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17/10/1995 | CJUE | N°C-52/95

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Fennelly présentées le 17 octobre 1995., Commission des Communautés européennes contre République française., 17/10/1995, C-52/95


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. NIAL FENNELLY

présentées le 17 octobre 1995 ( *1 )

1.  La présente affaire, engagée en application de l'article 169 du traité CE, a pour origine les captures excessives d'anchois effectuées par des bateaux de pêche français en 1991 et 1992 ainsi que l'absence de poursuites intentées par les autorités françaises à l'encontre des responsables.



I — La réglementation communautaire per...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. NIAL FENNELLY

présentées le 17 octobre 1995 ( *1 )

1.  La présente affaire, engagée en application de l'article 169 du traité CE, a pour origine les captures excessives d'anchois effectuées par des bateaux de pêche français en 1991 et 1992 ainsi que l'absence de poursuites intentées par les autorités françaises à l'encontre des responsables.

I — La réglementation communautaire pertinente

2. Le règlement (CEE) no 170/83 du Conseil, du 25 janvier 1983, instituant un régime communautaire de conservation et de gestion des ressources de pêche ( 1 ) (ci-après le « règlement de 1983 »), dispose, à l'article 1er, que ce régime a pour but:

« ... d'assurer la protection des fonds de pêche, la conservation des ressources biologiques de la mer et leur exploitation équilibrée sur des bases durables et dans des conditions économiques et sociales appropriées... »

Les mesures de conservation, qui sont nécessaires à la réalisation de ces objectifs et que le Conseil adopte sur proposition de la Commission, peuvent comporter non seulement des dispositions traditionnelles telles que l'établissement de zones où la pêche est interdite ou limitée à certaines périodes, une réglementation en matière d'engins de pêche et la fixation d'une taille minimale des poissons, mais également la fixation de totaux admissibles des captures (ci-après les « TAC ») par stocks ou
groupes de stocks, pour lesquels il s'avère nécessaire de limiter le volume des captures.

3. L'article 3, premier alinéa, du règlement de 1983 dispose que:

« Lorsque, pour une espèce ou des espèces apparentées, il s'avère nécessaire de limiter le volume des captures, le total admissible des captures par stock ou groupe de stocks, la part disponible pour la Communauté ainsi que, le cas échéant, le total des captures allouées aux pays tiers et les conditions spécifiques dans lesquelles doivent être effectuées ces captures sont établis chaque année. »

L'article 4, paragraphe 1, de ce même règlement est ainsi libellé:

« Le volume des prises disponibles pour la Communauté visé à l'article 3 est réparti entre les États membres de façon à assurer à chaque État membre une stabilité relative des activités exercées sur chacun des stocks considérés. »

4. Sur la base du règlement de 1983, le Conseil a arrêté respectivement les règlements (CEE) no 3926/90, du 20 décembre 1990, fixant, pour certains stocks et groupes de stocks de poissons, les totaux admissibles des captures pour 1991 et certaines conditions dans lesquelles ils peuvent être pêchés ( 2 ) (ci-après le « règlement de 1990 »), et (CEE) no 3882/91, du 18 décembre 1991, fixant, pour certains stocks et groupes de stocks de poissons, les « totaux admissibles des captures » pour 1992 et
certaines conditions dans lesquelles ils peuvent être pêchés (ci-après le « règlement de 1991 ») ( 3 ). Ces règlements fixent, dans leur article 3 et dans leur annexe, les quotas attribués à la République française pour le stock d'anchois en zone CIEM VIII (ci-après la « zone ») ( 4 ). Ces quotas s'élevaient respectivement à 3000 tonnes pour les campagnes de pêche 1991 et 1992. En outre, l'article 5 de ces deux règlements contenait la disposition suivante:

« 1. Il est interdit de conserver à bord ou de débarquer des captures provenant de stocks pour lesquels des TAC ou des quotas ont été fixés, sauf si:

i) les captures ont été effectuées par les navires d'un État membre disposant d'un quota et que celui-ci n'est pas épuisé... »

5. La gestion du régime des TAC est également régie par le règlement (CEE) no 2241/87 du Conseil, du 23 juillet 1987, établissant certaines mesures de contrôle à l'égard des activités de pêche ( 5 ) (ci-après le « règlement de 1987 ») ( 6 ). L'article 1er du règlement de 1987 dispose:

« 1. Afin d'assurer le respect de toute réglementation en vigueur ayant trait aux mesures de conservation et de contrôle, chaque État membre, sur son territoire et dans les eaux maritimes relevant de sa souveraineté ou de sa juridiction, contrôle l'exercice de la pêche et des activités connexes. Il inspecte les bateaux de pêche et toutes les activités dont l'inspection devrait permettre de vérifier la mise en œuvre du présent règlement, notamment les activités de mise à terre, de vente et de
stockage du poisson et l'enregistrement des mises à terre et des ventes.

2. Si, à l'issue d'un contrôle ou d'une inspection effectué en vertu du paragraphe 1, les autorités compétentes d'un État membre constatent que la réglementation en vigueur ayant trait aux mesures de conservation et de contrôle n'est pas respectée, elles intentent une action pénale ou administrative contre le capitaine du bateau concerné ou contre toute autre personne responsable. »

6. En vertu de l'article 11, paragraphe 1, du règlement de 1987, toutes les captures effectuées par les bateaux de pêche battant pavillon d'un État membre ou enregistrés dans un État membre sont imputées sur le quota applicable à cet État. A cet effet, chaque État membre est tenu, conformément à l'article 9, paragraphes 1 et 2, de veiller à ce que toutes les mises à terre soient enregistrées et de notifier à la Commission, avant le 15 de chaque mois, les quantités de poisson soumises à des TAC ou à
des quotas mises à terre dans ses ports au cours du mois précédent.

7. Aux termes de l'article 11, paragraphe 2, du règlement de 1987:

« Chaque État membre fixe la date à laquelle les captures d'un stock ou d'un groupe de stocks soumises à quota, effectuées par les bateaux de pêche battant son propre pavillon ou enregistrés sur son territoire, sont réputées avoir épuisé le quota qui lui est applicable pour ce stock ou groupe de stocks. Il interdit provisoirement, à compter de cette date, la pêche de poissons de ce stock ou de ce groupe de stocks par lesdits bateaux aussi bien que la conservation à bord, le transbordement et le
débarquement, pour autant que les captures aient été effectuées après cette date, et fixe une date jusqu'à laquelle les transbordements et les débarquements ou les dernières notifications sur les captures sont permis. Cette mesure est notifiée sans délai à la Commission, qui en informe les autres États membres » (c'est nous qui soulignons).

A la suite d'une notification de l'interdiction provisoire, la Commission est tenue, en vertu de l'article 11, paragraphe 3, de fixer, sur la base des informations disponibles, la date à laquelle le quota applicable à l'État membre concerné est réputé avoir été épuisé et en avise cet État. La Commission peut également fixer cette date de sa propre initiative. Selon l'article 11, paragraphe 3, troisième alinéa, la fixation de cette date a pour conséquence que:

« Les bateaux de pêche battant pavillon d'un État membre ou enregistrés dans un État membre cessent de pêcher une espèce d'un stock ou d'un groupe de stocks soumise à quota à la date à laquelle le quota attribué à cet État pour l'espèce du stock ou du groupe de stocks en question est réputé avoir été épuisé; ces bateaux cessent de retenir à bord, de transborder ou de débarquer ou de faire transborder ou débarquer de telles captures pour autant qu'elles aient été effectuées après cette date. »

8. En vertu de l'article 11 ter du règlement de 1987, tel que modifié ( 7 ), dans les cas où un État membre constate qu'un de ses bateaux de pêche a manqué aux règles de conservation ou aux mesures de contrôle, il peut soumettre le bateau en question à des mesures de contrôle supplémentaires. Celles-ci peuvent notamment consister à inspecter le bateau et à ne l'autoriser à débarquer les captures considérées que « si le bateau dipose, à son bord, d'un document certifié par l'État membre
d'enregistrement et attestant que celui-ci a inspecté le bateau au cours des deux derniers mois ».

II — Faits et procédure

A — Les faits

i) La campagne de pêche 1991

9. Alors que le quota français applicable était de 3000 tonnes, d'après les données dont disposait la Commission et qui ne sont pas contestées par la République française, les captures d'anchois effectuées dans la zone par des navires français pendant la période allant du 1er janvier 1991 au 28 février 1991 se sont élevées à 3397,2 tonnes ( 8 ). La République française n'a cependant pris aucune mesure de fermeture provisoire de cette pêche. Ayant eu connaissance de la situation à la suite de la
communication tardive de la part des autorités françaises des données relatives à ces captures, la Commission a dû agir de sa propre initiative. Elle a arrêté le règlement (CEE) no 1326/91, du 21 mai 1991, concernant l'arrêt de la pêche de l'anchois par les navires battant pavillon de la France ( 9 ) (ci-après le « règlement de la Commission de 1991 »), qui est entré en vigueur le 24 mai 1991. L'article 1er de ce règlement interdisait la pêche de l'anchois dans les eaux de la zone « par les
navires battant pavillon de la France ou enregistrés en France », ainsi que le transbordement ou le débarquement de ce stock capturé par ces navires.

10. Selon les informations communiquées à la Commission par les autorités françaises, 6020,6 tonnes d'anchois avaient déjà été débarquées en France par des navires français à la fin du mois de mai 1991. Cela représente plus du double du quota applicable. Malgré l'interdiction édictée par le règlement de la Commission de 1991, les captures d'anchois ont cependant continué, quoique en moindres proportions, de sorte que, à la fin de l'année, le total des captures s'élevait à 6402 tonnes.

ii) La campagne de pêche 1992

11. Une violation analogue, voire plus grave, du quota attribué à la France a eu lieu dans la zone en 1992. Bien que le quota ait déjà été dépassé à la fin du mois de février (3430,4 tonnes ayant été débarquées), les autorités françaises se sont bornées à informer la Commission, par une note du 2 avril 1992 faisant suite à une demande d'information formulée par la Commission le 17 mars 1992, que les captures d'anchois par des navires français dans la zone s'étaient élevées à 3473 tonnes pour la
période allant du 1er janvier 1992 au 29 mars 1992. Elles se sont de nouveau abstenues de fixer la date à laquelle le quota était censé avoir été épuisé ou, par voie de conséquence, d'interdire provisoirement la pêche. Là aussi, la Commission a dû interdire toute continuation de la pêche. Elle a arrêté le règlement (CEE) no 942/92, du 13 avril 1992, concernant l'arrêt de la pêche de l'anchois par les navires battant pavillon de la France ( 10 ) (ci-après le « règlement de la Commission de 1992
»), qui est entré en vigueur le 16 avril 1992. Les captures ont néanmoins continué et, à la fin de juillet, 5390 tonnes d'anchois avaient été débarquées ( 11 ).

12. Par la suite, la France a pu obtenir de l'Espagne (en date du 3 juillet 1992) un transfert de 6000 tonnes du quota d'anchois attribué dans la zone à l'Espagne, portant ainsi son quota initial à 9000 tonnes. Ce transfert a permis à la Commission de rapporter, à compter du 5 août 1992, l'interdiction de pêche qu'elle avait précédemment édictée ( 12 ). A la suite de cette « réouverture » officielle, les captures ont atteint 8995,4 tonnes à la fin du mois de septembre. De nouveau, aucune mesure
nationale de fermeture provisoire de la pêche n'a été prise à partir de ce moment par les autorités françaises. La pêche a continué sans entraves, les captures d'anchois atteignant un total de 12781 tonnes à la fin de novembre, puis 14013 tonnes à la fin de l'année.

B — Procédure

13. Par lettre de mise en demeure du 6 juin 1993 adressée au gouvernement français, la Commission a entamé la phase précontentieuse de la procédure en manquement prévue à l'article 169 du traité. La Commission a fait valoir que, en ne prenant pas les mesures destinées à assurer le respect, en 1991 et 1992, des quotas qui lui avaient été attribués pour les captures d'anchois dans la zone, la République française avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la réglementation
applicable.

14. Le 22 juillet 1993, en réponse à la lettre de mise en demeure, le gouvernement français a admis ne pas avoir « rapidement » pris les mesures nationales d'interdiction de la pêche à l'anchois alors que le quota français était épuisé ou en voie d'épuisement. Il s'est borné à faire valoir deux éléments. En premier lieu, il a fait observer qu'en 1992 il avait négocié — après avoir reçu certaines assurances quant aux chances d'aboutir — en vue d'obtenir un transfert de quota avec l'Espagne qui aurait
porté le quota total français à un niveau qui lui aurait permis de compenser le dépassement potentiel du quota initial, eu égard au dépassement qui avait eu lieu en 1991. En second lieu, il a contesté l'efficacité du régime de quota en tant que moyen de protection de l'anchois. Un régime plus efficace impliquerait, à son avis, des zones de pêche interdites pendant certaines saisons.

15. Considérant que cette réponse constituait de la part du gouvernement français une reconnaissance de fait de sa responsabilité en ce qui concerne les manquements allégués dans la lettre de mise en demeure, la Commission a émis le 2 mai 1994 un avis motivé adressé à la République française, lequel est cependant resté sans réponse. Le présent recours a été enregistré au greffe de la Cour le 28 février 1995 et les demandes sont identiques à celles formulées dans l'avis motivé.

16. Dans la requête, la Commission conclut à ce qu'il plaise à la Cour:

1) constater que:

— en n'interdisant pas provisoirement la pêche par ses bateaux de poissons du stock d'anchois dans la zone CIEM VIII de façon à assurer le respect des quotas qui lui avaient été attribués en 1991 et 1992 et

— en ne poursuivant pas les responsables des activités de pêche et des activités connexes à la pêche sur ce même stock effectuées après l'interdiction de pêche édictée par la Commission en 1991 et 1992, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 11, paragraphe 2, et 1er du règlement de 1987, en liaison avec l'article 3 et les annexes des règlements de 1990 et 1991;

2) condamner la République française aux dépens.

17. La République française a présenté un mémoire en défense daté du 28 avril 1995. Eu égard à la nature du mémoire en défense, la Commission n'a pas jugé utile de présenter un mémoire en réplique. Conformément à l'article 44 bis du règlement de procédure, la Cour a décidé que la procédure ne comporterait pas de phase orale.

III — Observations des parties

A — La Commission

i) Sur le défaut de mise en oeuvre de mesures provisoires

18. La Commission soutient que, en vertu de l'article 11, paragraphe 2, du règlement de 1987, les États membres sont obligés de prévenir l'épuisement de leurs quotas, en prenant, avant même que le quota concerné ne soit épuisé, toutes mesures provisoires d'interdiction de la pêche nécessaires pour assurer que ce quota ne soit pas dépassé par la suite. La référence à la date à laquelle les captures «sont réputées avoir épuisé le quota» (c'est la Commission qui souligne) indique clairement qu'une
action préventive s'impose dès que l'épuisement du quota apparaît imminent. Cette obligation est d'interprétation stricte, car toute autre interprétation compromettrait la réalisation de l'objectif même de la réglementation, à savoir la conservation de ressources de pêche. On ne saurait par conséquent considérer comme compatible avec cette obligation que les États membres attendent que leurs quotas soient épuisés pour réagir. La Commission estime que cette analyse est pleinement confirmée par la
jurisprudence pertinente de la Cour et cite à cet égard les arrêts du 20 mars 1990, Commission/France ( 13 ), et du 8 juin 1993, Commission/Pays-Bas ( 14 ).

19. En ce qui concerne l'année 1991, la Commission soutient que la République française aurait dû procéder, au plus tard dans le courant du mois de février, à l'interdiction provisoire de la pêche pour le stock concerné. Or, comme les autorités françaises n'ont pris aucune disposition, la Commission a dû introduire ses propres mesures. Elle considère, en conséquence, que les captures excessives d'anchois par des navires français en 1991 sont directement imputables au fait que la République française
a omis de prendre des mesures provisoires appropriées.

20. Pour ce qui est de l'année 1992, la Commission soutient que la République française aurait dû également adopter des mesures provisoires avant la fin du mois de février afin d'assurer que son quota initial ne soit pas dépassé. De même, plus tard dans la même année, la République française aurait dû réagir dès lors qu'il est apparu clairement que le quota relevé serait vraisemblablement dépassé. De l'avis de la Commission, la possibilité d'obtenir un transfert de quota d'un autre État membre ne
permet pas de se soustraire à l'obligation fondamentale d'assurer le respect du quota préexistant.

ii) Sur l'absence de poursuites à l'encontre des navires pratiquant la pêche interdite.

21. La Commission soutient que, en vertu des articles 1er et 11, paragraphe 3, du règlement de 1987, ainsi que de l'article 5 des règlements de 1990 et 1991, la République française avait l'obligation d'intenter une action pénale ou administrative contre les responsables d'infractions à l'interdiction de pêche. Toute carence en la matière est de nature à avoir conforté ceux qui ont continué la pêche dans le sentiment erroné que l'obligation de cesser de pêcher des que le quota est épuisé ne leur
était en fait pas applicable. En outre, la Commission rappelle que la Cour a déjà jugé que le fait pour un État membre de ne pas agir contre ceux qui se livrent à des activités de pêche illicites, alors que de telles infractions auraient pu être relevées par les autorités nationales, constitue un manquement aux obligations qui incombent à cet État en vertu de l'article 1er du règlement de 1987 ( 15 ).

B — La France

22. Dans son mémoire en défense, la République française ne conteste ni les conclusions que la Commission a formulées dans sa requête ni les arguments juridiques présentés à l'appui de celles-ci. Le gouvernement français se contente de faire deux observations.

23. En premier lieu, tout en admettant le caractère tardif de la fermeture de la pêche en 1991, le gouvernement français attribue ce retard aux faiblesses de son système statistique de collecte des données, les autorités françaises n'ayant de ce fait pu savoir qu'au début du mois de mai que le quota était dépassé. Dans ces conditions, les autorités françaises ont adressé aux différentes directions des affaires maritimes concernées ainsi qu'au comité central des pêches maritimes un télex en date du
22 mai 1991 les informant d'une action imminente de la Commission concernant l'arrêt de la pêche de l'anchois et leur demandant de diffuser cet avis ( 16 ).

24. Quant au second grief de la Commission, le gouvernement français reconnaît certes s'être abstenu de poursuivre les responsables de ce qu'il qualifie lui-même d'opérations de pêche illicite d'anchois, mais fait valoir que cette attitude était due aux graves conditions socio-économiques qui régnaient à l'époque dans le secteur de la pêche de l'anchois ( 17 ). Ces circonstances laissant craindre des mouvements sociaux graves, des occupations de locaux publics et des opérations de blocage de ports
ont contraint les autorités françaises à s'abstenir de toute intervention. Le gouvernement français fait valoir en outre que cette attitude a contribué par la suite à restaurer un climat de confiance réciproque et un dialogue avec les pêcheurs d'anchois sur la nécessité d'une bonne gestion de la ressource halieutique.

IV — Appréciation juridique et conclusion

25. La République française ne conteste pas le fait qu'elle n'a pas pris en temps utile de mesures visant à interdire provisoirement la pêche de l'anchois en cause au cours de la campagne 1991 ou 1992, alors que l'épuisement du quota était imminent. L'article 11, paragraphe 2, impose aux États membres une obligation claire et sans ambiguïté. Cette obligation est modelée sur celle identique posée à l'article 10, paragraphe 2, du règlement (CEE) no 2057/82 du Conseil, du 29 juin 1982, établissant
certaines mesures de contrôle à l'égard des activités de pêche exercées par les bateaux des États membres ( 18 ), que la Cour a déjà interprétée dans le cadre d'une précédente procédure en manquement engagée par la Commission contre la République française ( 19 ). Dans cette affaire, la Cour a déclaré que « ... les États membres sont tenus de prendre en temps utile toutes mesures nécessaires pour prévenir le dépassement des quotas en cause, afin d'assurer le respect des quotas alloués aux États
membres dans le but de la conservation des ressources de la pêche » ( 20 ). En conséquence, l'État membre en question était tenu « ... de prendre des mesures contraignantes pour interdire provisoirement toute activité de pêche avant même que les quotas ne soient épuisés» ( 21 ) (c'est nous qui soulignons). Dans ses conclusions présentées sous l'arrêt précité, l'avocat général M. Jacobs a clairement exposé la raison d'être de cette interprétation. En effet, après avoir constaté le rôle essentiel
des interdictions provisoires de la pêche pour assurer le respect des quotas, il a précisé que:

« Une interprétation de l'article 10, paragraphe 2, qui permettrait aux États membres d'attendre que le quota soit épuisé pour réagir, ou d'adopter des mesures de caractère non contraignant, serait difficilement conciliable avec le caractère contraignant des quotas. Elle compromettrait également l'objectif fondamental des quotas, à savoir la conservation des ressources de pêche rares » ( 22 ).

26. En ce qui concerne la campagne de pêche 1991, le gouvernement français attribue à certaines insuffisances de son système de collecte des données le fait qu'il ait omis de prendre des mesures provisoires appropriées. Un argument analogue, faisant état de difficultés pratiques qui auraient empêché de prévoir l'épuisement imminent des quotas, avait été avancé dans l'affaire C-62/89, précitée, mais la Cour l'a catégoriquement rejeté en déclarant que, selon une jurisprudence constante, « ... un État
membre ne saurait invoquer des difficultés pratiques pour justifier le défaut de mise en œuvre de mesures de contrôle appropriées » ( 23 ).

27. En outre, dans le cas d'espèce, alors même que la violation du quota était devenue manifeste, aucune disposition satisfaisante n'a été prise pour y remédier. La seule réaction du gouvernement français a consisté à adresser à ses autorités maritimes concernées un télex leur demandant de faire connaître aux intéressés la mesure que la Commission était sur le point de prendre du fait même que la République française avait omis d'assurer le respect par ses bateaux de pêche du quota attribué à la
France. Eu égard au caractère univoque et à l'importance de l'obligation de conservation qui incombe aux États membres en vertu de l'article 11, paragraphe 2, du règlement de 1987, il y a lieu de considérer une telle réponse comme tout à fait inadéquate.

28. En 1992, l'attitude des autorités françaises en ce qui concerne l'épuisement du quota semble avoir été fondée sur la perspective d'un transfert d'une partie du quota espagnol. Or, ainsi que la Cour l'a déjà déclaré, les États membres ne sauraient se fonder sur la simple perspective d'échanges de quotas pour se dispenser des obligations qui leur incombent en vertu de la réglementation communautaire en matière de pêche:

« En effet, de telles négociations, dont le résultat est aléatoire, ne sauraient justifier la continuation de la pêche après l'épuisement du quota, étant donné que, en cas d'échec de la tentative de relèvement du quota par voie d'échanges ou d'obtention de quantités insuffisantes pour couvrir les captures effectuées, tout retard dans la fermeture provisoire de la pêche est de nature à entraîner un risque d'aggravation du dépassement du quota. Il s'ensuit que tout accord d'échanges de quotas
conclu avec un autre État membre en vue du relèvement d'un quota doit intervenir, soit avant l'épuisement du quota initial, soit après l'interdiction provisoire de la pêche » ( 24 ).

Aucune de ces conditions n'était remplie en l'espèce. En outre, même après que le transfert de quotas a été obtenu, les autorités françaises n'ont pas empêché que le quota ainsi relevé soit illicitement dépassé par les bateaux de pêche français.

29. En conséquence, nous considérons comme fondé le grief de la Commission tiré de ce que la République française a omis de prendre des mesures visant à interdire provisoirement la pêche de l'anchois en question et, partant, à assurer le respect des quotas qui lui avaient été attribués en 1991 et 1992.

30. La Commission reproche également aux autorités françaises de s'être abstenues d'intenter des poursuites, par voie d'action pénale ou administrative, contre les bateaux français responsables de la continuation de la pêche en question, alors que les quotas de la République française en 1991 et 1992 étaient épuisés, et contre ceux responsables d'activités connexes à cette pêche. La Commission relève à juste titre qu'une telle abstention constitue une infraction manifeste à l'article 1er, en liaison
avec l'article 11, paragraphe 3, du règlement de 1987 et les articles 5 des règlements de 1990 et 1991. Les « activités connexes » mentionnées par la Commission devraient couvrir les opérations accessoires visées à l'article 11, paragraphe 3. A notre avis, c'est également à juste titre que la Commission soutient que l'absence d'une répression efficace de telles infractions a compromis la gestion du régime de quotas. En ce qui concerne la campagne de pêche 1991, la République française n'a avancé
aucun motif pour justifier ou excuser son inaction. Les conclusions de la Commission visant à faire constater la carence des autorités françaises au cours de cette campagne sont donc manifestement fondées.

31. En ce qui concerne la campagne de pêche 1992, le gouvernement français invoque (en s'appuyant sur des coupures de presse jointes en annexe à son mémoire en défense) un climat socio-économique tendu dans le secteur concerné ainsi que la menace de mouvements sociaux et activités délictueuses qui auraient pu avoir lieu s'il s'était efforcé de poursuivre les bateaux se livrant à des opérations de pêche illicite pour justifier le fait qu'il n'ait pris aucune mesure pour satisfaire aux obligations qui
lui incombent en vertu de la réglementation communautaire pertinente. Une telle attitude quant à la mise en oeuvre de la législation communautaire par un État membre nous semble à l'évidence inacceptable. Aux termes de l'article 189, deuxième alinéa, du traité, le règlement a une portée générale et il est obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre. L'article 5 du traité impose une obligation stricte de coopération aux États membres qui doivent prendre
toutes dispositions utiles à la réalisation des buts du traité.

32. Il s'ensuit, à notre avis, que, lorsque les États membres sont précisément chargés de l'exécution du droit communautaire, ils sont tenus d'utiliser l'ensemble des moyens dont ils disposent, y compris le cas échéant leurs pouvoirs de police, pour assurer l'exécution des obligations qui leur incombent. L'article 1er, paragraphe 2, du règlement de 1987 ne laisse aucun doute quant à cette obligation, bien qu'il reconnaisse à l'État membre concerné la faculté de choisir la voie appropriée et
efficace, à savoir une action pénale ou administrative. La portée de cette obligation n'est susceptible d'être assouplie qu'en présence de circonstances tout à fait exceptionnelles lorsque, en raison d'un événement particulier constitutif de la force majeure, l'État membre est dans l'impossibilité de satisfaire à ses obligations ( 25 ). Dans les circonstances du cas d'espèce, nous estimons que, même si le gouvernement français s'était efforcé d'invoquer formellement le climat socio-économique
qui régnait à l'époque considérée pour établir l'existence du type de « difficultés insurmontables » susceptibles de constituer un cas de force majeure, nous aurions émis de sérieux doutes non seulement en ce qui concerne la force probante de coupures de presse présentées à l'appui d'un tel argument, mais également, sur un plan plus fondamental, quant au point de savoir si les circonstances socio-économiques en cause auraient pu en définitive justifier qu'un État membre omette de poursuivre les
infractions au droit communautaire commises par ses propres ressortissants ( 26 ). Toutefois, un tel moyen de défense n'a pas été soulevé en l'espèce. Nous sommes donc amené à conclure que, eu égard au manquement incontesté de la République française aux obligations qui lui incombaient en 1992 en vertu du droit communautaire, il y a lieu d'accueillir également les conclusions que la Commission a formulées à cet égard.

Conclusion

33. En conséquence, nous estimons que la Cour devrait:

1) constater que:

— en n'interdisant pas provisoirement la pêche par ses bateaux de poissons du stock d'anchois dans la zone CIEM VIII de façon à assurer le respect des quotas qui lui avaient été attribués en 1991 et 1992 et

— en s'abstenant d'intenter en 1991 et 1992 une action pénale ou administrative efficace contre les responsables des activités de pêche et des activités connexes à la pêche sur ce même stock effectuées après l'interdiction de pêche édictée par la Commission au cours de ces années, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 1er et 11 du règlement (CEE) no 2241/87 du Conseil, du 23 juillet 1987, établissant certaines mesures de contrôle à l'égard
des activités de pêche, en liaison avec l'article 3 et les annexes des règlements (CEE) no 3926/90 du Conseil, du 20 décembre 1990, fixant, pour certains stocks et groupes de stocks de poissons, les totaux admissibles des captures pour 1991 et certaines conditions dans lesquelles ils peuvent être pêchés, et (CEE) no 3882/91 du Conseil, du 18 décembre 1991, fixant, pour certains stocks et groupes de stocks de poissons, les totaux admissibles des captures pour 1992 et certaines conditions
dans lesquelles ils peuvent être péchés;

2) condamner la République française aux dépens.

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( *1 ) Langue originale: l'anglais.

( 1 ) JO L 24, p. 1.

( 2 ) JO L 378, p. 1.

( 3 ) JO L 367, p. 1.

( 4 ) Ce secteur comprend pour l'essentiel les eaux du golfe de

( 5 ) JO L 207, p. 1.

( 6 ) Le règlement de 1987 a été par la suite modifié par le règlement (CEE) no 3483/88 du Conseil, du 7 novembre 1988 (JO L 306, p. 2), puis abrogé par le règlement (CEE) no 2847/93 du Conseil, du 12 octobre 1993, instituant un régime de contrôle applicable à la politique commune de la pêche (JO L 261, p. 1), qui le remplace à présent.

( 7 ) L'article 11 ter a été ajouté par l'article 1er, paragraphe 2, du règlement no 3483/88, précité.

( 8 ) La Commission se fonde à cet égard sur les données résultant de son relevé de fin d'exercice des captures mensuelles qui lui ont été communiquées par les autorités françaises (la première communication y afférente n'est intervenue que le 5 mai 1991).

( 9 ) JO L 127, p. 11.

( 10 ) JO L 101, p. 42.

( 11 ) Le chiffre de 5390 tonnes est fondé sur les chiffres mensuels communiqués à la Commission. Il résulte des chiffres définitifs dont la Commission a disposé par la suite que les captures avaient en fait atteint 5559,4 tonnes à la fin du mois de juillet.

( 12 ) Voir le règlement (CEE) no 2265/92 de la Commission, du 31 juillet 1992, abrogeant le règlement (CEE) no 942/92 concernant l'arrêt de la pêche de l'anchois par les navires battant pavillon de la France (JO L 220, p. 5). A vrai dire, quoique interdite, la pêche n'avait en fait jamais été arrêtée.

( 13 ) C-62/89 (Rec. p. I-925).

( 14 ) C-52/91 (Rec. p. I-3069).

( 15 ) La Commission fait référence à l'arrêt du 11 juin 1991, Commission/France (C-64/88, Rec. p. I-2727, point 24).

( 16 ) En fait, la Commission avait déjà arrêté (dès le 21 mai) le règlement de 1991. Toutefois, conformément à l'article 2, ce règlement n'est entré en vigueur que le 24 mai 1991.

( 17 ) Le gouvernement français limite expressément à la campagne de pêche 1992 la portée dans le temps de cet argument.

( 18 ) JO L 220, p. 1.

( 19 ) Affaire C-62/89, précitée à la note 13.

( 20 ) Ibidem, point 17.

( 21 ) Ibidem, point 18.

( 22 ) Rec. 1990, p. I-942, point 20 des conclusions.

( 23 ) Loc. cit., point 23.

( 24 ) Arrêt C-62/89, précité à la note 13, point 20.

( 25 ) Voir, par exemple, l'arrêt du 11 juillet 1985, Commission/Italie (101/84, Rec. p. 2629), dans lequel la Cour a admis qu'un attentat à la bombe contre un centre de traitement des données avait pu constituer un cas de force majeure (au moins pendant un certain délai non prorogé) en ce qui concerne le fait que l'Italie avait omis de procéder à certains relevés statistiques exigés par le droit communautaire.

( 26 ) Arrêt Commission/Italie, précité, point 16.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-52/95
Date de la décision : 17/10/1995
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement d'Etat - Quota des captures du stock d'anchois - Mesures de contrôle - Obligations des Etats membres.

Agriculture et Pêche

Politique de la pêche


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Fennelly
Rapporteur ?: Edward

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1995:335

Source

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