. I-161, point 9).
(9) - Conclusions sous l'arrêt Dekker (points 34 à 37).
(10) - Arrêt du 10 avril 1984, Von Colson et Kamann (14/83, Rec. p. 1891).
(11) - Arrêt Dekker (points 22 à 26).
(12) - Observations de la Commission (points 19 à 22) et du requérant au principal (points 39 à 43).
(13) - Observations du gouvernement allemand (points 4 et 5).
(14) - Affaire Dekker.
(15) - Affaire présente.
(16) - Point 35 de ses conclusions sous l'arrêt Dekker.
(17) - Articles 611 a, paragraphe 1, du BGB et 61 b, paragraphe 2, de l'ArbGG.
(18) - Voir, notamment, les arrêts du 5 février 1963, Van Gend et Loos (26/62, Rec. p. 1); du 5 octobre 1977, Tedeschi (5/77, Rec. p. 1555, attendus 17 à 19), et du 23 février 1995, Bordessa e.a. (C-358/93 et C-416/93, Rec. p. I-361, point 10).
(19) - Voir notamment les arrêts du 6 avril 1962, De Geus (13/61, Rec. p. 89), et du 20 octobre 1993, Balocchi (C-10/92, Rec. p. I-5105, points 16 et 17).
(20) - Arrêts Von Colson et Kamann (point 23) et Dekker (point 23).
(21) - Voir, notamment, arrêt Marshall II (point 24).
(22) - Ordonnance du juge de renvoi, traduction en français, p. 8, sous b).
(23) - Voir point 28 de nos conclusions.
(24) - Points 15 et 26.
(25) - Point 22.
(26) - Point 18, souligné par nous.
(27) - Point 23, souligné par nous.
(28) - Points 23 et 24.
(29) - Point 25.
(30) - Point 18 de ses conclusions.
(31) - Ibidem, point 17.
(32) - Arrêt Marshall II (points 25 et 26).
(33) - Ibidem, point 30, souligné par nous.
(34) - Ibidem, point 36.
(35) - Point 48 de nos conclusions.
(36) - Voir, en dernier lieu, arrêt du 12 décembre 1996, Accrington Beef e.a. (C-241/95, non encore publié au Recueil).
(37) - Arrêt Marshall II (point 26).
(38) - Voir, notamment, arrêt du 21 septembre 1989, Commission/Grèce (68/88, Rec. p. 2965, points 23 et 24).
(39) - Voir point 28 de nos conclusions.