Avis juridique important
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61995C0344
Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 14 novembre 1996. - Commission des Communautés européennes contre Royaume de Belgique. - Manquement - Article 48 du traité CE - Directive 68/360/CEE. - Affaire C-344/95.
Recueil de jurisprudence 1997 page I-01035
Conclusions de l'avocat général
A - Introduction
1 Dans le présent recours en manquement, la Commission fait grief à l'État membre défendeur d'avoir violé à plusieurs titres l'article 48 du traité, ainsi que la directive 68/360/CEE (1), en définissant les modalités du droit de séjour des travailleurs salariés ou indépendants d'autres États membres, telle que réglementée dans la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers (2), et dans l'arrêté d'exécution adopté le 8 octobre 1981 (3)
(ci-après l'«arrêté d'exécution»).
2 La Commission expose qu'il s'agit précisément des violations suivantes:
1) Les ressortissants d'autres États membres qui cherchent un emploi en Belgique sont obligés de quitter le territoire à l'issue d'une période de trois mois, sans avoir la possibilité de prolonger celle-ci en vue de procéder à de nouvelles recherches.
2) a) Les travailleurs concluant un contrat de travail d'une durée d'au moins un an se voient remettre, pendant les six premiers mois de leur séjour, deux attestations d'immatriculation successives avant de recevoir enfin une «carte de séjour de ressortissant d'un État membre».
b) Le paiement d'un droit est à cet égard exigé tant lors du dépôt de la demande que lors de la remise de l'attestation d'immatriculation et de la «carte de séjour de ressortissant d'un État membre», de sorte que le montant total de ces droits dépasse de plusieurs fois (parfois de plus de quatre fois) celui requis pour la délivrance d'une carte d'identité nationale.
3) Les salariés et travailleurs saisonniers dont il est prévu que l'activité ne dépassera pas trois mois se voient remettre un document de séjour, dont la délivrance est également soumise au paiement d'un droit.
3 La Commission conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
1) constater que le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 48 du traité CE et de la directive 68/360
- en obligeant les ressortissants des autres États membres qui cherchent un emploi en Belgique de quitter le territoire après un délai de trois mois;
- en délivrant, pendant les premiers six mois de leur séjour, aux travailleurs salariés qui occupent un emploi d'une durée d'au moins un an, au lieu de la carte de séjour de ressortissant d'un État membre, deux attestations d'immatriculation successives et en demandant pour ces attestations un paiement;
- en délivrant aux travailleurs salariés et aux travailleurs saisonniers dont la durée prévue de l'activité ne dépasse pas trois mois un document relatif à leur séjour et en demandant pour ce document un paiement.
2) condamner le royaume de Belgique aux dépens.
4 Le gouvernement belge ne conteste plus la teneur des différents griefs dans la procédure devant la Cour. Il annonce une modification juridique tenant compte de l'ensemble des points contestés par la Commission. Celle-ci a bien déclaré qu'elle était prête, dans cette affaire, à renoncer à l'instance, mais aucune modification législative ne lui a été communiquée avant la clôture de la procédure écrite. Il convient donc de statuer au fond.
B - Discussion
5 Bien que le gouvernement belge - contrairement à l'attitude qu'il adoptait encore dans sa réponse à l'avis motivé - ne conteste plus le recours au fond, il convient d'apprécier le bien-fondé juridique de l'exposé de la Commission.
6 1. En ce qui concerne la situation des chercheurs d'emploi, la Commission expose que, en l'état actuel du droit communautaire, les ressortissants des États membres sont en droit, ainsi qu'il ressort de l'arrêt de la Cour du 26 février 1991, rendu dans l'affaire Antonissen (4), de séjourner sur le territoire des autres États membres aux fins d'y rechercher un emploi. Quant à la durée de ce droit de séjour, il est possible de la limiter par un «délai raisonnable», à l'expiration duquel ce droit ne
prend pas automatiquement fin, pour autant que le demandeur d'emploi apporte la preuve qu'il continue à chercher un travail et qu'il a des chances véritables d'être engagé. Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt Antonissen, la Cour n'a pas contesté qu'un délai de six mois constituait un «délai raisonnable».
7 La Commission donne une image fidèle du droit applicable. Contrairement aux prescriptions que fixe celui-ci, la réglementation belge litigieuse prévoit que la période prend automatiquement fin à l'expiration d'un délai de trois mois, sans accorder de possibilité de prolongation. Ces dispositions restrictives sont donc contraires à la liberté octroyée à l'article 48, paragraphe 3, sous a) et b), du traité, qui permet de se déplacer librement sur le territoire des États membres afin d'y postuler à
des emplois effectivement offerts.
8 2. a) En ce qui concerne les attestations d'immatriculation, en tant qu'étape préalable nécessaire à l'obtention d'une «carte de séjour de ressortissant d'un État membre», la Commission expose que, bien que l'article 4 de la directive 68/360 prévoie que l'État membre doit délivrer une telle carte de séjour, le travailleur se voit remettre, pendant six mois, deux attestations d'immatriculation successives, qui n'ont que le caractère d'une autorisation de séjour provisoire. Selon la Commission, il
s'agit là d'une difficulté supplémentaire qui s'ajoute à celles auxquelles les travailleurs migrants doivent faire face lorsqu'ils s'installent dans un autre État membre. Elle estime donc que la réglementation belge concernée constitue une entrave réelle à la libre circulation des travailleurs et qu'elle est ainsi contraire à l'article 48 du traité.
9 Quant à savoir quel devrait être l'aspect d'une solution conforme à l'article 48 du traité, à l'inverse de la réglementation litigieuse, la Commission indique qu'il n'est certes pas exigé que la carte de séjour soit délivrée le jour même du dépôt de la demande et des pièces justificatives. Elle estime toutefois que l'effet utile de l'article 4 de la directive 68/360 requiert qu'il soit donné suite à cette demande dans un bref délai, tout en soulignant qu'un délai de trois mois, et a fortiori de
six mois, est exagéré pour une simple formalité administrative.
10 C'est, selon nous, faire preuve d'un formalisme disproportionné que de délivrer deux attestations d'immatriculation successives avant la remise définitive de la carte de séjour, sans tenir compte du point de savoir si le travailleur migrant présente déjà tous les documents indispensables à l'obtention d'une carte de séjour au sens de l'article 4, paragraphe 3, de la directive, dont une déclaration d'engagement de l'employeur ou une attestation de travail. Même s'il convient d'accorder à
l'administration la possibilité de vérifier les documents, leur nature (papiers d'identité du travailleur et déclaration d'engagement ou attestation de travail) ne saurait justifier qu'il soit procédé à un contrôle d'une durée allant jusqu'à six mois. Il convient en règle générale de considérer que, lorsqu'elle s'accompagne de la nécessité d'exécuter plusieurs actes administratifs, la durée d'attente jusqu'à la délivrance de la carte de séjour est disproportionnée.
11 Le fait de distinguer selon qu'il existe ou non une déclaration d'engagement ou une attestation de travail dès le dépôt de la demande peut être tout à fait de nature à influer sur le cours de la procédure. Mais si l'on considère l'indifférenciation qui a été décrite, il y a lieu d'estimer que l'organisation de la procédure et la durée jusqu'à la délivrance de la carte de séjour, qui en est une composante, entraînent des charges excessives et constituent donc une entrave effective à la libre
circulation des travailleurs, ce qui est contraire à l'article 48 du traité.
12 b) Bien qu'il soit traité comme un grief autonome, le problème de la réglementation relative aux droits à payer doit être examiné en liaison directe avec l'attestation d'immatriculation. L'article 9, paragraphe 1, de la directive 68/360 dispose que:
«Les documents de séjour accordés aux ressortissants d'un État membre de la C(E)E et visés dans la présente directive sont délivrés et renouvelés titre gratuit ou contre versement d'une somme ne dépassant pas les droits et taxes exigés pour la délivrance des cartes d'identité aux nationaux» (5).
Cela signifie, selon nous, que la somme des droits exigés pour la délivrance d'une carte de séjour ne doit pas être supérieure à la somme de ceux réclamés aux nationaux pour la remise d'une carte d'identité.
13 Même s'il appartient à l'administration communale de fixer le montant des droits, il apparaît toutefois que chacun des actes administratifs que nous avons mentionnés donne lieu à la perception d'un droit, depuis les frais d'ouverture de dossier (6) jusqu'à la délivrance de la carte de séjour, en passant par la remise de l'attestation d'immatriculation, ce qu'illustrent d'ailleurs les chiffres constatés dans cinq communes représentatives et communiqués par le gouvernement belge lors de la
procédure précontentieuse. Même si chaque droit, considéré individuellement, ne dépasse pas celui qui est dû pour la délivrance d'une carte d'identité, leur somme totale s'élève néanmoins régulièrement à un multiple de ce dernier. Tel que le système des attestations d'immatriculation est structuré, un travailleur pouvant prétendre à la délivrance d'une carte de séjour au sens de l'article 4, paragraphe 2, de la directive 68/360 doit inévitablement passer par chacune des étapes administratives
soumises à la perception d'un droit. La manière dont est organisée la perception des droits administratifs relatifs à l'obtention d'une carte de séjour est donc constitutive d'une violation de l'article 9, paragraphe 1, de la directive 68/360.
14 3. Quant au troisième grief autonome, c'est-à-dire la situation des travailleurs dont la durée de résidence est inférieure à trois mois, la Commission précise que les intéressés doivent demander, contre paiement, la délivrance d'un document allant au-delà de la simple confirmation que le travailleur a signalé sa présence sur le territoire belge. Ce document serait assimilable à une carte de séjour. Selon la Commission, cette obligation est en contradiction avec l'article 8 de la directive 68/360.
15 L'article 8 de la directive définit les groupes de travailleurs auxquels les États membres reconnaissent le droit de séjour sans qu'il soit délivré de carte de séjour. L'article 8, paragraphe 1, détermine cette catégorie de personnes comme suit:
sous a): «Au travailleur qui exerce une activité salariée d'une durée prévue ne dépassant pas trois mois...»
et sous c): «Au travailleur saisonnier, lorsqu'il est titulaire d'un contrat de travail visé par l'autorité compétente de l'État membre sur le territoire duquel il vient exercer son activité».
16 L'article 8, paragraphe 2, dispose néanmoins que:
«Dans tous les cas visés au paragraphe 1, les autorités compétentes de l'État d'accueil peuvent imposer au travailleur de signaler sa présence sur le territoire» (7).
17 Un contact avec l'autorité, consistant, pour le travailleur du groupe concerné, à signaler sa présence, est donc compatible avec la directive. Mais tout ce qui va au-delà de cette annonce et revêt le caractère d'une autorisation ou d'une carte de séjour est illicite.
18 L'article 47 de l'arrêté belge d'exécution prévoit, dans les cas où la présence sur le territoire fait l'objet d'une annonce, la délivrance d'un document établi conformément à l'un des modèles figurant dans les annexes dudit arrêté (8).
19 Le gouvernement belge estime que la délivrance de ce document, qui est soumise à rétribution, n'aurait d'autre objet que d'attester que l'obligation de présentation a été exécutée.
20 La Commission rétorque à cet argument que l'obligation de simplement signaler la présence sur le territoire de l'État membre résulte déjà de l'article 5 de la loi du 15 décembre 1980 et des articles 18 à 20 de l'arrêté d'exécution du 8 octobre 1981. Ces personnes se verraient remettre un document correspondant au modèle prévu à l'annexe 3 dudit arrêté. Selon la Commission, l'article 47 de l'arrêté d'exécution va au-delà de l'obligation d'annonce, puisque le travailleur est obligé de produire une
déclaration d'engagement ou une attestation de travail. Ces derniers documents sont nécessaires pour obtenir une carte de séjour au sens de l'article 4 de la directive.
21 Toute formalité imposée impérativement à un travailleur mentionné à l'article 8, paragraphe 1, de la directive et outrepassant l'obligation d'annonce, est en contradiction avec cette disposition, étant entendu qu'un travailleur au sens du point a) de ladite disposition prouve son appartenance à ce groupe de personnes par le «document sous le couvert duquel l'intéressé a pénétré sur le territoire et une déclaration de l'employeur indiquant la période prévue de l'emploi».
22 Puisque, en signalant sa présence, le travailleur effectue, à l'égard de l'administration, un acte unilatéral qui, par définition, ne requiert l'accomplissement d'aucun autre acte administratif, le fait de prélever un droit à l'occasion de cette annonce peut être également qualifié d'entrave inutile.
23 Nous pouvons donc considérer, en conclusion, que, dans les cas où la directive 68/360 ne prévoit pas la délivrance d'une carte de séjour, la remise, à titre onéreux, d'un document destiné à prouver la régularité du séjour sur le territoire n'est pas compatible avec l'article 8 de la directive.
Dépens
24 En vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, la partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant fait admettre sa demande, les dépens doivent être supportés par le royaume de Belgique.
C - Conclusion
25 En conclusion des considérations qui précèdent, nous proposons qu'il soit statué comme suit:
«1) Constater que le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 48 du traité CE et de la directive 68/360/CEE du Conseil, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté,
- en obligeant les ressortissants des autres États membres qui cherchent un emploi en Belgique de quitter le territoire après un délai de trois mois;
- en délivrant, pendant les premiers six mois de leur séjour, aux travailleurs salariés qui occupent un emploi d'une durée d'au moins un an, au lieu de la carte de séjour de ressortissant d'un État membre, deux attestations d'immatriculation successives et en demandant pour ces attestations un paiement;
- en délivrant aux travailleurs salariés et aux travailleurs saisonniers dont la durée prévue de l'activité ne dépasse pas trois mois un document relatif à leur séjour et en demandant pour ce document un paiement.
2) Condamner le royaume de Belgique aux dépens.»
(1) - Directive du Conseil du 15 octobre 1968 relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13, modifiée en dernier lieu au JO L 1 du 3 janvier 1994, p. 325, 572).
(2) - Telle que modifiée par la loi du 6 mai 1993.
(3) - Plusieurs fois modifié depuis.
(4) - Affaire C-292/89 (Rec. p. I-745).
(5) - Mis en italique par nous-mêmes.
(6) - Sans objet dans la version française.
(7) - Mis en italique par nous.
(8) - Voir l'annexe 22.