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16/09/1993 | CJUE | N°C-134/92

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 septembre 1993., Burkhard Mörlins contre Zuckerfabrik Königslutter-Twülpstedt AG., 16/09/1993, C-134/92


Avis juridique important

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61992C0134

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 septembre 1993. - Burkhard Mörlins contre Zuckerfabrik Königslutter-Twülpstedt AG. - Demande de décision préjudicielle: Landgericht Braunschweig - Allemagne. - Sucre - Quotas - Application des règles nationales. - Affai

re C-134/92.
Recueil de jurisprudence 1993 page I-06017

Conclusions de ...

Avis juridique important

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61992C0134

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 septembre 1993. - Burkhard Mörlins contre Zuckerfabrik Königslutter-Twülpstedt AG. - Demande de décision préjudicielle: Landgericht Braunschweig - Allemagne. - Sucre - Quotas - Application des règles nationales. - Affaire C-134/92.
Recueil de jurisprudence 1993 page I-06017

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. Mise en place en application de l' article 40, paragraphe 2, deuxième alinéa, sous c), du traité CEE, l' organisation commune des marchés du sucre a été instituée, le 1er juillet 1968, par le règlement n 1009/67/CEE du Conseil (1). Elle est actuellement régie par le règlement (CEE) n 1785/81 du Conseil du 30 juin 1981 (2) et vise à "assurer aux producteurs de betteraves des garanties de prix et d' écoulement limitées à des quantités qui sont en liaison avec les besoins de la consommation de sucre
et avec les possibilités d' exportation de ce produit par la Communauté" (3).

2. Un régime de quotas attribue des quantités de sucre à produire d' abord aux États membres qui doivent ensuite les répartir entre les différents producteurs. Le sucre est subdivisé en sucres A, B et C (4). Les quantités de sucres A et B bénéficient de garanties en matière de prix, le prix minimum du sucre B étant inférieur à celui du sucre A (5). Le quota B représente un pourcentage du quota A pouvant varier selon les pays et les entreprises concernées (6). Le sucre C est celui qui dépasse la
somme des quotas A et B de l' entreprise en cause. Il ne bénéficie d' aucune garantie de prix et ne peut être vendu qu' à l' extérieur de la Communauté, sans restitution à l' exportation (7).

3. L' article 7, paragraphes 1 et 3, du règlement n 1785/81, prévoit que le Conseil arrêtera des dispositions cadre notamment en ce qui concerne les conditions d' achat, de livraison, de réception et de paiement des betteraves. Quant à l' article 30, paragraphes 4 et 5, il précise que des dispositions communautaires devront être adoptées soit par la Commission soit par le Conseil, afin de régir les relations contractuelles entre les producteurs de betteraves et les sucreries, et notamment les
critères de répartition des quantités de betteraves entre vendeurs.

4. A ce jour, ces modalités d' application du règlement n' ont toujours pas été adoptées (8).

5. Le règlement n 1785/81 donne également compétence aux États qui, en cas d' absence d' accords interprofessionnels, peuvent prendre les mesures nécessaires pour préserver les intérêts des parties concernées (article 7, paragraphe 5). Déjà l' article 1er du règlement (CEE) n 741/75 du Conseil du 18 mars 1975 (9) prévoyait qu' en l' absence d' accord entre betteraviers et producteurs de sucre sur la répartition des quantités de betteraves à livrer "l' État membre concerné (pouvait) prévoir des
règles pour la répartition".

6. Monsieur Moerlins, exploitant agricole producteur de betteraves, conteste les quantités de betteraves que la sucrerie Zuckerfabrik Koenigslutter- Twuelpstedt AG, dont il est actionnaire, offre de lui racheter dans le cadre des contrats de livraison annuels, et notamment leur répartition entre quotas A et B.

7. Se fondant sur l' article 30 du règlement n 1785/81, cette sucrerie attribue à Monsieur Moerlins des quantités de livraison qui se répartissent entre 19 318 décitonnes (dt) au titre du quota A et 15 090 dt au titre du quota B auxquels s' ajoutent des droits de livraison spéciaux.

8. Le demandeur au principal considère que les quantités attribuées doivent être rééquilibrées par augmentation de celles attribuées au titre du quota A et assigne la sucrerie devant le Landgericht Braunschweig afin qu' elle soit condamnée à conclure un nouveau contrat de livraison de betteraves à sucre pour la campagne 91/92 avec, notamment, un droit de livraison au titre du quota A d' au moins 26 516 dt. Il se fonde notamment i) sur l' interdiction de discrimination de l' article 26 de la loi
allemande contre les restrictions de concurrence (ci-après "GWB") (une entreprise en situation de position dominante ne peut appliquer un traitement différent à une entreprise, tel un fournisseur, par rapport aux autres entreprises similaires) et ii) sur le principe de l' égalité de traitement des actionnaires en droit allemand des sociétés anonymes, tout particulièrement lorsque ceux-ci fournissent, à titre d' apport, des prestations périodiques en nature (article 53 a de la loi allemande sur les
sociétés anonymes)(ci-après "AktG").

9. L' existence d' une organisation commune des marchés permet-elle d' appliquer le droit national des ententes et des sociétés aux relations juridiques entre producteurs de betteraves et sucreries?

10. A propos d' une autre affaire et sans avoir estimé nécessaire de vous saisir, le Bundesgerichtshof a considéré que la réponse à cette question est positive en ce qui concerne le droit national de la concurrence au principal motif que les règles communautaires n' autorisent pas les restrictions de concurrence dans l' acquisition de matières premières (10).

11. Le Landgericht Braunschweig estime au contraire que l' existence d' une organisation commune du marché du sucre exclut l' application du droit allemand des ententes aux relations juridiques en question (11). Compte tenu de la décision précitée du Bundesgerichtshof et du problème posé par l' application sollicitée du droit national des sociétés, il vous pose deux questions préjudicielles portant sur le point de savoir, d' une part, si pour apprécier les critères de répartition des quotas entre
vendeurs, l' organisation commune du marché du sucre s' oppose à l' application des règles du droit allemand des ententes et des sociétés, d' autre part, si cette organisation fournit au droit national des contrats des critères pour répartir entre betteraviers les quantités que le fabricant offre d' acheter (12).

12. Abordons la première question.

13. Par votre arrêt du 16 janvier 1979, Sukkerfabriken Nykoebing (13), vous avez jugé que l' organisation commune des marchés du sucre s' étend aux relations entre producteurs de betteraves et fabricants de sucre, dans la mesure où elle concerne spécifiquement la production de sucre: les États membres ne peuvent plus, dès lors, en principe, agir unilatéralement en ce domaine.

14. Parmi les dispositions du règlement n 1785/81 qui régissent ces relations, une distinction s' impose entre celles qui renvoient à une réglementation communautaire à venir et celles qui "délèguent" compétence aux États membres.

15. Les articles 7, paragraphes 1 et 3, et 30, paragraphes 4 et 5, du règlement n 1785/81 visent la même hypothèse: l' organisation commune de marché donne compétence à la Communauté pour déterminer des dispositions cadre ou des règles d' application complémentaires.

16. Ces dispositions se distinguent radicalement de celles contenues à l' article 7, paragraphe 5, du même règlement ou de l' article 1er du règlement n 741/75 qui, dans le cadre d' une organisation commune de marché, donnent compétence aux États membres. C' est ce dernier texte qui a donné lieu à l' arrêt précité Sukkerfabriken Nykoebing.

17. La question est ici de savoir si, lorsque la réglementation communautaire donne expressément compétence à la Communauté pour réglementer un point d' une organisation commune de marché, un État membre peut, compte tenu du silence du législateur communautaire, légiférer sur ce point, distinct de ceux faisant l' objet d' une attribution, elle aussi expresse, de compétence à son profit.

18. Rappelons les grands axes de votre jurisprudence en la matière.

19. Comme l' observe à juste titre la Commission (14), à la différence de l' article 113 du traité, relatif à la politique commerciale commune, l' article 43 n' attribue pas compétence exclusive à la Communauté en matière de politique agricole commune.

20. Toutefois, dès lors que la Communauté fait usage de son pouvoir -qu' elle tient de l' article 40, paragraphe 2, du traité - de mettre en oeuvre une organisation commune des marchés agricoles, cette dernière se "substitue" (15) aux organisations nationales, et les États membres n' ont plus compétence pour réglementer le marché considéré.

21. C' est ainsi que vous jugez que,

"dès lors qu' une réglementation portant organisation commune de marché peut être considérée comme constituant un système complet, les États membres n' ont plus compétence en la matière, sauf dispositions spéciales en sens contraire" (16).

22. Votre jurisprudence la plus récente précise que,

"dès lors que la Communauté a établi une organisation commune de marché dans un secteur déterminé, les États membres sont tenus de s' abstenir de toute mesure unilatérale qui serait de nature à y déroger ou à y porter atteinte" (17).

23. Il en irait également ainsi même si la mesure unilatérale devait "servir de soutien à la politique commune de la Communauté" (18). C' est, en effet,

"à la Communauté qu' il incombe de rechercher une solution au problème posé (en l' occurrence) dans le cadre de la politique agricole commune, et non pas à un État membre" (19).

24. Ce principe du transfert de compétence total au profit de la Communauté connaît une exception mentionnée dans votre arrêt Prantl:(20) des dispositions spéciales du règlement instituant l' organisation commune de marché peuvent, sur un point précis, donner compétence aux États membres (21). C' est ainsi que l' article 1er du règlement n 741/75 dispose que, "lorsqu' il n' y a pas eu d' accord, par voie d' accords interprofessionnels, sur la répartition entre les vendeurs des quantités de
betteraves que le fabricant offre d' acheter avant les ensemencements pour la fabrication de sucre dans les limites du quota de base, l' État membre concerné peut prévoir des règles pour la répartition". Dans l' arrêt Sukkerfabriken Nykoebing, vous avez analysé cette disposition comme une "levée de l' empêchement communautaire" (22) autorisant l' État membre concerné à adopter les règles permettant de procéder à une répartition. Dans cette affaire, le ministre compétent avait pris un arrêté portant
répartition des droits respectifs de production à l' intérieur du quota de base entre les membres coopérateurs de Sukkerfabriken et les cultivateurs sous contrat. Vous avez admis son intervention en soulignant que l' article 1er du règlement n 741/75 "vise à habiliter, au regard des empêchements qui pourraient découler de la compétence communautaire, les États membres à procéder, en conformité avec leur propre droit national, à une répartition des droits de livraison de betteraves ... " (23).

25. L' article 7, paragraphe 5, du règlement n 1785/81 est un autre exemple de disposition habilitant les États membres à légiférer exceptionnellement dans le cadre d' une organisation commune de marché. Vous ne voyez pas d' obstacle à l' intervention de l' État membre en pareil cas, dès lors que les principes généraux du droit communautaire et les règles générales qui régissent la politique agricole commune sont respectés (24).

26. Il est constant qu' en Allemagne aucune mesure n' a été prise en application de l' article 7, paragraphe 5, du règlement n 1715/81 ou de l' article 1er du règlement n 741/75.

27. Il en résulte qu' à la différence de l' affaire Sukkerfabriken Nykoebing le droit national n' est pas, ici, applicable en vertu d' une délégation de compétence consentie par le législateur communautaire.

28. Les articles 7, paragraphes 3 et 4, et 30, paragraphe 5, ne prévoient pas d' exception à la compétence communautaire en donnant compétence aux États membres. Au contraire, ils donnent compétence à la Communauté. Comment un État membre peut-il, dès lors, réglementer la matière?

29. Nul doute qu' un État membre serait radicalement incompétent pour déterminer les critères de répartition si la Communauté les avait adoptés. Mais qu' en est-il en cas de silence du législateur communautaire et donc de lacune de la réglementation commune?

30. Vous considérez que,

"Dans une telle situation, le maintien ou l' institution, par un État membre, de mesures nationales destinées à réaliser, sur son territoire, les objectifs visés par l' organisation de marché ... ne sauraient, en principe, soulever d' objections" (25).

31. Il n' y a pas, ici, renonciation par la Communauté à l' exercice de ses compétences qui seraient transférées aux États membres. Ceux-ci jouissent d' une compétence de substitution dans un domaine relevant de celle, exclusive, de la Communauté. Ils sont "gestionnaires de l' intérêt commun" (26).

"... de telles mesures ne doivent ... pas être considérées comme relevant de l' exercice d' une compétence propre des États membres, mais comme la mise en oeuvre du devoir de coopération que leur impose, dans une situation caractérisée par la carence du législateur communautaire, l' article 5 du traité, en vue de la réalisation des objectifs de l' organisation commune de marché" (27).

32. Cette compétence "substitutive" des États membres doit donc s' exercer pour le respect de l' article 5, des règles générales du traité et du droit dérivé dans la matière considérée.

33. Lorsqu' elle vient pallier l' absence d' une réglementation communautaire, la compétence des États membres n' est donc pas exclue, même dans le cadre d' une organisation commune de marché.

34. C' est ainsi que, dans l' arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni (28), vous avez admis que le législateur britannique comble une lacune laissée par la réglementation communautaire en matière de pêche. Vous avez seulement déploré le fait qu' une telle initiative ait été prise sans que la Commission ait été informée en temps utile (29).

35. Enfin, vous admettez la compétence des États membres même lorsque le législateur communautaire a renvoyé expressément à des règlements ultérieurs.

36. Ainsi, l' article 2, paragraphe 2, du règlement (CEE) n 2777/75 du Conseil (30), prévoyait que les dispositions visant entre autres à l' amélioration de la qualité et fixant des normes de commercialisation dans le secteur de la viande de volaille devaient être arrêtées par le Conseil. Faute d' adoption de ces dispositions, vous avez admis, dans l' arrêt Pluimveeslachterijen Midden-Nederland et Van Miert précité, que les Pays-Bas mettent en vigueur une réglementation substitutive à la condition
qu' elle soit compatible avec les principes de l' organisation commune de marché et appliquée conformément aux prescriptions de l' article 30 du traité (31).

37. Il en résulte que, dans une situation caractérisée par l' absence de mesures d' application prévues par les articles 7, paragraphes 3 et 4, et 30, paragraphes 4 et 5, du règlement n 1785/81, ces textes ne s' opposent ni à l' adoption d' une réglementation nationale ni à la prise en compte d' une réglementation nationale préexistante.

38. A quelles conditions cette réglementation doit-elle satisfaire?

39. Dans l' arrêt du 30 novembre 1978, Bussone (32), vous avez jugé qu' un État membre pouvait, dans le silence des textes communautaires concernant le prix de vente des étiquettes et le financement des contrôles dans le secteur des oeufs, réglementer cette question mais que

"cette liberté ... ne peut ... être exercée de manière à mettre en cause la finalité de la réglementation qui la concède" (33).

40. A propos des organisations communes de marché fondées sur un régime commun de prix, vous jugez, de manière constante (34) que

"... les dispositions d' un règlement agricole communautaire comportant un régime de prix s' appliquant aux stades de la production et du commerce de gros laissent intact le pouvoir des États membres - sans préjudice d' autres dispositions du traité - de prendre les mesures appropriées en matière de formation des prix aux stades du commerce de détail et de la consommation, à condition qu' elles ne mettent pas en danger les objectifs ou le fonctionnement de l' organisation commune des marchés en
question" (35).

41. Dans l' arrêt Pluimveeslachterijen Midden-Nederland et Van Miert, rappelant vos arrêts Van der Hulst (36) et Van der Hazel (37), vous avez posé la règle générale selon laquelle les dispositions prises ou maintenues par les États membres, qui comblent les lacunes d' une organisation commune des marchés "ne sont admissibles qu' à la condition qu' elles soient compatibles avec les principes" de celle-ci (38).

42. L' organisation commune des marchés du sucre tient compte notamment des objectifs visés à l' article 39 du traité (39), tels que ceux de stabilisation des marchés et de protection du niveau de vie de la population agricole.

43. On notera, ici, que cet article souligne que, dans l' élaboration de la politique agricole commune, il doit être tenu compte du fait que, dans les États membres, l' agriculture constitue un secteur intimement lié à l' économie (40).

44. Vous considérez que les organisations communes de marché sont fondées

"sur le principe d' un marché ouvert, auquel tout producteur a librement accès et dont le fonctionnement est uniquement réglé par les instruments prévus par cette organisation" (41).

45. Quelle est la place des règles de concurrence dans un domaine marqué par les interventions de l' État et les incitations au regroupement tant au stade de la production qu' à celui de la commercialisation?

46. Aux termes de l' article 42, premier alinéa, du traité, "les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Conseil dans le cadre des dispositions et conformément à la procédure prévue à l' article 43, paragraphes 2 et 3, compte tenu des objectifs énoncés à l' article 39".

47. Vous avez jugé dans l' arrêt du 29 octobre 1980, Maizena (42), que ce texte reconnaissait

"la primauté de la politique agricole par rapport aux objectifs du traité dans le domaine de la concurrence et le pouvoir du Conseil de décider dans quelle mesure les règles de concurrence trouvent à s' appliquer dans le secteur agricole" (43).

48. Celles-ci ne sont donc pas exclues, par principe, du domaine agricole. D' ailleurs, dès 1962, le règlement n 26 prévoyait que les articles 85 à 90 inclus du traité s' appliquent aux accords, décisions et pratiques visés à l' article 85, paragraphe 1, et à l' article 86 du traité et relatifs à la production ou au commerce des produits agricoles, dans la mesure où leur application ne met pas en péril la réalisation des objectifs de la politique agricole commune (44).

49. C' est ainsi que dans le cadre de l' organisation commune du marché du sucre telle qu' elle est réglementée par le règlement n 1785/81, la Commission a, par la décision précitée du 19 décembre 1989, déclaré contraire à l' article 85 du traité CEE (i) une clause figurant dans des accords conclus entre la Confédération des betteraviers belges et la Société générale des fabricants de sucre de Belgique et "qui accordait aux betteraves cultivées (dans ce pays) une priorité pour les livraisons
destinées à réaliser la production sucrière des fabricants de sucre belge dans le cadre de leur quota maximal ... " (45), (ii) l' exclusion de betteraviers français de la répartition des livraisons de betteraves à une sucrerie belge (46).

50. Si les relations contractuelles entre producteurs de betteraves et fabricants de sucre sont soumises au respect des articles 85 et 86 du traité, peuvent-elles relever également du droit national de la concurrence et notamment des dispositions qui, tel l' article 26 GWB, prohibent le traitement discriminatoire de certains fournisseurs par une entreprise en position dominante?

51. Nous ne voyons pas pourquoi de tels accords devraient échapper au droit national de la concurrence lorsque celui-ci poursuit, à l' échelle de l' État membre, les mêmes objectifs que la réglementation communautaire, notamment en ce qui concerne les abus de position dominante.

52. Relevons en outre que l' article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, du traité impose à l' organisation commune de marché de respecter le principe de l' égalité de traitement entre producteurs.

53. Il en résulte que l' objectif de la réglementation communautaire n' est ni menacé ni mis en péril par une disposition nationale qui prohibe les inégalités de traitement entre fournisseurs d' une entreprise en position dominante. Tout comme la règle précitée du traité, cette disposition interne n' est que l' expression d' un principe général d' égalité que le droit communautaire a consacré et qui veut que

"des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale à moins qu' un tel traitement soit objectivement justifié" (47).

54. Il appartient donc en premier lieu au juge national de vérifier que l' application de son droit se fait dans le respect du régime des quotas organisé par le droit communautaire (48).

55. Il devra ensuite examiner si, comme le prétend le requérant au principal, la prise en compte - pour procéder à la sous-répartition - de périodes de référence éloignées dans le temps viole, au regard de l' égalité de traitement des producteurs concernés, le droit national en tant qu' il met en oeuvre le principe contenu à l' article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, du traité.

56. La question de la compatibilité avec l' organisation commune du marché du sucre d' une norme nationale telle que l' article 53 a AktG nous paraît beaucoup plus délicate.

57. On se souvient que cet article pose le principe de l' égalité de traitement des actionnaires: "Dans des conditions similaires, les actionnaires doivent être traités de la même façon".

58. Le droit allemand connaît une forme particulière de société anonyme, la société à prestations accessoires (Nebenleistungs-AG). Outre son apport au capital social, l' actionnaire est soumis par les statuts à un apport supplémentaire consistant à "fournir des prestations périodiques qui ne consistent pas en argent" (49), telle la livraison de matières premières, de betteraves par exemple. Ce type de société n' existerait d' ailleurs pratiquement que dans le secteur de la transformation de la
betterave à sucre (50).

59. L' actionnaire d' une telle société, qui conteste la répartition par celle-ci des quantités de livraison entre quotas A et B, peut-il se prévaloir de l' article 53 a AktG et revendiquer le droit de ne pas être moins bien traité que d' autres actionnaires placés dans la même situation? Le droit communautaire admet-il que le principe posé par ce texte puisse servir de critère pour la répartition entre producteurs de betteraves des quotas attribués (51) à l' entreprise productrice de sucre?

60. Nous considérons que la réponse est certainement positive dès lors que la répartition est effectuée entre producteurs actionnaires.

61. L' exigence d' égalité de traitement entre actionnaires n' est, ici, que l' expression, en droit interne, du principe d' égalité du droit communautaire, contenu à l' article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa. Il en résulte que le critère de répartition adopté par la fabrique de sucre, tel que par exemple la quantité livrée pendant une période de référence donnée, doit être appliqué sans discrimination entre producteurs actionnaires.

62. Toutefois, le principe n' est pas invoqué ici dans ce seul contexte. Le juge a quo relève, en effet, que, selon le requérant au principal, "les statuts de la défenderesse ... tendent nécessairement à privilégier les actionnaires" et que "c' est entre ces derniers que la fabrique doit tout d' abord répartir ses quantités A et B" (52). Dans une telle situation, un actionnaire peut-il invoquer le principe de l' article 53 a AktG pour bénéficier, de la part du fabricant de sucre, d' un traitement
privilégié par rapport aux fournisseurs non-actionnaires?

63. Il ne saurait être question de se livrer ici à une quelconque interprétation de la disposition précitée qui ressortit à la seule compétence du juge national, mais il convient de relever que l' article 1er, premier alinéa, du règlement n 741/75 du Conseil - que le règlement n 1785/81 du Conseil n' a pas abrogé - donne une indication intéressante à cet égard. Il prévoit, en effet, que les règles concernant la répartition entre vendeurs des quantités de betteraves que le fabricant offre d' acheter
pour la fabrication de sucre dans les limites de son quota peuvent, en l' absence d' accords interprofessionnels, être fixées par l' État membre concerné. Dans ce cas, l' article 1er, deuxième alinéa, de ce texte, interprété à la lumière de l' arrêt du 16 janvier 1979, Sukkerfabriken Nykoebing (53), admet que, toujours dans les mêmes limites, des droits de livraison puissent être reconnus à des vendeurs de betteraves non-membres de la coopérative productrice de sucre.

64. Dès lors que de tels droits ont été reconnus à des tiers par une société anonyme à prestations accessoires fabriquant du sucre, un actionnaire de celle-ci peut-il se fonder sur le principe de l' égalité entre actionnaires pour les remettre en cause?

65. Il y a, entre producteurs actionnaires et non-actionnaires, une différence objective qui confère, ou peut conférer, des droits distincts aux uns et aux autres en retentissant sur les droits de livraison des intéressés. Cette différence doit être prise en compte dans l' application du principe d' égalité de traitement.

66. Nous partageons, par conséquent, le point de vue de la Commission lorsqu' elle déclare que ce principe doit trouver à s' appliquer en droit des sociétés anonymes "dans la mesure où les livraisons des producteurs de betteraves à sucre reposent sur les obligations de prestations accessoires définies dans les statuts" (54). L' obligation d' égalité de traitement entre actionnaires ne fait donc pas de doute.

67. Elle n' est cependant pas exclusive de droits valablement consentis à des non-actionnaires et ce n' est que dans l' hypothèse où il serait établi que ces derniers s' en seraient vu conférer en violation de ceux des actionnaires que ceux-ci pourraient les contester. Une telle appréciation relève de la compétence exclusive du juge national.

68. La deuxième question préjudicielle n' appelle pas de longs développements.

69. Elle tend en substance à dégager les critères que l' organisation commune des marchés dans le secteur du sucre pourrait fournir au droit national des contrats, à titre de droit directement applicable, pour répartir, dans le respect des quotas, les quantités de betteraves entre producteurs.

70. Cette question peut appeler deux interprétations.

71. Soit elle vise les règles de droit communautaire directement applicables fixant des critères qui peuvent être invoqués par un particulier dans le cadre d' un contrat conclu entre producteur de betteraves et fabricant de sucre.

72. Nous avons montré que les règlements en la matière qui sont, par définition, directement applicables, sont muets s' agissant de tels critères. Il n' en résulte pas pour autant de "vide juridique" (55). Les articles 39 à 46 du traité s' imposent aux États membres. Ils ne créent toutefois pas de droits directement dans le chef des particuliers (56).

73. Soit elle vise les critères fournis par le droit communautaire au législateur national, tel le principe de non-discrimination de l' article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, ou les objectifs de la politique agricole commune visés à l' article 39. Nous les avons évoqués dans la réponse donnée à la première question.

74. Compte tenu de ces observations, nous vous proposons de dire pour droit:

I. Le règlement (CEE) n 1785/81 du Conseil ne s' oppose pas à une réglementation nationale qui, trouvant à s' appliquer en l' absence de mesures communautaires d' harmonisation dans le cadre de l' organisation commune des marchés dans le secteur du sucre, soumet les contrats conclus entre producteurs de betteraves et fabricants de sucre au respect du principe de l' égalité de traitement tel qu' il doit s' appliquer, d' une part, entre fournisseurs en vertu du droit de la concurrence, d' autre part,
entre actionnaires d' une société anonyme à prestations accessoires en vertu du droit des sociétés, dès lors que cette réglementation est compatible avec l' objectif poursuivi par l' organisation commune de marché et le régime des quotas.

II. En l' état actuel du droit communautaire, l' organisation commune du marché du sucre ne comporte aucune règle relative à la répartition des quotas entre producteurs qui pourrait être directement invoquée par un particulier devant son juge national.

(*)Langue originale: le français

(1) - JO n 308, p. 1.

(2) - Règlement portant organisation commune des marchés dans le secteur du sucre (JO L 177, p. 4), modifié en dernier lieu par le règlement (CEE) n 1069/89 du Conseil du 18 avril 1989 (JO L 114, p. 1).

(3) - Décision 90/45/CEE de la Commission, du 19 décembre 1989, relative à une procédure d' application de l' article 85 du traité CEE (JO 1990, L 31, point 14). Voir également le point 4 de l' arrêt du 16 janvier 1979, Sukkerfabriken Nykoebing (151/78, Rec. p. 1).

(4) - Voir article 24 du règlement n 1785/81.

(5) - Article 5, paragraphe 2, du règlement n 1785/81.

(6) - Voir article 24 du règlement n 1785/81.

(7) - Voir articles 24, paragraphe 1, sous c), et 26, paragraphe 1, du règlement n 1785/81 et décision 90/45/CEE, point 16, p. 34.

(8) - Le règlement (CEE) n 206/68 du Conseil, du 20 février 1968, établissant des dispositions cadre pour les contrats et accords interprofessionnels concernant l' achat de betteraves (JO L 47, p. 1), ne prévoit aucune disposition concernant la répartition des quotas entre les producteurs de betteraves à sucre.

(9) - Règlement établissant des règles particulières concernant l' achat de betteraves à sucre (JO L 74, p. 2).

(10) - Arrêt du 13 novembre 1990, LM n 71, sur l' article 26 GWB.

(11) - Décision du juge a quo, p. 7 de la traduction française.

(12) - Le libellé des questions préjudicielles figure au point III du rapport d' audience.

(13) - Point 17. (Voir références de l' arrêt, supra, note 3)

(14) - Observations de la Commission, p. 14 de la traduction française.

(15) - Voir le libellé de l' article 43, paragraphe 2.

(16) - Arrêt du 13 mars 1984, Prantl, point 13, souligné par nous (16/83, Rec. p. 1299).

(17) - Arrêts du 19 mars 1991, République hellénique/Commission, point 20 (C-32/89, Rec. p. I-1321) et du 7 avril 1992, Commission/République hellénique, point 23 (C-61/90, Rec. p. I-2407).

(18) - Arrêt du 14 juillet 1988, Zoni, point 26 (90/86, Rec. p. 4285). Voir également l' arrêt du 6 novembre 1990, Italie/Commission, point 19 (C-86/89, Rec. p. I-3891).

(19) - Ibidem.

(20) - Précité. (Voir références supra, note 16)

(21) - Point 13, précité.

(22) - Point 24.

(23) - Point 25.

(24) - Ibidem, point 22.

(25) - Arrêt du 28 mars 1984, Pluimveeslachterijen Midden-Nederland et Van Miert, point 22 (47 et 48/83, Rec. p. 1721).

(26) - Arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni, point 30 (804/79, Rec. p. 1045).

(27) - Arrêt Pluimveeslachterijen Midden-Nederland et Van Miert, précité, point 23.

(28) - Voir références de l' arrêt, supra, note 26.

(29) - Points 31 et 35.

(30) - Règlement du 29 octobre 1975 portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande de volaille (JO L 282, p. 77).

(31) - Point 26.

(32) - Arrêt 31/78, Rec. p. 2429.

(33) - Point 16.

(34) - Voir le point 18 de l' arrêt du 18 octobre 1979, Buys (5/79, Rec. p. 3203) et la jurisprudence citée.

(35) - Ibidem, souligné par nous.

(36) - Arrêt du 23 janvier 1975, point 26 (51/74, Rec. p. 79).

(37) - Arrêt du 18 mai 1977, point 22 (111/76, Rec. p. 901).

(38) - Point 25.

(39) - Considérant n 21 du règlement n 1785/81.

(40) - Article 39, paragraphe 2, sous c).

(41) - Arrêt du 29 novembre 1978, Pigs Marketing Board, point 57, souligné par nous (83/78, Rec. p. 2347).

(42) - Arrêt 139/79, Rec. p. 3393.

(43) - Point 23.

(44) - Articles 1er et 2 du règlement portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles (JO 30, p. 993).

(45) - Dispositif, article 1er.

(46) - Dispositif, article 2.

(47) - Arrêt du 20 septembre 1988, Espagne/Conseil, point 25 (203/86, Rec. p. 4563).

(48) - Article 25 du règlement n 1785/81.

(49) - Article 55 AktG.

(50) - Voir observations de la Commission, p. 8 de la traduction française.

(51) - Par application de l' article 24 du règlement n 1785/81.

(52) - Ordonnance du juge a quo, p. 4 de la traduction française.

(53) - Points 23 et 25. Il est à noter que le litige au principal dans cette affaire concernait la répartition des quantités pouvant être livrées dans les limites du quota de base de l' entreprise (voir points 14 et 15).

(54) - Observations de la Commission, p. 9 de la traduction française.

(55) - Voir arrêt du 16 mars 1977, Commission/France, point 22 (68/76, Rec. p. 515).

(56) - Il résulte du point 6, dernier alinéa, de l' arrêt du 12 juillet 1973, Geddo (2/73, Rec. p. 865) que l' article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, n' est pas d' effet direct.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-134/92
Date de la décision : 16/09/1993
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Landgericht Braunschweig - Allemagne.

Sucre - Quotas - Application des règles nationales.

Sucre

Agriculture et Pêche


Parties
Demandeurs : Burkhard Mörlins
Défendeurs : Zuckerfabrik Königslutter-Twülpstedt AG.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Kapteyn

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1993:364

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