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06/12/1988 | CJUE | N°92

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Van Gerven présentées le 6 décembre 1988., Commission des Communautés européennes contre République française et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord., 06/12/1988, 92


Avis juridique important

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61987C0092

Conclusions de l'avocat général Van Gerven présentées le 6 décembre 1988. - Commission des Communautés européennes contre République française et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. - Non-recouvrement de montants compensatoires monétaires dans le cadre d'un

trafic de perfectionnement actif triangulaire. - Affaires jointes 92 et 93/...

Avis juridique important

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61987C0092

Conclusions de l'avocat général Van Gerven présentées le 6 décembre 1988. - Commission des Communautés européennes contre République française et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. - Non-recouvrement de montants compensatoires monétaires dans le cadre d'un trafic de perfectionnement actif triangulaire. - Affaires jointes 92 et 93/87.
Recueil de jurisprudence 1989 page 00405

Conclusions de l'avocat général

++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La Commission a saisi la Cour en vertu de l' article 169 du traité CEE, parce qu' elle estime que, en ayant omis de recouvrer a posteriori un certain montant de droits conformément aux dispositions du règlement ( CEE ) n° 1697/79 ( 1 ), et, faute d' avoir engagé une telle action en recouvrement, de mettre ce montant à la disposition des Communautés européennes au titre des "ressources propres" des Communautés, la République française et le Royaume-Uni ont manqué aux obligations qui leur incombent en
vertu du traité .

La Commission prétend que la France et le Royaume-Uni auraient dû, selon les dispositions du règlement ( CEE ) n° 1697/79, précité, procéder au recouvrement a posteriori d' un certain nombre de "montants compensatoires monétaires", dont sont redevables, selon elle, une entreprise française et une entreprise britannique .

Les faits

La directive 69/73/CEE du Conseil ( 2 ) institue un régime de "perfectionnement actif, dans lequel l' importateur de marchandises ne doit pas payer de droits à l' importation, à

la condition que les marchandises importées soient destinées à être exportées sous la forme de "produits compensateurs ". Le régime de perfectionnement actif implique donc une exonération des droits à l' importation combinée à la condition que les produits transformés ( produits "compensateurs ") soient exportés sans restitutions .

L' article 24 de la directive précitée introduit la possibilité d' une "compensation à l' équivalent ": dans certaines circonstances, les autorités compétentes peuvent également considérer comme produits compensateurs des produits provenant du traitement de marchandises d' espèce, de qualité et de caractéristiques techniques identiques à celles des marchandises importées (" marchandises de compensation "). En outre, l' article 25 de la même directive autorise également dans certains cas un système
d' "exportation anticipée" des produits compensateurs . Cet article prévoit que, lorsque les circonstances le justifient, les produits compensateurs peuvent, dans les conditions fixées par les autorités compétentes, être exportés ( même sans restitutions à l' exportation ) préalablement à l' importation des marchandises bénéficiant du régime de "perfectionnement actif" avec exonération des droits à l' importation .

La directive 75/349/CEE de la Commission ( 3 ), qui comprend un certain nombre d' autres règles relatives au système de la compensation à l' équivalent, contient deux dispositions pertinentes au regard du litige en cours . Il s' agit, tout d' abord, de l' article 5, paragraphe 1, lequel dispose :

"Les marchandises de compensation, par leur substitution aux marchandises d' importation, se trouvent dans la situation douanière de ces dernières, de même que les marchandises d' importation doivent être considérées à partir de cette substitution comme se trouvant dans la situation douanière précédente des marchandises de compensation ."

Il s' agit, en outre, de l' article 4 de la même directive, lequel est ainsi libellé :

"Lorsque le recours à la compensation à l' équivalent ou à l' exportation anticipée aurait pour effet d' entraîner un avantage non justifié sur le plan de l' exonération des droits de douane, taxes d' effet équivalent, prélèvements agricoles et autres impositions prévues dans le cadre de la politique agricole commune ou dans celui du régime spécifique applicable au titre de l' article 235 du traité à certaines marchandises résultant de la transformation des produits agricoles, les autorités
compétentes en refusent le bénéfice ."

Étant donné que le territoire de la Communauté constitue à l' égard des pays tiers une entité douanière, les opérations d' importation et d' exportation peuvent naturellement être effectuées dans différents États . Vers le début de l' année 1981, les autorités britanniques et françaises ont été contactées respectivement par l' entreprise Rank Hovis ( une société de droit britannique ) et par la Compagnie française commerciale et financière ( une société de droit français, dénommée ci-après "CFCF "),
lesquelles ont exprimé le souhait de mettre en oeuvre ensemble un trafic d' importation et d' exportation au titre du régime du perfectionnement actif avec système de compensation à l' équivalent . Dans cette optique, Rank Hovis importerait au Royaume-Uni, en exonération des droits de douane, du blé tendre en provenance du Canada, tandis que la CFCF exporterait sans restitution à partir de la France de la farine en tant que produit compensateur vers des pays tiers . L' article 11 de la directive
75/349/CEE, précitée, prévoit toutefois que l' importation des marchandises d' importation ne peut être réalisée que par le titulaire de l' autorisation de l' exportation anticipée ou pour son compte .

Eu égard à la nature originale du "trafic triangulaire" proposé, les autorités britanniques et françaises, notamment, ont pris contact avec la Commission . Une réunion s' est tenue à Bruxelles, le 12 juin 1981, entre, d' une part, la Commission et, d' autre part, des représentants de la France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas . Selon le dossier, le représentant des Pays-Bas assistait à la réunion parce qu' une entreprise néerlandaise et une entreprise française souhaitaient mettre en oeuvre un trafic
triangulaire similaire pour l' importation et l' exportation de produits oléagineux . Les parties s' opposent sur la question de savoir si seuls les principes généraux des directives 69/73/CEE et 75/349/CEE, précitées, ont été discutés lors de cette réunion ( selon la Commission ), ou si on a examiné les détails des transactions spécifiques proposées ( selon les parties défenderesses ). Quoi qu' il en soit, il est clair qu' au cours de cette réunion la Commission a exposé la procédure qu' elle
souhaitait voir appliquer dans l' hypothèse d' un système de compensation à l' équivalent dans lequel les opérations d' importation et d' exportation ne sont pas réalisées par la même entreprise ni/ou dans le même pays . Les directives de la Commission ont été concrétisées dans le document SUD/833/81, rédigé par la Commission en juin-juillet 1981 et transmis aux autorités douanières françaises et britanniques . Aux termes du document, lorsque l' exportateur et l' importateur sont deux personnes
différentes, le lien entre importateur et exportateur exigé par l' article 11 de la directive 75/349/CEE, précitée, peut être établi par la création d' une association momentanée, laquelle deviendrait alors la titulaire de l' autorisation de mettre en oeuvre un régime de perfectionnement actif .

En conséquence, Rank Hovis et la CFCF ont constitué un groupement d' intérêt économique ( GIE ) de droit français, le "GIE Minoran ". Le GIE Minoran a reçu le 21 octobre 1981 des autorités françaises ( avec l' assentiment des autorités britanniques ) l' autorisation d' effectuer les transactions proposées . L' autorisation avait une durée de validité d' un an . Conformément à cette autorisation, Rank Hovis a importé au Royaume-Uni, entre février et septembre 1982, un certain nombre de cargaisons de
blé tendre en provenance du Canada pour le compte du GIE Minoran . Durant la même période, la farine a été exportée de France vers certains pays tiers par la CFCF, également pour le compte du GIE Minoran . Toutes les transactions ont été effectuées sans prélèvement à l' importation ni restitution à l' exportation . Une deuxième autorisation de même nature a été octroyée au GIE Minoran le 9 août 1982, mais elle a été suspendue à la suite d' un télex de la Commission du 22 septembre 1982 . Par lettre
du 12 juillet 1984, la Commission a fait savoir aux États membres concernés qu' à son avis les transactions avaient pour effet d' entraîner un "avantage non justifié" au sens de l' article 4, précité, de la directive 75/349/CEE . La Commission demandait dans cette lettre à la France et au Royaume-Uni de rembourser les "sommes éludées", conformément aux dispositions dudit article 4 et de l' article 2, paragraphe 1, alinéa 1, du règlement ( CEE ) n° 1697/79 ( cité plus haut ) ( 4 ). En réponse aux
questions posées respectivement par la France et le Royaume-Uni en vue de savoir quelles sommes elle souhaitait voir recouvrer, la Commission a précisé, par lettre du 19 décembre 1984, qu' elle demandait le recouvrement a posteriori des montants compensatoires monétaires prévus respectivement pour l' exportation de farine de France vers les pays tiers et pour l' importation au Royaume-Uni de blé en provenance du Canada . Après un échange de contacts sans résultat entre la Commission et les États
membres, la Commission a saisi la Cour du présent litige, en vertu de l' article 169 du traité CEE . Dans sa requête du 23 mars 1987, la Commission allègue que l' existence d' un "avantage non justifié" entraîne la nullité des autorisations accordées en vertu des dispositions de l' article 4 de la directive 75/349/CEE, et elle exige des parties défenderesses que, conformément à l' article 2, paragraphe 1, du règlement ( CEE ) n° 1697/79, elles procèdent au recouvrement a posteriori des montants
compensatoires monétaires qui auraient été dus sur les transactions, si ces dernières avaient eu lieu en l' absence d' autorisations .

Il convient d' observer que la législation applicable a été modifiée depuis que les faits litigieux se sont produits; le problème soumis à la Cour ne se pose plus sous le droit actuel . En effet, l' article 37 du règlement ( CEE ) n° 3677/86 du Conseil, du 24 novembre 1986, fixant certaines dispositions d' application du règlement ( CEE ) n° 1999/85, relatif au régime du perfectionnement actif ( JO L 351, p . 1 ) ( cité in extenso dans le rapport d' audience ), dispose que, lorsqu' il est fait
recours au trafic triangulaire, des montants compensatoires sont appliqués comme si les marchandises d' importation avaient été expédiées par l' exportateur des produits compensateurs vers l' État membre d' importation .

La question de droit posée à la Cour

Il appartient à la Cour de décider si, en vertu du règlement ( CEE ) n° 1697/79 et de la directive 75/349/CEE, la République française et le Royaume-Uni avaient l' obligation de procéder au recouvrement a posteriori des montants compensatoires monétaires dus, selon la Commission, par Rank Hovis et la CFCF, et si, à défaut de procéder à un tel recouvrement, ils sont tenus de mettre à la disposition des Communautés un montant correspondant au titre de "ressources propres ".

De l' avis de la Commission, le fait que les autorisations accordées au GIE Minoran ont permis à ce dernier d' éluder totalement le paiement des montants compensatoires monétaires à la fois sur le blé tendre importé et sur la farine exportée a donné lieu à un "avantage non justifié" au sens de l' article 4 de la directive 75/349/CEE, précitée, et a donc entraîné leur nullité, comme cela a été dit au point 4 ci-dessus . Par conséquent, les États membres seraient tenus, en vertu des dispositions de l'
article 2, paragraphe 1, précité, du règlement ( CEE ) n° 1697/79, de procéder au recouvrement a posteriori des droits non perçus .

Le recours actuel a été intenté par la Commission contre deux États membres; il ne vise naturellement pas les entreprises Rank Hovis et CFCF, que la Commission estime redevables de certains montants . Le litige ne porte donc ni sur la situation juridique, ni sur le comportement de ces entreprises, mais, en réalité, sur le comportement des États membres concernés ainsi que sur la question de savoir si on pouvait raisonnablement attendre d' eux qu' ils aient identifié un prétendu avantage injustifié
au sens de l' article 4, précité, de la directive 75/349/CEE et, dans l' affirmative, s' ils étaient tenus, conformément au règlement ( CEE ) n° 1697/79, de procéder au recouvrement a posteriori des montants non perçus .

Le prétendu "avantage non justifié"

Examinons tout d' abord en quoi consistait l' "avantage" que présentait la transaction litigieuse, avant de rechercher s' il faut tenir cet avantage pour injustifié . Les montants compensatoires monétaires sont destinés, notamment, à éviter certains détournements de trafic artificiels qui pourraient résulter des différences de cours de change réciproques entre les différentes "monnaies vertes" de la Communauté . Étant donné que le tarif douanier commun est exprimé en écus, mais que les prélèvements
et restitutions sont payables en monnaie nationale, les entreprises pourraient avoir intérêt à importer des marchandises de pays tiers vers des États membres dont la monnaie a été réévaluée depuis la fixation du tarif douanier commun ou, inversement, à exporter des marchandises vers les pays tiers à partir d' États membres dont la monnaie a été dépréciée . En outre, pour ce qui est du trafic intracommunautaire, elles pourraient préférer présenter des marchandises à la vente aux organismes d'
intervention d' un État membre ayant une monnaie forte, parce que les prix garantis sont également payés en monnaie nationale . La perception de montants compensatoires monétaires vise à neutraliser le plus efficacement possible ces différences .

Il résulte des chiffres fournis par la Commission que, pendant toute la période litigieuse, des montants compensatoires monétaires ont été perçus au Royaume-Uni sur l' importation de blé tendre ( montants compensatoires monétaires "positifs "). Il ressort également des mêmes chiffres qu' en France les restitutions à l' exportation de farine ont été diminuées à partir d' avril 1982 par la perception de montants compensatoires monétaires ( montants compensatoires monétaires "négatifs ").

Le "système triangulaire" instauré par Rank Hovis et la CFCF a permis d' importer au Royaume-Uni du blé tendre canadien en exonération des droits d' importation ( définis comme étant la somme du tarif douanier commun et des montants compensatoires monétaires positifs ) et d' exporter simultanément de la farine de France sans se voir réclamer de restitutions à l' exportation ( définies comme étant le tarif douanier commun diminué des montants compensatoires monétaires négatifs ). Étant donné qu'
aucune transaction commerciale n' a eu lieu entre la France et le Royaume-Uni, il n' y a pas eu non plus de perception de montants compensatoires monétaires ( 5 ).

Examinons à présent la prétendu caractère "injustifié" de l' avantage décrit . Il existe, à cet égard, une grande divergence d' opinion entre les parties .

Le fait que les autorisations litigieuses permettaient d' éluder tant les montants compensatoires monétaires positifs ( sur l' importation au Royaume-Uni de blé tendre en provenance du Canada ) que les montants compensatoires monétaires négatifs ( sur l' exportation de la farine de France vers les pays tiers ) impliquait, selon la Commission, un "avantage non justifié ". A l' origine, la Commission présupposait que cet avantage non justifié découlait de l' application de l' article 5 de la directive
75/349/CEE ( citée au point 2 ci-dessus ), en vertu duquel les marchandises de compensation se trouvent dans la situation douanière des marchandises d' importation et vice versa . Selon la Commission, il ne peut être satisfait à cette règle que si les marchandises d' importation et les marchandises de compensation sont importées et exportées dans un seul État membre ( 6 ). L' avantage non justifié aurait donc consisté dans le fait d' éviter l' exportation du blé canadien de France vers le
Royaume-Uni, et donc le fait d' éluder la perception de montants compensatoires monétaires intracommunautaires . Selon la Commission, le montant de ces droits devait faire l' objet d' un recouvrement a posteriori ( même en l' absence de tout trafic intracommunautaire entre la France et le Royaume-Uni ).

Ultérieurement, la Commission n' a plus renvoyé à l' article 5 de la directive 75/349/CEE . Dans sa réponse à une question posée par la Cour ( 7 ), elle a précisé que la notion d' "avantage non justifié" faisait référence à un avantage qui ne résulte pas de l' "application normale du régime ( du perfectionnement actif ) ou d' autres transactions permises ". Une application "normale" du régime du "perfectionnement actif" signifie, selon la Commission, que les opérations d' importation et d'
exportation ( en l' espèce, importation de blé et exportation de farine ) auraient eu lieu à l' intérieur du même État ( à savoir la France ), de sorte que le trafic triangulaire ne permettrait pas d' éluder le paiement des montants compensatoires monétaires ( 8 ). Des applications "anormales" du système, comme c' est le cas en l' espèce, impliquent l' existence d' un avantage non justifié et aboutissent, toujours selon la Commission, à la nullité des autorisations délivrées et, par conséquent, des
exonérations de droits tant à l' importation qu' à l' exportation, en ce compris les montants compensatoires monétaires extracommunautaires . Pour des motifs d' équité, la Commission n' a toutefois demandé que le recouvrement a posteriori des montants compensatoires monétaires extracommunautaires .

Selon la Commission, peu importe en l' occurrence de savoir si des montants compensatoires monétaires étaient appliqués en France et au Royaume-Uni à l' époque de l' octroi de l' autorisation . Il suffisait selon elle que, pendant la durée de validité des autorisations, des montants compensatoires monétaires aient été perçus continuellement au Royaume-Uni et, durant un certain temps, en France également .

Le gouvernement du Royaume-Uni rejette les définitions de la Commission auxquelles nous nous sommes référé plus tôt et, selon sa thèse, le fait que l' autorisation permettait la non-perception de montants compensatoires monétaires serait une conséquence normale de l' existence de l' union douanière et du système de la compensation à l' équivalent tel qu' il était appliqué à l' époque des transactions litigieuses . Le gouvernement du Royaume-Uni observe également que la réglementation applicable à l'
époque des transactions litigieuses prévoyait soit l' octroi d' une autorisation ( avec exonération des droits à l' importation et à l' exportation ainsi que des montants compensatoires monétaires ), soit le refus d' une autorisation . Il n' aurait donc pas été possible d' accorder une autorisation moyennant le paiement de montants compensatoires monétaires ( 9 ). C' est pourquoi le gouvernement du Royaume-Uni s' écarte également de la thèse de la Commission selon laquelle l' existence d' un
"avantage non justifié" doit être déduite de l' existence de montants compensatoires monétaires pendant la période de validité d' une autorisation . Il estime en définitive que l' interprétation de la Commission est inadmissible parce qu' elle aboutirait à imposer des charges sans pouvoir en indiquer clairement le fondement juridique ( 10 ).

Dans son mémoire en défense, le gouvernement français adopte la même position . Il se demande pourquoi une autorisation qui permet d' éviter le paiement de montants compensatoires monétaires impliquerait un avantage "non justifié", alors que la validité d' une autorisation qui permettrait de miser sur les différences entre les prélèvements à l' importation et les restitutions à l' exportation n' est pas contestée . Le gouvernement français présuppose également que l' article 4 de la directive
75/349/CEE n' impose pas aux États membres d' examiner si une transaction déterminée résulte effectivement "de l' application normale du régime ".

La non-constatation du prétendu "avantage non justifié" constitue-t-elle un manquement?

A la lumière des importantes divergences d' opinion esquissées ci-dessus concernant la définition, l' existence et le fondement juridique d' un prétendu "avantage non justifié", il convient de déterminer si, en ne constatant pas l' existence d' un "avantage non justifié" au sens de l' article 4 de la directive 75/349/CEE, les parties défenderesses ont manqué effectivement à l' une des obligations qui leur incombent en vertu du droit communautaire . La réponse à cette question doit tenir compte du
fait que la Commission, comme les États membres, dispose d' une liberté d' appréciation non négligeable, lorsqu' il s' agit de préciser la portée d' une notion aussi "ouverte ". Cela vaut d' autant plus lorsque, comme en l' espèce, il n' a pas été possible, à l' époque de l' octroi des autorisations, d' indiquer de la jurisprudence ou certains cas d' application donnant une interprétation de la notion d' "avantage non justifié ".

D' une manière générale, il faut admettre qu' on ne saurait reprocher un manquement aux parties défenderesses, dès lors qu' elles n' ont pas outrepassé les limites d' un exercice raisonnable et prudent de la liberté d' appréciation qui leur appartient . Dans le cas d' espèce, il nous semble que, en n' ayant pas vu d' "avantage non justifié" dans les transactions proposées, les parties défenderesses n' ont pas exercé leur liberté d' appréciation de façon déraisonnable ou imprudente . Notre point de
vue s' appuie sur les circonstances mentionnées ci-après .

Il est incontestable qu' on ne savait pas clairement en 1981 si le "trafic triangulaire" pouvait relever du champ d' application de la directive 75/349/CEE . L' article 11, paragraphe 1, de cette directive prévoit, en effet, que l' "importation des marchandises d' importation ne peut être réalisée que par le titulaire de l' autorisation de l' exportation anticipée ou pour son compte" ( 11 ). C' est précisément pour cette raison que la réunion du 12 juin 1981 a été organisée, et c' est à la suite de
cette réunion que la Commission a transmis aux autorités françaises et britanniques le document SUD/833/81 . Ce document indiquait de quelle façon il pouvait être satisfait aux exigences de l' article 11 :

"(( L' article 11 )) poursuit le but ... d' instituer un lien entre importateur et exportateur/opérateur . Si l' opérateur et l' importateur sont deux personnes différentes, soit établies dans un même État membre, soit établies chacune dans un autre État membre, ce lien pourrait se réaliser ( 12 ) moyennant la constitution d' une association momentanée ( société de droit civil ), qui deviendrait alors titulaire de l' autorisation du régime du perfectionnement actif ."

Même si ce document est rédigé au conditionnel, il suggère incontestablement qu' un lien de collaboration juridique entre deux entreprises établies dans des États membres différents est un moyen autorisé de recourir au système favorable de la compensation à l' équivalent . Il est remarquable que, en aucune façon, ni au cours de la réunion du 12 juin 1981, ni dans le document SUD/833/81, la Commission n' a évoqué les implications qu' aurait sur la perception des montants compensatoires monétaires le
recours à une association momentanée formée par des entreprises établies dans des États différents . Il s' agissait pourtant d' une construction juridique présentant certaines particularités, différentes d' État membre à État membre, construction qui se caractérise par une personnalité juridique faible ( si tant est qu' elle en ait une ) et une grande transparence en ce qui concerne les associés . L' utilisation de cette construction juridique a entraîné un élargissement substantiel de la portée de
l' article 11 de la directive 75/349/CEE : elle permet d' ouvrir le régime du trafic de perfectionnement actif à deux entreprises totalement indépendantes établies dans des États membres différents . A supposer, comme l' estime la Commission, qu' un des buts de la directive 75/349/CEE soit d' exclure le trafic triangulaire dans les cas où la perception des montants compensatoires monétaires sur le trafic de marchandises intracommunautaire serait éludée, elle a alors indéniablement nui à la
réalisation de ce but par le rôle qu' elle a joué ( 13 ).

Il faut donc constater que, lors de la réunion qui s' est tenue à Bruxelles le 12 juin 1981 et dans le document précité, la Commission a suggéré une interprétation de la directive 75/349/CEE dont elle ne prévoyait pas elle-même les conséquences . On comprend, dès lors, difficilement qu' elle reproche aux parties défenderesses de ne pas avoir perçu l' avantage tiré des autorisations litigieuses ( 14 ) comme un "avantage non justifié ". Certes, au cours de la procédure orale, la Commission a plaidé
que sa propre erreur était "tellement grossière" et "tellement évidente" que les États membres concernés auraient dû la déceler et qu' ils n' auraient pas dû suivre ses indications . Sans examiner si l' erreur de la Commission était en réalité tellement évidente, il nous semble qu' il ne s' agit pas là d' un argument pertinent . Il convient plutôt de constater que les États membres concernés ont agi prudemment en soumettant ( au moins dans leur structure ) les transactions proposées à la Commission,
et qu' ils pouvaient se fier dans les circonstances données à l' interprétation suggérée par la Commission .

La possibilité de recouvrement a posteriori

Même si la Cour devait décider que, en ne considérant pas les transactions litigieuses comme la cause d' un avantage non justifié, les parties défenderesses ont manqué à une obligation de droit communautaire - ce qui impliquerait qu' elles ont outrepassé les limites d' une appréciation raisonnable et prudente, ce qui n' est pas le cas - il faut encore examiner si le recouvrement a posteriori exigé par la Commission est effectivement possible .

La Commission demande aux parties défenderesses de procéder au recouvrement a posteriori, conformément aux dispositions de l' article 2, paragraphe 1, du règlement ( CEE ) n° 1697/79, cité plus haut . A cet égard, il faut tenir compte également de l' article 5, paragraphe 2, du même règlement, aux termes duquel :

"Les autorités compétentes peuvent ne pas procéder au recouvrement a posteriori du montant des droits à l' importation ou des droits à l' exportation qui n' ont pas été perçus par suite d' une erreur des autorités compétentes elles-mêmes qui ne pouvait raisonnablement être décelée par le redevable, ce dernier ayant pour sa part agi de bonne foi et observé toutes les dispositions prévues par la réglementation en vigueur en ce qui concerne sa déclaration en douane ."

Dans l' arrêt Foto-Frost ( 15 ), la Cour a jugé que, lorsque les trois conditions énoncées à l' article 5, paragraphe 2, du règlement ( CEE ) n° 1697/79 sont remplies, les autorités compétentes ne peuvent plus procéder au recouvrement "a posteriori", et que le redevable a un droit à ce qu' il ne soit pas procédé au recouvrement . En pareil cas, l' État membre n' est pas davantage tenu de mettre à la disposition de la Communauté les ressources propres correspondantes . L' article 9 du même règlement
( CEE ) n° 1697/79 dispose en effet que :

"Jusqu' à l' entrée en vigueur des dispositions communautaires définissant les conditions dans lesquelles les États membres doivent procéder à la constatation des ressources propres résultant de l' application des droits à l' importation ou des droits à l' exportation, dans le cas où ils n' ont pas procédé au recouvrement a posteriori de ces droits en application du présent règlement, les États membres ne sont pas tenus de procéder à la constatation des ressources propres correspondantes au sens du
règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77 ." ( C' est nous qui soulignons ).

Nous estimons que les trois conditions énoncées dans l' arrêt Foto-Frost sont remplies en l' espèce, du moins si on présuppose, comme nous le faisons à présent ( à tort selon nous ), que les parties défenderesses ont commis une erreur d' appréciation .

La première condition, selon laquelle la non-perception des droits découle d' une erreur des autorités compétentes, est alors immédiatement remplie - par hypothèse .

La deuxième condition à laquelle il doit être satisfait pour que les dispositions de l' article 5, paragraphe 2, du règlement ( CEE ) n° 1697/79 s' appliquent, à savoir que le redevable ne pouvait raisonnablement déceler l' erreur des autorités douanières, est remplie en l' espèce . Dans l' affaire Foto-Frost, la Cour a tenu compte du fait que, même pour des juges allemands spécialisés, il était douteux que les droits en question soient dus, et que dans ces conditions on ne saurait reprocher à une
entreprise de ne pas avoir décelé l' erreur commise par les autorités douanières . Dans l' affaire qui nous occupe, nous estimons que les entreprises concernées, même s' il s' agit d' entreprises de grandes dimensions, n' auraient pas davantage dû déceler l' erreur présumée des autorités françaises et britanniques . Étant donné que les deux entreprises ont pris contact avec leurs autorités douanières respectives à propos de l' admissibilité des transactions proposées - autorités qui à leur tour ont
consulté la Commission - et compte tenu de l' incertitude manifeste relative à la notion d' "avantage non justifié", dans laquelle même la Commission se trouvait à l' époque des transactions litigieuses, on ne pouvait raisonnablement attendre des entreprises concernées qu' elles aient décelé l' erreur commise par les autorités compétentes .

Étant donné que les entreprises concernées ont pris contact préalablement avec les autorités compétentes et que la Commission n' allègue pas que lesdites entreprises auraient introduit des déclarations inexactes ou incomplètes, la troisième condition est également remplie .

Les dépens

L' article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour dispose que la partie qui succombe est condamnée aux dépens "s' il est conclu en ce sens ". Un problème se pose à cet égard dans l' affaire 92/87, en ce qui concerne la République française . Elle n' a pas conclu à la condamnation de la Commission aux dépens pendant la procédure écrite . Elle a toutefois formulé une demande en ce sens au cours de la procédure orale, c' est-à-dire dans un commentaire écrit relatif à un document déposé
par la Commission en réponse à une question posée par la Cour pendant les plaidoiries . La question est donc de savoir si on peut encore considérer qu' une demande formulée à cette occasion "conclut" sur les dépens .

A notre avis, il convient de répondre à cette question par la négative . Il faut poser en principe qu' une partie ne peut "conclure" que pendant la procédure écrite ( dans le cas de la France : dans son mémoire en défense ou son mémoire en duplique ). Des conclusions n' ont plus leur place dans des observations présentées après les plaidoiries, dans une pièce destinée à commenter un document déposé par la Commission . Il y a donc lieu de constater que la République française n' a pas conclu ( à
temps ) sur ce point et qu' elle doit dès lors supporter ses propres dépens . ( Voir arrêt du 29 octobre 1980, Maizena/Conseil, point 39 des motifs, 139/79, Rec . 1980, p . 3393, et arrêt du 6 octobre 1982, Commission/Conseil, point 41 des motifs, 59/81, Rec . 1982, p . 3329 ).

Conclusion

Sur la base de l' analyse qui précède, nous proposons à la Cour :

1 ) de dire pour droit que les parties défenderesses, la République française et le Royaume-Uni, n' ont pas exercé en l' espèce de façon déraisonnable ou imprudente la liberté d' appréciation qui leur appartient en vertu des dispositions de l' article 4 de la directive 75/349/CEE et que, par conséquent, en omettant de recouvrer a posteriori un certain montant de droits ou de mettre à la disposition des Communautés un montant correspondant au titre de ressources propres comme le leur demandait la
Commission, elles n' ont pas manqué aux obligations qui leur incombent en vertu du traité;

2 ) à titre subsidiaire, de dire pour droit que, même si les parties défenderesses, la France et le Royaume-Uni, avaient exercé de façon déraisonnable ou imprudente la liberté d' appréciation qui leur appartient en vertu des dispositions de l' article 4 de la directive 75/349/CEE, elles n' étaient pas obligées, compte tenu des articles 2, paragraphe 1, 5, paragraphe 2, et 9 du règlement ( CEE ) n° 1697/79, de procéder au recouvrement a posteriori ou à la mise à disposition exigés par la Commission .

3 ) de condamner la Commission aux dépens, à l' exclusion des dépens de la République française, à laquelle il incombe de supporter ses propres dépens .

(*) Langue originale : le néerlandais .

( 1 ) Règlement du Conseil du 24 juillet 1979, concernant le recouvrement "a posteriori" des droits à l' importation ou des droits à l' exportation qui n' ont pas été exigés du redevable pour des marchandises déclarées pour un régime douanier comportant l' obligation de payer de tels droits ( JO L 1971, p . 1 ).

( 2 ) Directive du Conseil du 4 mars 1969, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives au régime du perfectionnement actif ( JO L 58, p . 1 ).

( 3 ) Directive de la Commission du 26 mai 1975, relative aux modalités de la compensation à l' équivalent et de l' exportation anticipée dans le cadre du régime de perfectionnement actif ( JO L 156, p . 25 ).

( 4 ) L' article 2, paragraphe 1, du règlement ( CEE ) n° 1697/79 du Conseil est ainsi libellé : "Lorsque les autorités compétentes constatent que tout ou partie du montant des droits à l' importation ou des droits à l' exportation légalement dus pour une marchandise déclarée pour un régime douanier comportant l' obligation de payer de tels droits n' a pas été exigé du redevable, elles engagent une action en recouvrement des droits non perçus .

Toutefois, cette action ne peut plus être engagée après l' expiration d' u délai de trois ans à compter de la date de la prise en compte du montant primitivement exigé du redevable, ou, s' il n' y a pas eu de prise en compte, à compter de la date de la naissance de la dette douanière relative à la marchandise en cause ."

( 5 ) Le Royaume-Uni allègue que l' avantage poursuivi en réalité par Rank Hovis découlait d' une disparité croissante entre, d' une part, les droits à l' importation perçus sur le blé tendre qui se trouvaient en hausse au printemps de 1981 et, d' autre part, les restitutions à l' exportation de farine qui étaient en train de baisser au cours de la même période . Selon le Royaume-Uni, Rank Hovis a cherché refuge dans le système de la compensation à l' équivalent pour limiter la perte de revenus qui
menaçait de résulter de cette tendance; le fait d' éluder le paiement de montants compensatoires monétaires n' aurait été dans cette affaire qu' une considération secondaire . Nous n' examinerons pas cet "avantage" dans notre analyse, puisqu' aucune des parties ne prétend qu' il s' agirait d' un avantage "non justifié ".

( 6 ) Voir les lettres de la Commission du 12 juillet 1984 aux représentations permanentes de France, d' une part, et du Royaume-Uni, d' autre part .

( 7 ) Réponse écrite du 27 avril 1988 à la question posée par la Cour le 2 mars 1988 .

( 8 ) Voir la requête de la Commission, p . 5 et 9 .

( 9 ) Comme l' observe le gouvernement du Royaume-Uni, la réglementation actuelle, en revanche, prévoit cette possibilité, notamment à l' article 37 du règlement ( CEE ) n° 3677/86 ( voir le point 5 ci-dessus ).

( 10 ) Avec renvoi à l' arrêt rendu par la Cour le 9 juillet 1981 dans l' affaire 169/80, Gondrand Frères, Rec . 1981, p . 1931 .

( 11 ) Cette disposition n' exclut pas le trafic triangulaire en tant que tel pour une société établie dans deux États membres différents, mais, par ailleurs, l' article 11, paragraphe 2, de la même directive prévoit également que les autorités compétentes peuvent imposer dans l' autorisation l' obligation d' effectuer les opérations d' exportation et d' importation auprès du même bureau de douane .

( 12 ) Le texte anglais est ainsi libellé : "... such link can be formed ...".

( 13 ) La Commission a admis à l' audience "qu' il était possible" que, en confirmant la possibilité de délivrer des autorisations de trafic triangulaire à des entités présentant un tel degré de transparence, elle ait ouvert la voie à d' éventuels abus . Voir le transcrit d' audience, version française, p . 33 à 35 .

( 14 ) Pour autant qu' il ait existé : comme nous l' avons indiqué plus haut ( point 7 ), il n' existait pas de montants compensatoires monétaires applicables aux transactions effectuées à partir de et vers la République française au moment de l' octroi de l' autorisation .

( 15 ) Arrêt du 22 octobre 1987, 314/85, Foto-Frost/Hauptzollamt Loebeck-Ost, Rec . 1987, p . 4199 .


Synthèse
Numéro d'arrêt : 92
Date de la décision : 06/12/1988
Type de recours : Recours en constatation de manquement - non fondé

Analyses

Non-recouvrement de montants compensatoires monétaires dans le cadre d'un trafic de perfectionnement actif triangulaire.

Union douanière

Libre circulation des marchandises


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord.

Composition du Tribunal
Avocat général : Van Gerven
Rapporteur ?: O'Higgins

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1988:525

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