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17/10/1995 | CJUE | N°C-193/94

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 17 octobre 1995., Procédures pénales contre Sofia Skanavi et Konstantin Chryssanthakopoulos., 17/10/1995, C-193/94


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PHILIPPE LÉGER

présentées le 17 octobre 1995 ( *1 )

1.  Les dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des personnes et au libre établissement doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'un État membre impose au travailleur indépendant s'établissant sur son territoire national l'échange du permis de conduire délivré par un autre État membre contre un permis de conduire de cet État d'accueil, dans le délai d'un an, sous peine de sanctions pénales pouvant a

ller jusqu'à l'emprisonnement d'un an — ou
de six mois lorsque l'infraction es...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PHILIPPE LÉGER

présentées le 17 octobre 1995 ( *1 )

1.  Les dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des personnes et au libre établissement doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'un État membre impose au travailleur indépendant s'établissant sur son territoire national l'échange du permis de conduire délivré par un autre État membre contre un permis de conduire de cet État d'accueil, dans le délai d'un an, sous peine de sanctions pénales pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement d'un an — ou
de six mois lorsque l'infraction est commise par négligence — du chef d'un délit de conduite sans permis?

Telle est en substance la question préjudicielle sur laquelle l'Amtsgericht Tiergarten, Berlin, vous invite à vous prononcer dans le cadre d'un renvoi préjudiciel en interprétation portant sur les articles 6, 8 A et 52 du traité CE.

2.  Cette question a été soulevée à l'occasion de poursuites pénales dirigées par le parquet du Landgericht Berlin contre M. Chryssanthakopoulos et son épouse, Mme Skanavi.

3.  Tous deux sont ressortissants grecs. Ils ont établi leur résidence à Berlin depuis le 15 octobre 1992. M. Chryssanthakopoulos est gérant d'une entreprise de meubles dans laquelle son épouse est employée. Le 28 octobre 1993, alors qu'elle conduit un véhicule automobile appartenant à la société, Mme Skanavi est l'objet d'un contrôle de police et ne peut présenter qu'un permis de conduire délivré par les autorités helléniques et un permis de conduire international.

4.  Sur le fondement de l'article 21 du Straßenverkehrgesetz (code de la route allemand, ci-après le « StVG »),

— Mme Skanavi est prévenue du délit de conduite sans permis réprimé par une peine d'emprisonnement maximale d'un an — de six mois si l'infraction a été commise par négligence — ou d'une amende;

— M. Chryssanthakopoulos, en qualité de gérant de l'entreprise propriétaire du véhicule, est prévenu d'avoir en connaissance de cause toléré que son épouse, non titulaire d'un permis de conduire allemand, conduise ledit véhicule, délit réprimé par des peines identiques.

5.  Devant ľ Amtsgericht Tiergarten, Berlin, le parquet requiert la condamnation des prévenus à une peine d'amende de 3000 DM.

6.  Selon le juge de renvoi, le non-respect de l'obligation prévue par l'article 4 de la Verordnung über internationalen Kraftfahrzeugverkehr (règlement allemand relatif à la circulation internationale des véhicules automobiles) ( 1 ) est sanctionné par les peines d'emprisonnement prévues par l'article 21 du StVG.

7.  Toutefois, au cours de l'audience, le représentant de la Commission vous a donné connaissance d'un arrêt rendu le 15 décembre 1992 par le Landgericht Memmingen ( 2 ) qui, dans une espèce similaire, a relaxé le prévenu, un étranger circulant avec un permis étranger après le délai de douze mois, du chef de la prévention fondée sur les dispositions de l'article 21 du StVG. Selon cette juridiction, le parquet serait mal fondé à poursuivre sur la base de ce texte en pareille hypothèse. Cependant,
cette observation n'est pas de nature à modifier les termes de votre saisine — bien qu'elle puisse éventuellement aider le juge a quo à résoudre son litige — dans la mesure où l'appréciation du bien-fondé des poursuites pénales engagées par le parquet près le Landgericht Berlin contre les prévenus relève de la compétence exclusive du juge national.

8.  La juridiction allemande part du postulat selon lequel l'autorisation de conduire un véhicule automobile constitue une condition essentielle pour l'exercice d'une profession et notamment d'une activité non salariée. En imposant l'obligation d'échange dans les conditions prévues par les dispositions nationales en question, le législateur allemand aurait contrevenu aux articles 6, 8 A et 52 du traité CE.

9.  Selon la juridiction de renvoi, l'obligation d'échanger son permis de conduire crée une discrimination à l'encontre des ressortissants d'autres États membres qui décident de s'établir en Allemagne.

En effet, même si l'échange du permis n'est soumis à aucune condition particulière et consiste en une simple formalité, l'omission d'y procéder étant assimilée à la conduite sans permis pénalement sanctionnée par une peine d'emprisonnement, le ressortissant communautaire risque de devenir une personne avec antécédents judiciaires. Or, cette conséquence préjudicie à l'exercice de son activité professionnelle et, de ce fait, constitue une entrave à la liberté d'établissement. En outre, quand bien
même l'obligation d'échange est justifiée par des raisons objectives (par exemple, la nécessité de vérifier l'authenticité du permis en question), elle n'en représente pas moins une entrave à la libre circulation des personnes qui, selon la jurisprudence de la Cour, doit satisfaire au principe de proportionnalité. Or, les sanctions pénales prévues par la législation allemande sont excessives par rapport à la gravité de l'infraction commise.

10.  Toutefois, doutant de l'interprétation qu'il convient de donner aux dispositions communautaires, la juridiction nationale vous saisit de la question préjudicielle suivante:

« Les articles 6, 8 A et 52 du traité instituant la Communauté européenne doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une disposition nationale qui, sous peine d'un emprisonnement d'un an au maximum ou d'une amende pour délit de conduite sans permis, impose la transcription en permis de conduire allemand des permis de conduire nationaux délivrés dans d'autres États membres de la Communauté, dans un délai d'un an à compter de l'établissement de la résidence habituelle du
titulaire du permis étranger sur le territoire de la République fédérale d'Allemagne? »

11.  Une question préjudicielle en interprétation similaire, à l'occasion d'une espèce pratiquement identique, vous a été posée par ordonnance du 13 février 1978, émanant de 1'Amtsgericht Reutlingen, dans l'affaire Choquet ( 3 ). Cependant, l'interprétation que vous avez donnée dans le cadre de celle-ci n'est pas directement transposable dans la présente procédure, dans la mesure où le cadre juridique communautaire a été modifié par l'entrée en vigueur de la première directive 80/1263/CEE du
Conseil, du 4 décembre 1980, relative à l'instauration d'un permis de conduire communautaire ( 4 ).

12.  La réponse à la question préjudicielle qui vous est posée nécessite, d'une part, d'apprécier la compatibilité de l'obligation d'échange avec la liberté d'établissement et, d'autre part, de vérifier si les sanctions encourues sont contraires aux règles du traité et notamment à la liberté d'établissement et à la liberté de circuler. Nous examinerons successivement ces deux aspects.

I — Compatibilité de l'obligation d'échange avec les articles 6, 8 A et 52 du traité CE

13. Bien que les faits à l'origine du litige au principal datent du 28 octobre 1993, soit quatre jours avant l'entrée en vigueur du traité sur l'Union européenne, l'Amtsgericht Tiergarten, Berlin, invoque les articles 6, 8 A et 52 du traité CE comme susceptibles de s'opposer aux dispositions nationales litigieuses.

14. Nous pensons que la question préjudicielle doit être examinée au regard des articles 7 et 52 du traité CEE. En effet, à l'occasion de l'arrêt Bordessa e.a. ( 5 ), vous avez rappelé:

« [...] (s')il appartient au juge national d'apprécier tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour [...] »,

encore faut-il que le juge national précise les raisons pour lesquelles l'interprétation de normes juridiques non applicables aux faits dont il est saisi est utile à la solution de son litige ( 6 ).

15. Or, en l'espèce, le juge national ne vous a pas fourni ces précisions dans son ordonnance de renvoi.

16. En toute hypothèse, dans la présente affaire, la solution que nous vous proposons de donner à la question préjudicielle posée par le juge de renvoi aurait été identique si le traité sur l'Union européenne avait pu s'appliquer.

17. En effet, l'article 6, premier alinéa, du traité CE pose le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité dans des termes identiques à ceux prévus par l'article 7, paragraphe 1, du traité CEE:

« Dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité. »

18. L'article 52 du traité CE prévoit, dans les mêmes termes que l'article 52 du traité CEE:

« Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont progressivement supprimées au cours de la période de transition. Cette suppression progressive s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre.

La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. »

19. Reste l'article 8 A, paragraphe 1, du traité CE qui assure à tout citoyen de l'Union le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres:

« 1. Tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par le présent traité et par les dispositions prises pour son application. »

20. C'est la première fois que vous êtes interrogés sur l'interprétation des dispositions de l'article 8 A du traité CE. Toutefois, nous ne pensons pas que cette disposition aurait pu s'appliquer en l'espèce, et ce pour les mêmes raisons que celles que vous avez exposées à l'occasion de votre jurisprudence en matière d'application autonome des principes généraux contenus dans le traité ( 7 ).

21. En effet, l'article 8 A vise le droit, pour tout citoyen membre de l'Union, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Or, le droit de séjour découle nécessairement du droit spécifique de s'établir librement mis en œuvre par l'article 52 du traité. Dès lors, toute réglementation incompatible avec l'article 52 l'est nécessairement avec l'article 8 A.

22. Selon nous, l'article 7 du traité CEE ne s'applique pas. En effet, vous avez décidé, dans un arrêt du 4 octobre 1991, Commission/Royaume-Uni, que le principe de non-discrimination en matière de nationalité de l'article 7 du traité CEE ne s'applique de manière autonome que dans des situations régies par le droit communautaire pour lesquelles le traité ne prévoit pas de règles spécifiques de non-discrimination:

« [...] selon une jurisprudence constante (voir par exemple l'arrêt du 30 mai 1989, Commission/Grèce, point 13, 305/87, Rec. p. 1461), la Cour a jugé que l'article 7 du traité n'avait vocation à s'appliquer de façon autonome que dans des situations régies par le droit communautaire pour lesquelles le traité ne prévoit pas de règles spécifiques de non-discrimination » ( 8 ).

23. Dans le même arrêt, vous avez dit pour droit que tel était le cas de l'article 52 du traité CEE:

« [...] le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité, posé par l'article 7 du traité, a été mis en œuvre par l'article 52 du traité dans le domaine particulier que régit ce dernier article et [...] en conséquence, toute réglementation qui est incompatible avec cette dernière disposition l'est également avec l'article 7 du traité » ( 9 ).

24. Nous pensons que le droit communautaire ne s'oppose pas, en principe, à l'obligation d'échanger son permis de conduire dans les conditions prévues par la législation allemande, et ce pour deux raisons essentielles: la directive 80/1263 ainsi que votre jurisprudence.

En premier lieu, votre jurisprudence

25. A l'occasion de l'arrêt Choquet, précité — c'est-à-dire avant même l'entrée en vigueur de la directive 80/1263 —, vous avez dit:

« [...] il n'est pas, en principe, incompatible avec le droit communautaire qu'un État membre exige des ressortissants des autres États membres, pour la conduite de véhicules automobiles, en cas d'établissement permanent sur leur territoire, l'obtention d'un permis de conduire national, même s'ils sont titulaires d'un permis délivré par les autorités de leur État d'origine » ( 10 ).

26. Pour parvenir à cette affirmation, vous avez reconnu aux États membres pleine compétence pour arrêter les conditions dans lesquelles les permis de conduire étrangers peuvent être reconnus ou échangés contre un permis national, dans la mesure où, sur leur territoire national, les règles en matière de sécurité de la circulation sur les voies publiques relèvent en première ligne des responsabilités incombant aux États membres ( 11 ).

27. Par conséquent, vous avez légitimé les mesures prises par les autorités nationales et destinées à leur permettre de vérifier que tout conducteur résidant sur son territoire soit détenteur d'un permis de conduire répondant aux exigences imposées aux propres nationaux ( 12 ), à condition que ces mesures puissent être raisonnablement mises en rapport avec les besoins de la sécurité de la circulation routière. L'obligation d'échange doit donc être analysée comme étant une de ces mesures.

En second lieu, la directive 80/1263

28. La directive 80/1263 dispose en son article 8, paragraphe 1, premier alinéa:

« Les États membres prévoient que, si le titulaire d'un permis de conduire national ou d'un permis de modèle communautaire en cours de validité, délivré par un État membre, acquiert une résidence normale dans un autre État membre, son permis y reste valable au maximum pendant l'année qui suit l'acquisition de la résidence. Dans ce délai, sur demande du titulaire et contre remise de son permis, l'État dans lequel celui-ci a acquis sa résidence normale lui délivre un permis de conduire (modèle
communautaire) de la ou des catégorie(s) correspondante(s) sans lui imposer les conditions prévues à l'article 6. Néanmoins, cet État membre peut refuser l'échange du permis dans les cas où sa réglementation nationale, y compris les normes médicales, s'oppose à la délivrance du permis. »

29. Le libellé de l'article 8, paragraphe 1, premier alinéa, deuxième phrase, de la directive 80/1263 est, selon nous, dénué de toute ambiguïté. Il prévoit expressément l'obligation d'échange du permis de conduire national ou de modèle communautaire dans l'année qui suit l'acquisition de la résidence normale.

30. Quant à l'examen de l'ensemble des dispositions et de l'économie générale de la directive 80/1263 ainsi que l'analyse de sa ratio legis, ils révèlent que cette obligation est conforme au droit communautaire.

31. La directive 80/1263 constitue un progrès réel par rapport à la situation antérieure dans la mesure où aucune règle commune en matière de délivrance et de reconnaissance mutuelle des permis de conduire n'avait été adoptée jusqu'alors.

32. L'objectif poursuivi par le législateur communautaire en 1980 est double:

— en premier lieu, il s'agit d'assurer la libre circulation des ressortissants communautaires s'établissant dans un autre État membre que celui qui a délivré le permis de conduire d'origine ( 13 );

— en second lieu, il ne faut pas déposséder les États membres de leur compétence naturelle en matière de sécurité de la circulation sur leurs propres réseaux routiers publics ( 14 ).

33. C'est la raison pour laquelle, dans la première phase de cette harmonisation, tout en établissant un modèle communautaire de permis national ( 15 ) et en posant le principe de la reconnaissance réciproque par les États membres des permis de conduire nationaux et de l'échange automatique des permis de conduire des titulaires qui transfèrent leur résidence ou leur lieu de travail d'un État membre à un autre ( 16 ), le législateur communautaire permet que les États membres conservent une certaine
compétence en ce qui concerne les règles régissant le permis de conduire ( 17 ).

34. La conciliation de ces deux objectifs apparemment contradictoires est réalisée par le souci d'assurer une meilleure sécurité de la circulation routière à l'intérieur de la Communauté ( 18 ). Ainsi, le législateur national qui ferait usage de la possibilité de déroger aux règles communautaires admise en matière d'octroi, de validité ou d'échange du permis de conduire doit pouvoir justifier de la poursuite de ce but unique — une meilleure sécurité de la circulation routière sur la voie publique. A
défaut, ces mesures nationales pourraient être considérées comme portant une atteinte indirecte à l'exercice du droit de libre circulation et du droit du libre établissement garantis par l'article 52 du traité CE et dès lors comme incompatibles avec le traité.

35. De la même manière, s'agissant plus particulièrement de la question de l'échange du permis de conduire, bien que l'article 8, paragraphe 1, premier alinéa, deuxième phrase, de la directive 80/1263 soit rédigé en termes généraux, nous soutenons que les hypothèses pour lesquelles un État membre est en droit de refuser l'échange sont limitées ( 19 ). Cela ressort non seulement de l'analyse de l'article 8 dans son entier mais, comme nous l'avons démontré, également de l'économie générale ainsi que
de la finalité de la directive 80/1263.

36. En effet, selon nous, par l'emploi du présent de l'indicatif à l'article 8, paragraphe 1, premier alinéa, deuxième phrase, le législateur communautaire manifeste sa volonté de poser le principe de ¿'automatické de l'échange:

« [...] sur demande du titulaire et contre remise de son permis, l'État dans lequel celui-ci a acquis sa résidence normale lui délivre un permis de conduire (modèle communautaire) de la ou des catégorie(s) correspondante(s) sans lui imposer les conditions prévues à l'article 6 » ( 20 ).

L'article 8, paragraphe 1, premier alinéa, troisième phrase, doit être interprété comme constituant une exception à la règle établie.

37. L'analyse de l'économie générale ainsi que de la finalité de la directive 80/1263 conforte cette position. Comme nous l'avons vu ( 21 ), dans la mesure où le but premier de la directive 80/1263 est d'assurer la libre circulation des ressortissants communautaires s'établissant dans un autre État membre que celui qui a délivré le permis de conduire, il faut en conclure que, si les États membres peuvent déroger à l'automaticité de l'échange, c'est seulement à la condition que ces dérogations soient
justifiées par le souci d'assurer une meilleure sécurité routière aux usagers de la route. Interpréter différemment ce texte communautaire le priverait de tout effet utile.

38. Une nouvelle étape dans cette harmonisation a été réalisée par la directive 91/439/CEE du Conseil, du 29 juillet 1991, relative au permis de conduire ( 22 ), qui met réellement en œuvre le principe de reconnaissance mutuelle des permis de conduire délivrés par les États membres ( 23 ) en supprimant l'obligation d'échange. Ce texte communautaire entrera en vigueur le 1er juillet 1996 ( 24 ).

39. En conclusion de ce développement, nous soutenons que les principes de libre circulation et de liberté d'établissement doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à ce qu'une législation nationale impose à tout résident, titulaire d'un permis de conduire délivré par un autre État membre, d'échanger ce permis contre un permis de conduire national dans l'année qui suit l'acquisition de sa résidence à condition toutefois que les conditions posées par cette réglementation nationale,
à l'égard du détenteur d'un permis de conduire délivré par un autre État membre, respectent la finalité de la disposition communautaire en cause par rapport à l'ensemble des dispositions prescrites. Pour cela, il faut qu'elle puisse être raisonnablement mise en rapport avec les besoins de la sécurité de la circulation routière.

II — Les sanctions prévues par la législation nationale litigieuse sont-elles contraires au droit communautaire?

40. D'après la juridiction de renvoi, la sanction prévue par la législation allemande en cas de non-respect de la procédure d'échange est une sanction pénale pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement d'un an — ou de six mois lorsque l'infraction est commise par négligence — du chef du délit de conduite sans permis.

41. Dans la mesure où nous avons conclu que l'obligation d'échange n'est pas, en principe, contraire au droit communautaire, il nous faut reconnaître aux autorités nationales le droit de soumettre le non-respect de la procédure d'échange à des sanctions. Cependant, conformément à votre arrêt du 31 mars 1993, Kraus ( 25 ), les pénalités appliquées ne doivent pas dépasser la mesure de ce qui apparaît proportionné à la nature de l'infraction commise.

42. Ainsi, dans l'espèce qui nous occupe, si le permis de conduire national dont Mme Skanavi était titulaire présentait des caractéristiques rendant l'échange automatique en Allemagne, il serait manifestement disproportionné par rapport au but poursuivi par la législation allemande que sa négligence ait pour conséquence de lui appliquer des pénalités semblables à celles que se verrait appliquer un délinquant conduisant sans titre quelconque — c'est-à-dire sans qu'il se soit jamais soumis avec succès
à l'examen prévu en matière de délivrance du permis de conduire. Lors de l'audience, le représentant de la République fédérale d'Allemagne a indiqué que le juge national n'est pas tenu d'appliquer la peine maximale prévue par les textes litigieux et qu'il peut prononcer des sanctions plus douces, par exemple de simples amendes.

43. Comme vous l'avez rappelé à l'occasion de l'arrêt Kraus, précité, apprécier si les sanctions prévues par la réglementation de l'État membre concerné ne revêtent pas une gravité telle qu'elles deviendraient une entrave aux libertés fondamentales garanties par le traité relève de la compétence du juge national:

« [...] si les autorités nationales sont en droit de soumettre le non-respect de la procédure d'autorisation à des sanctions, les pénalités appliquées ne sauraient cependant dépasser la mesure de ce qui apparaît proportionné à la nature de l'infraction commise. A cet effet, il incombe au juge national d'apprécier si les sanctions prévues à cet égard par la réglementation de l'État membre concerné ne revêtent pas une gravité telle qu'elles deviendraient une entrave aux libertés fondamentales
garanties par le traité » ( 26 ).

44. En conclusion, nous vous proposons de répondre comme suit à la question posée par ľ Amtsgericht Tiergarten, Berlin:

« L'article 52 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas, en principe, à ce qu'un État membre d'accueil:

1) exige l'échange, contre un permis de conduire national, du permis de conduire délivré par un autre État membre, dans un délai d'un an à compter de l'établissement de la résidence habituelle de son titulaire sur le territoire de l'État membre d'accueil; une telle exigence peut toutefois constituer une atteinte indirecte à l'exercice du droit de libre circulation et du droit de libre établissement garantis par l'article 52 du traité s'il apparaît que les conditions posées par la réglementation
nationale à l'égard du titulaire du permis étranger ne peuvent raisonnablement être mises en rapport avec les besoins de la sécurité de la circulation routière;

2) soumette le non-respect de l'obligation d'échange à des sanctions pénales, à condition que ces sanctions ne soient pas disproportionnées par rapport à la gravité de l'infraction, l'appréciation du respect du principe de proportionnalité relevant de la compétence du juge national. »

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( *1 ) Langue originale: le français.

( 1 ) Cette disposition impose à toute personne, ressortissant communautaire comme national, ayant acquis son permis de conduire dans un autre État membre, en cas d'établissement permanent en Allemagne — à savoir un séjour d'une durée continue minimale de 185 jours — d'échanger ce permis de conduire contre un permis de conduire allemand.

( 2 ) Publié dans le journal Deutsches Autorecht, n° 10, 1994, p. 412, n° 162.

( 3 ) Arrêt du 28 novembre 1978 (16/78, Rec. p. 2293).

( 4 ) JO L 375, p. 1.

( 5 ) Arrêt du 23 février 1995 (C-358/93 et C-416/93, Rec. p. I-361, point 10).

( 6 ) Ibidem, point 9.

( 7 ) Voir ci-après, points 22 et 23 de nos conclusions.

( 8 ) C-246/89, Rec. p. I-4585, point 17.

( 9 ) Ibidem, point 18.

( 10 ) Point 9.

( 11 ) Ibidem, point 6.

( 12 ) Ibidem, point 7.

( 13 ) Premier, deuxième, troisième et quatrième considérants de la directive 80/1263.

( 14 ) Ibidem, sixième considérant.

( 15 ) Ibidem, article 1er.

( 16 ) Ibidem, premier et deuxième considérants.

( 17 ) Notamment en matière d'octroi (article 6, paragraphe 2) ou de validité (articles 7 et 9) du permis de conduire.

( 18 ) Premier considérant de la directive 80/1263.

( 19 ) Il s'agit des hypothèses où a) les permis de conduire ont été délivrés à des mineurs de 18 ans (article 5, paragraphe 2); b) les normes médicales appliquées par l'État membre dans lequel le titulaire du permis de conduire acquiert sa résidence sont plus sévères [article 6, paragraphe 1, sous a)]; c) le permis de conduire a été acquis alors que son titulaire résidait dans l'État membre auprès duquel il sollicite l'échange (article 8, paragraphe 1, a contrario); d) des sanctions éventuelles ont
été prises à l'encontre du titulaire du permis et lui interdisent toute conduite de véhicule (article 8, paragraphe 1).

Notons que, lors de l'audience, le représentant de la République fédérale d'Allemagne a précisé que, en matière d'échange du permis de conduire, la législation nationale allemande ne prévoit pas d'autres dérogations que celles précitées.

( 20 ) Souligné par nous.

( 21 ) Voir, notamment, points 30 à 34 de nos conclusions.

( 22 ) JO L 237, p. 1.

( 23 ) Article 1er, paragraphe 2.

( 24 ) Article 13.

( 25 ) C-19/92, Rec. p. I-1663, point 41.

( 26 ) Ibidem.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-193/94
Date de la décision : 17/10/1995
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Amtsgericht Tiergarten, Berlin - Allemagne.

Libre circulation des personnes - Permis de conduire - Obligation d'échange - Sanctions.

Droit d'établissement

Transports


Parties
Demandeurs : Procédures pénales
Défendeurs : Sofia Skanavi et Konstantin Chryssanthakopoulos.

Composition du Tribunal
Avocat général : Léger
Rapporteur ?: Mancini

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1995:331

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